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Introduction

La pluralité d’expressions et de pratiques quotidiennes dans lesquelles peut s’incarner la souveraineté alimentaire dans l’espace est un sujet qui intéresse de plus en plus les spécialistes en souveraineté alimentaire. Cette tendance est illustrée par deux numéros spéciaux du Journal of Peasant Studies (2014) et de Globalizations (2015), desquels ressortait l’importance d’avoir une compréhension nuancée des différentes formes que revêt la souveraineté alimentaire dans l’espace, selon les spécificités historiques et identitaires, et les réalités et dynamiques socioécologiques locales (Agarwal, 2014 ; Bernstein, 2014 ; Desmarais et Wittman, 2014 ; Fontana, 2014 ; Figueroa, 2015 ; Gupta, 2015 ; Schiavoni, 2015 ; Shattuck, Schiavoni et VanGelder, 2015). Les efforts pour identifier les nombreuses assises de la souveraineté ont permis d’attirer l’attention sur les enjeux spécifiques de la souveraineté alimentaire autochtone[2] en Amérique du Nord (Desmarais et Wittman, 2014 ; Jarosz, 2014 ; Trauger, 2014 ; Gupta, 2015 ; Kamal et al., 2015 ; Grey et Patel, 2015). L’intérêt actuel porte notamment sur la manière dont la régénération des pratiques traditionnelles de récolte et de partage d’aliments contribue aux mouvements pour la décolonisation et l’autodétermination des peuples autochtones, tout en déconstruisant, d’une part, les notions eurocentriques de souveraineté et en opposant, d’autre part, une résistance au pouvoir souverain de l’État en contexte de colonialisme de peuplement (Gupta, 2015 ; Kamal et al., 2015 ; Grey et Patel, 2015).

Dans cette contribution, je m’appuie sur le nombre croissant de recherches qui s’intéressent à la multivalence de la souveraineté alimentaire (Morrison, 2011 ; Figueroa, 2015 ; Gupta, 2015 ; Kamal et al., 2015) pour apporter de nouveaux éléments aux théorisations de la souveraineté alimentaire des Autochtones. Pour ce faire, je prends comme point de départ les ordres juridiques et politiques autochtones qui donnent forme aux pratiques quotidiennes protégeant et régénérant les modes d’alimentation autochtones, mais qui sont aussi à leur tour transformés par ces pratiques. Par ordres juridiques et politiques autochtones, j’entends le droit autochtone, les principes politiques et les réseaux de relations de parenté comme les systèmes de clans, dans lesquels les femmes, les aînés, les jeunes, les personnes queers, trans et bispirituelles ainsi que les parents non humains tiennent des rôles de leadership, et qui ensemble constituent la base des formes d’autorité et de gouvernance autochtones. Je mets en contraste ces ordres avec ceux auxquels ces peuples ont été soumis par les politiques de colonialisme de peuplement des gouvernements, par exemple le système hétéropatriarcal du conseil de bande et les lois territoriales dont l’objectif est de les confiner à l’intérieur de frontières coloniales comme celles des réserves.

Je m’inscris dans le cadre des recherches en études autochtones sur la résurgence, qui placent au coeur de leur démarche les divers ordres et autorités politiques et juridiques donnant naissance aux nombreux visages de la souveraineté alimentaire autochtone dans l’espace. Cette approche de la résurgence prend comme point de départ les actualisations de la souveraineté dans une pluralité d’environnements autochtones, entre les nations, et entre les différentes autorités politiques et juridiques de chacune de ces nations. Ce cadre de recherche permet de mettre en lumière les échelles multiples et interconnectées des spoliations coloniales capitalistes, et d’éclairer ainsi les lieux et les liens dont il faut tenir compte pour mieux situer la résurgence des modes d’alimentation autochtones au sein des processus globaux de décolonisation et d’autodétermination. Ma définition de l’autodétermination prend appui sur le concept d’autodétermination durable de Jeff Corntassel (Tsalagi) et de Cheryl Bryce (Songhees). Ce concept s’oppose à une définition étroite de l’autodétermination en tant que droit politique et juridique conféré par l’État colonisateur (Corntassel et Bryce, 2012) : l’autodétermination est plutôt ancrée dans les pratiques de résurgence au quotidien, en accord avec les ontologies autochtones et suivant des rapports réciproques respectueux avec le monde humain et non humain.

Les actes de résurgence quotidiens manifestés par les communautés anishinaabe vivant tant à l’intérieur qu’au-delà des limites du territoire actuellement déterminé par le Traité no 3 dans le nord-ouest de l’Ontario (Canada) constituent le point de départ de mon analyse. Le territoire de ce traité, qui a été conclu entre la nation anishinaabe et le Dominion du Canada en 1873, couvre près de 143 000 kilomètres carrés, compte 28 réserves des Premières Nations et une population de 25 000 membres, dont la moitié habite hors réserve (figure 1). Toutefois, les terres et les eaux ancestrales des Anishinaabe s’étendent au-delà des limites coloniales des réserves, du territoire couvert par le Traité, et des frontières géopolitiques du Canada. Ce fait se reflète dans les pratiques alimentaires quotidiennes, pratiques que j’examine plus en détail grâce à des entrevues menées avec 30 membres de cette nation[3].

Figure 1

Carte du territoire du Traité no 3

Carte du territoire du Traité no 3
Source : Seven Generations Education Institute

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Les membres interviewés et cités dans cet article sont des détenteurs du savoir, c’est-à-dire des autorités politiques et juridiques[4] dans le domaine des pratiques alimentaires anishinaabe et des traditions qui y sont reliées, comme les cérémonies, les récits et l’anishinaabemowin (la langue anishinaabe). Les savoirs ancrés que ces personnes ont généreusement partagés avec moi me permettent de mieux comprendre comment les Anishinaabe contextualisent et incarnent leurs pratiques alimentaires par leurs lois et principes politiques, et comment la résurgence de ces pratiques contribue simultanément à régénérer ces ordres politiques et juridiques[5]. Toutefois, je ne parle pas au nom de la nation anishinaabe. Je me positionne plutôt en tant que personne qui a acquis des savoirs ancrés comme membre de la nation crie et de la Première Nation de Constance Lake établie sur le territoire voisin du Traité no 9, qui possède des liens de parenté avec des membres à l’intérieur du territoire couvert par le Traité no 3, et qui a appris les modes d’alimentation anishinaabe par une participation directe[6]. Je parle donc en tant que femme crie ayant acquis des savoirs grâce à mon réseau de parenté qui s’étend au territoire anishinaabe ; ces personnes, ainsi que celles de ma communauté et de ma nation, ont contribué à former ma propre compréhension et mon incarnation de l’autodétermination (Daigle, 2016). Je souhaite, par cette démarche, contribuer au développement de connaissances sur la souveraineté alimentaire qui s’appuient sur les voix et les traditions juridiques des peuples autochtones, et qui se basent sur l’établissement de relations réfléchies, réciproques et à long terme (LaDuke, 1999 et 2007 ; Coté, 2010 et 2016 ; Morrison, 2011 ; Gupta, 2015 ; Kamal et al., 2015).

Dans ce qui suit, je commence par explorer brièvement la place qu’occupe la souveraineté alimentaire autochtone au sein des théorisations des différentes souverainetés alimentaires. J’utilise ensuite les thèmes centraux de la recherche sur la résurgence pour apporter un nouvel éclairage sur le dialogue interdisciplinaire émergeant entre les domaines de la souveraineté alimentaire et des études autochtones. Je m’attarde en particulier aux politiques décolonisatrices et axées sur les Autochtones qui sont nourries par les actes de résurgence quotidiens. J’examine par la suite comment ces actes se manifestent à travers le territoire anishinaabe, avant de conclure sur différentes avenues futures pour la recherche sur la souveraineté alimentaire.

Aménager l’espace pour les multiples souverainetés autochtones

L’émergence de débats autour de souverainetés alimentaires multiples et concurrentes remet en question les narratifs eurocentriques de la souveraineté en reliant des histoires, des identités et des structures de pouvoir spécifiques à des luttes alimentaires contemporaines sur divers territoires et, plus significativement, à diverses formes d’autorité qui incitent à la résistance face à ces injustices (Patel, 2009 ; Desmarais et Wittman, 2014 ; Figueroa, 2015 ; Gupta, 2015 ; Iles et Montenegro de Wit, 2015 ; Kamal et al., 2015 ; Li, 2015 ; Grey et Patel, 2015 ; Shattuck, Schiavoni et VanGelder, 2015). Au coeur du débat se trouve la volonté de déconstruire les discours axés sur l’État qui prétendent borner l’espace de la territorialité et des acteurs politiques de la souveraineté alimentaire. Les chercheurs attirent notamment l’attention sur la relation entre l’autorité de l’État et celle d’un ensemble d’acteurs politiques qui se mobilisent parfois simultanément à l’intérieur et à l’extérieur des voies politiques et légales de l’État (Patel, 2009 ; Grey et Patel, 2015 ; Schiavoni, 2015). Dans le même élan, les chercheurs exposent la problématique intrinsèque aux discours étatocentriques, qui proposent une conception étroite de la souveraineté alimentaire comme étant contenue dans les limites territoriales d’un État et qui, par le fait même, négligent de tenir compte des multiples souverainetés mises en pratique tous les jours grâce à une approche basée sur des réseaux de parenté et sur des écologies interdépendantes qui s’étendent au-delà de ces limites (Gupta, 2015 ; Iles et Montenegro de Wit, 2015 ; Schiavoni, 2015 et 2016).

Les modes d’alimentation et les efforts vers l’autodétermination sont progressivement devenus des aspects centraux dans les débats qui animent les études autochtones (Coté, 2010 et 2016 ; Morrison, 2011 ; Desmarais et Wittman, 2014 ; Gupta, 2015 ; Kamal et al., 2015 ; Grey et Patel, 2015). Comme le signale Dawn Morrison (Secwempec), fondatrice et coprésidente du Working Group on Indigenous Food Sovereignty (Groupe de travail sur la souveraineté alimentaire autochtone – WGIFS), les discours sur la souveraineté alimentaire qui proposent une vision centrée sur l’agriculture et sur l’État ne tiennent pas compte des pratiques alimentaires autochtones fondées sur la terre et sur l’eau, telles que la chasse, la pêche et la trappe, lesquelles reposent sur l’utilisation de vastes espaces qui sont morcelés et privatisés par des limites et des barrières coloniales capitalistes (Morrison, 2011). À la source du problème se trouve le fait que ces discours ne remettent pas en cause la négation intrinsèque des souverainetés par les États coloniaux, qui continuent à déposséder les peuples autochtones des terres et des eaux nécessaires à leurs modes d’alimentation, au profit de la souveraineté économique et politique de l’État (Patel, 2009 ; Iles et Montenegro de Wit, 2015 ; Schiavoni, 2015). De plus, ce genre de discours ne tient pas compte des ontologies autochtones et des relations de parenté avec le monde non humain (la terre, l’eau, la faune et la flore) ; ces conceptions ne cadrent pas avec les notions eurocentriques de la souveraineté qui, suivant la pensée de Locke, voient la terre comme une propriété pouvant être bornée, possédée et contrôlée (Morrison, 2011 ; Desmarais et Wittman, 2014 ; Jarosz, 2014 ; Gupta, 2015 ; Grey et Patel, 2015 ; Kamal et al., 2015). Comme l’explique Morrison,

[l]a nourriture est un cadeau du Créateur. C’est pourquoi le droit à la nourriture est sacré et ne peut être limité ou retiré par des lois, des politiques ou des institutions coloniales. La souveraineté alimentaire autochtone se réalise, en définitive, par la préservation de notre responsabilité traditionnelle et sacrée de maintenir des relations saines et interdépendantes avec la terre, les plantes et les animaux desquels nous puisons notre subsistance 

Morrison, 2011 : 100

S’appuyant sur le vaste et riche domaine des études autochtones, Grey et Patel avancent que les luttes pour la souveraineté alimentaire autochtone constituent des formes de résistance à l’héritage colonial capitaliste, et qu’elles s’inscrivent simultanément dans un mouvement plus général de résurgence politique, juridique et économique (Grey et Patel, 2015). Pour ces auteurs, l’exercice de la souveraineté dans le contexte de la souveraineté alimentaire autochtone est à la fois un acte de résistance contre les mécanismes imbriqués du colonialisme de peuplement et du capitalisme néolibéral, et une résurgence des formes d’autonomie et d’autorité autochtones. Gupta (2015) poursuit dans cette lignée en étudiant comment, sur l’île de Molokai, les Autochtones d’Hawaï font contrepoids par une politique de résistance et de résurgence basée sur la notion de l’aloha ‘āina, qui se traduit par « l’amour de la terre ». Cette chercheuse examine notamment la place qu’occupe cette notion dans l’opposition aux organismes génétiquement modifiés produits par l’industrie biotechnologique des semences de maïs, et comment l’aloha ‘āina permet de restaurer le sentiment de responsabilité de la communauté envers la terre. Kamal et ses collaborateurs (2015) s’intéressent à la notion de pasekonekewin, qui signifie « prendre une personne par la main pour l’aider à se lever », dans les efforts de la nation crie d’O-Pipon-Na-Piwin, située sur ce qui s’appelle aujourd’hui le Manitoba, pour rétablir des relations de réciprocité et de proximité entre le territoire et les jeunes de la communauté. Dans la même mouvance, la chercheuse Charlotte Coté (Nuu-chah-nulth) fait des principes d’hishuk’ish tsawalk (« tout est un »), d’uu-a-thluk (« prendre soin ») et d’iisaak (« respect ») des concepts centraux de la revitalisation des méthodes de récolte et de partage d’aliments de sa nation (Coté, 2016).

Je m’inspire de ces recherches pour étudier, à partir des autorités et ordres politiques et juridiques anishinaabe, les actes de résistance et de résurgence qui se déroulent au quotidien sur le territoire de la nation. Je m’intéresse en particulier au principe du mino bimaadiziwin, ou « vivre une bonne vie ». Je tiens toutefois à souligner que le mino bimaadiziwin n’est qu’un des nombreux principes anishinaabe qui guident les systèmes politiques et juridiques traditionnels définissant les relations entre les divers membres de la nation, avec les membres des autres clans et Premières Nations, et avec les parents non humains. Mais avant de parler plus en détail des pratiques quotidiennes, je souhaite m’attarder aux travaux sur la résurgence, dans l’optique d’établir un dialogue entre les domaines de la souveraineté alimentaire et des études autochtones. De fait, les études autochtones se penchent depuis longtemps sur les questions de colonialisme de peuplement, de souveraineté et d’autodétermination. La politique de résurgence est des plus pertinentes pour reconceptualiser la souveraineté alimentaire, et en particulier les souverainetés alimentaires autochtones, car elle place au premier rang le rôle des ordres politiques et juridiques autochtones, plutôt que celui des États coloniaux, dans la question des luttes pour l’autodétermination. Cette approche permet en outre de faire ressortir les échelles co-constitutives des ordres politiques et juridiques autochtones, et d’attirer l’attention sur les multiples leaders et autorités soutenant les modes d’alimentation autochtones et agissant comme des forces directrices dans les processus globaux de décolonisation et d’autodétermination. La politique de résurgence place donc au coeur de sa réflexion non seulement la pluralité de souverainetés telles qu’elles se vivent à travers les divers environnements autochtones, d’une nation à l’autre, d’un clan à l’autre, d’une communauté à une autre, mais aussi les nombreuses sources d’autorité au sein de chaque nation, de chaque clan et de chaque communauté, et qui ont été systématiquement écartées des espaces coloniaux et néolibéraux.

La résurgence autochtone : les échelles relationnelles des ordres politiques et juridiques

Le juriste John Borrows (Anishinaabe) a le premier employé le terme « résurgence » dans le cadre des études autochtones lorsqu’il a appelé à la revitalisation du droit autochtone (Borrows, 2002). Borrows avance qu’à l’époque précoloniale, les peuples autochtones étaient partagés entre différentes nations modelées par leurs terres ancestrales, leurs relations de parenté, leurs structures de gouvernance, leurs réseaux d’échanges économiques, leurs pratiques cérémonielles, leurs traditions linguistiques, ainsi que par des ordres juridiques bien établis mais flexibles (Daigle, 2016). Même si elles ont été affectées à divers degrés, selon les lieux, par les politiques de spoliations coloniales, ces structures politiques, économiques et juridiques continuent encore aujourd’hui à donner forme aux diverses nations autochtones, et jouent un rôle clé dans la concrétisation d’une politique d’émancipation fondée non pas sur une interprétation étroite des traditions, mais sur leur revitalisation dans le contexte des réalités actuelles et quotidiennes de ces peuples (Simpson, 2013).

Les échelles multiples et relationnelles de la résurgence sont particulièrement utiles pour comprendre comment les pratiques alimentaires autochtones s’insèrent dans les processus globaux de décolonisation et d’autodétermination. Comme le signale Schiavoni (2015), le concept d’échelle présente plusieurs possibilités en tant qu’outil d’analyse pour étudier la manière dont la souveraineté alimentaire se construit sur le plan politique et se vit à travers les espaces. Une de ces possibilités, selon Schiavoni, est de considérer les échelles sous l’angle relationnel, soit comme un ensemble de relations qui transcendent ce qui est souvent perçu comme les espaces circonscrits du local, du régional et du national. Envisager l’échelle en tant que relation ouvre de nouvelles possibilités de négociation, de mobilisation, de partage des pouvoirs et de renforcement de la solidarité entre les divers acteurs de la souveraineté et les différentes institutions. Comme l’expliquent Iles et Montenegro de Wit (2015), l’incarnation de la souveraineté est relationnelle au sens où cette dernière émerge de la collaboration des peuples et des communautés qui travaillent vers des objectifs politiques communs.

En s’appuyant sur les théorisations des échelles provenant des travaux sur la souveraineté alimentaire, l’approche résurgente met de l’avant un concept d’échelle qui lui est propre en ce qu’il est axé sur la décolonisation et la perspective autochtone. L’attention se porte alors sur les espaces de proximité quotidiens dans lesquels les relations politiques et juridiques et les formes d’autorité autochtones sont revitalisées par les pratiques alimentaires. La politique de résurgence postule notamment que ces relations étroites et la revitalisation quotidienne de l’autorité, y compris l’autorité des parents non humains, sont co-constitutives de l’établissement de relations politiques, juridiques et économiques à plus grande échelle, tant à l’intérieur de chaque nation autochtone qu’entre elles. Ce type d’approche cadre difficilement avec les conceptions coloniales de l’autorité et leurs implications sur le plan territorial.

Comme l’illustre la chercheuse Leanne Simpson (Nishnaabeg) par le biais du récit de la Prophétie des sept feux (The Seven Fires Prophecy), la résurgence est ancrée dans les relations étroites avec la famille, le monde naturel et le monde spirituel, relations ensuite élargies aux réseaux plus vastes de parenté tels que les traités précoloniaux entre les nations autochtones et avec les nations animales et végétales (Simpson, 2008 et 2013). La chercheuse Sarah Hunt (Kwakwaka’wakw) ajoute que les plus grandes échelles de la résurgence, dans le cas présent le rétablissement de traités précoloniaux, sont co-constitutives de ses échelles de proximité, étant donné que les violences coloniales ont miné toutes les formes de relations de parenté au sein des communautés autochtones (Hunt, 2015). Aussi, aborder ces questions sous l’angle de la résurgence permet de faire ressortir jusqu’à quel point les spoliations coloniales capitalistes ont pénétré toutes les échelles sur le plan de l’espace et des relations. Vue sous cet angle, l’incarnation corporelle (embodiment) de la résurgence dépasse le fait de rapporter les effets localisés des politiques ou les disparités en santé résultant du passage d’une alimentation basée sur la chasse, la pêche et la cueillette à une autre basée sur les produits de consommation. Elle passe plutôt par l’analyse des façons dont la spoliation des modes d’alimentation autochtones constitue une attaque directe aux ontologies, aux réseaux de parenté, aux structures de gouvernance et à l’existence même des Autochtones sur les plans politique et juridique.

Il ne fait pas de doute que le rapport des spoliations doit, nécessairement, se concentrer sur les structures de violence qui ont dépossédé et qui continuent de déposséder le peuple anishinaabe de ses territoires de récolte et de pratiques alimentaires. Parmi ces violences, on retrouve un vaste projet colonial capitaliste de spoliation des terres par la légalisation et la matérialisation de juridictions coloniales, notamment la frontière canado-américaine qui traverse les territoires de récolte des Anishinaabe, et les limites contraignantes des provinces et des territoires des traités et des réserves, qui ne reflètent ni la mobilité politique ni les réseaux de parenté de la nation, et qui interfèrent avec les pratiques de récolte et de partage des aliments. Il faut de plus situer les spoliations des modes d’alimentation traditionnels des Anishinaabe dans le contexte plus large des pratiques génocidaires d’assimilation forcée mises en oeuvre par la Loi sur les Indiens, par exemple le système des pensionnats et l’interdiction des cérémonies et des rassemblements traditionnels. Ces politiques avaient pour objectif d’entraver la capacité des Anishinaabe à parcourir leurs terres et leurs eaux de récolte, et à s’engager dans les protocoles légaux qui sont centraux pour leurs pratiques alimentaires. Une analyse de genre permettrait de mettre au jour comment la croissance de l’économie coloniale a reconfiguré, à partir de la fin du xixe siècle, les rôles joués par les femmes autochtones dans les pratiques de récolte traditionnelles, en les reléguant progressivement au domaine domestique et à la tâche de reproduction sociale soutenant le travail sous-payé des hommes dans l’industrie du bois d’oeuvre. Parallèlement, les spoliations et les aliénations territoriales se sont accélérées en raison de la privatisation continue des terres anishinaabe pour accommoder l’arrivée de villégiateurs provenant des grands centres, ce qu’on pourrait désigner sous le nom de « colonisation de villégiature » (cottage colonization), et de la dégradation comme de la contamination de l’environnement causées par les industries d’extraction de matières premières.

De fait, la liste des spoliations des modes d’alimentation des Anishinaabe est longue lorsqu’on en remonte le fil à travers les multiples structures de pouvoir qui se superposent et se renforcent mutuellement. Toutefois, en portant exclusivement attention aux grandes échelles structurelles ou, à l’opposé, aux échelles locales, on risque de négliger les impacts intimes sur les ontologies et les vies politiques et juridiques autochtones ; ces interactions diffèrent pour chaque membre de la communauté, en fonction des intersectionnalités d’axes multiples comme l’âge et le genre (Hunt, 2015). Comme l’exprime Sara Geyshick, de la Première Nation de Seine River, les spoliations coloniales capitalistes ont eu des effets négatifs concrets sur la mobilité de certains membres au sein de leurs terres ancestrales : « Les gens sont aux prises avec des frontières imaginaires. Quand les jeunes ne sont pas familiers avec la région, parce qu’ils n’ont pas passé de temps à fréquenter le territoire, tout ce qu’ils voient, ce sont des panneaux qui indiquent qu’il est interdit de passer, propriété privée[7]. » De manière similaire, d’autres s’inquiètent de ce que certains membres internalisent, dans leurs modes de pensée et leurs manières d’interagir avec leurs parents non humains, une perspective d’économie de marché. Selon Gary Smith (Naicatchewenin), « les gens ne trappent plus le castor parce que sa valeur marchande est faible[8] ». Ces transformations d’ontologies et de relations avec les parents non humains forment un contraste frappant avec les modes de pensée qu’incarnent encore aujourd’hui de nombreux détenteurs du savoir. Par exemple, Ogimaagwanebiik (Nicickousemenecaning), matriarche de la famille Jones et chasseuse-trappeuse d’expérience, décrit la nourriture anishinaabe comme étant gigi-minigozimin, ce qui se traduit par « nos présents du Créateur » ; cela exprime que les aliments ne sont pas envisagés comme des ressources ou des commodités, mais plutôt comme des êtres vivants et des parents, lesquels sont sacrés pour les Anishinaabe[9]. Son petit-fils, Jason Jones, ajoute : « Nous ne concevons pas la nourriture comme un objet de consommation. Nous devons lui rendre honneur[10]. » Cette perspective met de l’avant l’autorité des parents non humains, auxquels est exposé et dont dépend le peuple anishinaabe.

Le capitalisme colonial a aussi eu de profondes incidences sur les relations qu’entretiennent entre eux les membres de la communauté. Je l’ai mentionné précédemment, l’autorité politique et juridique d’un ensemble de membres de la communauté – incluant les femmes, les aînés, les jeunes, les personnes queers, trans et bispirituelles, qui sont des détenteurs du savoir pour ce qui est de prendre soin de la terre et de l’eau – a historiquement été la cible des politiques du colonialisme de peuplement et du développement capitaliste. Comme l’ont exprimé certains aînés, la culmination des technologies du pouvoir colonial capitaliste a eu pour effet d’affaiblir les relations politiques et juridiques anishinaabe, par exemple celles entre les aînés et les jeunes, qui étaient autrefois renforcées par les pratiques quotidiennes de récolte et de partage d’aliments. Il est essentiel de reconnaître le rôle central de ces façons d’entrer en relation avec les parents humains et non humains, à des échelles multiples et interconnectées, lorsqu’on examine la manière dont la résurgence des modes d’alimentation autochtones s’inscrit dans les processus globaux de décolonisation et d’autodétermination. Dans l’optique de la résurgence, l’autodétermination ne s’entend pas au sens restreint de prérogatives et de droits octroyés par les autorités coloniales, mais renvoie plutôt aux espaces quotidiens dans lesquels les peuples autochtones régénèrent les relations de parenté et les formes d’autorité qui leur sont propres (Corntassel et Bryce, 2012).

Lorsque ces pratiques quotidiennes de résurgence concernent leur alimentation, certains membres de la communauté appartenant à la nation anishinaabe s’y réfèrent en utilisant l’expression « souveraineté alimentaire ». Celle-ci a d’abord été proposée par des parents situés de l’autre côté de la frontière géopolitique, dans ce qui s’appelle aujourd’hui l’État du Minnesota, aux États-Unis[11]. Par exemple, le White Earth Land Recovery Project (Projet de rétablissement des terres de White Earth) a lancé des initiatives de souveraineté alimentaire pour protéger les plantes et les semences indigènes, tels le riz et le maïs, contre les modifications génétiques et les contaminations toxiques provenant des industries agricoles et minières. Une conférence annuelle sur l’agriculture autochtone y est aussi organisée depuis 13 ans. Winona LaDuke, qui est activiste pour l’environnement et l’alimentation et membre de la nation White Earth, joue un rôle de leadership dans plusieurs de ces initiatives et fait une utilisation stratégique de la souveraineté alimentaire pour mobiliser les membres de la communauté et les alliés non autochtones (First Voices Indigenous Radio, 2006).

Progressivement, le vocabulaire de la souveraineté alimentaire a pénétré le territoire du Traité no 3 ; l’organisme gouvernemental régional qui le régit, le Grand Conseil du Traité no 3, y a notamment eu recours pour instaurer une initiative en santé faisant ressortir les liens qui existent entre l’augmentation de l’incidence du diabète et la spoliation et la contamination des terres et des eaux anishinaabe par les industries minières et du bois d’oeuvre. D’autres initiatives lancées par les membres de la communauté, comme le Indigenous Food Sovereignty Summit (Sommet sur la souveraineté alimentaire des Autochtones) qui s’est tenu à l’été 2016, couvrent un éventail de sujets : les menaces aux modes d’alimentation anishinaabe, l’alimentation sous l’angle de l’anishinaabemowin, le rôle central de la chasse et des festins traditionnels dans la gouvernance anishinaabe, l’importance de protéger et de partager les semences indigènes, les relations entre la nourriture et l’eau, et le rôle politique des aînés et des femmes dans les pratiques alimentaires. Toutefois, ces groupes de travail, ces initiatives et ces rencontres annuelles ne constituent qu’une infime partie des pratiques quotidiennes qui protègent et revitalisent les modes d’alimentation des Anishinaabe. De plus, le concept de souveraineté alimentaire n’est pas nécessairement utilisé par tous les membres de la nation qui contribuent à la régénération des pratiques alimentaires et à la protection des terres et des eaux ancestrales ; en outre, ceux qui l’utilisent ne l’appliquent pas à tous les contextes. Comme le rapporte Sherri Kabatay de la Première Nation de Seine River,

[l]e mot souveraineté vient de quelque part. Alors ce concept provient de cette source (euro-occidentale), de cette époque et de ce lieu. Le mot lui-même contient toutes ces conceptions et les perspectives qui leur sont associées. Quand on y pense, qu’arrive-t-il lorsqu’on commence à concevoir tout dans la perspective de ce mot[12] ?

Ainsi que l’ont avancé certains chercheurs, plusieurs communautés qui n’utilisent pas explicitement le vocabulaire de la souveraineté alimentaire font néanmoins appel à des stratégies qui s’accordent avec cette approche (Desmarais et Wittman, 2014 ; Gupta, 2015). En travaillant avec ces communautés – et en particulier lorsque les chercheurs ne font pas partie de ces dernières, ce qui est mon cas –, on doit prendre garde de ne pas aborder et intégrer ces stratégies uniquement dans le cadre de la souveraineté alimentaire. Il faut plutôt mobiliser explicitement les membres de la communauté à s’exprimer sur l’utilité du discours sur la souveraineté alimentaire, ce qui ne peut se faire qu’en tenant compte des critiques telles que celles soulevées par Sherri Kabatay. Sans leur mobilisation, les efforts pour unir les stratégies ancrées dans la communauté avec l’activisme et les discours sur la souveraineté alimentaire seront ineffectifs et inappropriés. Par exemple, LaDuke, que nous avons mentionnée précédemment, fait une utilisation stratégique de la souveraineté alimentaire en situant les pratiques alimentaires basées sur la terre et sur l’eau dans le cadre plus large du concept anishinaabe de mino bimaadiziwin, qu’elle définit comme étant une « renaissance continue » de l’autorité et de l’autonomie anishinaabe (LaDuke, 1999 : 4 ; Simpson, 2013). De manière similaire, Ogimaagwanebiik indique : « Pour moi, mino bimaadiziwin, c’est mener la bonne vie. C’est s’entraider et respecter la création du Créateur, le respect mutuel. C’est le partage [de nos aliments traditionnels]. Je pense que c’est aussi être reconnaissant. » (Ogimaagwanebiik, 2013) Faire le relevé de ces principes politiques et juridiques tels qu’ils s’expriment dans les ontologies et la langue elle-même permet de souligner l’importance pour l’autodétermination autochtone de vivre et d’agir selon ses responsabilités et obligations relationnelles ; ces principes ne devraient pas être subordonnés aux paramètres oppressifs des autorités et des juridictions coloniales (Simpson, 2013 ; Gupta, 2015 ; Kamal et al., 2015). C’est pourquoi je m’intéresse dans ce qui suit aux pratiques de résurgence au quotidien qui donnent vie et soutiennent activement le mino bimaadiziwin sur le territoire anishinaabe.

La résurgence au quotidien sur le territoire anishinaabe

Comme je l’ai proposé dans la section précédente, la résurgence est solidement enracinée dans les actes de résistance contre les mécanismes imbriqués du colonialisme de peuplement et du capitalisme néolibéral ; ces actes incluent les luttes autochtones de tous les jours pour protéger les territoires de chasse, de pêche et de cueillette. Le barrage routier établi en 2002 et maintenu pendant dix ans par la Première Nation de Grassy Narrows dans sa lutte contre les coupes à blanc de la filière britannique de la papetière AbitibiBowater est un exemple d’acte de résistance nécessaire contre l’industrie extractive afin de maintenir les activités locales de chasse, de trappe, de pêche et de cueillette. De la même manière, lorsque des Anishinaabe vont à la chasse au chevreuil, ils ne font pas que prendre part à la revitalisation des modes alimentaires traditionnels locaux : ils naviguent à travers les compétences du gouvernement colonial tout en y résistant. Pour cette raison, je tourne maintenant mon attention vers les formes de résistance qu’incarne le peuple anishinaabe dans sa volonté de protéger les terres et les eaux qui lui permettent de maintenir ses pratiques alimentaires.

Résistance

Comme le propose le chercheur Glen Coulthard (Dene), la résistance autochtone est le plus souvent présentée par les médias et le discours public comme étant soit légitime, soit illégitime (Coulthard, 2014). Les formes de résistance dites « légitimes » sont les négociations formelles entre les acteurs de l’État et les dirigeants autochtones, parfois accompagnées d’actes symboliques de protestation pacifique et respectueuse de la primauté du droit canadien. Ces formes de résistance touchent essentiellement, selon Coulthard, aux revendications territoriales, aux ententes d’autonomie gouvernementale, aux initiatives de développement économique et aux accords de traités qui sont négociés par les voies politiques et juridiques officielles de l’État. Pour plusieurs Autochtones, ces voies politiques constituent toutefois des formes de soumission au système colonial, les ordres politiques et juridiques autochtones y étant relégués à des rôles subalternes par un système extérieur (Coulthard, 2014 ; A. Simpson, 2014). Les formes de résistance dites « illégitimes » sont davantage en accord avec le droit autochtone, et respectent ses responsabilités et imputabilités politiques envers les relations de parenté. Elles s’incarnent dans des actions directes qui ont pour objectif d’influencer le pouvoir de manière plus revendicatrice, par exemple le blocage routier mis en place par la Première Nation de Grassy Narrows. Bien que Coulthard soutienne que les formes dites illégitimes soient plus propices à la mise en oeuvre de politiques d’émancipation transformatrices, il reconnaît du même souffle que les discussions avec les acteurs du colonialisme de peuplement et de l’industrie capitaliste ne peuvent pas être complètement éliminées puisque ces derniers continuent d’interférer avec l’autonomie des Autochtones et leurs relations fondées sur la terre et sur l’eau.

La définition de la résistance proposée par Coulthard est utile pour comprendre les innombrables stratégies auxquelles ont recours les Anishinaabe au quotidien ; certaines de ces stratégies sont davantage conformes à ce que les médias et le discours public considèrent comme des moyens légitimes. Notamment, plusieurs membres de la communauté investissent un temps et une énergie considérables à négocier avec l’État canadien par l’entremise de l’organisme politique du Grand Conseil du Traité no 3. Par exemple, le Grand Conseil a établi le Trapper Steering Committee (Comité de direction des trappeurs) en 2005 ; à cette époque, il était composé de 18 aînés, trappeurs et chefs provenant du territoire du Traité no 3. Ce comité de direction était le résultat de plusieurs années de négociations entre les représentants du Traité no 3, la province de l’Ontario (et en particulier le ministère des Richesses naturelles, ou MRN), et Affaires autochtones et Développement du Nord Canada[13]. Au coeur des négociations se trouvaient les revendications des Anishinaabe selon lesquelles les questions de trappe devraient relever de l’autodétermination et, par conséquent, être sous le contrôle administratif du Grand Conseil du Traité no 3 tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des réserves, plutôt que sous l’autorité du MRN (Traité no 3, 2015). L’entente finale stipule que le MRN continue d’administrer les activités de trappage allochtones, tandis que le Grand Conseil s’occupe dorénavant de celles des Autochtones sur le territoire du Traité no 3. L’entente prévoit également que les trappeurs autochtones seront autonomes dans la gestion de leurs lignes de trappe plutôt que d’être soumis au système de quotas du MRN.

Bien que plusieurs trappeurs anishinaabe admettent que cette entente a fait une différence dans leur vie de tous les jours grâce au retrait du système de quotas du MRN, ils indiquent toutefois être encore soumis au pouvoir disciplinaire de l’État. L’un d’eux, David Lindsay, membre de la communauté du Traité no 3 et officier pour la chasse et la pêche du Grand Conseil du Traité no 3, se dit préoccupé par la longue liste de problèmes de bureaucratie et de financement auxquels le Grand Conseil continue de se heurter. Depuis 2005, le manque de financement par le gouvernement a en effet réduit la taille du Comité de direction des trappeurs : des 18 membres que comptait le Comité à l’origine, il n’en reste plus que six, qui se réunissent rarement pour des discussions en personne. Lindsay ajoute que le fait que l’entente ait été conclue sur une base renouvelable épuise les ressources et le financement du Grand Conseil. À l’origine, l’entente devait être renouvelée tous les cinq ans, mais le leadership néolibéral conservateur du gouvernement du Canada a fait diminuer cette période à aussi peu qu’un an, avec pour résultat que le Grand Conseil doit consacrer une partie importante de ses ressources aux négociations en continu[14].

Qui plus est, l’entente ne fait que délimiter l’administration au jour le jour des activités de trappage, sans résoudre le problème de la perspective colonialiste de l’entente du Traité no 3 et du territoire anishinaabe. Il n’y est pas question du fait que la nation anishinaabe, ses terres et ses eaux continuent de subir des spoliations coloniales capitalistes, y compris par l’existence même du Grand Conseil, qui est un organisme d’administration coloniale. Par exemple, des trappeurs m’ont fait part du fait que leur autonomie est toujours menacée par les propriétaires de chalets non autochtones, les braconniers et les coupes à blanc des entreprises forestières qui empiètent sur leurs terres. « Des entreprises forestières viennent encore bûcher sur nos lignes de trappe sans notre accord[15] », indique Lindsay. Ogimaagwanebiik vient appuyer cette affirmation lorsqu’elle évoque la difficulté des représentants du MRN et de l’industrie extractive à établir des relations respectueuses avec les trappeurs :

Nous [le Comité de direction des trappeurs] travaillons bien ensemble, et nous travaillons fort. Mais on ne nous écoute pas. Nous nous adressons à des bureaucrates à Ottawa qui ne comprennent pas l’importance pour des personnes comme moi de maintenir leurs lignes de trappe. En ce moment, nous tentons d’établir une entente d’une durée de cinq ans. Mais à quoi me sert ma ligne de trappe si elle continue d’être bûchée à blanc par l’industrie du bois d’oeuvre[16] ?

Il ne fait pas de doute que le Comité de direction des trappeurs a réussi à mettre de l’avant le leadership des aînés et des trappeurs ; toutefois, ce leadership, et avec lui l’autodétermination entière de la nation anishinaabe, est encore pieds et poings liés dans les institutions et les compétences légales du gouvernement colonial. Par exemple, même si les Anishinaabe peuvent demander une autorisation pour chasser et pêcher sur le territoire couvert par un autre traité, il n’en est pas de même pour les terres de la Couronne, les territoires non cédés, et leurs territoires traditionnels de chasse, de pêche et de cueillette qui se trouvent actuellement à l’intérieur des frontières géopolitiques des États-Unis, puisqu’ils sont encore soumis à des restrictions de compétences. De plus, on s’attend à ce que les Anishinaabe demandent des permissions aux autorités coloniales du gouvernement, plutôt que d’avoir recours à leur propre système de gouvernance territoriale, qui s’appuie sur les réseaux de relations de parenté et sur leurs processus politiques de consensus et de prise de décisions. De fait, lorsqu’il est question de prendre soin de la terre et de l’eau, les différents rôles que jouent les femmes n’entrent jamais en ligne de compte dans les négociations avec les gouvernements coloniaux. Ces autorités anishinaabe sont écartées d’emblée par l’État, avec pour résultat que la gouvernance des terres et des eaux est envisagée uniquement dans la perspective des compétences coloniales qui respectent la primauté du droit canadien. Comme l’exprime Sherri Kabatay, le potentiel émancipateur d’une telle approche d’inclusion est limité : « Quand on essaie d’intégrer les ordres politiques anishinaabe dans ce système, on peut s’imaginer qu’on tente de les raviver. Sur un plan superficiel, oui, mais la substance n’y est pas[17]. »

Dans plusieurs cas, des membres de la communauté ont tenté de protéger leurs territoires de chasse, de pêche et de cueillette en ayant recours à des stratégies ne relevant pas de l’organisation gouvernementale du Traité no 3. Iris et Steve Jourdain, de la Première Nation du Lac La Croix, racontent par exemple comment des membres de leur communauté ont décidé d’incarner une politique du refus en revendiquant leurs territoires de pêche qui sont aujourd’hui divisés par la frontière canado-américaine (A. Simpson, 2014). Steve indique que la frontière pose des défis géopolitiques aux membres de la communauté qui souhaitent pratiquer la pêche sur les plans d’eau locaux, étant donné qu’ils sont soumis aux compétences coloniales du Canada et des États-Unis : « Nous ne sommes pas touchés par la loi canadienne, alors que nous le sommes par celle des États-Unis. » Iris renchérit en ajoutant :

Le lac est séparé en plein milieu : d’un côté, les États-Unis ; de l’autre, le Canada. C’est une ligne imaginaire, et parfois des gens la franchissent, souvent sans faire exprès, parce qu’il s’agit d’un territoire de pêche traditionnel que notre peuple utilise depuis des générations[18].

Comme le relate le couple Jourdain, des confrontations violentes avec les autorités américaines ont eu lieu à l’occasion de ces passages au-delà de la frontière, et leurs effets continuent de se faire sentir :

Les autorités américaines ont mis en place des navires de patrouille. Il y a eu des affrontements armés dans les années 1970 et 1980 entre les Premières Nations et les autorités américaines. Elles ont été jusqu’à la Maison-Blanche pour mettre fin au conflit. La patrouille frontalière des États-Unis a pourchassé des membres de la communauté jusque sur les eaux de la réserve… L’argument que nous avons mis de l’avant à Washington, c’est que nos territoires de récolte traditionnels traversaient la frontière, mais ils n’ont pas voulu nous laisser la traverser. Ils n’ont pas cédé là-dessus. Mais ils nous ont laissé le droit de traverser après la saison de pêche. Maintenant, ils font voler des drones au-dessus de nous. Nous sommes 250 ici. Et ils vont envoyer des navires de patrouille ici juste pour nous ? Ils s’imaginent qu’ils jouent aux cowboys et aux Indiens. Mais les gens ici ont décidé de s’opposer et nous avons refusé de nous rendre en cour quand on nous a accusés. C’est notre territoire ancestral. Nous n’avons jamais reconnu la frontière. Nous allons sur le lac en toutes saisons. À l’automne, le doré jaune est de ce côté-là du lac. On ne pouvait pas être d’accord : pour être un bon pourvoyeur, il faut aller là où le poisson se trouve[19]. (Je souligne.)

Cet épisode de résistance, qui s’ajoute à des formes prétendument plus légitimes de protestation, est crucial. Le peuple anishinaabe, comme plusieurs autres peuples en Amérique du Nord, continue de négocier avec les gouvernements coloniaux, les grandes industries, et directement avec les colons (par exemple, les propriétaires de chalet). De fait, plusieurs détenteurs du savoir que j’ai interviewés accueillent favorablement ce processus de négociation lorsqu’il se fait sur des bases équitables, respectueuses et réciproques. La situation devient toutefois beaucoup plus complexe lorsque l’intégrité territoriale est menacée non par un seul propriétaire de chalet, mais par une arrivée massive de villégiateurs, ou lorsqu’on passe de négociations avec de petites entreprises (à l’exemple des pourvoiries de pêche établies sur le territoire du Traité no 3, avec lesquelles les membres de la communauté ont pu développer des relations respectueuses) à des problèmes structurels avec les autorités coloniales et l’industrie capitaliste : le déséquilibre des pouvoirs et les objectifs ultimes des acteurs extérieurs présentent des variations trop importantes. En dépit de ces variations, l’exemple du Lac La Croix souligne l’importance pour les Anishinaabe d’avoir recours à un ensemble de tactiques de résistance dans leurs efforts pour rétablir leurs droits inhérents de récolter et de partager des aliments, et pour assumer leurs responsabilités envers leurs terres et leurs eaux. L’affrontement direct dont faisaient état Steve et Iris confirme le fait que, pour plusieurs Anishinaabe, les responsabilités traditionnelles sont au-dessus de toute forme d’autorité extérieure, y compris celle dont relèvent les démarches délibératives qu’ils devraient poursuivre par les voies de l’État.

Néanmoins, toutes ces formes de résistance, qu’elles se déroulent à l’intérieur ou à l’extérieur du cadre des organismes coloniaux du gouvernement, ne pourraient exister si les Anishinaabe n’étaient pas profondément ancrés dans les ordres politiques et les lois de leur nation. Des membres de la communauté qui travaillent parfois simultanément à l’intérieur et à l’extérieur des voies politiques et juridiques de l’État ont indiqué que leur engagement à résister à la violence coloniale capitaliste et à assumer leurs responsabilités envers leurs parents humains et non humains a été renforcé en partie à travers les traditions alimentaires. C’est pour cette raison que plusieurs d’entre eux se montrent inquiets de la disparition des pratiques alimentaires fondées sur la terre et sur l’eau, comme l’indique Kabatay :

Si on ne peut même pas aller s’asseoir sur la terre pour une heure, comment est-on censé trouver la motivation pour la protéger ? C’est mon opinion. Si on n’a pas cette connexion, on ne se battra pas pour elle […]. Il faut accepter son esprit. Il faut voir le monde à travers cette spiritualité. C’est le changement qui est nécessaire. Il faut vraiment enseigner aux jeunes à se reconnaître à travers les modes de pensée des Anishinaabe. Il faut qu’il y ait une résurgence de tout ça[20].

De fait, ces responsabilités envers les parents ne sont pas exclusivement renforcées par les pratiques alimentaires fondées sur la terre et sur l’eau. Elles sont aussi apprises, transmises et revitalisées grâce à l’anishinaabemowin, aux récits, aux cérémonies, à l’art, etc. Ces pratiques ne sont pas mutuellement exclusives : la résurgence de l’alimentation traditionnelle est toujours portée par un entrecroisement de traditions culturelles exigeant toutes une pratique vécue qui s’appuie sur les ordres politiques et juridiques maintenus et collectivisés en dépit de générations entières soumises à la violence coloniale capitaliste (Simpson, 2013). C’est pourquoi, même si la récolte et le partage des aliments ne font pas nécessairement partie de la résurgence incarnée au jour le jour par chaque membre de la communauté, ces aspects de la résurgence, ainsi que tous les autres ayant trait aux modes de vie traditionnels des Anishinaabe, sont nécessaires à l’autodétermination de la nation, au mino bimaadiziwin. Ainsi, dans la section qui suit, je m’intéresse aux actes de résurgence quotidiens qui se déroulent sur le territoire anishinaabe.

Résurgence

Comme je l’ai mentionné précédemment, le système de clans est au coeur du quotidien politique et juridique des Anishinaabe, puisqu’il a autrefois joué un rôle central dans l’établissement de leurs réseaux de relations de parenté et dans leurs prises de décisions politiques. Al Hunter, chasseur et pêcheur d’expérience de la Première Nation Rainy River, raconte comment les femmes ont assumé le leadership dans le système de clans grâce à leur rôle de « mères de clan », ou ogiichitakwe, qui se traduit par « celles sur qui repose la paix » ou « les leaders, protectrices et porteuses du savoir[21] ». Une fois les décisions prises par les ogiichitakwe, elles étaient souvent communiquées aux autres communautés et nations par les hommes.

Ainsi que le relate Sherri Kabatay, plusieurs Anishinaabe qui habitent sur le territoire du Traité no 3 ont perdu la mémoire de leur clan en raison des violences coloniales subies sur plusieurs générations[22]. Dans les années 1970, et à nouveau dans les années 1980, des membres de la communauté ont tenté de revitaliser le système de clans ; le processus s’est toutefois avéré très difficile, parce que plusieurs membres ne connaissaient plus leurs affiliations. La mise en oeuvre d’un système de gouvernance basé sur les clans a posé plusieurs défis du fait qu’il devait s’implanter à l’intérieur du système colonial du conseil de bande.

De cette expérience a découlé la décision de consacrer le temps et l’énergie nécessaires pour revitaliser les relations de parenté qui constituent les ordres politiques des Anishinaabe, et en particulier celles qui ont été les plus affectées par les interventions coloniales capitalistes, notamment les relations avec les parents non humains, les relations de mentorat entre les jeunes, les adultes et les aînés, les relations avec les femmes, et les relations politiques et économiques qui dépassent le cadre des réserves et du territoire du Traité.

La résurgence de ces relations de parenté a pris différentes formes au quotidien dans les communautés anishinaabe, mais les pratiques de récolte et de partage d’aliments ont joué un rôle capital dans les processus globaux de décolonisation et d’autodétermination. Par exemple, depuis une vingtaine d’années, des membres de la communauté ont revitalisé la récolte d’automne, un rassemblement qui existait à l’époque précoloniale et durant lequel les Anishinaabe préparaient, transformaient, échangeaient et donnaient des aliments avant le long et rigoureux hiver. La récolte d’automne se tient aujourd’hui sur trois jours. Son objectif principal est toujours la revitalisation des relations de parenté à travers le territoire anishinaabe (et au-delà, étant donné que d’autres peuples autochtones y participent), mais le rassemblement est également axé sur la reconstruction de relations de mentorat entre les jeunes et les détenteurs du savoir que sont les aînés. Ainsi, la récolte d’automne crée un espace où les jeunes Anishinaabe peuvent apprendre la transformation et la préparation des aliments par l’entremise de leaders de la communauté, selon l’autorité politique et juridique de ces derniers qui vise avant tout à prendre soin des terres et des eaux, à récolter et à partager la nourriture. Les rôles de leadership à cette occasion sont surtout tenus par des femmes et des aînés, tant dans la direction des protocoles d’ouverture et de fermeture que dans l’enseignement tout au long de la récolte. Comme le signale Gary Smith : « Nous devons faire en sorte d’entourer nos enfants avec les femmes de la communauté, c’est comme ça qu’ils peuvent apprendre les enseignements[23]. » Mais pour plusieurs membres, dont Sherri Kabatay, il faudrait en faire beaucoup plus pour revitaliser durablement les relations de parenté et faire en sorte qu’elles traversent tous les aspects de la vie communautaire : « La récolte d’automne, pour quelques-uns de ces enfants, ces trois jours, ou une journée, ou quatre ou cinq heures, c’est la seule connexion qu’ils ont. Nous avons vraiment besoin de réelle connexion[24]. »

De fait, un peu partout sur le territoire anishinaabe, les détenteurs du savoir essaient de revitaliser ces relations de parenté au quotidien et à plusieurs échelles, que ce soit à l’occasion de rassemblements communautaires comme la récolte d’automne ou encore de sorties familiales sur le territoire de chasse, de pêche et de cueillette. Ces activités sont autant de façons de rejeter les notions eurocentriques de la famille nucléaire et des frontières territoriales coloniales, en particulier parce qu’elles permettent de pallier l’absence de mentorat dans les différents foyers ou au sein d’une seule réserve. La famille Jones de Nicickousemenecaning, par exemple, assume un rôle de mentorat par la reconstruction de relations entre les communautés des réserves, et au-delà des limites du Traité et de la frontière canadienne. Dennis Jones est à la tête d’un camp d’été annuel pour les jeunes qui se tient sur le territoire de récolte de sa famille. Sa mère et ses frères et soeurs ont commencé à mettre sur pied des ateliers de trappage pour les Anishinaabe ; ces ateliers sont également ouverts aux peuples autochtones avec lesquels ils ont pu tisser des relations, que ce soit sur d’autres territoires du Traité ou dans l’État du Minnesota. En février 2014, par exemple, la famille a organisé un atelier de trappage dans le cadre d’un programme d’immersion en anishinaabemowin. Au cours du week-end, les adultes ont ainsi pu apprendre tous les aspects du trappage, y compris la transformation et la préparation des prises dans le respect des lois anishinaabe. Ogimaagwanebiik, qui dirigeait l’atelier, a pu constater que plusieurs des personnes qui y participaient n’avaient pas de mentor au sein de leur famille, en raison soit de l’oubli des pratiques alimentaires, de rupture dans les relations familiales, ou encore de la perte des terres et des eaux de récolte. Jason Jones indique avoir vécu et été témoin de la revitalisation de ces relations de parenté qui sortent du cadre des frontières coloniales :

Même si nous sommes séparés en différentes communautés, nous pouvons partager. J’ai remarqué ça cet été avec le riz sauvage. Depuis trois ans, il n’y en a pas autant ici qu’il y en avait avant. Mais plus au nord, ils en ont beaucoup. Ils nous ont dit : « Venez ici ramasser du riz sauvage. » Ils ont encore cette mentalité de partage. Malgré les pensionnats, ils l’ont encore. Je me suis dit que c’était quelque chose de très puissant, comme ils ne me connaissent pas et que je ne les connais pas non plus. Je me suis senti fier que cette mentalité de respect et de partage existe encore[25].

La récolte d’automne et l’atelier de trappage permettent aux Anishinaabe de se resituer non seulement dans leurs longues relations avec leurs parents humains, mais également avec leurs parents non humains. Ils renouent notamment avec des lieux, des terres et des eaux qui sont marqués tant par l’autorité anishinaabe que par les violences coloniales capitalistes. Par exemple, la récolte d’automne permet de réinvestir le site où les ancêtres se réunissaient pour cette même activité, mais ce site est aussi le lieu des violences coloniales du pensionnat St. Margaret’s, qu’ont fréquenté plusieurs aînés de 1906 à 1974. Dans le même esprit, des membres de la communauté de la Première Nation de Rainy River ont réinvesti une île sur laquelle habitaient leurs ancêtres avant d’être déportés et enfermés sur les territoires des réserves à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. Aujourd’hui, cette île abrite trois refuges communautaires pouvant être utilisés toute l’année pour des activités de chasse, de pêche, de récolte et de cueillette.

À une échelle plus personnelle, des détenteurs du savoir ont indiqué avoir pu apprendre, grâce à leurs parents non humains, les lois anishinaabe, les socioécologies locales, et les bienfaits pour la santé de la faune et de la flore locales. Plusieurs, dont Ogimaagwanebiik, ont souligné le fait que cela est possible grâce à l’observation attentive et à l’apprentissage expérientiel, ce que certains appellent une pédagogie centrée sur les rapports à la terre (L. Simpson, 2014 ; Wildcat et al., 2014) :

Elle [grand-mère] m’a amenée là où habite le castor, à l’étang et au lac. Elle a dit : « Viens ici et observe comment les castors construisent leur hutte. » Et j’ai observé. Ils ont été chercher des branches dans les buissons, ils ont abattu un arbre et en ont grugé l’écorce… Et après ils sont redescendus, ils ont plongé dans l’eau, puis sont remontés avec une plante qu’ils ont mangée. Grand-mère a dit que c’est ce que mange le castor, c’est ce qu’il utilise pour faire un remède quand on est malade. Alors quand on mange un castor, on se guérit[26].

Comme le mentionne Sherri Kabatay, ces relations personnelles permettent de cultiver la reconnaissance, le respect et la réciprocité avec les parents non humains, qui sont aussi des parents de souveraineté :

Quand je pense à l’alimentation et à la souveraineté, ces deux choses ne sont pas reliées. Parce qu’on ne peut pas vraiment dire qu’on est souverain de son alimentation. Ce sont les plantes et les animaux qui nous prennent en pitié. Notre vie dépend d’eux. Je ne peux pas dire que ma souveraineté est plus importante que celle des animaux… Donc pour que moi je puisse vivre, je dois demander aux plantes et aux animaux de m’aider à vivre[27].

Conclusion

Dans cet article, je n’ai présenté qu’un survol des différentes spoliations coloniales capitalistes des terres, des eaux et des pratiques d’alimentation traditionnelles autochtones, avec l’intention de donner la place principale aux politiques de résistance et de résurgence qui s’actualisent tous les jours sur le territoire anishinaabe. Il reste toutefois beaucoup d’espace pour analyser, dans la continuité de travaux comme ceux de Grey et Patel (2015), les manières par lesquelles les peuples autochtones sont encore dépossédés de leurs terres et de leurs eaux de récolte, que ce soit par privation directe, ou par la contamination et la dégradation environnementales. Compte tenu de la vitesse et de l’échelle auxquelles les projets d’extraction capitalistes se développent dans les contextes de colonialisme de peuplement que sont le Canada et les États-Unis, il est essentiel d’attirer davantage l’attention sur les impacts qu’ont les activités minières, les barrages hydroélectriques, la fracturation hydraulique et les pipelines de pétrole brut ou raffiné sur les modes d’alimentation autochtones. De telles analyses devraient, selon moi, remettre en question la légitimité du cadre légal qui permet aux gouvernements coloniaux et à l’industrie capitaliste de spolier les peuples autochtones de leurs territoires de chasse, de pêche et de cueillette (Hall, 2013 ; Preston, 2013 ; Hoogeveen, 2015 ; Pasternak, 2014 et 2015). De plus, la problématique de l’extraction de ressources, compte tenu de la contamination de l’eau et des effets qui en découlent sur les modes d’alimentation autochtones, demeure un champ d’analyse de première importance puisque l’augmentation des taux de mercure affecte les espèces marines et d’eau douce, les plantes et les animaux terrestres qui sont à la base de l’alimentation des Autochtones. Le premier aspect à considérer doit être celui des écologies interdépendantes des plans d’eau locaux : leur protection ainsi que celle des parents animaux et plantes doit primer lorsqu’on examine les modes d’interaction des différentes communautés et nations autochtones entre elles, et avec les communautés de colons qui les entourent.

Même si j’ai plaidé pour un examen attentif des différentes autorités politiques et juridiques qui agissent, au sein des nations, des clans et des communautés autochtones, pour la revitalisation et la perpétuation des modes d’alimentation autochtones, mon analyse est toutefois limitée. Je n’ai pu présenter qu’une ébauche du nombre et de la diversité des autorités de la souveraineté dans les communautés autochtones, en particulier celles qui ont été systématiquement exclues des espaces gouvernementaux et juridiques coloniaux, et même, parfois, d’importants mouvements sociaux. Je souhaite toutefois que ce travail en appelle d’autres qui donneront une place centrale aux femmes, aux jeunes, aux aînés, aux personnes queers, trans et bispirituelles des communautés autochtones, car ces autorités de la souveraineté sont essentielles lorsqu’il est question du soin des terres et des eaux de récolte, et de la régénération des modes d’alimentation autochtones. Toute discussion sur la souveraineté alimentaire et l’autodétermination qui ne tiendrait pas compte des ordres politiques et juridiques qu’incarnent ces personnes en raison de leurs connaissances et de leur expérience serait nécessairement incomplète. Compte tenu de l’émergence du dialogue interdisciplinaire entre la recherche en souveraineté alimentaire et les études autochtones, les discussions actuelles sur la souveraineté alimentaire des Premières Nations pourraient bénéficier des nombreuses recherches critiques sur la résurgence et l’autodétermination autochtones menées par les scientifiques féministes et queers de ces communautés (Simpson, 2013 ; A. Simpson, 2014 et 2015 ; Hunt et Holmes, 2015 ; Hunt, 2015). J’espère que de telles discussions génèrent des travaux critiques et réciproques qui analysent comment la revitalisation des pratiques d’alimentation traditionnelles permet de rejeter et de fracturer l’hétéropatriarcat du colonialisme de peuplement.

Les incarnations quotidiennes de la résistance et de la résurgence qui s’actualisent sur le territoire anishinaabe nous font entrevoir l’incompatibilité des modes d’alimentation autochtones avec les limites territoriales coloniales. Cela permet d’envisager le problème sous de nouveaux angles : comment les économies alternatives de la récolte, du partage et du don d’aliments rompent-elles avec les constructions coloniales de l’espace et des frontières, y compris l’opposition binaire entre rural et urbain, en même temps qu’elles incarnent des choix pour remplacer l’économie capitaliste ? Et comment opèrent-elles dans les villes, compte tenu du nombre croissant d’Autochtones vivant en milieux urbains en Amérique du Nord, et du fait que d’importantes zones métropolitaines occupent des territoires autochtones ? Quelles sont les expériences particulières de spoliations qui se produisent en contextes urbains, et comment les Autochtones d’un grand nombre de nations différentes interagissent-ils entre eux ? Comment composent-ils avec les lois autochtones des terres sur lesquelles ils habitent dans ces contextes ?

La contestation des souverainetés entre les peuples autochtones et les acteurs coloniaux du secteur de l’alimentation demeure également un champ de recherche primordial (Desmarais et Wittman, 2014). En prenant pour fondement la littérature sur les dynamiques internes de la souveraineté et la notion de souveraineté relationnelle, on doit se demander quels points de contact amènent les peuples autochtones et les acteurs non autochtones-coloniaux du secteur de l’alimentation à dialoguer, à négocier et à développer une solidarité (Patel, 2009 ; Schiavoni, 2015). De manière encore plus essentielle, il faut examiner comment ces points de contact et ces affinités sont rendus plus complexes par l’asymétrie des pouvoirs qui marque les relations entre colons et Autochtones en Amérique du Nord, et dans les autres contextes de colonialisme de peuplement dans le monde. Comment des allochtones activistes de l’alimentation peuvent-ils nuire, malgré de bonnes intentions, aux efforts d’autodétermination et de revendication des terres ? Quelles formes pourraient prendre au quotidien les pratiques de responsabilité et d’imputabilité des acteurs de l’industrie alimentaire coloniale qui vivent et travaillent sur des territoires autochtones contestés et occupés ? Est-il possible, pour établir de telles relations d’imputabilité et de solidarité, de composer avec la logique de la suprématie blanche tout en refusant d’examiner le problème de la fragilité blanche et de réévaluer la catégorie de colon ? Par exemple, comment des formes radicales de solidarité peuvent-elles s’établir entre les communautés autochtones et les autres communautés racisées dans les contextes de colonialisme de peuplement, afin de résister à la suprématie blanche et à différentes formes de spoliations qui se chevauchent et s’enchevêtrent à travers les espaces dans la production alimentaire coloniale capitaliste ?

Enfin, par quels moyens l’activisme et la recherche sur la souveraineté alimentaire peuvent-ils être plus responsables envers le droit autochtone et les ordres politiques qui sont de plus en plus mis de l’avant dans les analyses des modes d’alimentation autochtones ? Que feront le mouvement, ses partisans, ses lobbyistes et ses activistes pour être imputables envers les mouvements autochtones pour la décolonisation et l’autodétermination ? Comme je l’ai signalé dans cet article, les peuples autochtones travaillent tous les jours pour incarner leurs responsabilités envers leurs parents. Or, pour être efficace, une telle politique de terrain au quotidien doit être reconnue et respectée par les gouvernements, lesquels doivent s’engager à agir en accord avec les ordres politiques et juridiques autochtones qui régissent les terres et les eaux dont dépendent tant de gens.