Résumés
Résumé
Cet article s’intéresse à la polémique portant sur le « mensonge » dont a été accusé le gouvernement français à propos de l’utilité des masques sanitaires au début de la crise pandémique. L’étude s’appuie sur deux approches complémentaires. La première consiste en une analyse diachronique des interventions publiques des autorités exprimées au cours des mois de mars et avril 2020. La seconde approche consiste à relever et à analyser les réactions suscitées par la ligne discursive changeante du gouvernement. Cette double enquête, fondée sur une revue de presse et sur l’analyse d’un corpus de 1239 témoignages de citoyens ordinaires recueillis au cours du premier confinement, amène à considérer la notion d’agencement technico-discursif pour rendre compte d’une articulation changeante entre discours, ressources matérielles disponibles (masques) et connaissances scientifiques.
Mots-clés :
- COVID,
- controverse,
- mensonge,
- crise,
- discours,
- gouvernement,
- masques
Abstract
This article examines the controversy surrounding the French government’s alleged “lie” about the usefulness of sanitary masks at the beginning of the pandemic crisis. The study rests on two complementary approaches. The first is a diachronic analysis of the authorities’ public interventions in March and April 2020. The second approach consists in identifying and analyzing the reactions to the government’s changing discursive line. This double investigation, based on a press review and on the analysis of a corpus of 1239 testimonies of ordinary citizens collected during the first containment, leads us to consider the notion of technical-discursive agency to account for a changing articulation between discourse, available material resources (masks) and scientific knowledge.
Keywords:
- COVID,
- controversy,
- lie,
- crisis,
- discourse,
- government,
- face mask
Corps de l’article
Introduction
Le 20 mars 2020, Sibeth N’Diaye, alors porte-parole du gouvernement français, déclare sur la chaîne d’information BFMTV :
Vous savez quoi ? Je ne sais pas utiliser un masque. Je pourrais dire : « Je suis une ministre, je me mets un masque », mais en fait, je ne sais pas l’utiliser. Les masques ne sont pas nécessaires pour tout le monde. Parce que l’utilisation d’un masque, ce sont des gestes techniques précis, sinon on se gratte le nez sous le masque, on a du virus sur les mains; sinon on en a une utilisation qui n’est pas bonne, et ça peut même être contre-productif.
Largement reprise, souvent de manière tronquée, cette déclaration a suscité de vives critiques. Elle a cristallisé l’expression d’une défiance à l’égard d’un gouvernement perçu comme fautif dans sa capacité à doter la population de masques. Le raisonnement de la porte-parole est entièrement tourné vers la démonstration de l’utilité (toute) relative du masque pour les personnes en bonne santé, non exposées (par leur profession) au virus et placées en situation de confinement. Or, de la déclaration d’utilité relative (« les masques ne sont pas nécessaires pour tout le monde ») à l’affirmation d’une déclaration d’inutilité, il n’y a qu’un pas, que de nombreux citoyens et de nombreux commentateurs de l’actualité n’ont pas hésité à franchir.
Dans cet article, la polémique autour de la supposée inutilité des masques sanitaires, qualifiée fréquemment de « mensonge », sera examinée suivant deux approches. La première consistera en une analyse diachronique des interventions publiques exprimées au cours des mois de mars et d’avril 2020. Nous reviendrons sur les discours gouvernementaux au cours de cette période et replacerons l’intervention de Sibeth N’Diaye dans un ensemble plus large. Nous restituerons les principaux jalons de la parole publique sur l’efficacité sanitaire des masques en nous arrêtant sur des formulations marquantes et sur leurs corrélats scientifiques et techniques. Nous ne nous arrêterons cependant pas à l’étude de ces seuls « forums constituants » ou « officiels », considérant qu’ils ne sont en rien étanches aux dynamiques propres aux « forums officieux » (Collins et Pinch, 1982), composés d’acteurs non reconnus par les instances décisionnaires, notamment les usagers, les associations et certains corps intermédiaires. La seconde approche reviendra ainsi à analyser les réactions suscitées par la ligne discursive changeante du gouvernement. Pour ce faire, le contenu de 1239 témoignages écrits de citoyens recueillis au cours du premier confinement sera étudié.
Ces deux approches permettront de symétriser l’accusation de « mensonge » sur l’inutilité des masques « en population générale » relayée par nos enquêtés et l’évolution du discours gouvernemental sur la question. Les raisons de cette évolution, qui s’est traduite par des prises de position quasi opposées dans une temporalité courte (pas plus de deux mois), seront interrogées. En promouvant l’idée d’agencement technico-discursif, nous défendrons la thèse d’une réarticulation progressive du discours public en fonction des ressources matérielles et des ressources cognitives disponibles à un temps t. De manière complémentaire, nous analyserons la façon dont les doctrines et discours officiels sont perçus, en constatant combien la parole publique est, de nos jours, fréquemment mise en doute, dans un contexte marqué par le « déclin des institutions » (Dubet, 2002), l’émergence de nouvelles conflictualités indépendantes des « corps intermédiaires » traditionnels (Souillard et al., 2020), la prolifération des discours « ascendants » sur les réseaux sociaux (Richaud, 2017) et l’émergence d’une ère « post-véridique » en marge des savoirs officiels (Holzem, 2019). Dans ces conditions, les représentants publics voient leur crédibilité remise en cause, voire sont de plus en plus souvent suspectés de manipulation (Lascoumes et Bezes, 2009); un risque existe donc que la crise sanitaire se mue en crise démocratique.
Méthodologie
Notre enquête s’appuie d’abord sur un travail documentaire visant à reconstituer la chronologie des événements, afin de revenir sur le contenu évolutif des messages adressés à la population par les représentants du gouvernement français. Nous avons, à cet effet, retranscrit et analysé dix points de presse faisant suite aux réunions hebdomadaires du Conseil des ministres au cours de la période allant du 29 février au 2 mai 2020, quatre discours et déclarations du premier ministre à l’adresse des Français, trois allocutions ou adresses aux Français de la part du président de la République, ainsi qu’un compte rendu du déplacement d’Emmanuel Macron à la maison de santé pluridisciplinaire de Pantin. Ces dix-huit sources permettent de dater et de documenter les changements de doctrines gouvernementaux quant à l’usage des masques et à l’opportunité d’en généraliser le port. Pour mieux comprendre cette évolution à la fois discursive et réglementaire, une revue de presse a également été conduite ainsi qu’une veille sur les communications et directives rendues par les sociétés savantes et organismes de santé français et internationaux.
En plus de ce travail documentaire, un mode de recueil de données original a été employé : l’appel à témoignages, une méthode couramment utilisée par la presse, mais également mobilisée par quelques sociologues, comme Jean-Claude Kaufmann (2016). Pour ce dernier, l’appel à témoignages a pour principal avantage de voir ses interlocuteurs « [n’avoir] aucune réticence à expliquer qui ils sont », ce qu’ils font, les raisons qui les conduisent à agir comme ils le font; ce qui permet d’« [obtenir] très vite nombre de récits très détaillés » (Kaufmann, 2016 : 51). L’appel à témoignages s’est imposé à nous pour recueillir des données à chaud alors que nous étions nous-mêmes confinés. Dans cet article, une analyse thématique a également été réalisée (autour du « mensonge »).
Notre réflexion repose sur l’analyse de 1239 témoignages recueillis entre avril et mai 2020 grâce à plusieurs appels diffusés dans la presse quotidienne régionale (La Dépêche du Midi, La Montagne et Nice Matin), dans nos réseaux personnels et dans des réseaux sociaux numériques. Ces appels à témoignages invitaient la population à rendre compte librement de leur expérience du masque, de l’approvisionnement en masques et de ses affres, de leur étonnement face à des faits observés ou lus à propos des masques. Via un lien, les témoins pouvaient écrire sur un support informatique auquel nous avions accès, afin de récupérer les propos puis de les classer.
Une déclaration et son contexte d’énonciation : la succession de trois agencements technico-discursifs
Entre fin février et début mai 2020, la position gouvernementale sur l’utilité du port de masques « en population générale » a considérablement évolué. Plusieurs facteurs l’expliquent : l’avancée des savoirs sur les modes de transmission du virus, la disponibilité fluctuante de lots de masques sur le marché, la montée en régime de la production nationale de masques, la plus ou moins grande observance des gestes barrières par la population, mais aussi l’efficacité constatée des mesures de confinement. Les discours gouvernementaux ont donc évolué au gré de la réactualisation de ces savoirs et paramètres. De ce fait, l’évolution de la doctrine gouvernementale résulte de ce que nous qualifions, à la suite de Michel Callon (2013), de « réagencement technico-discursif » associant de façon étroite les données scientifiques et techniques de l’épidémie et les discours et arguments justifiant les décisions prises.
Dans cette partie, nous revenons sur le cours des événements et déclarations immédiatement antérieurs et postérieurs à l’intervention moquée du 20 mars 2020 de Sibeth N’Diaye. Commençons par le compte rendu de la réunion du Conseil des ministres du 29 février 2020. Celle-ci se tient au lendemain du passage au stade 2 du développement de l’épidémie sur le sol français. Les foyers de contamination sont en cours d’identification. Le ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Véran, explique qu’à ce stade, « personne n’a besoin de porter un masque si un médecin ne demande pas d’en porter ». Une position qu’il étaye lors de la réunion du Conseil des ministres du 4 mars 2020 :
D’abord, je rappelle que le virus est très majoritairement transmis par le contact physique, c’est pourquoi j’avais déconseillé la poignée de main, la bise et [j’avais insisté sur l’utilité des] gestes barrières sur lesquels je reviendrai. […] Je le redis, il est fondamental que les personnes qui ne sont pas malades, qui ne correspondent pas aux critères retenus et qui ne se sont pas vu indiquer le port d’un masque n’aillent pas chercher des masques d’une manière ou d’une autre parce qu’ils sont importants pour celles et ceux qui en ont besoin. La Direction générale de la santé définit, avec les sociétés savantes, les règles précises d’utilisation des masques chirurgicaux. Je le redis, doivent être équipés les professionnels de santé qui exercent en établissement de soins, les professionnels de santé libéraux, les personnes contaminées et les personnes vulnérables. L’usage des masques en dehors de ces applications est inutile. J’en appelle à la responsabilité de chacun.
Le ministre insiste sur le fait que les décisions sont prises avec le concours et l’aval de « la Direction générale de la santé » et des « sociétés savantes[1] », dont la connaissance encore imparfaite des modes de transmission du virus porte à croire que celui-ci est le plus souvent manuporté, se transmet principalement par projection de grosses gouttelettes à travers la toux, l’éternuement ou les postillons[2], et que seules les personnes symptomatiques sont vectrices.
Le 11 mars 2020, Sibeth N’Diaye rappelle l’importance du respect de ces premières mesures sanitaires :
Le mieux pour se protéger de la diffusion du virus, c’est de se laver les mains, c’est d’éviter d’embrasser les autres, c’est d’éviter de leur serrer la main. Ces gestes qui sont fondamentaux permettent d’éviter 80 % des transmissions qui se font par gouttelettes, et donc il est important que l’ensemble de la population française puisse se saisir de ces éléments-là, parce que nous avons aussi chacun, à titre individuel, un rôle à jouer pour limiter la propagation du virus sur le territoire national.
En somme, au sein d’un discours gouvernemental homogène durant cette période, Sibeth N’Diaye ne fait que relayer la position d’Olivier Véran, bien qu’elle se montre plus prudente, ne disant jamais que le masque serait « inutile ». Une semaine plus tard, la porte-parole précise :
Comme vous le savez, comme nous l’avons dit à de nombreuses reprises, le COVID-19 ne se transmet pas par voie aérienne. Autrement dit, le virus ne flotte pas dans l’air et ce n’est pas par cet intermédiaire-là qu’on peut être contaminé. On est principalement contaminé par gouttelettes, autrement dit par le fait […] qu’on tousse, qu’on éternue, qu’on postillonne éventuellement… c’est la raison pour laquelle les autorités sanitaires considèrent qu’il n’y a pas lieu de porter en continu et en population générale un masque de protection. Ces masques doivent être réservés en priorité à nos soignants.
Les déclarations gouvernementales se veulent donc justifiées scientifiquement. Cela étant, la science ne dispose à ce moment ni d’études concluantes sur la question de l’éventuelle transmission du virus par des personnes asymptomatiques, ni sur la possible aérosolisation du virus et ses conséquences. La doctrine gouvernementale est fondée sur la thèse de la transmission du virus par projection de grosses gouttelettes des seules personnes présentant des symptômes. Le gouvernement est également conforté par les prises de position de l’Organisation mondiale de la santé. Le 30 mars, l’OMS donne une conférence de presse pour réaffirmer sa position depuis le début de la pandémie : l’organisme ne recommande toujours pas au grand public de porter le masque[3]. Deux arguments fondent cette position : les masques feraient souvent l’objet de mésusage (thèse relayée par le gouvernement); porter un masque procurerait un faux sentiment de sécurité qui entraînerait un moindre respect des autres gestes barrières[4]. Ces arguments en défaveur du port de masques en population générale conviennent parfaitement au gouvernement français, qui dispose alors d’un stock limité, déjà incapable de satisfaire les besoins des seuls soignants. Néanmoins, nombre de journalistes et de personnalités scientifiques – comparant les doctrines hétérogènes de différents États dans le monde et l’efficacité des mesures de prévention prises – commencent à relayer publiquement interrogations et doutes.
Lors des trois premiers jours d’avril, un tournant s’opère. Plusieurs événements scientifiques et politiques surviennent dans le monde et engendrent un changement de doctrine. Le 1er avril, les Centres de contrôle et de prévention des maladies (CDC), qui font office d’autorité nationale de santé aux États-Unis, publient une étude qui met en évidence une transmission du virus par des personnes asymptomatiques et par la seule respiration, infirmant ainsi l’hypothèse retenue jusqu’alors d’une transmission par la toux des seuls malades avérés. Le lendemain, le maire de New York, Bill de Blasio, s’appuie sur cette étude pour demander aux habitants de sa ville de se couvrir le visage lorsqu’ils sortent de chez eux, que ce soit avec « une écharpe [ou] quelque chose qu[’ils ont] fabriqué chez [eux], un bandana », en précisant toutefois : « [N]ous ne voulons pas que vous utilisiez les masques dont ont besoin les personnels d’urgence et les soignants. » Le même jour, en France, l’Académie nationale de médecine publie un avis qui indique que « [puisqu’]il est établi que des personnes en période d’incubation ou en état de portage asymptomatique excrètent le virus et entretiennent la transmission de l’infection, […] le port généralisé d’un masque par la population constituerait une addition logique aux mesures barrières actuellement en vigueur ». Le Conseil scientifique COVID-19 affirme également, le même jour, la nécessité de coupler déconfinement et généralisation du port du masque, faisant explicitement référence aux politiques préventives conduites en Asie :
[L]e gouvernement devra s’assurer que les éléments d’une stratégie post-confinement seront opérationnels, incluant notamment […] la disponibilité des protections matérielles comme les gels hydroalcooliques et les masques à l’usage des personnels soignants, des personnes en situation d’exposition au virus en priorité, puis à l’ensemble de la population, comme en Asie[5].
Cette nouvelle donne est aussitôt suivie par des prises de position similaires : dès le lendemain, le 3 avril, l’Institut allemand Robert Koch, établissement de référence en santé publique, encourage les citoyens germaniques à porter en public des masques faits maison, dans la mesure où ses experts estiment non prouvé mais plausible que ce type de masque limite la propagation du virus. Le même jour, trois autres faits notables surviennent : la prestigieuse revue scientifique Nature publie un article montrant que le port de masques chirurgicaux réduit la quantité de coronavirus dans l’air expiré par des malades (Leung et al., 2020), plaidant implicitement pour la généralisation du dispositif; le président Donald Trump, auparavant opposé de manière démonstrative au port du masque, annonce que les autorités sanitaires conseillent désormais aux habitants de porter un masque en public; enfin, Jérôme Salomon, directeur général de la santé, entérine le changement de doctrine sur la scène française en déclarant : « Nous encourageons le grand public, s’il le souhaite, à porter [des] masques alternatifs qui sont en cours de production. »
La précédente doctrine gouvernementale ne tenant plus, les consignes sanitaires sont dès lors appelées à être révisées. Autrement dit, le premier « agencement technico-discursif » du gouvernement qui reposait sur un alignement de savoirs scientifiques incomplets et de capacités d’approvisionnement réduites en masques ne pouvait perdurer.
Un deuxième agencement technico-discursif se met alors en place. Il s’agit d’affirmer l’utilité des masques en population générale tout en étant incapable d’en fournir à tout le monde. Une telle configuration est plus difficile à assumer politiquement, l’action requise ne pouvant être immédiatement engagée. Le discours se porte ainsi sur la possibilité de recourir pour la population à des masques en tissu, alternatifs, et de confectionner éventuellement ces masques par soi-même à l’aide de patrons validés par les autorités sanitaires. Le discours des responsables publics souligne, au cours de cette période transitoire, que l’exécutif avait déjà pris les devants d’une part en livrant des masques non plus seulement aux soignants mais également aux personnes les plus exposées, et d’autre part en encourageant précocement la production de modèles alternatifs aux masques chirurgicaux.
Sibeth N’Diaye relaie cette évolution à l’occasion d’un point presse faisant suite à la réunion du Conseil des ministres du 8 avril :
Nous avons aussi souhaité que, pour ajouter un geste barrière supplémentaire en quelque sorte à ceux qui, aujourd’hui, dans la deuxième ligne de lutte contre le COVID-19, sont amenés à travailler, et qui, dans le cadre de leur travail, ont besoin, parce qu’ils sont en contact de manière occasionnelle ou régulière avec du public – je pense par exemple aux hôtes et hôtesses de caisse –, nous avons considéré qu’il pouvait être important de leur mettre à disposition des masques qui ne soient pas des masques dits « soignants », mais qui soient des masques qui donnent un bon niveau de protection, mais pas celui qu’on est en droit d’attendre dans un milieu hospitalier ou dans un établissement de santé. […] Nous avons aujourd’hui un certain nombre de voix scientifiques qui s’élèvent, par exemple aux États-Unis, par exemple en France par le biais de l’Académie de médecine, pour prôner le port du masque en population générale, qui est donc encore une troisième étape. Il est légitime de s’interroger, dans le cadre du déconfinement, sur la possibilité, l’intérêt sanitaire que pourrait avoir le port du masque général […]. Alors, bien sûr, le sujet du masque doit être lié au déconfinement. Quand on est en confinement, on a vocation à sortir le moins possible, et quand on sort, on a vocation aussi à appliquer les gestes qui nous permettent d’avoir ce mètre de protection, ces deux bras de distance avec la personne qui est à côté de nous pour vraiment freiner la propagation de cette épidémie […]. Donc la question des masques en population générale ne se pose pas de manière immédiate. Néanmoins, dans le cadre de la stratégie de déconfinement et du panel de mesures que nous serions amenés à mettre en oeuvre, il est légitime de se poser la question, d’autant que des voix scientifiques s’élèvent en France comme ailleurs dans le monde pour indiquer qu’il serait utile d’utiliser le masque en population générale. Néanmoins, nous avons aussi d’autres voix scientifiques, et je pense en particulier à celle de l’OMS, qui ne recommandent pas en population générale le port du masque, ne considérant pas que ça peut être utile, d’autant plus lorsque cela conduit à un relâchement sur les autres gestes barrières.
Dans cette intervention, on distingue nettement la future ligne de conduite du gouvernement. N’Diaye rappellera que l’exécutif s’est conformé aux avis scientifiques, tout en attendant qu’un consensus se dégage dans le monde de la recherche pour réviser sa doctrine. Elle soutiendra également que le port du masque en population générale est conseillé, mais qu’en situation de confinement, il n’est pas indispensable. Il le deviendra lorsque le déconfinement aura lieu, soit le 11 mai 2020. Un troisième « agencement technico-discursif » se noue alors. Il est heureux cette fois, puisque les stocks seront reconstitués et que les commandes seront honorées, ce qui permettra d’aligner un discours de prudence et une capacité d’action ajustée avec la délivrance de masques pour tous. Telle est d’ailleurs la tonalité du discours présidentiel du 13 avril 2020 :
Comme vous, j’ai vu des ratés, encore trop de lenteur, de procédures inutiles, des faiblesses aussi de notre logistique. Nous en tirerons toutes les conséquences, en temps voulu, quand il s’agira de nous réorganiser. […] Nous déploierons ensuite tous les moyens nécessaires à la protection de la population. En complément des « gestes barrières » que vous connaissez bien et qu’il vous faudra continuer à appliquer, l’État, à partir du 11 mai, en lien avec les maires, devra permettre à chaque Français de se procurer un masque grand public. Pour les professions les plus exposées et pour certaines situations, comme dans les transports en commun, son usage pourra devenir systématique. Ce sera possible grâce à nos importations et grâce à la formidable mobilisation d’entrepreneurs et de salariés partout sur le territoire pour produire massivement ce type de masques.
Passée la date du 13 avril, les déclarations publiques des membres du gouvernement sont davantage empreintes de la volonté de défendre leur bilan sur les masques. À l’occasion d’une déclaration prononcée le 28 avril 2020, le premier ministre, suivant cette ligne de conduite, revient sur le déroulement des faits et déclare avoir scrupuleusement suivi les avis scientifiques :
À partir du moment où nous ne serons plus en situation de confinement, où les occasions de contacts augmenteront à nouveau, le respect des gestes barrières et des mesures de distanciation physique prendra encore plus d’importance. […] À cela, il conviendra d’ajouter, et je dis bien d’ajouter, le port du masque dans certaines situations. Et je souhaite revenir précisément sur ce sujet. Car cette question des masques a suscité l’incompréhension et la colère de nombreux Français. Pourquoi n’y en avait-il pas pour tout le monde ? Fallait-il en porter ? Où les trouver ? […] Les scientifiques ont eux-mêmes évolué. Au début, beaucoup nous disaient que le port du masque en population générale n’était pas nécessaire, que le risque du mauvais usage était supérieur aux avantages espérés. Et nous l’avons donc répété, je l’ai dit. […] Ils nous disent aujourd’hui, parfois les mêmes, qu’il est préférable, dans de nombreuses circonstances, de porter un masque plutôt que de ne pas en porter. Il me revient donc de le dire, et de faire en sorte que cela soit possible […]. [L]es recommandations scientifiques ont évolué, et après tout, sans doute est-ce normal face à un virus inconnu. Cette crise sanitaire renvoie décidément tout le monde à un devoir d’humilité.
Trois agencements technico-discursifs – réajustés en fonction de l’état des savoirs sur la pandémie et des ressources disponibles pour la combattre – se sont donc succédé dans le temps. De la fin février au 2 avril 2020, la doctrine transmission-grosses gouttelettes-symptomatiques-pénurie-priorité aux soignants s’est d’abord imposée. Puis, du 2 avril au 11 mai, la doctrine transmission-grosses gouttelettes-asymptomatiques+aérosolisation- élargissement-progressif-des-porteurs a remplacé la première. Au cours de cette seconde période transitoire, le gouvernement infléchit son discours puisqu’il suggère aux « particuliers » de « se confectionner eux-mêmes des masques, dans les conditions recommandées par l’AFNOR et l’ANSM[6] » (Édouard Philippe, 28 avril 2020), alors que se fabriquer et utiliser des masques « faits maison » était auparavant déconseillé. Enfin, on assiste à un nouveau renversement de doctrine justifié par l’avancement des savoirs et la suspension du confinement.
Réactions des témoins aux discours et positions du gouvernement
Comment nos témoins ont-ils reçu ces prises de position successives du gouvernement français ? Ce qui domine dans nos témoignages, c’est la dénonciation d’un « mensonge ». Une grande part de nos témoins s’insurgent contre le changement d’avis du gouvernement, qu’ils interprètent souvent comme une dissimulation volontaire des faits au détriment des citoyens. Trois arguments soutiennent cette dénonciation. Le premier est purement rhétorique et prend quasiment la forme d’un syllogisme : le gouvernement a dit que les masques étaient inutiles; il a dit ensuite qu’ils étaient utiles; donc le gouvernement a menti. Ce raisonnement prouverait l’existence du « mensonge » :
Ce qui me révulse le plus, c’est le « mensonge » de l’État. Dire d’abord que le port du masque n’est pas utile, pour apprendre par la suite qu’il est vivement recommandé.
Laetitia, 29 ans, journaliste, Haute-Loire
Le deuxième argument est lié à l’efficacité sanitaire du masque, considérée comme avérée au moment où les témoins s’expriment, sur fond d’assertions logiques. Il devient alors impensable, voire condamnable, a posteriori, d’avoir défendu l’inutilité du masque :
J’en veux terriblement aux autorités de nous avoir menti. Oser nous dire que le port du masque n’était pas nécessaire lorsqu’on n’était pas atteint du COVID, alors que : — les soignants en portent (même des FFP[7]1) alors qu’ils ne sont pas porteurs; — qu’une proportion non négligeable de la population est asymptomatique (mais peut donc transmettre le virus) et que le masque réduit donc les émissions de ces derniers.
Stéphane, 49 ans, agent immobilier Alpes-Maritimes
À ces arguments s’ajoutent des réactions qui font écho aux suites de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, à un double titre. Le premier écho concerne l’évocation d’autres pays où le port du masque a eu des effets positifs pour endiguer la pandémie, en particulier sur le continent asiatique, où cette pratique est très répandue. Ce qui est présenté comme la position des autorités françaises au début de la pandémie est alors, encore une fois, délégitimé :
Pour moi, c’était hallucinant d’entendre que cela ne servait à rien; aucune réaction autour de moi, avec juste un avis défavorable d’un ami qui, selon lui, si on respecte les distances, il n’y aurait aucun problème. J’ai argumenté : la Corée, la Thaïlande, moins de cas chez eux, et ils portent tous le masque.
Marie, 58 ans, assistante dentaire, Loiret
De même que le nuage de Tchernobyl ne s’est pas arrêté aux frontières nationales, l’information selon laquelle l’usage systématique du masque a été retenu dans d’autres pays avec des effets probables sur la circulation virale a débordé l’espace discursif circonscrit par la communication officielle. Ce qui s’observait « ailleurs » est ainsi venu décrédibiliser ce qui était dit « ici », les citoyens s’informant par eux-mêmes.
Le deuxième écho à la catastrophe ukrainienne est le sentiment d’être abandonné, d’être laissé « tout nu » face au virus, (toute proportion gardée) comme les « liquidateurs » envoyés pour circonscrire l’incendie de la centrale nucléaire au prix d’une mort certaine :
Qu’on nous donne enfin la marche à suivre pour en acquérir [des masques]. […] Lorsque je vais faire des courses tout seul, pas de masque, et dans l’enseigne, certains clients en ont, d’autres non, mais les caissières oui ! […] Que ce gouvernement réagisse enfin et cesse de nous mentir !
Louis, 70 ans, retraité, Alpes-Maritimes
En outre, dans ce contexte où une position présentée comme univoque (le masque serait inutile pour les citoyens ordinaires) s’est révélée fausse, certains tentent néanmoins de comprendre pourquoi, malgré tout, elle a été défendue. L’élément majeur est la pénurie de masques, patente au moment de la diffusion de notre appel à témoignages (début avril 2020). Un lien de cause à effet est mis en exergue : c’est parce qu’il y avait pénurie de masques que son inefficacité sanitaire, pour le grand public, a été avancée :
Pour ce nouveau virus, on nous a soufflé des recommandations parfois contradictoires avec le sentiment que celles-ci étaient plus liées à une gestion de stock qu’à une réelle recherche scientifique quant à l’usage de tel ou tel équipement.
Fabien, 30 ans, manipulateur radio, centre hospitalier, Wavrin
La pénurie serait la clé explicative du « mensonge ». Elle préoccupe de surcroît les témoins, amenant nombre d’entre eux à déclarer ne pas avoir voulu se procurer de masques au début de la pandémie au motif qu’ils devaient être réservés aux soignants. Une sorte de civisme sanitaire a émergé. Un argument plus politique de réassurance de la population s’ajoute à cela, avec une volonté supposée de ne pas accentuer l’affolement dans des circonstances déjà angoissantes. Ces propos le montrent :
Ces discours donnent l’impression que pour « ne pas affoler la population », il est préférable de dénigrer les masques plutôt que de reconnaître que nous en manquons : nous savons que la livraison de masques en France est prévue pour… fin avril ! ! !
Laurence, 45 ans, enseignante, Haute-Garonne
Plusieurs témoins de notre corpus indiquent en outre le discours qu’ils auraient été en droit, en tant que citoyens éclairés, d’attendre des autorités. C’est un discours de vérité, pédagogique mais franc, qui, selon eux et après coup, a manqué :
J’aurais compris qu’on nous dise : idéalement, il faut des masques pour tout le monde, mais nos stocks ne permettent même pas d’en fournir à tous les soignants. Je l’aurais accepté et j’aurais apprécié cet aveu. J’aurais pu remettre à plus tard la recherche de responsabilités.
Stéphane, 49 ans, agent immobilier, Alpes-Maritimes
On trouve aussi des appels au « bon sens » pour défendre les masques artisanaux, faits maison et en tissu, en dépit d’incertitudes concernant leur conformité aux normes de sécurité et leur capacité protectrice. Pour plusieurs témoins, ce type de masques bricolés aurait mérité d’être promu par les autorités, dès le début de la crise, compte tenu de la quasi-absence des autres masques (modèles chirurgicaux FFP1 et FFP2), sous couvert du credo récurrent du « c’est toujours mieux que rien », qui signale une morale tournée vers l’action.
Parler de « mensonge », c’est estimer que le changement de doctrine est motivé par des préoccupations politiciennes et ne relève pas d’une adaptation (légitime) au contexte. Il en résulte une qualification des faits en termes de défaillance, de manifestation d’incompétence, d’irresponsabilité, d’infantilisation. Le registre de l’accusation et de la dénonciation s’impose. N’envisageant que les écarts, voire les contradictions, entre les recommandations d’hier et d’aujourd’hui, les témoins critiquent l’action publique sans toutefois s’interroger sur le volume, la qualité et la fiabilité des informations disponibles au moment de la prise de décision. Ils jugent les déclarations d’hier à la lumière des connaissances aujourd’hui établies – un travers que les psychologues nomment biais rétrospectif ou « hindsight bias » (Fischhoff, 2007). Relevons combien le vécu collectif de crise consiste ici à sélectionner deux tranches temporelles et à ne les relier que par les discours dissonants d’une même entité (« le gouvernement »), sans chercher à établir une quelconque continuité entre ces prises de position successives. En d’autres termes, un présent perpétuel s’impose – François Hartog parle de « présentisme[8] » (2003) –, et le passé (proche) n’est mobilisé qu’au détriment des décideurs. Les témoins font donc fi de l’instabilité propre aux agencements technico-discursifs retenus en situation par les gouvernants. Ils affirment que les membres du gouvernement auraient pu mieux anticiper et gérer la situation s’ils avaient fait preuve de davantage de prévoyance ou de clairvoyance.
Pour poursuivre, soulignons que le discours gouvernemental au sujet des masques s’est articulé puis réarticulé à d’autres acteurs, et partant à d’autres discours, ainsi qu’à des paramètres (en ce qui a trait aux savoirs et aux moyens matériels) évolutifs : l’orientation quant à la position à tenir a par conséquent changé. En effet, la déclaration d’inutilité des masques pour la « population générale » relaie la position de plusieurs instances, qui s’ajuste d’autant mieux au discours gouvernemental que le stock de masques disponibles est insuffisant.
Le discours politique s’est efforcé de faire tenir ensemble – ou mieux, d’agencer, au double sens d’articuler et de mettre en mouvement (Callon, 2013) – technique et éléments de langage. Face à une pénurie mal anticipée de masques, l’essentiel des propos tenus par le gouvernement, et relayés dans l’espace public par les médias traditionnels (presse, radio, télévision), a consisté à ne pas aggraver la situation en gérant au mieux les rares ressources disponibles. Il est crédible de penser que le gouvernement a fondé son discours initial sur les premières recommandations de l’OMS, de Santé publique France et du Conseil scientifique COVID-19, qui considéraient « indispensable d’assurer en priorité l’approvisionnement [des soignants] en équipement de matériel de protection personnel ». Selon toute vraisemblance, les autorités ont essayé de réfréner la demande de masques en allouant en priorité la ressource aux soignants grâce à la promotion d’un agencement plus global adossé à des formules du type « les masques ne sont pas nécessaires pour le grand public si » : si vous restez chez vous, si vous respectez les gestes barrières, si vous vous lavez fréquemment les mains, etc.
On le voit, l’agencement des discours et des faits relève d’un équilibrisme délicat, et est pour cette raison très exposé à la critique, qu’elle s’exprime dans la presse, dans la classe politique, ou dans nos témoignages. La critique profane (Boltanski, 1990; Blic et Lemieux, 2005) a consisté à rabattre sous l’appellation accusatoire de « mensonge » l’agencement technico-discursif mouvant et fragile à travers lequel les autorités ont tenté de réarticuler au fil des jours les avancées scientifiques, les décisions de leurs homologues étrangers et la disponibilité des masques.
Si l’agencement technico-discursif est, en principe, une manière de reconfigurer continûment les moyens et les messages en fonction des connaissances scientifiques et des ressources matérielles disponibles, la mémoire publique des états successifs de cet agencement dans un temps réduit débouche sur un constat d’incohérence. L’oubli rapide des conditions qui ont présidé aux prises de position initiales au profit de la situation présente finit par produire de l’incompréhension, de la défiance et de la colère, et amène finalement les personnes à reconsidérer l’agencement comme étant un mensonge. Significativement, une étude menée les 8 mars et 9 avril 2020 auprès d’un millier de Français par Odoxa avec Dentsu Consulting pour Le Figaro et FranceInfo offrait une traduction quantitative des observations formulées par nombre de nos témoins : 76 % des personnes interrogées estimaient que le gouvernement leur avait menti sur les masques « en les dissuadant d’en porter parce qu’il n’y en avait pas suffisamment pour les soignants », et 76 % à 77 % des répondants jugeaient l’attitude du gouvernement concernant ses recommandations à propos du masque ni « cohérente », ni « claire ».
Conclusion
Une approche symétrique a permis d’étudier la polémique relative à la généralisation du port du masque. Grâce à l’analyse des prises de parole des autorités, nous avons établi trois séquences, précisément datées, reposant sur trois agencements technico-discursifs qui entremêlent savoirs scientifiques, considérations techniques et rhétorique gouvernementale. Du début de l’épidémie jusqu’aux premiers jours d’avril, le port du masque « en population générale » est présenté comme non nécessaire, voire contre-productif face à un virus dont on pense alors qu’il se transmet via les seules personnes symptomatiques et par l’émission de grosses gouttelettes, ce qui peut justifier alors l’usage des seuls « gestes barrières ». En découle une politique de distribution restrictive des masques, ajustée aux préconisations des autorités sanitaires. Viennent ensuite des avis scientifiques qui vont changer la donne et inviter les gouvernants à réviser leur doctrine. La confirmation d’une transmission du virus par des individus asymptomatiques et par simple aérosolisation au sein d’espaces confinés amène à étudier les conditions de faisabilité d’une généralisation du port du masque. Au cours de ce deuxième temps qui s’achèvera au moment du déconfinement, le gouvernement considère de nouvelles options : l’encouragement à confectionner par soi-même des masques de protection artisanaux, une distribution plus ouverte des masques commandés par l’État. La troisième et dernière séquence est celle d’un réalignement des moyens et des fins : le réapprovisionnement en masques permet de satisfaire aux besoins de tous les Français; les savoirs scientifiques se consolident et légitiment la généralisation du port du masque; le déconfinement amène à rendre obligatoire le port du masque pour tous.
Ces trois temporalités, ici distinguées, ne le sont pas pour la plupart de nos témoins, qui les ramènent à une même unité de temps et d’action, au risque de les réduire à l’expression d’un changement de pied condamnable et suspect – un mensonge. Ils sont nombreux à adopter une démarche critique dénonçant des pratiques gouvernementales jugées dissimulatrices. Il faut, à notre sens et pour bien comprendre le déroulement des faits, revenir à l’appréciation originelle qui a précipité le gouvernement dans un enchaînement de difficultés insurmontables : celle d’avoir consenti au maintien d’une politique décentralisatrice (mise en oeuvre en 2013) déléguant la constitution et le réapprovisionnement des stocks d’équipements de protection aux établissements médicaux, aux établissements médico-sociaux et aux professionnels du secteur libéral; celle d’avoir également trop compté sur les capacités du marché à jouer le jeu d’un approvisionnement en flux tendu (modèle du juste-à-temps) sur fond de pandémie mondiale et de confinement des pays producteurs. Les témoins sont finalement peu nombreux à relever ce piège qui s’est refermé sur les gouvernements européens et mondiaux. Ils insistent plutôt sur la volte-face gouvernementale et s’indignent face à ce qu’ils estiment être un manque de cohérence : changer d’avis n’est pas toléré, surtout quand une position tenue puis révisée s’est révélée fausse, voire dangereuse. Dans un contexte anxiogène, ce revirement apparaît, aux yeux de nombreux témoins, comme de l’incompétence, au mieux. Notre posture, proche de la sociologie « de la critique » de Luc Boltanski (1990) qui reconnaît les capacités discursives des acteurs et renonce à mêler la voix des sociologues à celle des acteurs, a consisté à refuser toute approche normative et à présenter les termes de la polémique de façon symétrique, sans donner raison aux uns (les témoins) s’agissant de l’existence réelle d’un mensonge, ni dédouaner les autres (l’exécutif) de maladresses et de changements de cap dans une période chahutée. Nous avons au contraire associé une approche symétrique à un point de vue compréhensif, qui revient à mettre en perspective les positions défendues par les protagonistes, mais aussi des connaissances scientifiques qui progressent et des moyens matériels (masques) qui augmentent.
Parties annexes
Notes
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[1]
Différentes sociétés savantes ont été invitées par la Direction générale de la santé à rendre leur avis sur la juste répartition et le bon emploi des masques. Parmi elles, on compte notamment l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), Santé publique France, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), la Société Française d’Hygiène Hospitalière (SF2H), parfois associée à la Société Française des Sciences de la Stérilisation (SF2S), le Conseil scientifique COVID-19 et l’Académie nationale de médecine.
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[2]
La thèse de la transmission par aérosols n’a fait consensus qu’en juillet 2020, lorsque l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a relayé cette position. Pour un point de vue vulgarisé sur la question, voir : <https://theconversation.com/covid-19-la-diffusion-par-aerosol-une-menace-plus-grande-que-loms-ne-le-supposait-142592> (page consultée le 1er mars 2022). De plus, le terme « gouttelette » prête à confusion, car les aérosols en contiennent aussi de très petites, dans l’air. Il semble ainsi préférable de parler de « grosses » gouttelettes, par opposition aux aérosols, pour mieux différencier les modes de transmission, ce qui a été fait dans le texte. De plus, notre interprétation est qu’insister sur la transmission par (grosses) gouttelettes peut aller de pair avec la considération selon laquelle les gestes barrières suffisent (au détriment du port du masque) pour ne pas être contaminé.
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[3]
Santé publique France confirme et appuie cette recommandation de l’OMS. Les auteurs de l’avis rendu le 5 mai 2020 indiquent que la thèse selon laquelle « le port systématique de masques dans l’espace public [réduirait] la transmission du virus SARS-CoV-2 est discutée ». Ils précisent que « des études montrent une réduction modérée cependant non significative des infections respiratoires par le port de masque en communauté ». Enfin, ils reprennent la position initiale de l’OMS en affirmant que « l’utilisation de masques pourrait entraîner un sentiment de fausse sécurité et donc de relâchement des mesures barrières et de distanciation ». Ils regrettent pour finir « l’absence d’estimation de l’efficacité épidémiologique de l’utilisation du masque en communauté » et disent ne disposer d’aucun élément « sur l’efficacité des masques alternatifs par rapport à l’absence d’utilisation de masques ».
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[4]
Voir : Should You Wear a Face Mask ? WHO Officials Weigh in at Today’s COVID-19 Briefing. <https://www.weforum.org/agenda/2020/03/who-should-wear-a-face-mask-30-march-who-briefing/>. Page consultée le 1er mars 2022.
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[5]
Conseil scientifique COVID-19, Avis du 2 avril 2020 – « État des lieux du confinement et critères de sortie ».
-
[6]
Association Française de Normalisation (AFNOR) et Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).
-
[7]
Filtering Face Piece, « pièce faciale filtrante », en français.
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[8]
Le « présentisme » est le régime temporel de référence des sociétés occidentales contemporaines selon cet historien. D’après lui, le présent serait le seul horizon, au détriment d’une capacité de projection dans le futur et de références au passé.
Bibliographie
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