Numéro 86, 2021 Émotions et politique Sous la direction de Cécile Van de Velde et Anne Perriard
Sommaire (12 articles)
Introduction
Section 1 – Gouverner par les émotions : tensions et rapports de force émotionnels dans la sphère publique
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Émotions et argumentaires dans les enjeux territoriaux controversés
Nathalie Burlone et Anne Mévellec
p. 20–37
RésuméFR :
À travers trois cas territoriaux canadiens, nous explorons les émotions mobilisées dans l’espace public afin de montrer comment cette mobilisation est indissociable des arguments invoqués par les acteurs en réaction à des décisions controversées. Les cas du déversement des eaux usées dans le fleuve Saint-Laurent (le « Flushgate ») à Montréal, au Québec, en 2015, de l’embouteillage d’eau par l’usine Nestlé en Ontario et de la controverse autour de la station de ski Jumbo en Colombie-Britannique offrent de bons terrains pour explorer la place et la cible des émotions dans les argumentaires des parties prenantes. Un total de 310 articles de quotidiens canadiens-français et anglais publiés entre 2004 et 2017 ont été examinés par le biais d’une analyse textuelle thématique inductive. Quatre émotions émergent parmi les trois cas : la colère, la joie, la peur et la tristesse. L’analyse transversale montre que si ces émotions sont suscitées en réaction aux décisions controversées, c’est à travers leurs cibles et nuances qu’il est possible de mieux comprendre leur pouvoir dans la sphère publique. Cela nous permet de tirer certaines conclusions concernant le pouvoir des émotions dans les argumentaires des parties prenantes, la nécessaire prise en compte de la densité émotionnelle, l’importance de dépasser la fonction rationnelle classiquement rattachée à l’étude des émotions, ainsi que la pertinence de l’espace médiatique comme source de données.
EN :
Through three Canadian territorial cases, we explore which emotions are engaged in the public space and how they are inseparable from arguments invoked by actors in response to controversial decisions. The cases of the wastewater discharge into the St. Lawrence River (the “Flushgate”) in Montreal, Quebec, in 2015, the water bottling by the Nestlé plant in Ontario and the controversy surrounding the Jumbo ski resort in British Columbia provide good grounds for exploring the place and target of emotions in stakeholder arguments. A total of 310 newspaper articles from Canadian English and French daily newspapers published between 2004 and 2017 were studied using inductive thematic textual analysis. Four emotions emerged from the three cases: anger, joy, fear and sadness. The cross-sectional analysis shows that while these emotions are aroused in response to controversial decisions, it is through their targets and nuances that it is possible to better grasp the power of emotions in the public sphere. This allows us to draw several conclusions about the power of emotions in the stakeholders’ reasoning, the necessary consideration of emotional density, the importance of going beyond the rational function classically attached to the study of emotions as well as the relevance of media space as a source of data.
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Les émotions présidentielles sous la Ve République : normes de sang-froid et régulation des émotions collectives
Christian Le Bart
p. 38–53
RésuméFR :
Le président de la République doit-il montrer ses émotions ? Cet article vise à établir qu’une norme de sang-froid s’est construite au fil de l’histoire politique et s’est imposée sous la Ve République pour trois raisons : le sang-froid participe de la rationalisation du pouvoir d’État, il distingue ceux qui occupent des positions élevées, il procure une position de force dans les discussions. Néanmoins, s’il ne peut succomber aux émotions, le chef d’État ne doit pas pour autant ignorer celles-ci : il en orchestre la régulation, imposant par son discours des émotions collectives exemplaires, par exemple, à la suite d’attentats ou de décès de personnalités populaires. En comparant le rapport aux émotions du général de Gaulle à celui de ses derniers successeurs, en particulier Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron, on peut faire l’hypothèse d’un relâchement de la norme de sang-froid et d’une banalisation de l’expressivité des figures au sommet de l’État.
EN :
Should the President of the Republic show his emotions? The norm of self-control which was built over the course of political history was imposed under the Fifth Republic for three reasons: self-control is part of the rationalization of state power, it distinguishes those who occupy high positions, it provides a position of strength in discussions. But if he cannot succumb to emotions, the Head of State cannot ignore them. He manages the regulation of emotions, imposing by his speech exemplary collective emotions, for example following the attacks or the deaths of popular personalities. By comparing the emotions shown by General de Gaulle with those of his last successors, in particular Nicolas Sarkozy and Emmanuel Macron, we can finally make the hypothesis of a release of the blood standard-cold and a banalization of expressiveness at the top of the State.
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#Flygskam : le pouvoir de la honte de prendre l’avion pour gouverner le changement climatique
Lucas Brunet
p. 54–70
RésuméFR :
Le terme suédois flygskam (avion-honte) désigne la honte de prendre l’avion à cause de sa contribution au changement climatique. À partir de 2018, cette honte s’est largement répandue sur les réseaux sociaux (#flygskam) jusqu’à constituer un mouvement de remise en question du transport aérien. Comment cette honte a-t-elle été suscitée, relativisée, reconvertie et quelles ont été ses conséquences politiques ? En analysant qualitativement les récits de honte partagés sur Instagram, l’article montre comment les voyageurs construisent leur expérience de la honte, et y réagissent. Dans la lignée des travaux de la sociologie des émotions, l’article appréhende la honte comme une émotion régulée pour répondre à certaines normes sociales qui définissent les émotions à ressentir et à exprimer selon les situations (règles de sentiment), et qui exigent, parfois, un travail émotionnel d’adaptation. Les voyageurs sensibilisés à l’environnement se conforment ainsi à une nouvelle règle émotionnelle de la honte de prendre l’avion, et ceux qui ne respectent pas cette règle peuvent être ciblés par des campagnes de honte. Pour conjuguer la honte prescrite par la règle de sentiment et le plaisir associé aux trajets aériens, certains voyageurs conduisent un travail émotionnel et se déculpabilisent en compensant les émissions générées par leurs voyages en avion. Enfin, la honte est reconvertie en fierté de voyager en train et donne lieu à l’instauration d’une nouvelle règle émotionnelle. En définitive, l’article montre comment la honte articule les conduites individuelles et collectives par l’établissement de nouvelles normes.
EN :
The Swedish term flygskam (plane-shame) refers to the shame of flying due to its contribution to climate change. From 2018 onwards, this shame spread widely on social networks (#flygskam) and assembled a social movement challenging air transportation. How was this shame generated, soothed, converted and what were its political consequences? Drawing on a qualitative analysis of the shame narratives shared on Instagram, the article shows how travelers construct and respond to their experience of shame. In line with the scholarship in the sociology of emotions, the article considers shame as an emotion regulated to meet certain social norms concerning the expression of emotions (rules of feeling) which sometimes require emotional work. As a result, environmentally conscious travelers are complying with a new feeling rule of shame of flying, and those who break this rule may be targeted by shame campaigns. To combine the shame prescribed by the feeling rule and the pleasure associated with air travel, some travelers carry out emotional work and relieve their guilt by offsetting their emissions. Shame is also converted into pride in traveling by train and gives rise to a new emotional rule. Ultimately, the article shows how shame articulates the government of individuals and collectives by setting up new norms.
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Politiques des émotions des fans de Pokémon : (se) mobiliser par la hype et le sel
Quentin Gervasoni
p. 71–93
RésuméFR :
Cet article explore la manière dont les fans de Pokémon participent à la production et à la diffusion de régimes émotionnels par un travail émotionnel qui s’appuie sur les ressources mises à disposition par la marque Pokémon. Nous y présentons les deux principaux régimes émotionnels impliqués dans la captation des publics, d’abord la hype, puis le sel, deux expressions empruntées aux discussions de la communauté elle-même. Cette recherche s’appuie sur des observations menées auprès de la communauté Pokémon Trash, en particulier son site internet et son groupe Facebook, sur l’analyse qualitative des commentaires en réaction aux vidéos relatives à Pokémon Épée et Bouclier sur YouTube, ainsi que sur des entretiens semi-directifs menés auprès de fans. Par un travail d’anticipation, ces derniers participent à la production de leurs propres dispositions à la hype et alimentent le bouillonnement collectif d’engouement et d’impatience vis-à-vis de la sortie des nouveaux jeux. Mais le désajustement entre ces attentes et les ressources mises à disposition donne également naissance au régime du sel : les publics se mobilisent alors contre les choix de la marque, comme ce fut le cas lors du mouvement #BringBackNationalDex. La réussite commerciale des derniers opus Pokémon, malgré la mobilisation oppositionnelle, invite à vérifier si la participation des fans leur donne réellement plus de pouvoir.
EN :
The present article explores the ways Pokémon fans participate in the production and diffusion of emotional regimes tied to logics of mobilisation for the future of the franchise through an emotional labor which draws on resources provisione by the Pokémon brand. We examine the two main emotional regimes at stakes with the « captation » of Pokémon audiences, that of hype and salt, two expressions borrowed from the fans’ discourses. This paper draws on observations of the Pokémon Trash community, mainly its Facebook page and its website. We also rely on the qualitative analysis of YouTube comments scraped from the comment sections of the Pokémon Sword and Shield trailers, as well as semi-directive interviews of Pokémon fans. Through a work of anticipation, fans participate in the production of their own dispositions to hype and further to the collective enthusiasm and impatience for the games to come. However, fans’ expectations are heterogenous, and a disjunction between these expectations and the resources provided by Pokémon leads to salt, which fuels mobilisations against the brands’ choices, such as when fans launched the #BringBackNationalDex. The success of the last Pokémon games despise such opposition raises questions about the extent to which fan participation actually skews the power balance toward audiences.
Section 2 – Du « je » au « nous » : émotions et trajectoires d’engagement politique
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Ce que la peur fait à l’engagement féministe
Mélissa Blais
p. 94–112
RésuméFR :
Alors qu’on associe généralement la peur à des réflexes tels que la fuite, l’inhibition ou la démobilisation lorsqu’il est question de militantisme, cet article examine comment cette émotion peut parfois stimuler l’engagement de militantes féministes. Située au croisement des approches « actionnistes » (Bernard, 2017) des émotions, de la sociologie des mouvements sociaux et de la sociologie féministe, la discussion proposée s’inspire de 87 entretiens semi-dirigés réalisés entre 2006 et 2015 à travers le Québec, et d’une comparaison entre les milieux féministes suisses romands et québécois grâce aux 31 entretiens réalisés en 2018 et 2019 dans ces deux régions. En tenant compte des niveaux macro, méso et micro de l’analyse, l’article interroge les effets contrastés de la peur sur l’engagement féministe selon le positionnement des actrices dans les rapports sociaux de race, de classe et de sexualité, mais aussi selon les origines de la peur (intra ou extra mouvement), son degré d’intensité, ses interactions avec d’autres émotions (dont la colère) et le travail émotionnel (Hochschild, 2012) des féministes interrogées. L’article brosse ainsi un portrait des causes de la peur chez les féministes pour ensuite analyser les séquences émotionnelles les plus récurrentes en vue de mettre en relief diverses combinaisons émotionnelles et leurs effets sur l’engagement des féministes.
EN :
In contrast to common meanings that associate fear with reflexes such as flight, inhibition or demobilization when it comes to activism, this article examines how fear can sometimes stimulate the engagement of feminist activists. Situated at the crossroads of "actionist" approaches (Bernard, 2017) to emotion, sociology of social movements and feminist sociology, the proposed discussion is based on 87 semi-directed interviews conducted between 2006 and 2015 across Quebec, and a comparison between feminist circles in French-speaking Switzerland and Quebec through 31 interviews conducted in 2018 and 2019 in these two regions. Taking into account the macro, meso and micro levels of the analysis, the study focuses more specifically on the contrasting effects of fear on feminist engagement according to the positioning of responded in social relations of race, class and sexuality, but also in relation to the origins of fear (intra or extra movement), its degree of intensity, its interactions with other emotions (including anger) and emotional work (Hochschild, 2012) of the feminists interviewed. The article thus paints a portrait of the causes of fear among feminists and then analyzes the most recurrent emotional sequences in order to highlight various emotional combinations and their effects on feminist engagement.
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« Par nous, pour nous » : les dimensions émotionnelles de la production du « Nous » dans l’action collective antiraciste
Pauline Picot
p. 113–131
RésuméFR :
À partir d’une enquête ethnographique par observations et entretiens auprès de plusieurs collectifs antiracistes franciliens formés à partir de 2005, cet article examine les processus de production du « Nous » dans l’action collective. Il s’agit notamment de prendre au sérieux les processus émotionnels, dans une double perspective de sociologie de l’action collective et des rapports sociaux. On montre d’abord le lien entre engagement, sentiment d’injustice et colère face au racisme dans les trajectoires individuelles, lorsque la rencontre avec un cadre collectif permet de transformer cette colère en capacité d’agir. On analyse ensuite la dimension émotionnelle et relationnelle du travail militant, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques qui produisent de l’appartenance « pour soi » pour les participant·e·s, dans une logique de communalisation et de subjectivation politique qui dépasse les assignations raciales.
EN :
This article is based on an ethnographic study of several antiracist activist groups from the Paris region, oriented towards political autonomy and a systemic approach of racism since their creation around 2005. It aims at examining the process of production of a collective subject, « Us ». It focuses on emotional processes and combines the perspectives of the sociology of collective action and that of social relations of power. First, we show how individually felt anger and sense of injustice become empowering when they encounter a collective frame of action. Then we analyse the emotional and relational aspects of militant work as a series of acts producing a sense of belonging for oneself, in a dynamic of communalisation and political subjectivation rather than racial domination.
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Se sentir politiquement engagé : le rôle des émotions dans la subjectivation politique des recrues de Lutte ouvrière
Benjamin Flammand
p. 132–149
RésuméFR :
La sociologie du militantisme fait généralement du passage à l’acte la première étape du devenir militant. On gagnerait pourtant à déplacer le regard : comment en vient-on à se sentir politiquement engagé avant même toute institutionnalisation de l’engagement ? Cet article s’appuie sur une observation participante des dispositifs de recrutement de l’organisation trotskyste Lutte ouvrière (LO) et sur une douzaine de récits de vie avec des individus en situation de recrutement, qui ont vocation à être reconduits dans les prochaines années pour mesurer l’évolution du processus d’engagement politique des jeunes recrues. Ces dernières ne peuvent espérer être intégrées comme « révolutionnaires professionnels » avant plusieurs années. Les émotions sont l’instrument de leur transformation subjective et deviennent dès lors une voie essentielle pour pouvoir construire une analyse phénoménologique de l’engagement politique, irréductible à l’adhésion militante.
EN :
Taking action and joining an activist organization has often been introduced as the foremost questions to be answered by sociology of activist commitment. And yet far too little attention has been paid to commitment outside the institutional frame: long before joining any organization, how do we come to feel politically committed? This paper is based on a participant observation of the recruitment methods of a French Trotskyist organization, as well as a dozen of life stories with young recruits of this organization. Recruits are indeed to undergo several trials before being granted full “professional revolutionary” membership. Emotions actively contribute to spawning the recruits’ political subjectivity through their experience of the recruitment methods. The study of emotions from a phenomenological perspective may thus throw into relief certain features of political commitment that might otherwise be missed.
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Les empreintes singulières des émotions premières des élus locaux : voyage en égo-politique et en démocratie sensible
Alain Faure
p. 150–172
RésuméFR :
La réflexion s’appuie sur une série d’enquêtes par entretiens menées en France, en Italie et au Japon, concernant le récit par les élus locaux des émotions politiques qu’ils ont éprouvées avant d’exercer le pouvoir. Une revue de littérature sur la démocratie des émotions permet de souligner que, malgré une grande diversité d’avancées en matière de spécialisation des connaissances, de diversification des objets d’étude et d’hybridation des questionnements, peu de passerelles sont proposées pour éclairer les émotions fondatrices des élus et l’effet de ces dispositifs d’enthousiasme sur leur engagement politique. La première partie détaille deux résultats de recherche : d’une part, la récurrence de souvenirs s’apparentant à des sanglots enfouis (des émotions intériorisées liées à des blessures familiales, des fragilités affectives et la capacité précoce d’empathie relationnelle et de perception des injustices du monde) ; d’autre part, la formulation d’émois fondateurs ressentis lors des premières expériences de compétition électorale (sur les trois registres de l’euphorie, de la confiance et de l’attachement à des lieux). La seconde partie analyse ces données au regard des champs de connaissance sur l’engagement politique et l’exercice du pouvoir. L’auteur défend à titre exploratoire une approche mobilisant les notions d’égo-politique et de démocratie sensible pour comprendre le rôle de ces émotions premières dans l’exercice du pouvoir en matière de médiation, d’éligibilité et d’individualisation. La réflexion se conclut par une ouverture sur les protocoles de recherche qui intègrent des introspections autobiographiques et littéraires.
EN :
Our reflections are based on a series of interviews carried out in France, Italy and Japan aimed at elucidating the emotional preparedness of local elected politicians when they take up office. A review of the existing literature on the democracy of emotions leads us to conclude that in spite of the increasing specialisation, diversification and cross-fertilization of political subject-matter and the increasing complexity of questions that such massification imposes, little guidance is available to throw light on the fundamental emotional preparednesss of those elected and how such emotional predisposition can be the key to their future political engagement. The first part of the study recounts two findings in our research: on the one hand the recurrence of the choked emotions of deeply embedded memories (perhaps of family wounds, of affective fragility and an engrained sense of the injustices of this world); on the other hand the formulation of fundamental trauma, perhaps felt during the first experiences of electoral competition (and occuring under the three registers of euphoria, personal confidence and the strong feelings of attachment to a particular place). The second part analyses this data as related to areas of knowledge concerning political engagement and the exercise of power. The author defends, if only in an exploratory way, an approach which appeals to the notions of ego-politics and democratic sensitivity in order to understand the role of these primary emotions in the exercise of power in terms of mediation, eligibility and individualisation. The essay concludes with a reflection on the protocols of a type of research which integrates both autobiographical and literary introspective elements.
Section 3 – Émotions, transformation de soi et changement social
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Le travail émotionnel à l’épreuve du travail social : les accompagnements de sortie du travail du sexe à Genève
Isabelle Csupor, Roxane Aubry et Mauro Mercolli
p. 173–190
RésuméFR :
Cet article présente une démarche exploratoire de recherche participative qui décrit et analyse le travail émotionnel des travailleuses sociales à l’oeuvre dans leurs interactions avec des (ex)travailleuses du sexe dans une association genevoise lors des accompagnements psychosociaux de parcours de sortie du travail du sexe. L’article montre comment le travail émotionnel des travailleuses sociales, sous-tendu par un projet féministe d’émancipation, se déploie dans des espaces et des temporalités spécifiques. Puis, il montre comment ce travail émotionnel permet l’émergence d’une conscience critique, d’une part, et la mise en route d’un processus d’empowerment des femmes accompagnées.
EN :
This article presents an exploratory participatory research approach that describes and analyses the emotional work of social workers in their interactions with (ex-)sex workers in a Geneva-based association during psychosocial support for exiting sex work. The article shows how the emotional work of social workers, underpinned by a feminist project of emancipation, unfolds in specific spaces and temporalities. Then, it shows how this emotional work allows the emergence of a critical consciousness on the one hand, and on the other hand, the setting in motion of a process of accompanied women’s empowerment.
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Les émotions au coeur de la transformation sociale : une lecture à partir de John Dewey
Emmanuel Petit
p. 191–205
RésuméFR :
Le philosophe américain John Dewey a élaboré une théorie des émotions spécifique qui permet d’aborder de façon renouvelée la question de la transformation sociale. La théorie de Dewey est précieuse, car elle constitue un outil appréciable d’unification des théories modernes des émotions : foncièrement non dualiste, elle pose que l’émotion est ce qui nous relie à autrui ou à notre environnement. Loin d’être un phénomène purement intérieur, l’émergence d’une émotion dépend de notre humeur, de notre histoire personnelle, du contexte social et culturel dans lequel nous vivons. La théorie propose ainsi une analyse dynamique qui prend en compte l’histoire de la relation. L’émotion a en particulier un pouvoir de transformation sociale qui s’exerce à l’échelle de l’individu, mais aussi sur le plan collectif. Les institutions, les habitudes, les règles de vie ne sont donc pas figées et évoluent elles-mêmes avec les émotions qu’elles génèrent.
Dans cette analyse, l’émotion est ce qui signale et guide le changement d’habitude. Or, il peut arriver aussi qu’une routine ou une habitude émotionnelle nous fige dans une posture qui empêche toute transformation. L’approche de Dewey nous interroge en conséquence sur la façon dont l’articulation entre les habitudes et les émotions individuelles conduit à une transformation sociale durable et pérenne. Cela dépend-il de la « qualité » de l’émotion ? Le pouvoir des émotions est-il celui d’une émotion « ordinaire » ? Ce pouvoir est-il limité ?
EN :
The American philosopher John Dewey has developed a specific theory of emotions that provides a renewed approach to the question of social transformation. Dewey’s theory is valuable because it is a useful tool for unifying modern theories of emotions: fundamentally non-dualistic, it asserts that emotion is what connects us to others or to our environment. Far from being a purely internal phenomenon, the emergence of an emotion depends on our mood, our personal history, and the social and cultural context in which we live. The theory thus proposes a dynamic analysis that takes into account the history of the relationship. In particular, the emotion has a power of social transformation which is exercised at the level of the individual but also at the collective level. Institutions, habits, rules of life, are therefore not fixed and evolve themselves with the emotions they generate.
In this analysis, emotion is what signals and guides the change of habit. But it can also happen that a routine or an emotional habit freezes us in a posture that prevents any transformation. Dewey’s approach therefore asks us to consider how the articulation between habits and individual emotions leads to lasting and sustainable social transformation. Does this depend on the « quality » of the emotion? Is the power of emotions the power of an « ordinary » emotion? Is this power limited?
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Théoriser un sentiment de minorisation : les francophonies canadiennes entre philosophie politique et psychologie sociale
Jérôme Melançon et Sean E. Moore
p. 206–224
RésuméFR :
Le but de cet article est de fournir une première théorie quant à l’existence d’un sentiment de minorisation qui ferait partie de l’expérience des groupes minoritaires et aiderait à comprendre leurs revendications et leur comportement politiques. Il vise aussi à développer cette théorie au contact de la réalité des francophones du Canada en situation minoritaire, qui se définissent eux-mêmes par cette situation plutôt que géographiquement (comme hors Québec). Nous procédons d’abord à partir d’une lecture croisée de l’oeuvre philosophique de Deleuze et Guattari et de celle de Tocqueville, afin de préciser le sens du concept de minorité en relation au pouvoir et hors de la référence à la démographie, puis d’esquisser les contours des sentiments de minorisation et d’égalité. Nous passons ensuite aux travaux contemporains en psychologie sociale portant sur les émotions collectives et les relations intergroupes pour valider et préciser davantage les résultats de cette lecture. Enfin, nous nous tournons vers l’événement du « jeudi noir » de l’Ontario français, quand le gouvernement provincial mit fin à deux institutions assurant les services aux Franco-Ontarien·ne·s, pour examiner la réaction de la population francophone à travers le prisme du sentiment de minorisation. Il ressort de cette étude et de cette catégorisation de sentiments politiques liés à la relation à la norme sociale qu’un sentiment de minorisation peut émerger dans un contexte où un groupe se sent égal ou supérieur aux autres et s’attend à pouvoir participer à la définition de la norme pour la société plus large.
EN :
This article aims to provide a first theorization as to the existence of a feeling of minoritization that would be a part of the experience of minority groups, and which would help to understand their political claims and behaviour. It also aims to develop this theory in contact with the reality of Canadian Francophones in minority situations, who define themselves through this situation rather than geographically (as outside Québec). We first proceed through crossed readings of the philosophical works of Deleuze and Guattari and of Tocqueville, in order to bring precision to the concept of minority in relation to power and outside of a reference to demography, before sketching the outline of the feelings of minoritization and of equality. Secondly we move on to the contemporary literature on collective emotions intergroup relations in order to validate and further make precise the results of these readings. Finally, we turn to the event of « black Thursday » in Francophone Ontario, when the provincial government brought an end to two institutions serving Franco-Ontarians, in order to understand the reaction of the Francophone population in relation to the feeling of minoritization. This study finds, through a categorization of political feelings tied to the relationship to social norms, that a feeling of minoritization can emerge in a context where a group feels it is equal or superior to other groups and expects to be able to play a part in the definition of what constitutes the norm for the wider society.