Corps de l’article

Introduction

« C’est l’affluence des hôtes qui détruit l’hospitalité », déplore Jean-Jacques Rousseau (1969 : 774) dans une formule qui fait coïncider le déclin de l’accueil de l’Autre avec la progression du voyage et du commerce. En se référant au Grand Larousse universel de 1873, Anne Gotman ajoute dans le même sillage que « [l]’hospitalité devenue payante est réservée à qui en a les moyens et là encore on bute sur un paradoxe : est-ce encore de l’hospitalité ? » (2011 : 28). Ces remarques font écho à un questionnement contemporain sur les tensions de l’hospitalité, mises en évidence à travers la lecture croisée des études sur les mobilités étudiantes et sur la marchandisation des espaces de vie. Qu’il concerne les institutions d’enseignement elles-mêmes ou le secteur immobilier, le logement destiné à une population étudiante, qui s’est massifiée et internationalisée, est considéré comme une opportunité financière que permet une offre résidentielle nichée et lucrative (Revington et August, 2020).

Complétant notre enquête empirique à propos de l’accueil et de l’habiter des étudiantes et des étudiants internationaux[1] amorcée en 2016 à Montréal, cet article propose une exploration conceptuelle du secteur de l’hébergement tourné vers les jeunes adultes en formation. En approfondissant la documentation existante sur l’hospitalité en sciences de la gestion et en études touristiques, nous arrivons au constat d’un tournant hôtelier de l’offre d’hébergement étudiant observé dans différentes villes à travers le monde (Kenna et Murphy, 2021). La combinaison de sources primaires et secondaires met en évidence les tendances récentes observées dans l’offre résidentielle, ainsi que les principaux modes de gestion du logement locatif étudiant dans la métropole québécoise. Le logement étudiant apparaît dès lors comme une offre d’hébergement hybride (Telfer, 2000). Il met en tension et en contradiction, d’un côté, une vocation initiale attendue consistant à fournir des biens et des services essentiels destinés à la population étudiante et, de l’autre, les traits marchands du secteur hôtelier qui privilégie un public ciblé de consommatrices et de consommateurs, en leur offrant une gamme de services additionnels et exclusifs. En plus de caractériser plus finement un type émergent d’hébergement à la fois produit et consommé, cette conception nous interpelle sur le plan critique, car elle permet de revisiter les logiques de l’offre marchande ciblant des groupes vulnérables. En proposant des espaces dédiés et une expérience exclusive présentés comme désirables, ce segment de l’hôtellerie urbaine tourné vers les étudiantes et les étudiants internationaux se caractérise à différents égards par une forme spécifique d’accueil et d’hospitalité destinée aux jeunes adultes en situation de mobilité.

Les tendances observées dans le contexte montréalais permettent de souligner l’évolution de la population étudiante et de l’offre d’hébergement qui lui est destinée. Ce contexte est examiné en première partie. Nous présentons par la suite les contours de l’enquête, ainsi que les repères théoriques permettant de situer le secteur de l’hébergement étudiant en regard des formes spécifiques d’hospitalité qu’il génère (Lashley, 2017). En illustrant, à partir des éléments empiriques recueillis, le caractère commercial et contrôlé de la relation qui lie les étudiantes et les étudiants à leurs hôtes, nous analysons plus finement l’offre d’hébergement montréalaise tournée vers les jeunes adultes en situation de mobilité internationale.

Le logement étudiant en contexte montréalais

Un marché du logement pour les étudiantes et les étudiants internationaux

[T]he crowd is not the anonymous, anomic sea of urban strangers, but a sea of possibilities.

David Bell (2007a : 92)

Depuis environ une décennie, nous assistons au Québec à une évolution de la clientèle étudiante dans les institutions postsecondaires. Alors que le bassin étudiant est généralement constant dans les dernières années, la part des étudiantes et des étudiants internationaux dans l’ensemble de la province augmente, ce qui témoigne d’une dépendance de plus en plus marquée des institutions d’enseignement supérieur publiques et privées envers ces derniers (IRÉC, 2021). Que ce soit au niveau universitaire ou collégial, l’affluence fulgurante, entre 2014 et 2019, des titulaires d’un permis d’étude en provenance de pays comme l’Inde (+809 %), l’Algérie (+202 %) et la Chine (+91 %) contribue à la diversification de la population étudiante et compense la présence par ailleurs historique, mais stable, des jeunes de la France (+13 %) et des États-Unis (+12 %) (MIFI, 2019). À l’échelle de la province, c’est à Montréal que les migrations estudiantines entrantes sont les plus importantes : la ville rassemble environ 72 % des étudiantes et des étudiants internationaux du Québec. Leur profil varie selon les établissements, la langue d’enseignement, les niveaux et les programmes d’étude.

Ces évolutions témoignent d’un ensemble de politiques récentes visant à attirer des capitaux en misant sur la sélection d’immigrantes et d’immigrants économiques temporaires. Elles montrent également l’interdépendance qui en résulte entre les différents paliers et acteurs gouvernementaux, les établissements d’enseignement et le secteur économique qui oeuvrent conjointement à l’attraction et la rétention de ces migrantes et migrants (Gherbi et Belkhodja, 2018). Cette action concertée, qui vise à faire prospérer la métropole et son économie sur la scène internationale, contribue sans doute à la hausse continue du nombre total d’étudiantes et d’étudiants internationaux du Grand Montréal : un accroissement de 79 % depuis 2014 et un nombre total de titulaires d’un permis d’étude au 31 décembre 2019 qui passe à plus de 63 000 tous niveaux et programmes d’étude confondus (MIFI, 2020). Pour la seule période 2014-2015, l’ensemble de la population étudiante provenant de l’extérieur du Québec aurait ainsi engagé des dépenses courantes de l’ordre de 539 millions de dollars (excluant les frais de scolarité, d’ailleurs déplafonnés depuis 2019), dont 40 % étaient consacrées au logement (MTL INTL, 2021).

À cet égard, on estime que la population étudiante universitaire au Québec est majoritairement locataire et paye un loyer plus élevé que le reste de la population (UTILE, 2021). Les données accessibles montrent que les étudiantes et étudiants canadiens venant de l’extérieur du Québec, ainsi que les non canadiens payent plus cher (respectivement +55 % et +31 %) que les étudiantes et étudiants originaires de leur ville d’étude (UTILE, 2017). Dans les quartiers centraux et péricentraux près des universités où ces jeunes adultes se concentrent, on constate que plusieurs logements familiaux sont repris pour la colocation et que des bâtiments de grande densité sont reconvertis en résidences dédiées aux résidentes et résidents temporaires. À Montréal, les étudiantes et étudiants en provenance de l’extérieur de la province et du pays sont les principaux utilisateurs de ces logements dont les loyers sont parmi les plus onéreux de la province. De manière générale, on constate pourtant que les jeunes locataires loin de leur famille continuent de rencontrer des difficultés pour accéder à un logement abordable, sécuritaire et de qualité (CJM, 2021).

Devant ce paysage de la ville étudiante contemporaine, on ne s’étonne évidemment pas de voir des promotrices et promoteurs immobiliers et des actrices et acteurs du secteur touristique montrer un intérêt pour la production de sous-marchés de logements locatifs dédiés à des segments de la population étudiante, intensifiant les liens entre les logements locaux, la mobilité des personnes et des capitaux (Malet Calvo, 2018 ; Revington et August, 2020). L’enquête de Nick Revington et Martine August (2020) montre à ce titre que 2011 marque le lancement d’une nouvelle offre privée de logements étudiants dédiés au Canada, Montréal étant une des premières villes où les investisseurs expérimentent ce segment de marché en émergence. Avec plus de 2 000 lits, principalement situés au centre-ville, la métropole québécoise se positionne en 2018 comme le troisième pôle canadien du marché privé de logements hors campus. On ne rapproche toutefois pas suffisamment ce cas montréalais de la frange nichée et exclusive du logement étudiant déployée dans différentes villes à travers le monde et que Therese Kenna et Ailish Murphy (2021) comparent au secteur hôtelier. Inspiré de la vision et du mode de gestion de l’industrie du tourisme, ce segment du marché privé est promu en vantant la localisation avantageuse, les commodités de qualité supérieure et sécurisées, ainsi que la mise en marché d’aspirations résidentielles distinctives justifiant un coût de location supérieur qui participe à une segmentation accrue du marché du logement et, par conséquent, de la population étudiante. Les chercheurs nord-américains et européens soulignent à cet effet la nécessaire vigilance à porter à ce modèle de résidences hôtelières qui tend à se globaliser tout en constituant des communautés étudiantes exclusives et en creusant les inégalités au sein de la population (Kenna et Murphy, 2021 ; Reynolds, 2020).

Les évolutions marquées des profils d’étudiantes et d’étudiants, et l’apparition de nouveaux·elles acteurs·trices du logement, tous deux plus internationalisés, justifient en ce sens le fait de porter une attention renouvelée aux dynamiques émergentes. Pour ce faire, notre démarche mobilise des observations et des entrevues menées dans le centre-ville de Montréal où se concentrent les logements étudiants dédiés de la métropole québécoise. Tandis qu’un article (à paraître) nous a permis de documenter les modes de vie résidentiels de dix-sept étudiants internationaux interviewés et les dynamiques de cohabitation dans trois types d’habitats résidentiels présents dans le centre-ville de Montréal, nous mobilisons plutôt ici une douzaine d’entretiens réalisés auprès de responsables des résidences étudiantes universitaires et privées montréalaises, de gestionnaires de bâtiments et de locateurs traditionnels et professionnels, ainsi que d’actrices et d’acteurs qui soutiennent la population étudiante vivant hors campus. Nous nous référons également à des sources secondaires (sites web, réseaux sociaux, médias, compilation institutionnelle de plaintes étudiantes, documents juridiques) fournissant un éclairage complémentaire sur les pratiques des hébergeuses et des hébergeurs, et sur les relations qu’ils et elles entretiennent avec les étudiantes et les étudiants.

L’hospitalité comme calcul

La langue anglaise permet plus facilement de distinguer l’écart sémantique qui existe entre le terme « hospitality », qui désigne l’hébergement et les services hôteliers, et « hospitableness », qui renvoie au principe ou au sens de l’hospitalité en mettant l’accent sur la manière dont on reçoit (Bell, 2007a ; Telfer, 2000). Pour reprendre les termes de Conrad Lashley et de ses collègues, « [h]ospitality, therefore, represents an interesting paradox, as originally intended it was obfuscating and designed to mask the commercial purpose of the sector, yet at the same time it has opened up a rich pluralistic radical route of inquiry that can be used as a critique of commercial organisational practice » (Lashley, Lynch et Morrison, 2007 : 5).

Les modalités de l’offre d’hospitalité décrites par C. Lashley (2017) fournissent à cet égard un cadre conceptuel initial pertinent à notre analyse (figure 1), en plus de permettre d’approfondir les contributions sur l’évolution du logement étudiant abordé précédemment. Si cette typologie ne concerne pas seulement l’offre hôtelière, mais une panoplie d’espaces, de biens, de services et de pratiques qui intéressent l’activité touristique et commerciale — elle est par exemple utilisée pour qualifier les secteurs du tourisme médical et de la restauration — (Bell, 2007b et 2017 ; Wharton, 2007), elle permet précisément d’attirer l’attention sur le caractère intéressé de l’hospitalité (ulterior motive hospitality), c’est-à-dire sur les raisons pour lesquelles on accueille bien : l’hôte reçu doit nécessairement apporter des bénéfices à l’hôte qui reçoit sans quoi il ne serait pas bienvenu. Nous nous intéresserons particulièrement aux deux traits qui découlent d’un calcul de l’hôte qui reçoit (more calculative reasons). Appliquée à l’hébergement étudiant à Montréal, à ses modes de gestion et à ses rapports aux étudiantes et aux étudiants internationaux, l’analyse insistera sur les manifestations du caractère commercial (commercial hospitality) et contrôlé (containing hospitality) des espaces et des pratiques qui s’y déploient.

Figure 1

Continuum des modalités de l’offre d’hospitalité

Continuum des modalités de l’offre d’hospitalité
Source : Lashley, 2017 (traduction libre)

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L’« hospitalité intéressée » de l’hébergement étudiant montréalais

Une offre d’hébergement hybride et ses modes de gestion

Le logement locatif privé traditionnel (LPT) constitue l’option résidentielle la plus commune dans la population étudiante comme dans la population non étudiante. Nous savons toutefois que les étudiantes et les étudiants (voire les étudiant·es internationaux) peuvent être plus directement ciblés sur l’affichage des logements en location dans les quartiers près des établissements d’enseignement supérieur. Une étudiante au baccalauréat en commerce faisant part de ses démarches de recherche de logements témoignait avec un étonnement doublé de méfiance : « I found the first one on Kijiji or Craigslist. There was this guy who was saying: "Hey, welcome international students!" Plus he required an interview. So strange! » Ces logements sont décrits par les étudiantes et les étudiants internationaux rencontrés comme un continuum entre l’habitat minimal étudiant[2] (trop petit, surpeuplé, conditions sanitaires déficientes, manque d’intimité, sentiment d’insécurité et d’isolement) et le logement de classe moyenne en immeuble d’appartements (souvent plus spacieux et doté de plusieurs pièces permettant d’accueillir plus d’une résidente ou d’un résident tout en respectant l’intimité et l’individualité des personnes). Étant donné la mobilité résidentielle des étudiantes et des étudiants, ce type de logement est souvent l’objet de sous-locations.

Deux modes de gestion dans les LPT peuvent être généralement distingués. D’un côté, on trouve les propriétaires immobiliers traditionnels (« mom and pop landlords ») (Revington et August, 2020) possédant un seul immeuble où ils et elles habitent ou, tout au plus, quelques immeubles souvent de petit gabarit et administrés par leurs soins. En témoigne cet entretien réalisé avec un professionnel libéral impliqué dans son quartier que nous avons rencontré dans sa résidence principale du centre-ville où il a aménagé son bureau. Tenu par ses parents depuis les années cinquante, le bâtiment offre depuis cette époque des chambres en location pour les universitaires. Il m’indique que les deux appartements aménagés aux côtés du sien logent aujourd’hui encore deux jeunes venus mener leurs études à l’Université McGill. Également propriétaire et gestionnaire d’un immeuble locatif comptant douze logements à quelques mètres de chez lui, il insiste :

Je cherche des locataires avec lesquels je vais pouvoir m’entendre. D’où qu’ils viennent, ça m’importe peu. Je cherche la convivialité. [...] Quand je quitte pour des vacances, je confie la bâtisse à deux jeunes Françaises en échange d’une diminution de loyer en plus de petits cadeaux pour les remercier. L’une est étudiante, l’autre professionnelle dans les télécommunications.

De l’autre côté, contrastant avec ce mode de tenure, il y a les propriétaires professionnels qui détiennent un actif immobilier de plus grande envergure, et qui emploient ou sous-traitent des intermédiaires chargés de la gestion immobilière et de la communication avec les résidentes et les résidents. Une part de plus en plus importante d’investisseurs institutionnels et de sociétés de gestion d’actifs, décrite comme financiarisée et plus agressive, serait acquéreuse de ces propriétés de logements locatifs (« financial landlords »), ce qui affecte les locataires et entraîne une transformation du secteur immobilier en actif financier plus liquide facilitant la mobilité du capital (Gaudreau, 2020 ; Revington et August, 2020).

Les résidences affiliées aux universités peuvent quant à elles être qualifiées d’offre traditionnelle (RUT) de logements spécifiquement dédiés à la population étudiante, bien qu’elles gèrent à certains moments leurs bâtiments comme des logements de courte durée, notamment pendant l’affluence des touristes entre mai et juin. Ces RUT se distinguent des autres offres par un cadre de vie et par un discours directement adressé aux étudiantes et aux étudiants et à leur famille : elles mettent en avant la qualité du lien initial entre l’universitaire et son nouvel environnement, lien qui garantit une entrée dans la ville d’accueil simplifiée et sécurisante à une population souvent très jeune et sans réseau social dans la métropole. Comme l’indiquait une responsable des locataires logés dans une première génération de résidences universitaires du centre-ville :

Because the landlord is the university, it has to be a trust that is not the same as having a contract with a private citizen or landlord so it means that there is an accountability that provides a certain safety for students. In the sense they take for granted that the university is going to be a good landlord. Also, the fact that you have a formalized support system is very crucial and it cannot be replicated in an off campus situation.

En matière de gestion du parc immobilier résidentiel, qu’il soit plus ancien ou récemment acquis, les universités montréalaises propriétaires de leurs bâtiments suivent généralement deux modèles. Le modèle jusqu’à présent le plus fréquent consiste à opérer la gestion administrative et courante en employant du personnel salarié de l’université, ce qui permet de créer une relation sans intermédiaire avec la population résidente. C’est le cas des résidences dont l’Université Concordia est propriétaire, de celles de l’École de technologie supérieure (ÉTS), du campus de la montagne appartenant à l’Université de Montréal (UdeM), ou encore des bâtiments résidentiels anciens et nouveaux de l’Université McGill.

Un autre modèle, moins fréquent, mais susceptible de gagner en popularité auprès des universités qui ne souhaitent plus assumer les charges de leur immobilier résidentiel, consiste à confier une partie de la gestion et des opérations à une entreprise privée externe, comme c’est le cas de Sentinel, qui signait dès 1997 un contrat d’impartition avec l’UQAM.

Les ressources humaines de même que les bâtiments plus ou moins anciens et entretenus constituent vraisemblablement une charge financière non négligeable pour les établissements d’enseignement, qui poursuivent leur croissance tout en devant conjuguer avec une raréfaction des financements gouvernementaux. Cette situation peut d’ailleurs expliquer leurs rapprochements avec des entreprises privées dans le cadre des récentes immobilisations qui encouragent le logement privé hors campus. L’exemple récent le plus flagrant est sans doute le campus MIL de l’Université de Montréal, présenté comme le foyer d’« une communauté foisonnante et vibrante favorisant la synergie entre l’activité universitaire et l’ouverture sur le monde » (Le Devoir, 2021). L’université a ainsi vendu la part du terrain destinée au développement résidentiel à la société immobilière MONDEV, qui livrait au printemps 2021 les condos locatifs MILHAUS, un projet conçu pour que « la vie de campus, les bonnes tables et les commerces de proximité viennent rythmer le quotidien des résidents » (Le Devoir, 2021). Or, bien que « le promoteur indiquait que leur clientèle cible était les étudiants et les étudiantes du nouveau campus et que certaines unités seraient "abordables" » (Projet de cartographie anti-éviction de Parc-Extension, 2020 : 18), des observatrices et des observateurs reprochent à l’université le fait d’avoir renoncé à la construction de résidences initialement prévues sur le site du nouveau campus et soulignent l’effet de la proximité du campus sur l’érosion de l’abordabilité du parc locatif existant au profit d’une tout autre population cible qui dispose de moyens financiers plus conséquents et qui est attirée par un cadre de vie haut de gamme (ibid.).

Les résidences privées qui s’adressent à un public en mobilité internationale (RPI) et que nous pouvons qualifier de résidences hôtelières constituent dans le contexte du centre-ville montréalais ce que l’on désigne plus généralement par l’expression « logements étudiants dédiés hors campus ». Comme nous venons de le voir, ces résidences se sont imposées récemment comme une solution de rechange à l’offre traditionnelle de logements proposée à la population étudiante à Montréal (RUT et LPT). La représentante d’une RPI confiait en entrevue : « A lot of universities are challenged when building housing. With limited funding, the first thing that drops is housing. The facilities are aging and they are struggling to maintain them. So, this is the idea of building student housing. As private companies, we can do the investment. »

Dans le cas montréalais, les RPI documentées sont développées à partir de financements privés essentiellement originaires d’Ontario, des États-Unis et de l’Europe. Les projets de RPI privilégient le plus souvent la localisation en centre-ville et la rénovation de bâtiments de grande densité existants, incluant d’anciens hôtels, bien que deux nouvelles constructions denses favorisant la cohabitation d’étudiant·es et de jeunes professionnel·les ouvriront leurs portes en 2022. Il s’agit de l’habitat résidentiel le plus récemment rénové et entretenu qui s’annonce comme une offre reconnaissant les besoins de confort et de bien-être de son public cible : « Que ça soit pour étudier ou se relaxer, le confort y est ! » (Evo), « Profitez du confort de la maison loin de chez soi » (Edison). Les RPI s’affichent comme une offre de « résidence  2.0 » (Evo), « au coeur de l’activité du centre-ville » (Ste-Cathy’s), « five minutes walk to campus » (Le Mildoré) et se présentent comme « the hottest off-campus housing in town » (Evo) qui permet de « profiter d’un milieu de vie urbain exclusif et de commodités ultramodernes dans un cadre sécurisé » (Campus1 MTL) ainsi que d’« une cohabitation unique, moderne et clé en main » (Link).

Cette offre résidentielle, portée à Montréal par une poignée d’investisseur·seuses et de promoteur·trices privé·es, se rapproche plus explicitement de l’hôtel-appartement : elle partage la même signature esthétique, et l’offre de services et d’espaces communs spécifiquement adaptés aux goûts des jeunes adultes professionnels ou en séjour d’étude (salle de travail, salle de sport, salle de jeu, salle de visionnement, classes de yoga, communication disponible dans plusieurs langues, modes de paiement en ligne, etc.). Si ces RPI, dont le loyer est parmi les plus élevés, offrent généralement des baux d’un trimestre ou d’un an, elles gèrent également aussi de la location de moyen terme lorsque des logements sont vacants. L’entreprise agissant en tant que gestionnaire de propriété réalise généralement une partie de ses activités à partir d’un siège social situé à l’extérieur de la province ou du pays. Son personnel comprend habituellement une personne à la direction générale (attachée à une ou plusieurs villes), une personne responsable de la location, des responsables de la relation avec les locataires, et une personne à la sécurité.

En regard de ce qui précède, le caractère hybride de l’hébergement étudiant (« hybrid hospitality ») (Telfer, 2000) se manifeste à travers sa double fonction : la combinaison entre (1) le logement comme bien d’usage pour une population étudiante aux caractéristiques hétérogènes, et (2) le logement comme service marchand et offre résidentielle tout inclus, distinctive et de courte durée, qui se rapproche de l’offre hôtelière destinée à une population voyageuse de jeunes en séjours d’étude ou professionnel, voire périodiquement de touristes. En effet, si tous les habitats résidentiels dont nous avons parlé répondent nécessairement à une demande de logements pour la population étudiante, nous savons maintenant que les tendances à la décampusification[3], à la vacance saisonnière, et aux mobilités résidentielles et internationales génèrent un mouvement vers les RPI, dont l’offre résidentielle exclusive assure un confort garanti aux jeunes migrantes et migrants, ainsi qu’aux voyageuses et aux voyageurs, que ce soit pour une durée d’un mois ou pour plusieurs années, lorsqu’ils et elles en ont les moyens. Nous avons également vu que les RUT peuvent offrir un cadre sécurisant aux étudiantes et aux étudiants durant l’année universitaire et proposer des lits à la nuit aux visiteuses et aux visiteurs durant les festivités estivales. Enfin, la sous-location de courte et de moyenne durée est pratiquée dans les LPT. On peut également qualifier d’hybride le logement dédié lorsque sa gestion relève du domicile commercial (« commercial home ») (Di Domenico et Lynch, 2007), c’est-à-dire quand il n’implique pas un rapport immédiat avec des propriétaires traditionnels (individuels ou institutionnels), mais plutôt avec des intermédiaires liés par un contrat de gestion immobilière établi avec un·e propriétaire professionnel·le. Suivant cette idée, si la conception de Marta Robinson et Paul Lynch (2007) fait la distinction entre la nation-hôte (« host nation »), qui réfère à l’échelle macro des cadres, des actrices et des acteurs, et les pratiques de l’accueil (« macro-hosts »), qui existent en dehors du domaine privé (« domestic hosts », « micro-hosts »), notre objectif ici est surtout de problématiser les rapports des actrices et des acteurs professionnels du domicile étudiant commercial (que l’on pourrait qualifier, suivant Maria Laura Di Domenico et Paul Lynch, d’hôtes intermédiaires ou de « méso-hosts ») avec leurs publics.

L’hospitalité commerciale comme pratique et expérience

Comme l’indiquent en anglais les notions d’« hospitality industry », d’« hospitality management » et d’« organizational hospitality », l’hospitalité commerciale trouve ses fondements dans la tradition de la gestion et du tourisme, où elle renvoie à une activité de prise en charge de l’hôte de passage, activité qui implique une transaction financière et qui n’est donc possible qu’à un certain prix. Ainsi, cette hospitalité peut être refusée si le paiement n’est pas garanti. Employée dans le secteur de l’hôtellerie et de la restauration, cette activité professionnalisée et institutionnalisée permet de garantir et de coordonner des biens et des services. La définition de l’hospitalité comme « a harmonious mixture of food, beverage, and/or shelter, a physical environment, and behaviour of staff » (Lynch et al., 2011 : 4) réduit par la même occasion ses composantes à des commodités, le ou la visiteur·euse à un·e consommateur·rice, et l’hôte·sse à un·e producteur·rice ou à un·e fournisseur·se de services octroyés par un personnel formé pour ce faire (Aramberri, 2001 ; Lugosi, Lynch et Morrison, 2009).

Le projet d’un jeune entrepreneur formé dans un programme de commerce montréalais est particulièrement explicite à cet égard. Depuis six ans, il développe une offre résidentielle locative ciblant les étudiantes et les étudiants internationaux en rénovant d’anciens bâtiments. Il précise devoir satisfaire une variété d’attentes dans un marché privé en expansion et souhaite pour cela miser sur sa spécificité : la petite taille de son entreprise et la relation personnalisée que cela permet. En relatant la fois où, à la demande d’une étudiante coréenne, il avait doté le logement d’une étuveuse à riz, il insiste sur le fait qu’il ne traite pas avec des locataires, mais plutôt avec des clientes et des clients. Il se donne pour mission d’être à leurs petits soins en veillant à ce qu’ils et elles ne manquent de rien, pas même d’informations fiables et pertinentes en matière d’immigration lorsqu’on le sollicite à cet effet.

En répondant avec le plus grand soin aux goûts et aux préférences d’une frange de la population étudiante très précise (des jeunes personnes le plus souvent soutenues financièrement par leur famille vivant à l’extérieur du pays) au détriment d’autres groupes pour qui l’accès à ce type de logement est contraint par son coût généralement plus élevé qu’en LPT, l’offre résidentielle de logements étudiants dédiés (RUT et RPI) engendre non seulement une certaine homogénéisation socioéconomique et ethnoculturelle, mais favorise aussi la constitution d’une culture propre à travers la mise en place d’un lieu où l’on peut se sentir comme chez soi et où on peut faire communauté. La promotion d’une expérience client comparée et d’une expérience du lieu où tout est pris en charge est alors une technique de marketing employée par les professionnelles et les professionnels chargés non seulement du positionnement des établissements d’enseignement supérieur (Brooks et al., 2020), mais aussi de ces nouveaux projets résidentiels (figure 2).

Figure 2

Campagnes de promotion de la vie en résidences étudiantes dédiées

Campagnes de promotion de la vie en résidences étudiantes dédiées
Source : Pages web de McGill, EVO, Edison et Campus1 MTL

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« When we hire, ideally we choose people that have experience in student housing prior. Then the expectations become higher. And we train them, we train the general manager that train their staff », m’expliquait une directrice en RPI recrutée à la suite d’une carrière dans le secteur universitaire, une expérience qui lui permet aujourd’hui de positionner l’offre résidentielle sur le marché, une offre dont la valeur ajoutée masque habilement l’objectif économique de l’entreprise en expansion.

En regard de ce qui précède, la discussion de George Ritzer (2007) au sujet de la socialisation des hôtes modernes (« modern guests ») dans l’hôtellerie est intéressante et peut s’appliquer à l’hébergement étudiant. D’un côté, en se montrant soucieux du bien-être de ses invités, tout en leur faisant payer un prix estimé justifié bien qu’élevé, l’hôtesse ou l’hôte qui reçoit peut donner l’impression d’agir de manière désintéressée. G. Ritzer fait remarquer à ce sujet que les engagements émotionnels simulés et les actes d’hospitalité insuffisants sont autant d’états altérés de l’hospitalité. Suivant cela, il indique que les personnes reçues, lorsqu’elles sont prises en charge en tant que consommatrices, tendent de moins en moins à faire l’expérience d’une hospitalité désintéressée. Face à cette modalité contradictoire de l’accueil qui renvoie à la problématique de l’hospitalité paradoxale introduite par Conrad Lashley, Paul Lynch et Alison Morrison (2007), le point de référence contemporain des consommatrices et des consommateurs pourrait désormais être la version marchandisée de l’hospitalité et, par conséquent, ces derniers n’auraient guère de difficulté à accepter des versions plus inhospitalières de l’accueil. D’un autre côté, si l’hospitalité offerte peut prendre les apparats de la bienveillance, elle ne trompe pas tout le monde : le fait qu’elle soit subordonnée à d’autres logiques peut aussi faire douter de son authenticité. Autrement dit, si l’hôte qui reçoit contrôle l’esthétique de la production de l’espace d’accueil, le degré d’authenticité est cependant jugé par la personne accueillie. Annabel Wharton (2007) emploie à cet égard le terme « faux home » pour décrire un établissement hôtelier agissant avec un degré d’authenticité bas. C’est d’ailleurs ce que semblait exprimer un jeune bachelier français rencontré dans l’espace lounge d’une RPI — dont le directeur des opérations est détenteur d’un diplôme en tourisme d’une école états-unienne et de plus de quinze ans d’expérience auprès de la clientèle hôtelière sur le marché montréalais —, lorsqu’il lance : « C’est cool ici, mais tu te sens pas vraiment chez toi. C’est plus comme un hôtel. »

Si l’approche clientéliste dans l’accueil marchand des étudiantes et des étudiants internationaux est particulièrement évidente, la conception du logement étudiant comme espace à administrer de manière optimale est également apparente dans le mode de gestion des LPT et RUT, la relation avec les résidentes et les résidents étant confiée à une entreprise privée. Comme le soulignent A. Wharton, à l’instar de G. Ritzer, cette approche de l’hospitalité est généralement guidée par des objectifs d’efficacité, de prévisibilité, de calcul, d’homogénéisation et de simplification, et cela a une incidence sur la précarisation de ces jeunes adultes. Les données de la Société québécoise d’information juridique, ainsi que les explications recueillies auprès du responsable de la RUT montréalaise gérée par une entreprise privée (Boulianne, 2017) nous apprennent, en ce sens, que la proportion de recours déposés au Tribunal administratif du logement (TAL), notamment en raison de la résiliation de baux locatifs (pour cause de retard de paiement par exemple) et d’expulsions (parfois accompagnées de lettres jugées menaçantes), est au moins deux fois plus importante que dans les RUT administrées par les universités, qui prennent, quant à elles, des moyens non juridiques pour faire respecter les contrats de location. De la même façon, les plaintes recueillies d’étudiantes et d’étudiants locataires du Quartier Concordia montrent la nature gestionnaire et non sécuritaire du secteur du LPT, où l’on retrouve de nombreuses tours résidentielles gérées par des hôtesses et des hôtes intermédiaires et habitées par une concentration de jeunes adultes en provenance de l’extérieur de la province (HOJO, 2014).

L’hospitalité contrôlée : une asymétrie des positions

À l’extrémité du spectre des modalités intéressées de l’offre d’hospitalité, l’hospitalité contrôlée renvoie, à l’instar de l’hospitalité authentique[4] (« genuine hospitality ») qui est à ses antipodes, plus directement au caractère asymétrique inhérent à la relation entre l’hôtesse ou l’hôte qui reçoit et la personne qui est reçue. Sur une échelle plus ou moins ample, les principes inscrits en droit, mais aussi les règles non écrites de l’hospitalité sont voués à créer et à gouverner un univers moral et éthique qui lie les parties prenantes. Contrairement à l’hospitalité la plus généreuse cependant, le droit de visite est accompagné de mesures de contrôle social qui impliquent une relation où c’est l’hôtesse ou l’hôte qui reçoit qui fixe sa version des conditions de la relation (Dikeç, 2002). Si, en quelque sorte, les baux agissent en ce sens, l’asymétrie des positions entre bailleurs et locataires peut aller plus loin.

Au croisement des travaux sur les migrations et l’habitat résidentiel, cette conception de l’hospitalité contrôlée permet de rester attentifs aux façons par lesquelles les rapports de pouvoir se constituent dans les espaces du quotidien en touchant de manière spécifique des groupes déjà vulnérables comme les étudiantes et les étudiants internationaux. Tout comme les personnes mobiles en situation de tourisme, de travail, d’étude ou de refuge ne se déplacent pas pour les mêmes raisons et ne sont pas soumises aux mêmes conditions, toutes ne sont pas non plus accueillies et prises en charge de la même façon (Lynch et al., 2011). La représentante d’un service de soutien aux étudiantes et aux étudiants vivant hors campus témoigne en ce sens de la méconnaissance des étudiantes et des étudiants internationaux quant aux droits censés les protéger et aux ressources pouvant les soutenir en tant que locataires. Cette situation contribue à faire du LPT un environnement au sein duquel et par lequel des violences peuvent s’exercer sur des groupes reconnus comme vulnérables.

We have a student complaints database of 200 landlords and companies that have practices that are unethical, illegal, abusive. For example, landlords who want only students, or only students over 25, etc. There are certain streets in the downtown area that are problematic and full of international students. New students: they’re young, they don’t necessarily have friends in the city, they don’t have people to talk about… And students are surprised they have all of these rights. There’s definitely a bunch of students that are coming months after their problem has begun.

Cette gestion opportuniste du logement affecte les locataires étudiantes et étudiants et tend à profiter d’un cadre réglementaire facilitant le remodelage du secteur du logement dédié au bénéfice des investisseur·euses et des locateur·trices professionnels. À ce titre, comme le font remarquer Nick Revington et Martine August, ces actrices et ces acteurs sont bien au fait que le prix du loyer relatif au logement étudiant est non contrôlé (« non-rent controlled ») : il peut augmenter de manière peu ou pas restrictive lorsque le logement devient vacant (principe du « vacancy decontrol ») (Revington et August, 2020).

Le cas du jeune entrepreneur relaté précédemment est autrement illustratif d’une attitude de toute-puissance de l’hôtesse ou de l’hôte intermédiaire qui reçoit sur les détentrices et les détenteurs d’un statut de résidence potentiellement révocable. Ainsi, en poursuivant une veille de l’actualité sur la situation des étudiantes et des étudiants internationaux à Montréal, j’ai pu faire la découverte d’un reportage (Dallaire, 2019) dénonçant les manières d’agir de ce même locateur professionnel (LP) rencontré deux ans plus tôt. Puisque le principal concerné était désormais injoignable, il a fallu contacter une praticienne en droit du logement au fait des plaintes accumulées jusqu’à ce jour, afin qu’elle livre plus de détails sur son mode opératoire. Elle m’a décrit d’emblée les pratiques employées comme un cas de fraude immobilière rendue possible en raison du flou entourant la sous-location dans les baux résidentiels et commerciaux, une pratique pécuniaire qui gagne en recrudescence. Elle m’a expliqué comment, en signant à titre de locataire principal plusieurs logements sous différents noms et numéros d’entreprise, le locateur professionnel tirait profit de conditions structurelles (situations de crise du logement, taux bas d’inoccupation) et conjoncturelles (affluence des demandeuses et des demandeurs d’asile, ainsi que de jeunes étudiantes et étudiants internationaux sans réseau dans les secteurs plus défavorisés et près des campus) en faisant cohabiter plusieurs personnes (« parfois cinq à six hommes dont les espaces de vie étaient divisés par des barricades de carton vétuste ») qui recherchaient une option résidentielle momentanée et « sans tracas » (chauffée, meublée, équipée). Une fois les sous-locations confirmées avec les occupantes et les occupants, c’était au LP que ces derniers payaient leur loyer, des montants qui n’étaient finalement pas remis aux propriétaires. Si des plaintes étaient émises concernant les conditions du logement ou des mésententes avec le LP, elles venaient rarement des étudiantes et des étudiants ou des demandeuses et des demandeurs d’asile. C’étaient le plus souvent les propriétaires des logements qui déposaient une plainte au TAL, demandant plusieurs dizaines de milliers de dollars en préjudices économiques, matériels et moraux. Ils et elles exigeaient l’éviction des occupantes et des occupants, tandis que le LP disparaissait, laissant tout le monde, y compris des employés impayés et des locataires sans recours.

Celle qui a rencontré plusieurs personnes flouées par le LP rapporte combien ce dernier « savait jouer sur les apparences ». Lorsqu’il rencontrait des personnes, comme ce fut mon cas mais aussi celui de sa clientèle potentielle, c’était le plus souvent dans un bâtiment prestigieux à la façade de pierres taillées du centre-ville, qui donnait une impression de sérieux et participait à la bonne image qu’il laissait. Les personnes rencontrées le qualifiaient au premier abord de personne sympathique. À la demande du LP, elles acceptaient alors de distribuer ses cartes professionnelles à d’autres néoarrivantes et néoarrivants en situation précaire, en échange de quelques menus avantages financiers qu’il leur faisait miroiter. Le sentiment de confiance qu’il inspirait venait en fait d’une habile mise en scène qu’il construisait en mobilisant sa propre histoire et son identité socioculturelle (en tant qu’homme noir adopté devenu jeune homme d’affaires soucieux de la situation des personnes immigrantes, m’avait-il partagé en entrevue), ce qui a fait dire à une demandeuse d’asile d’origine nigérienne dupée : « I trusted him because he was a black man. » Une fois qu’il avait enfin convaincu les sous-locataires, un système de pointage et l’inscription au contrat de clauses non valides et abusives liant les parties (comme des frais de plus de 5 000 $ en cas de mauvaise publicité ou de non-respect de la confidentialité du contrat, ou comme l’enregistrement obligatoire des visiteuses et des visiteurs) lui permettaient d’exercer une surveillance et une pression sur les occupantes et les occupants afin qu’ils et elles ne causent pas de remous.

Conclusion

Isn’t it timely to consider the usurpation of speaking the language of hospitality in order to construct safe homes?

Mustafa Dikeç (2002 : 242)

L’enquête empirique qui permet de documenter l’hébergement étudiant à Montréal à partir des pratiques des actrices et des acteurs traditionnels et professionnels a montré la présence d’une offre résidentielle segmentée et de ses modes de gestion différenciés. Entre l’offre traditionnelle de logements dédiés et les nouveaux segments du logement étudiant concentrés au centre-ville, il n’est pas rare de voir les étudiantes et les étudiants internationaux en particulier être les proies de stratégies d’accueil ciblées mises en oeuvre pour les attirer. Les actrices et les acteurs, de même que les logiques en tension qui participent à la production du logement étudiant proposent une offre hybride : un domicile au caractère commercial, qui répond à des fonctions et à des modes de gestion qui le situent à l’articulation du logement comme besoin fondamental et comme bien d’usage, et de l’hôtellerie comme service lucratif et exclusif. C’est précisément sur ce point que notre contribution permet d’apporter un éclairage empirique sur lequel peut s’appuyer une conceptualisation critique des nouveaux segments croissants de l’hôtellerie urbaine, qui tend de plus en plus à inspirer les projets de logements dédiés tout en véhiculant les formes d’un marketing de l’accueil généreux.

Analysées à la lumière des modalités de l’offre d’hospitalité, ces tendances émergentes de l’hébergement des étudiantes et des étudiants internationaux dans le centre-ville montréalais se sont avérées instructives sur plusieurs aspects. De manière générale, l’idée d’une hospitalité intéressée qui singularise ce segment de marché plus mondialisé et financiarisé peut sembler a priori contre-intuitive. Toutefois, son usage puisant dans le champ des sciences de la gestion et des études touristiques permet d’illustrer, plus clairement et à différents degrés, les pratiques qui masquent l’asymétrie des positions et qui sont plus susceptibles de tirer avantage de la situation des jeunes locataires isolés. Ainsi, dans sa visée commerciale, l’hospitalité intéressée dans le secteur de l’hébergement étudiant prend les traits d’une version artificielle de l’accueil, tout en parvenant à positionner cette option résidentielle comme étant la plus désirable. De même, l’approche gestionnaire de l’hébergement, renforcée par le désengagement des gouvernements (« macro-hosts ») dans la production de logements sécuritaires et de qualité, fait place aux propriétaires professionnels qui hébergent les étudiantes et les étudiants en évacuant le caractère asymétrique inhérent à l’hospitalité. La relation fondée sur le profit peut alors dériver vers une relation délibérée, mais souvent invisibilisée, d’abus de pouvoir, renforcée par un silence contraint ou par une soumission à l’hôte qui reçoit. Nous avons en ce sens mis en évidence des stratagèmes de précarisation et de contrôle mis en place par ces hôtesses et ces hôtes intermédiaires (« méso-hosts ») sur des groupes ciblés (migrantes et migrants en situation irrégulière, jeunes sans expérience et à la recherche d’options sécurisantes et de tout inclus).

Ces constats invitent en ce sens à prendre garde au visage humain de l’exploitation qui peut passer par « l’usurpation trompeuse du langage de l’hospitalité » (traduction libre de Dikeç, 2002 : 242). Cette production d’espaces d’hébergement hybrides et de pratiques d’hospitalité ambiguës, équivoques et paradoxales qui détournent l’hospitalité de son sens initial, contraste avec la reconnaissance des besoins en matière de logements démarchandisés. Il s’agit dès lors de s’interroger sur les manières de faire correspondre l’offre d’hébergement étudiant à des modalités plus démocratiques et généreuses, inspirées de l’hospitalité réciproque, redistributive, voire altruiste (Lashley, 2017). Ce n’est qu’alors qu’il sera possible de concevoir le logement comme un espace sûr, comme un « safe space called home », pour reprendre l’expression de Bonnie Honig (1996 : 267) à laquelle fait référence M. Dikeç.