En 2019, lorsque nous avons rédigé l’appel pour ce numéro consacré aux liens entre émotions et politique, certaines de ces émotions constituaient le coeur de l’actualité. La colère se manifestait dans des affrontements à Hong Kong et à travers le rejet de l’Union européenne au Royaume-Uni. Au niveau mondial, l’inquiétude devant les changements climatiques et la pollution favorisait de nouveaux discours militants et l’émergence de mouvements sociaux transnationaux. En Algérie, l’exaspération suscitée par la réélection du président conduisait la jeunesse à se réapproprier le politique. Avec la vague de dénonciation #MeToo, la prise de parole des femmes transformait des expériences individuelles et passées sous silence en actions collectives. L’année écoulée a illustré avec force le caractère central des dynamiques émotionnelles dans le champ politique. L’incertitude, la peur, la solitude, l’impuissance, l’espoir ou la frustration sont des conséquences de la pandémie de coronavirus et de sa gestion politique. Malgré le confinement, les émotions sont palpables et s’expriment collectivement, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans les médias. Certaines manifestations émotionnelles et politiques ont même bravé les mesures de distanciation sociale : l’année 2020 a été marquée par l’ampleur du mouvement Black Lives Matter qui s’est diffusé mondialement malgré les mesures sanitaires, et a rappelé comment la colère et la désolation pouvaient servir de levier aux revendications d’un mouvement social préexistant. Les émotions ont également été au coeur de la polarisation croissante des discours politiques sur les réseaux sociaux et dans le débat public. Elles ont participé au processus de hiérarchisation des savoirs entre les savoirs de vérité de « ceux qui savent » (les personnes expertes) et les savoirs des autres, catégorisés comme « infox ». Elles ont aussi été source d’adhésion et de mobilisation : la première ministre Jacinda Ardern s’est, par exemple, démarquée par sa gestion de la crise et par un leadership donnant une large place à l’empathie (Wilson, 2020). Dans ce numéro de Lien social et Politiques, nous souhaitons explorer et clarifier ces multiples liens entre émotions et politique. Les auteur·e·s qui nous ont répondu proposent des outils précurseurs et heuristiques pour analyser les processus par lesquels les émotions peuvent se transformer en pouvoir social et politique, et développent des méthodes originales pour mieux saisir cette dimension émotionnelle longtemps impensée par les sciences sociales. Si l’histoire de la sociologie des émotions a montré que Max Weber ou Émile Durkheim avaient déjà fourni une première théorisation des affects, les sciences sociales contemporaines ont produit peu d’outils pour prendre en compte cette dimension des pratiques humaines jusque dans les années 1990 (Woodward, 1996), et ce, malgré le caractère central et transversal des émotions (Turner, 2009). Cette lacune peut s’expliquer par deux dichotomies. La première, issue de la pensée des Lumières, a opposé les émotions à la raison, et le corps à l’esprit (Quijano, 2007 ; Stoetzler et Yuval-Davis, 2002). Cette construction binaire a instauré une hiérarchie entre ces deux notions et a participé à dévaloriser l’émotion, perçue comme une perturbation de l’âme et du corps (Deluermoz et al., 2013). La deuxième dichotomie, découlant de la précédente, est celle qui s’est opérée entre les sciences sociales et les sciences naturelles (Brennan, 2004). Cette division entre la nature et le social, qui a eu pour effet de renvoyer l’étude du corps à la biologie, a freiné l’étude des dynamiques sociales reliées aux émotions (Ahmed, 2004). Malgré ces difficultés, de nombreuses recherches en sciences sociales ont intégré l’étude des émotions depuis les années 1990, pour constituer ce qui a été nommé le « tournant affectif » (Clough, 2008 ; Woodward, 1996). Elles ont notamment pris appui sur …
Parties annexes
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