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Introduction

Les systèmes de circuits courts alimentaires alternatifs, incarnés en France par le modèle des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), ont pour objectif d’établir des liens de solidarité entre consommation et production. Ces systèmes de paniers hebdomadaires, précomposés selon les cycles de production, sans intermédiaire, avec un engagement contractuel de plusieurs mois des adhérent·e·s, doivent permettre de soutenir un modèle agricole extensif, et de fournir à des consommateur·trice·s des produits « sains », de saison et à faible coût. La rapide diffusion du modèle amapien, au début des années 2000, en dehors des cercles militants altermondialistes dont il est issu (Rodet, 2013 ; Samak, 2013 ; Paranthoën, 2020), a conduit à son institutionnalisation et à sa structuration, à plusieurs échelles. À l’échelle locale se trouvent les AMAP, ou collectifs amapiens, où s’organisent les liens production/consommation. À une échelle plus globale se situent les réseaux régionaux et le réseau interrégional, qui se positionnent comme les garants de l’ancrage militant du mouvement, notamment par la production des chartes qui viennent définir et encadrer les enjeux auxquels le mouvement amapien est supposé répondre (Lamine et Rouchier, 2016).

Sur le principe, les collectifs amapiens locaux permettent aux consommateur·trice·s de prendre une part active dans la gouvernance de leur propre système d’approvisionnement, en participant en tant que bénévoles à l’organisation d’un circuit local de distribution, en établissant un lien de confiance avec un·e producteur·trice, ou étant impliqué·e·s dans la définition des prix des paniers. Cette « collectivisation des choix » alimentaires (Dubuisson-Quellier, 2008) consacre la figure du consommateur citoyen et vient rompre avec celle, historiquement construite, du consommateur passif, soumis à des décisions en matière de production et de distribution sur lesquelles il n’a aucune prise.

Les AMAP contribueraient dès lors à un mouvement de politisation de l’alimentation, au sens d’une requalification de la pratique et d’une redéfinition de ses finalités (Lagroye, 2003). Les discours militants, et certains travaux universitaires, investissent ces systèmes agroalimentaires locaux d’une portée politique ambitieuse, celle de soutenir l’héritage du socialisme utopique du xixe siècle (Deléage, 2004) ou d’incarner aujourd’hui un modèle de socialisme local (Nasr, 2021). Ainsi, parmi les revendications progressivement formulées par les réseaux amapiens, on note l’exigence d’une plus grande inclusion sociale, en vue de faire de ces systèmes agroalimentaires localisés des leviers de « démocratie alimentaire » ou de « justice sociale ». Ce souci d’ouverture, présent dès les origines du mouvement (Mundler, 2007 et 2013 ; Lamine, 2008), a longtemps été travaillé de manière autonome par les collectifs amapiens locaux, avant d’être récemment intégré à la ligne d’action des instances de coordination du mouvement que sont les réseaux régionaux et national.

Pourtant, la prise en charge et la concrétisation de ces enjeux semblent se heurter inlassablement au constat, maintes fois réalisé, du fort cloisonnement social du mouvement amapien. En effet, les adhérent·e·s de ces systèmes apparaissent confiné·e·s aux catégories sociales intermédiaires et dominantes diplômées, qui se distinguent avant tout par leur capital culturel et symbolique. Plusieurs travaux ont d’ailleurs expliqué le maintien de cette fermeture sociale par la tendance de ces publics à reproduire, à travers leurs pratiques, les frontières entre groupes sociaux (Ripoll, 2010 ; Mundler, 2013 ; Paranthoën, 2013 ; Richard et al., 2014 ; Malié, 2016). Prendre au sérieux les volontés d’ouverture sociale au sein des collectifs amapiens locaux, ainsi qu’au sein des réseaux du mouvement, revient ainsi à interroger les logiques qui maintiennent en place ces frontières sociales malgré l’expression de ces volontés.

Les processus qui concourent au maintien objectif de ces frontières (ou à la rareté de leur dépassement) doivent ainsi être interrogés au regard de la manière dont les AMAP et les réseaux amapiens s’approprient les enjeux d’ouverture sociale de ces systèmes. Au même titre que la notion de « démocratie alimentaire », celles de « justice sociale » ou de « justice alimentaire » sont labiles. Elles se rapportent à deux acceptions distinctes (Paddeu, 2012 ; Paturel et Ndiaye, 2020), formalisées en amont notamment dans les travaux de Nancy Fraser (2004). Une première définition renvoie à l’accessibilité économique des systèmes alimentaires pour les catégories les plus précaires. La justice alimentaire vient dès lors compenser les injustices d’un système qui pèsent sur les plus pauvres en matière d’approvisionnement alimentaire. Une seconde définition renvoie à la capacité de ces systèmes à inclure dans leurs fonctionnements des catégories populaires, exclues, ou subissant un faisceau plus ou moins ample de dominations, afin d’établir les conditions de leur implication citoyenne ou politique.

Ces deux acceptions ne sont pas concurrentes, mais nécessairement complémentaires, dans la mesure où « l’inégalité économique et l’absence de respect culturel s’enchevêtrent et forment système » (Fraser, 2004 : 153). C’est justement sur l’articulation de ces deux acceptions que le mouvement des AMAP s’est initialement fondé. En reconnaissant les dominations subies conjointement par les producteur·trice·s et les consommateur·trice·s, puis en élaborant les conditions pour les voir s’extraire de ces dominations, (re)trouver une capacité de décision et de contrôle sur les systèmes agricoles et alimentaires, le mouvement amapien propose une meilleure redistribution économique, entre la rémunération décente des producteur·trice·s et les coûts d’approvisionnement faibles pour les consommateur·trice·s. Or, si le modèle amapien semble pouvoir intégrer des producteur·trice·s et des consommateur·trice·s dans une même perspective de justice sociale et alimentaire, cet article interroge l’incapacité apparente du modèle à y intégrer des publics socialement, symboliquement et économiquement plus dominés que les publics amapiens désormais traditionnels.

L’analyse des modalités d’ouverture sociale du système amapien s’appuie sur un travail d’enquête empirique mené entre 2013 et 2019 sur différents systèmes de circuits courts alimentaires, dont celui des AMAP, au sein de l’agglomération de Lyon (Montrieux, 2021). Cette enquête de terrain permet notamment d’explorer et de comparer les rapports aux enjeux de justice sociale dans différentes configurations locales et à différents échelons du mouvement. En effet, le territoire de l’agglomération lyonnaise a hébergé très tôt un important tissu amapien, et abrite aujourd’hui les sièges du réseau régional (Réseau AMAP AuRA – Auvergne-Rhône-Alpes) et du réseau national (MIRAMAP – Mouvement interrégional des AMAP). Le terrain d’enquête fut conduit auprès de ces différents réseaux amapiens et de cinq AMAP présentes sur le territoire de l’agglomération. Les analyses croisent des données qualitatives et quantitatives : une série d’entretiens biographiques menés auprès de membres des réseaux (salarié·e·s et militant·e·s) et de collectifs amapiens (responsables d’AMAP bénévoles et adhérent·e·s) ; des observations répétées sur le temps long au sein des réseaux et des collectifs amapiens ; deux questionnaires (l’un papier à l’échelle d’un collectif amapien et l’autre en ligne à l’échelle de l’agglomération).

L’article revient tout d’abord sur l’arrimage des collectifs amapiens aux fractions locales de la petite bourgeoisie culturelle. Afin d’explorer le travail effectué localement au sein des AMAP pour favoriser une plus grande ouverture sociale, l’article détaille ensuite en trois points successifs les obstacles auxquels ces expérimentations se heurtent. D’une part, les collectifs amapiens apparaissent désarmés dans leur volonté de renforcer l’accessibilité de ces systèmes alimentaires aux catégories les plus précaires, notamment du fait de marges de manoeuvre très réduites pour moduler les prix des paniers et de difficultés à définir les contours de publics « précaires ». D’autre part, les discussions et expérimentations menées laissent dans l’ombre d’autres obstacles qui, potentiellement, participent à rendre les ajustements économiques des paniers peu efficaces, voire contre-productifs. Ensuite, alors que la participation à des sociabilités hebdomadaires socialement situées est une motivation importante (sinon la principale) de l’adhésion et de l’implication au sein des AMAP, la recherche de dépassement des frontières sociales qui enserrent ces collectifs se présente comme un paradoxe inhérent et indépassable du modèle amapien. L’analyse revient, enfin, sur la manière dont les réseaux militants amapiens ont, pour des raisons différentes, intégré à leur liste de priorités l’avènement d’une justice sociale et alimentaire. Loin de pouvoir proposer des solutions qui permettent d’envisager de dépasser les obstacles rencontrés localement, les réseaux amapiens renforcent et institutionnalisent la démesure des attentes projetées sur les collectifs amapiens locaux.

Les conclusions de cette enquête conduisent à souligner que, malgré les préoccupations et expérimentations locales visant une plus large ouverture sociale du mouvement amapien, celle-ci reste introuvable, y compris dans des quartiers d’habitat populaire. L’accumulation des enjeux auxquels ce modèle est censé pouvoir répondre génère des contradictions d’autant plus fortes que les limites rencontrées dans les volontés d’ouverture sociale des AMAP constituent en réalité le fondement même de ce modèle.

Arrimage social et dispositions éthiques des publics amapiens

Depuis sa création en 2001, le modèle des AMAP s’est fortement diffusé au sein de « classes moyennes nouvelles » (Bidou-Zachariasen, 1984 ; Bacqué et Vermeersch, 2007), ou de fractions de la « petite bourgeoisie culturelle » (Bruneau et Renahy, 2012 ; Guéraut, 2018).

Cette région de l’espace social, différemment qualifiée selon les ancrages théoriques (Lechien, 2013), se définit comme le pôle culturel des catégories sociales intermédiaires. Elle regroupe les positions et professions caractérisées par une structure de capitaux où prédomine le capital culturel – et notamment à l’état institutionnalisé, sous forme de hauts niveaux de diplôme (Serre, 2012). Ces professions diplômées, le plus souvent liées au secteur public, rassemblent l’essentiel des publics réunis au sein des collectifs amapiens locaux (Mundler, 2007 et 2013 ; Paranthoën, 2013 ; Ripoll, 2013 ; Richard et al., 2014 ; Malié, 2016) et des militant·e·s impliqué·e·s dans le fonctionnement des réseaux (Rodet, 2013). L’enquête menée au sein de l’agglomération lyonnaise rejoint ces constats, déjà établis, sur l’ancrage social de ces espaces associatifs.

Parmi les répondant·e·s du questionnaire distribué en ligne dans le cadre de cette enquête menée à l’échelle de l’agglomération lyonnaise en 2019, 334 se déclarent adhérent·e·s d’une AMAP ou d’un système « apparenté ». Les catégories socioprofessionnelles des « Cadres et professions intellectuelles supérieures » (CPIS) et des « Professions intermédiaires » (PI) sont très largement surreprésentées dans ce sous-échantillon d’enquête (représentant respectivement 60 % et 31 % des actif·ve·s, contre 18 % et 26 % dans la population active en France en 2017[1]). Elles se composent principalement de cadres du public, de professeur·e·s du secondaire, de professions scientifiques et de professions intermédiaires de la santé et du travail social. Aussi, cette population amapienne présente des niveaux de diplômes très élevés : 74 % ont validé un bac +4/5 ou plus, et 22 % un bac +2/3 ; c’est donc 96 % des amapien·ne·s non étudiant·e·s qui ont validé un diplôme du supérieur.

La disposition des groupes localisés dans cette région de l’espace social – où se concentrent les professions qui forment la « main gauche de l’État » (Bourdieu, 1993) – à affirmer des formes de solidarité à l’égard des mondes populaires a été largement soulevée. Plusieurs indices vont dans ce sens. Le positionnement politique de ce sous-échantillon amapien est très marqué à gauche (93 % se déclarent de gauche, 4 % du centre et 3 % de droite). De même, la défiance affichée envers le mouvement des Gilets jaunes en 2018-2019, avec un fort ancrage dans les mondes populaires, est très faible : 87 % contre 13 % des répondant·e·s du sous-échantillon estiment que ce mouvement n’est pas un obstacle aux luttes écologistes. Ces résultats vont dans le sens des analyses indiquant que le soutien à ce mouvement est dépendant des positions sociales objectivement occupées, et que ses appuis se retrouvent essentiellement dans les fractions diplômées du public (Le Lann et al., 2021), soit celles qui composent le sous-échantillon d’enquête.

La solidarité organisée localement par le modèle amapien concerne en premier lieu les formes de solidarité réciproques entre paysan·ne·s et adhérent·e·s. Mais la préoccupation visant à élargir le cercle des adhérent·e·s aux catégories les plus précaires s’exprime régulièrement au sein des collectifs amapiens locaux (Dubuisson-Quellier, 2008 ; Mundler, 2013). Sur les cinq collectifs amapiens locaux étudiés au cours de la période d’enquête, deux ont mis en place un dispositif de solidarité.

L’AMAP Croix-Rousse, située dans un quartier central de Lyon, a établi depuis sa création un partenariat pérenne avec une épicerie sociale et solidaire qui héberge les activités de distribution. Afin de faciliter l’accès à l’AMAP aux publics précaires, les adhérent·e·s bénéficiaires de l’épicerie sociale payent leur panier à « prix coûtant ». Les adhérent·e·s solidaires payent un montant supplémentaire de « solidarité » de 2 € par panier hebdomadaire (soit une centaine d’euros par année) afin de participer au financement de l’épicerie sociale et des paniers à destination des adhérent·e·s bénéficiaires. Le nombre de contrats bénéficiaires reste cependant peu élevé (environ 5 par année pour 80 contrats solidaires).

L’AMAP Buers a mis en place un système de « panier solidaire » composé des légumes dont les adhérent·e·s ne veulent pas, le plus souvent par goût personnel. Le panier ainsi constitué est ensuite donné au centre social qui héberge l’AMAP (par le biais d’une amapienne également salariée du centre), qui se charge de distribuer le panier à une ou à plusieurs familles identifiées par le centre comme étant en situation de précarité. Cette AMAP a fait l’objet d’une attention particulière au cours de l’enquête (avec un questionnaire papier spécifique à l’association, des observations participantes et entretiens réguliers entre 2013 et 2018). Ce collectif se situe en effet dans un quartier d’habitat populaire de l’est de l’agglomération lyonnaise. Plusieurs quartiers de la première couronne de l’est et du sud-est de l’agglomération lyonnaise composent une vaste zone de précarité. L’AMAP étudiée, créée à la fin des années 2000, est localisée dans un de ces quartiers, dont plusieurs îlots urbains font aujourd’hui l’objet d’une catégorisation en tant que Quartier prioritaire de la politique de la Ville (QPV). Ce quartier est cependant aujourd’hui en pleine transformation, dans le prolongement d’un processus d’embourgeoisement qui marque de longue date l’ensemble du centre et plus récemment une grande partie des quartiers péricentraux de l’agglomération. S’il est toujours aujourd’hui un quartier d’habitat populaire et de logements sociaux, géographiquement relégué, avec peu de commerces alimentaires, on y assiste à une lente progression des professions intermédiaires, cadres et professions intellectuelles supérieures, qui accompagne une première vague d’embourgeoisement (Collet, 2015).

L’AMAP, de faible envergure, a connu une décroissance progressive du nombre d’adhérent·e·s au cours de la période d’enquête, passant d’une soixantaine à une quarantaine de contrats (le seuil de cessation de livraison ayant été fixé à 35 contrats par le producteur maraîcher). La sociologie des adhérents ne recoupe pas entièrement celle des AMAP des quartiers centraux, mais elle s’en rapproche néanmoins. En 2014, 43 questionnaires ont été remplis, pour un peu moins de 60 contrats amapiens. Deux catégories principales se dégagent de ces questionnaires.

On y trouve d’une part les personnes relativement âgées ou retraitées, en moyenne fortement diplômées par rapport à leur cohorte générationnelle, le plus souvent propriétaires d’une petite maison dans les quartiers adjacents. Dans le détail, plus de la moitié, soit 27 répondant·e·s sur 43, ont 50 ans et plus ; 14 sont retraité·e·s, 6 CPIS, 5 PI, 2 employé·e·s. Dans cette catégorie, toutes les personnes encore en activité sont diplômées du supérieur : 7 ont un bac +2/3, 8 ont un bac +4/5 et plus. Une écrasante majorité, 24 sur 27, sont propriétaires de leur logement. Seules 3 personnes déclarent habiter dans le quartier des Buers. L’essentiel de ces répondant·e·s appartiennent aux catégories intermédiaires durablement stabilisées et qui, tout en habitant à relative proximité, ne viennent dans ce quartier d’habitat populaire que dans le cadre de l’AMAP.

La seconde catégorie d’adhérent·e·s regroupe d’autre part de jeunes actif·ve·s, le plus souvent en couple, récemment arrivé·e·s dans le quartier de manière transitoire, louant un appartement plus spacieux que ceux auxquels ils pourraient désormais prétendre dans le centre de l’agglomération. Dans le détail, sur les 16 personnes en dessous de 50 ans, 4 sont étudiant·e·s, 6 CPIS, 5 PI, 1 sans profession. Parmi les non-étudiant·e·s, tous·tes sont diplômé·e·s du supérieur : 4 ont un bac +2/3, 8 ont un bac +4/5 et plus. Un petit tiers, 5 sur 16, sont propriétaires de leur logement, pour l’essentiel dans les quartiers adjacents à celui des Buers.

Aussi, bien que localisée dans un quartier d’habitat populaire, cette AMAP accueille-t-elle des adhérent·e·s qui, au regard des caractéristiques sociales du quartier environnant, se distinguent par la surreprésentation de professions intermédiaires et supérieures, un fort niveau de diplôme et une situation de sans-emploi, semble-t-il, marginale, et ce, alors même que cette population amapienne reste plus âgée et moins concentrée dans les CPIS que les répondant·e·s du questionnaire distribué à l’échelle de l’agglomération.

Les trois autres, deux AMAP étudiantes et une AMAP du centre de Lyon, n’ont pas mis en place de dispositif de solidarité spécifique. Des discussions, parfois animées, ont cependant eu lieu au sein de ces structures sur les pistes à suivre pour mettre en place des dispositifs de paniers solidaires.

Des AMAP désarmées pour lutter contre la précarité alimentaire

Tels qu’ils sont abordés dans les collectifs amapiens étudiés, les enjeux de solidarité ou de justice alimentaire sont définis par la volonté d’ouvrir économiquement ces systèmes aux publics en situation de précarité. Or, le mouvement des AMAP est tributaire de son modèle initial et de la manière dont il s’est développé. En tant que circuit court solidaire et sans intermédiaire, le système des AMAP parvient à offrir une rémunération décente aux producteur·trice·s tout en assurant un coût d’approvisionnement alimentaire relativement bas, souvent inférieur aux prix de produits similaires dans les circuits de distribution classiques (Mundler, 2013). Ce faisant, ce système se construit au prix d’une marge de manoeuvre très restreinte en matière d’ajustement. Ainsi, les AMAP se heurtent à deux obstacles principaux dans leurs tentatives d’ouverture sociale vers les publics précaires : les collectifs locaux sont peu outillés pour identifier et définir les frontières de ces publics, et les possibilités de modulation des prix des paniers sont faibles.

Premièrement, lorsque les discussions sur la mise en place de tels ajustements émergent au sein des AMAP, les responsables apparaissent le plus souvent démuni·e·s pour définir de manière précise les publics censés bénéficier d’un tarif réduit, à moins de s’en remettre à une structure d’aide sociale elle-même spécifiquement outillée en la matière (Dubuisson-Quellier, 2008). Le recours à des structures tierces dans l’élaboration des dispositifs de solidarité soulève en retour d’autres questions, relatives au caractère potentiellement contraignant de ces partenariats. L’AMAP Croix-Rousse est ainsi l’exemple le plus durable et stabilisé de partenariat. Ce format revient en réalité à externaliser le coût organisationnel de l’ouverture du système amapien. Cela nécessite, pour l’AMAP, de s’appuyer sur une tierce structure, et d’être dépendante du travail de catégorisation sociale réalisé par ce partenaire. Or ces structures sociales – à l’image de l’épicerie sociale et solidaire concernée – fonctionnent principalement suivant une logique « d’aide sociale conditionnée » (Chelle, 2012), elle-même largement cadrée par les institutions publiques. De fait, les membres de l’AMAP ne sont pas associés à ce processus sélectif. La présidente de l’AMAP, et adhérente depuis sa création, souligne elle-même en entretien ne pas connaître les conditions d’accès au statut de bénéficiaire au sein de l’épicerie partenaire, et précise que la question n’a, de mémoire, jamais été soulevée dans le CA de l’AMAP[2]. Bien que dans une configuration différente vis-à-vis du centre social qui l’héberge, l’AMAP Buers présente un dispositif de solidarité similaire. L’attribution du « panier solidaire » est laissée à la discrétion d’une adhérente et par ailleurs salariée du centre social, sans que les modalités de cette attribution aient été discutées.

Dans les autres AMAP, les observations réalisées et les entretiens menés avec les responsables ont permis de retracer l’état des questionnements, au-delà de l’absence de mise en place de dispositif spécifique de solidarité. Pour l’une des AMAP étudiantes, les pistes ont été abordées et discutées au cours d’une assemblée générale (AG) annuelle[3]. Les discussions, assez animées, ont mis en lumière l’étendue des questions qui accompagnent la volonté de créer un système de « paniers solidaires », notamment quant à la sélection des potentiels « bénéficiaires », sans réellement dégager de réponse. Comment définir un public étudiant en situation de précarité, ou « plus » en situation de précarité que les autres ? Faut-il se référer au statut de « boursier·ère » institutionnellement défini par le CROUS (Centre régional des oeuvres universitaires et scolaires) ? Comment prendre en compte les particularités individuelles liées au soutien plus ou moins effectif des parents ? Faut-il laisser à la discrétion des adhérents le soin d’évaluer leurs propres ressources ? Ces questions formulées au moment de l’AG signalent la difficulté à définir la précarité étudiante et à en établir les frontières, et ont largement contribué à reporter la perspective de mise en place d’un tel dispositif pour une durée indéterminée.

Deuxièmement, les AMAP ne bénéficient généralement pas de fonds autres que les adhésions annuelles, et une majorité de ces adhésions ne rentre pas dans les ressources des AMAP, mais est reversée aux réseaux amapiens (pour un montant annuel progressivement fixé à 15 € par adhérent·e·s). Puisque l’objectif n’est pas de rogner sur les rémunérations des producteur·trice·s, les potentiels ajustements imposent de faire jouer la solidarité entre adhérent·e·s, en rehaussant le prix global des paniers pour compenser les réductions de tarifs. Cette éventualité rend la définition d’une frontière entre adhérent·e·s solidaires et adhérent·e·s bénéficiaires d’autant plus délicate. Elle nécessite, surtout, l’assentiment des adhérent·e·s d’une AMAP autour d’un projet d’ouverture sociale qui a vocation à peser sur le prix de leur propre panier. Or, malgré un devoir, formulé dans la charte amapienne, d’implication bénévole de l’ensemble des membres de l’AMAP, le degré de participation des adhérent·e·s à la vie des collectifs amapiens est faible. Une large partie des adhérent·e·s ne considèrent pas l’AMAP comme un lieu d’implication collective, mais plutôt comme un moyen de s’approvisionner en produits alimentaires « éthiques », à prix raisonnable (Montrieux, 2016 ; Rodet, 2018). Les responsables d’AMAP expriment fréquemment un sentiment d’épuisement face au coût élevé que représente l’organisation routinière d’un collectif amapien dans lequel les adhérent·e·s s’impliquent peu, et face aux difficultés rencontrées à chaque tentative de mobiliser les adhérent·e·s autour d’une activité ou d’un projet commun (Ripoll, 2013). Dès lors, la mise en place d’un système de solidarité interne, volonté qui anime certain·e·s responsables d’AMAP, est régulièrement évoquée et généralement repoussée afin d’esquiver, par anticipation, le désintérêt ou les réticences que cet ajustement serait susceptible de générer. Ce fut par exemple le cas dans l’AMAP Buers. Discutée à l’occasion d’un CA, la possibilité de mettre en place un dispositif de solidarité entre amapien·ne·s a été rapidement écartée, de peur que l’augmentation des prix pour les adhérent·e·s solidaires ne les détourne de l’AMAP et que cela mette en danger l’existence d’une AMAP déjà de faible envergure. Les membres d’une des AMAP étudiantes ont, pour leur part, envisagé de solliciter le CROUS afin d’obtenir des financements et d’ainsi moduler les prix des paniers pour les étudiant·e·s boursier·ère·s, sans peser sur les étudiant·e·s non boursier·ère·s. Devant la lourdeur organisationnelle d’un partenariat potentiel, les discussions n’ont pas dépassé le stade de ce constat, ni celui d’un projet de modulation laissé en suspens[4].

Les limites pratiques rencontrées dans les AMAP qui tentent d’intégrer à leur fonctionnement des enjeux de justice sociale doivent ainsi beaucoup, de prime abord, au caractère économiquement contraint du modèle amapien. La définition de la justice sociale et alimentaire à travers le seul critère de précarité et d’accessibilité économique dissimule cependant d’autres logiques qui, potentiellement, concourent à la fermeture sociale des AMAP.

Des obstacles pratiques et symboliques peu appréhendés

Les ajustements en matière d’accessibilité, outre les larges difficultés de mise en place, ne résolvent pas d’autres obstacles liés au modèle amapien. Ceux-ci font office d’angles morts dans les discussions menées au sein des AMAP étudiées, et se présentent comme des coûts cachés du modèle. Ces obstacles sont d’ordre pratique (dans l’égale capacité sociale à gérer un panier hebdomadaire) et symbolique (dans les formes de domination et d’assignation sociale que le modèle amapien et ses ajustements sont susceptibles de reconduire).

D’une part, le format d’un panier hebdomadaire précomposé s’accompagne de contraintes dans la gestion domestique des produits alimentaires. Ces contraintes font l’objet d’un travail de légitimation, voire de valorisation dans les communications des réseaux amapiens et des AMAP locales. Une des AMAP étudiantes met en avant cette dimension pratique, et soutient dans sa communication que le format de panier hebdomadaire permet un gain de temps et réduit la charge mentale, puisqu’il n’est « plus besoin de faire le marché ». Le format amapien est également régulièrement présenté, tant par les réseaux que par les AMAP locales, comme moyen de se contraindre à adopter une alimentation variée et de saison, y compris en (re)découvrant certains produits. Pourtant, le temps de préparation des produits de l’AMAP et la charge mentale de leur gestion sont potentiellement d’autant plus coûteux dans des situations d’horaires décalés (ou « atypiques ») et fluctuants, lesquelles caractérisent les rapports des catégories dominées au monde du travail[5]. La déficience des équipements de cuisine, renforcée par l’instabilité résidentielle ou la mobilité contrainte, est également susceptible de peser plus lourdement sur les catégories sociales dominées. Ces coûts cachés dans l’usage des paniers sont d’autant plus intimement associés au modèle amapien – et d’autant plus indépassables – que les principes d’un engagement sur le temps long des consommateur·trice·s et de paniers précomposés en fonction des cycles de production se trouvent aux fondements des logiques de solidarités envers les producteur·trice·s et qu’ils incarnent symboliquement l’identité du mouvement amapien. L’impératif du respect des formes d’engagement est rappelé à de nombreuses reprises par les réseaux amapiens (dans les chartes, dans les notes de fonctionnement, dans les communications externes)[6]. Lorsque la possibilité d’effectuer des commandes non plus avec engagement, mais à la semaine, a été évoquée par un producteur maraîcher de l’AMAP Buers (afin d’attirer de nouvelles personnes), la réaction des membres du CA a été unanime et définitive : toute remise en cause du principe d’engagement des consommateur·trice·s est une remise en cause du principe amapien lui-même[7].

D’autre part, ces contradictions structurelles auxquelles les AMAP font face sont susceptibles de renforcer les frontières sociales tracées autour de ces systèmes marchands. Les ajustements en matière d’accessibilité construisent des assignations potentiellement stigmatisantes pour les personnes et catégories ciblées. Les ressentis de cette disqualification s’expriment déjà au sein des AMAP, par la voix des adhérent·e·s possiblement bénéficiaires de ces ajustements, dès lors que les solidarités internes envisagées induisent un surcoût reporté sur les autres amapien·ne·s. Les discours recueillis auprès d’adhérent·e·s ne sont pas éloignés de ceux de nombre de producteur·trice·s, également relevés au cours de l’enquête et déjà analysés dans la littérature universitaire, qui rejettent l’étiquette de paysan·ne·s pauvres devant être soutenu·e·s par les publics amapiens (Dubuisson-Quellier et Le Velly, 2008 ; Mundler, 2013). Ne se reconnaissant pas dans cette assignation, les producteur·trice·s lui opposent le souhait de voir reconnu leur travail à sa juste valeur. Plus largement, une part importante des catégories populaires fondent leur rapport à l’alimentation sur le retournement d’un stigmate misérabiliste (Schwartz, 2011 ; Régnier et Masullo, 2009), et sur des rapports au politique construits autour d’identités et d’appartenances sociales très distinctes de celles des catégories intermédiaires ou dominantes surreprésentées dans les AMAP (Hamidi, 2010 ; Siblot et al., 2015). De larges pans des catégories populaires restent dès lors à l’écart de ces systèmes marchands alternatifs, ne se retrouvant ni dans les logiques sociales de recrutement des amapien·ne·s, ni dans les ajustements mis en place pour les rendre plus accessibles économiquement.

Maintien des entre-soi et recherche d’ouverture sociale : l’impossible équilibre

Les possibles en matière d’ouverture économique des AMAP se révèlent particulièrement restreints, tout comme les tentatives pour abaisser ces frontières sociales apparaissent inefficaces, voire symboliquement contre-productives. L’assignation dépréciative des catégories populaires à des catégories économiquement « pauvres » est cependant susceptible d’être contournée par une intégration active de ces catégories dans les collectifs amapiens. Sur le principe, une inclusion de ces catégories populaires dans un modèle amapien ayant pour but de permettre à des citoyen·ne·s de s’emparer de leurs propres systèmes d’approvisionnement alimentaire offrirait les conditions d’une « reconnaissance » (Fraser, 2004). Autrement dit, cette inclusion active serait une condition de réalisation d’une justice sociale et alimentaire localisée.

La relative homogénéité sociale des collectifs amapiens est une anomalie à résoudre dès lors qu’il s’agit d’y intégrer des catégories précaires ou socialement dominées. Or, l’homogénéité sociale relative des AMAP est un vecteur important d’adhésion pour nombre d’amapien·ne·s. L’appropriation d’une pratique socialement située permet de symboliser un sentiment d’appartenance et répond à une manière de se positionner subjectivement dans l’espace social (Paranthoën, 2013 ; Richard et al., 2014). Participer à des moments de sociabilité avec des personnes socialement proches, qui partagent un ensemble de codes sociaux, se présente en outre comme une rétribution symbolique (Gaxie, 2005) qui, en soi, motive l’implication bénévole ou l’engagement dans ces collectifs. La diversification des publics apparaît susceptible de fragiliser l’entre-soi des collectifs amapiens, constitués sur la base de sociabilités locales et reposant sur la reproduction de frontières sociales.

La fermeture des collectifs amapiens, objectivables par la relative homogénéité sociale des adhérent·e·s, s’exprime dans le récit que tiennent les amapien·ne·s sur leur AMAP, dans leurs motivations à prendre part à ces collectifs, ainsi que dans les interactions nouées entre amapien·ne·s. Le processus de « clôture » de ces espaces associatifs (Sawicki, 2003) apparaît le plus nettement dans le cadre de l’AMAP Buers, située en marge d’un quartier d’habitat populaire[8]. De nombreux·euses amapien·ne·s valorisent l’AMAP comme lieu d’approvisionnement, mais également comme rendez-vous hebdomadaire de sociabilités socialement situées, tout en condamnant ou en déplorant par ailleurs la trop forte fermeture sociale de leur collectif.

Dans le cadre d’entretiens biographiques, plusieurs amapien·ne·s soulignent le caractère chaleureux, convivial de l’AMAP, où l’on croise des personnes avec qui se nouent et s’entretiennent des liens amicaux. Le regard porté sur le collectif amapien contraste singulièrement avec la mise en récit du quartier d’habitat populaire. Celui-ci est jugé « mort », « froid », dépourvu de « vie de quartier », autant de représentations qui traduisent l’absence d’espace de sociabilité ajusté aux propriétés et aux attentes sociales de ces adhérent·e·s. Évelyne, présidente depuis 2010 puis coprésidente de l’AMAP, est durablement la personne la plus investie dans le fonctionnement du collectif. Elle est aussi, et de ce fait, la personne la plus explicitement aux prises avec les contradictions en matière de fermeture et d’ouverture sociale qui traversent le collectif amapien. Cette amapienne est la plus explicite dans la frontière qu’elle trace entre l’image socialement disqualifiante du quartier et l’image méliorative de l’entre-soi amapien. La quarantaine, diplômée du supérieur, salariée à temps partiel dans le domaine culturel, elle habite dans un logement social du quartier depuis plusieurs années, à la suite d’une rupture conjugale ayant entraîné un important déclassement économique. L’AMAP est le principal espace d’investissement bénévole et de sociabilité d’Évelyne, lequel lui permet de se positionner aux côtés des quelques catégories intermédiaires diplômées du quartier venues avec la première vague d’embourgeoisement, et de reconstituer un environnement de sociabilité plus conforme à son propre positionnement social subjectif :

J’ai une amie […] qui trouvait qu’on était peu de gens éduqués, on va dire [dans le quartier]. C’est sûr, y’a une éducation, y’a une réflexion, le tri des déchets, c’est bon, on a compris… Et on trouvait avec cette amie que… Oui, ça manquait de gens… De gens comme nous, quoi, qui ont une conscience, qui pensent un peu autrement. [L’AMAP,] c’est un peu notre Croix-Rousse à nous, en fait[9].

Ses propos rappellent que les frontières sociales sont d’autant plus explicites lorsqu’elles permettent de marquer symboliquement une distance avec des catégories dominées spatialement proches (Chamboredon et Lemaire, 1970 ; Hajjat, Rodrigues et Keyhani, 2019). Son implication dans l’AMAP lui permet de se distancier du stigmate du déclassement et du quartier populaire dans lequel elle habite.

Évelyne est également particulièrement présente lors des moments de convivialité, où les normes en partage se trouvent mises en scène en tant que modes socialement situés de « valorisation de soi » (Guéraut, 2018), qu’il s’agisse de pratiques « écocitoyennes », de savoir-faire en matière de cuisine inventive, ou de goûts sociaux au sens large du terme. Ces moments de sociabilité sont d’ailleurs susceptibles de donner lieu à des scènes de violence symbolique, qui agissent comme des formes de rappel et de préservation de cette clôture sociale. Le plus souvent composés de petites remarques dépréciatives énoncées aux détours de discussions anodines sur le choix des vacances ou des modes de transport quotidiens, ces rappels peuvent devenir plus explicites à l’occasion de configurations particulières.

Ce fut le cas, entre autres exemples, lors d’un apéro partagé organisé en toute fin de saison automnale[10]. Une amapienne était alors venue participer à ce moment de convivialité avec une barquette de tomates cerises achetée en grande surface. Les remarques exprimées autour de cette barquette, notamment par Évelyne en tant que présidente, ainsi que par plusieurs autres amapien·ne·s, ont agi comme une condamnation de ce qui apparaissait comme la transgression – flagrante – d’une norme commune amapienne (saisonnalité des produits, évitement des grandes surfaces et du suremballage plastique, valorisation du savoir-faire culinaire domestique). Ces rappels, bien qu’euphémisés dans le cadre de l’interaction, ont été exprimés avec suffisamment de force pour conduire cette amapienne à quitter les lieux, quelques minutes à peine après son arrivée, en reprenant avec elle sa barquette de tomates, devenue dans ce contexte objet d’opprobre.

Localement, la recherche d’ouverture sociale apparaît en contradiction avec les logiques de l’engagement dans les AMAP, où le partage d’un espace social clôturé est, en soi, une motivation d’implication. Pourtant, la volonté des responsables amapien·ne·s de s’emparer de cet enjeu est bien réelle. Malgré ses discours et son rôle actif dans la clôture sociale du collectif, Évelyne évoque à plusieurs reprises – lors de réunions du CA de l’AMAP notamment – la nécessité de s’intéresser aux questions d’accessibilité et de justice alimentaire. C’est elle qui, en tant que (co)présidente, organise la mise en place du panier solidaire. C’est également elle qui ouvre une discussion en CA sur les possibilités de mettre en place d’autres dispositifs internes de solidarité, afin d’aller plus fortement « dans le sens de l’esprit du mouvement » des AMAP[11]. Ce rôle pris par Évelyne au sein du CA témoigne de son engagement soutenu au sein de l’AMAP. Elle intègre ce collectif sans disposition particulière à l’engagement militant. En revanche, cet investissement participe largement à la stabilisation d’une position sociale, fragilisée sur un plan professionnel et résidentiel. Évelyne investit son collectif amapien comme espace de socialisation, et s’approprie d’autant plus facilement les dimensions éthiques et militantes du mouvement que cette « bonne volonté » consolide sa place au sein de l’AMAP et lui permet de se distinguer des autres amapien·ne·s, jugé·e·s pour leur manque d’implication et de politisation. Dès lors, pour les responsables de l’AMAP implantée dans un quartier d’habitat populaire comme Évelyne, la tension apparaît marquée entre la préservation d’un entre-soi qui confère des gratifications de sociabilités en se positionnant « au-dessus » du quartier et la nécessité de s’approprier des symboliques militantes – dont celles de la justice sociale ou alimentaire – qui confèrent des gratifications militantes en se positionnant « au-dessus » des autres adhérent·e·s.

Les différentes possibilités évoquées lors des réunions du CA pour renforcer ou systématiser des dispositifs de solidarité ont toutes été évacuées, par Évelyne, mais également par les autres membres du CA. La mise à contribution des amapien·ne·s solidaires pour financer des paniers « bénéficiaires » a rapidement été disqualifiée pour des raisons, évoquées précédemment, de risque de conflit avec les amapien·ne·s, et de difficulté à définir qui seraient les bénéficiaires. Une seconde possibilité a été évoquée en CA. Celle-ci consistait à renforcer les liens avec une association, initiée et soutenue par un bailleur social, présente dans le même quartier, de distribution de légumes de saison issus d’une agriculture locale et paysanne. Malgré la proximité de l’AMAP Buers et de cette autre association en matière d’objet, les liens se sont limités à l’organisation d’un événement en commun – un après-midi de confection de soupe avec les adhérent·e·s de cette autre association. Les adhérent·e·s de l’AMAP n’ont cependant pas été directement convié·e·s à cet événement. Interrogée à ce sujet, la seconde coprésidente de l’AMAP a justifié cette absence de communication interne par le fait que cet événement ne concernait pas les amapien·ne·s, et que ce partenariat ne devait pas venir empiéter sur la routine de l’AMAP[12].

De tels événements n’ayant, dans les faits, pas été réitérés, la solution du « panier solidaire » fut conservée comme un ajustement par défaut, qui concilie ces différentes contradictions. Peu coûteux en temps d’organisation, non contraignant économiquement pour les adhérent·e·s de l’AMAP, ce panier dont la gestion est finalement déléguée au centre social permet de répondre – ne serait-ce qu’à une petite échelle – à un impératif de justice alimentaire sans menacer la clôture d’un entre-soi par ailleurs valorisée.

L’institutionnalisation d’une démesure militante

Le maintien à l’écart du mouvement amapien des publics socialement, symboliquement et économiquement dominés se présente selon deux processus qui se combinent mutuellement. D’une part, le travail des collectifs amapiens locaux pour renforcer l’accessibilité économique se heurte aux principes mêmes de fonctionnement du mouvement amapien, notamment aux faibles possibilités de moduler le prix des paniers. D’autre part, les catégories précaires sont identifiées comme des publics « cibles » et non comme des catégories susceptibles de participer à l’élaboration des revendications à partir de leur propre vécu social, contrairement aux consommateur·trice·s militant·e·s et représentant·e·s du monde agricole, initialement associé·e·s dans la construction d’un univers d’intérêts communs entre production et consommation (Gomez et Itçaina, 2014). L’assignation à un statut de précarité ou d’exclusion afin de bénéficier de solidarités spécifiques est susceptible de renforcer des frontières sociales, plutôt que de les abaisser. Plus encore, la recherche d’ouverture sociale des collectifs amapiens locaux, dont les adhésions et les implications reposent en large partie sur le partage de sociabilités socialement situées, relève d’une contradiction difficilement dépassable.

Au cours des années 2010, le réseau AMAP AuRA et le MIRAMAP ont progressivement intégré à leur ligne d’action les enjeux de justice sociale et alimentaire. Ce mouvement tient à l’évolution des configurations économiques et institutionnelles dans lesquelles évoluent ces réseaux. D’une part, le mouvement amapien a vu émerger, au cours des dernières années, d’autres systèmes de paniers en circuits courts, mais positionnés à bonne distance des espaces militants revendicatifs. Ces systèmes fonctionnent le plus souvent à partir d’une plate-forme de commande en ligne, sans engagement de la part des consommateur·trice·s, sans implication bénévole, et appliquent des marges sur les ventes réalisées dans chaque point de vente. C’est notamment le cas du réseau de La Ruche qui dit oui !, qui connaît une rapide croissance dans l’agglomération lyonnaise à partir du début des années 2010 (Rodet, 2020). Les réseaux amapiens ont produit un important travail communicationnel en vue de se dissocier de cette nouvelle concurrence. Les discours produits dans les réseaux amapiens dénoncent la finalité commerciale des systèmes sans engagement et le fait qu’ils ne s’adresseraient qu’aux seules catégories économiquement aisées. Les réseaux amapiens affichent en retour une volonté d’ouverture de leurs systèmes aux catégories précaires, répondant à un impératif de différenciation à l’égard de systèmes de circuits courts non militants[13]. D’autre part, dans le cadre des Agendas 2030 et de la prise en charge des 17 Objectifs du développement durable, les collectivités territoriales – la métropole de Lyon principalement – ont mis en place de nombreux appels à projets à destination des acteurs associatifs du territoire, en vue de renforcer la diffusion des circuits courts alimentaires et d’y associer un ensemble d’enjeux, en premier lieu celui de lutter contre la précarité alimentaire. Le réseau AMAP AuRA s’est progressivement positionné sur ces subventions institutionnelles, notamment à partir de 2016, du fait d’une importante baisse des financements de fonctionnement, assurés jusqu’alors par la région Rhône-Alpes, à la suite d’un changement de majorité politique à la fin de l’année 2015[14].

Dans ce contexte, le réseau régional AMAP AuRA a mis en place en 2019 un groupe de travail sur la manière de répondre aux enjeux d’accessibilité alimentaire, animé par une salariée dont la moitié du poste est consacré à cette thématique. Le réseau a par la suite organisé, en 2020-2021, un cycle de 9 conférences mensuelles sur l’articulation entre justice sociale et alimentation. Le principal bilan de ce cycle réside dans la formulation d’une série de recommandations dont les collectifs amapiens locaux sont invités à s’inspirer : le partenariat avec les structures sociales que sont les épiceries sociales et solidaires, les centres sociaux, le Secours populaire ou le Secours catholique ; la redistribution des paniers « orphelins », c’est-à-dire ceux qui ne sont pas récupérés le jour de la distribution par les adhérent·e·s ; la mise en place d’un système de paniers à tarif réduit compensé par des adhésions majorées ou « solidaires » de la part des autres adhérent·e·s ; la possibilité d’adhérer avec une contractualisation réduite à quelques semaines renouvelables pour les consommateur·trice·s n’ayant pas les moyens de s’engager sur plusieurs mois[15].

Ainsi définis, les enjeux d’accessibilité sont appréhendés à travers une dimension essentiellement économique. Les considérations de dominations ethnoraciales, genrées, socioculturelles sont très largement absentes du cadrage des discussions au sein des réseaux. Ces propositions reconduisent amplement une acception assistancielle, et peu inclusive, des notions de « démocratie alimentaire » ou de « justice sociale ». L’appropriation des enjeux écologiques n’est pas absente des fractions très plurielles qui composent les catégories populaires, tant sur le plan symbolique des univers de valeurs et de revendications (Dormagen, Michel et Reungoat, 2021) que sur celui des pratiques alimentaires et des modes de vie (Gaillard, 2021). Or, considérer le système alimentaire socialement situé et clôturé qu’est celui des AMAP comme levier capable de prendre en charge des enjeux de justice sociale est susceptible de prolonger les conditions de constitution d’une « classe objet » à l’endroit des catégories socialement dominées (Bourdieu, 1977), et de renforcer, à l’encontre des ambitions initialement formulées, un mouvement déjà repéré de « dépossession écologique des classes populaires » (Comby, 2015).

Conclusion

Le modèle amapien, en tant que figure de proue en France des circuits courts alimentaires solidaires, fait l’objet de projections à certains égards démesurées, particulièrement lorsqu’il s’agit d’incarner localement un levier de justice sociale. Ces attentes sont à la fois le produit d’un positionnement dans un espace militant et de pouvoirs publics locaux qui mobilisent les acteurs des circuits courts dans le cadre de projets territoriaux incluant la lutte contre la précarité alimentaire. Or, ces projections dépassent les possibilités du modèle amapien.

La démesure de ces attentes induit tacitement une démesure des responsabilités qui pèsent en dernier ressort sur les collectifs amapiens locaux. Les collectivités locales délèguent aux acteurs associatifs de terrain, moyennant l’attribution de subventions, la responsabilité de la mise en place des leviers de lutte contre la précarité alimentaire. Les réseaux amapiens – dans le contexte lyonnais, le réseau AMAP AuRA – délèguent aux collectifs amapiens locaux la responsabilité de concrétiser cette ouverture sociale. Cette succession de délégations contribue à faire porter la responsabilité finale de l’absence d’ouverture sociale des AMAP aux collectifs locaux, encastrés localement dans leurs propres logiques sociales. Or, parler d’inégalité d’accès des catégories précaires aux circuits courts alimentaires dissimule les rapports d’exclusion et de domination politique que subissent, en amont, ces mêmes catégories dans les processus de définition des enjeux.

L’homogénéité sociale des espaces militants dans lesquels s’inscrivent les réseaux amapiens les conduit à définir des enjeux de justice sociale en l’absence des catégories concernées. L’évacuation de la définition des enjeux de domination d’ordre socioculturel ou ethnoracial, tout comme l’incapacité des réseaux amapiens à définir des systèmes alimentaires alternatifs désirables pour une partie élargie de l’espace social, peuvent certes être lues comme la résultante des propriétés sociales de ces espaces militants. Mais c’est à l’échelle des collectivités locales que les processus de domination politique apparaissent les plus flagrants et pèsent le plus lourdement sur les formes de dépossession écologique des catégories populaires. Exclues des espaces de représentation au sein des collectivités, les catégories populaires le sont également des logiques de gouvernance locale, par l’intégration sélective d’acteurs associatifs aux projets de territoire en matière d’alimentation, de transition et de lutte contre la précarité alimentaire. Replacée dans les configurations locales et institutionnelles, la faible capacité des AMAP à relever le défi de la justice sociale et alimentaire invite à décaler le regard. Si un ensemble de contradictions se cristallisent au sein des collectifs amapiens locaux, c’est en amont, au sein des réseaux militants et plus encore des pouvoirs publics locaux, que se joue la (re)production d’une exclusion des catégories dominées des processus de définition des enjeux, et que s’élaborent des injonctions contradictoires à l’endroit des AMAP.