Numéro 83, 2019 Redessiner les contours de l’État : la mise en oeuvre des politiques migratoires Sous la direction de Camille Hamidi et Mireille Paquet
Sommaire (14 articles)
Introduction
Section 1 – La mise en oeuvre des politiques de la frontière
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Aux bords de l’État-nation : politiques migratoires et gouvernementalité exceptionnelle en Guadeloupe
Sébastien Nicolas
p. 36–57
RésuméFR :
La Guadeloupe, reléguée à un statut institutionnel « ultramarin », fait l’objet d’une configuration particulière compliquant l’appréhension des politiques migratoires qui y sont mises en oeuvre. Ce régime singulier se distingue par l’existence d’une frontière « intérieure » entre le département d’Outre-mer et la métropole française, et par une suspension sélective de l’État de droit. Ces dispositifs, légitimés par le caractère « spécifique » de l’archipel, ont pour conséquence d’instaurer une forme de marginalité par laquelle les droits des migrants sont réduits et les mouvements vers/depuis l’Hexagone, sujets à un contrôle accru. Comment interpréter l’existence de cette démarcation au sein même de l’espace national ? Comment, de surcroît, aborder cette rupture de la continuité juridique avec la métropole dans une société qui était encore en situation coloniale il y a quelques décennies ?
Partant de ces questionnements, cet article propose de considérer les pratiques de contrôle aux frontières en Guadeloupe à la manière d’un champ d’observation illustratif d’une forme de gouvernementalité « exceptionnelle » dans l’Outre-mer français. Il avance l’hypothèse selon laquelle la politique migratoire mise en oeuvre en Guadeloupe procède d’une rationalité politique fondée sur des logiques de mise à l’écart du territoire. À partir d’une enquête qualitative basée sur des entretiens semi-directifs conduits en 2013 et sur des rapports officiels et associatifs, cette recherche s’attachera à démontrer en quoi les dispositifs de contrôle de la frontière déployés par l’appareil étatique français en Guadeloupe — et par extension dans l’Outre-mer — sont informés par un référentiel postcolonial établi sur le présupposé d’une population labile vulnérable aux influences extérieures.
EN :
Relegated to an “overseas” institutional status, Guadeloupe is subjected to a particular configuration that makes the understanding of local migration policies more difficult. This singular regime sets itself apart by the existence of an “internal” border between the overseas department and the French metropole, and the selective suspension of the rule of law. These measures are legitimated by the “specificity” associated with the archipelago and result in a form of marginality that reduces the rights of migrants as well as enhanced controls on movements from/to metropolitan France. How can the existence of this demarcation within the national space be addressed? How to understand this judicial discontinuity with the metropole in a society that was in a colonial situation decades ago?
Using these questions as a starting point, this article proposes to address border control practices in Guadeloupe as an illustrative manifestation of an « exceptional » governmentality in French overseas territories. It suggests that migration policies in Guadeloupe proceed from a political rationality that is based on the marginalisation of the territory. Using a qualitative survey based on semi-structured interviews carried out in 2013 and governmental and associative reports, this research aims at demonstrating how border control arrangements used in Guadeloupe - and, by extension, in French overseas territories - by the French state apparatus are guided by a postcolonial paradigm led by the assumption of a labile and suggestible population.
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Qui veut encore protéger les mineurs non accompagnés en France ? De l’accueil inconditionnel d’enfants en danger à la sous-traitance du contrôle d’étrangers indésirables
Sarah Przybyl
p. 58–81
RésuméFR :
Arrivés dans le courant des années 1990, les mineurs non accompagnés sont des individus de moins de 18 ans qui, après un parcours migratoire, se trouvent sur le territoire français sans leur représentant légal. Enfants en danger devant être pris en charge inconditionnellement par les services départementaux compétents, pourquoi ces mineurs sont-ils devenus les objets d’une politique du tri et du contrôle ? Comment ces considérations ont-elles pu s’inviter dans le champ de la protection de l’enfance ? Qui sont les acteurs impliqués dans ce basculement du parcours dédié aux mineurs non accompagnés ? Mineurs à protéger d’un côté et étrangers à contrôler de l’autre, cette population est perçue à travers des représentations bipolaires qui ont conduit à l’édification de frontières administratives, institutionnelles et symboliques jalonnant aujourd’hui le parcours de l’accueil de ces jeunes. Alors que leur minorité et leur isolement devraient suffire à justifier une prise en charge, le soupçon qui plane sur ces jeunes a fait de ces deux critères des données scrupuleusement vérifiées par les autorités. La contribution revient sur la logique de sous-traitance de la mission d’évaluation et de mise à l’abri ayant permis d’exclure ces mineurs du circuit traditionnel de la protection de l’enfance. Associations, organisations humanitaires, société civile, ministère de la Justice incarnent les nouveaux protagonistes d’un paysage de l’accueil, où les idéaux et les engagements en matière de défense du droit des enfants ont été relégués au second plan.
EN :
Arrived in the course of the 1990s, unaccompanied minors are individuals under 18 who, after a migratory journey, are on French territory without their legal representative. Children at risk to be cared for unconditionally by the relevant departmental services, why these minors have become the objects of a policy of sorting and control? How could these considerations have been invoked in the field of child protection? Who are the actors involved in this changeover of the path dedicated to unaccompanied minors? Minors to protect on one side and foreigners to control on the other, the bipolarity of representations that surrounds this population has led to the construction of administrative, institutional and symbolic boundaries that today mark the course of the reception of these youth. While their minority and their isolation should be sufficient to justify a care, the suspicion that hangs over these young people made these two criteria data scrupulously verified by the authorities. The contribution goes back to the logic of subcontracting the evaluation and shelter mission which made it possible to exclude these minors from the traditional circuit of child protection. Associations, humanitarian organizations, civil society, the Ministry of Justice, embody the new protagonists of a welcoming landscape where ideals and commitments to the defense of the rights of children have been relegated to the background.
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Négocier des voies de passage sûres : comment les acteurs non étatiques participent à la gestion des frontières
Yasmine Bouagga et Raphaëlle Segond
p. 82–102
RésuméFR :
Alors que les frontières européennes sont de plus en plus sécurisées, l’accès au territoire de personnes ayant besoin de protection est devenu un enjeu humanitaire sur lequel intervient une diversité d’acteurs citoyens, d’ONG, d’associations. Cet article examine la participation de ces acteurs à un « travail humanitaire de la frontière ». Il s’appuie pour cela sur l’étude de dispositifs promus en Italie et au Royaume-Uni pour soutenir des voies de passage légales. Formulés dans des contextes d’urgence, ces « corridors humanitaires » et voies sûres se sont appuyés sur la notion de vulnérabilité pour défendre une ouverture mesurée et sélective de la frontière. Quel rôle peut alors être accordé à ces acteurs non étatiques humanitaires dans la gestion de ces frontières ? Quelles sont les limites à leur action dans un contexte de politiques migratoires restrictives ?
EN :
While european borders are more and more securitized, access to the territory for persons in need of international protection has become a humanitarian issue in which a diversity of citizens, NGOs and associations are involved. This article questions how these non-state actors participate in a “humanitarian borderwork”, through the study of ad hoc setting promoted in Italy and in the United Kingdom, to support safe and legal passages for migrants. Initiated in the context of emergencies, these “humanitarian corridors” and “Safe passages” took base in the notion of vulnerability to advocate for a moderate and selective opening of the border. What can be the role of these humanitarian non-state actors in the management of the borders, and what are the limits of their action in a context of restrictive migration policies?
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« Nous ne sommes pas des passeurs de migrants » : le rôle des transporteurs routiers et maritimes dans la mise en oeuvre des contrôles à la frontière franco-britannique
Camille Guenebeaud
p. 103–122
RésuméFR :
Au tournant des années 2000, à la frontière franco-britannique, le gouvernement anglais impose, par pression économique, un rôle de garde-frontière aux acteurs du transport transmanche. À l’appui d’une enquête de terrain menée entre 2011 et 2017 à Calais, cet article interroge les formes de cette délégation de la surveillance à des acteurs privés, ainsi que les logiques qui président à l’application discrétionnaire des contrôles par les employés de ces entreprises. Le pouvoir d’État est ainsi exploré depuis un point de vue singulier, celui de sa mise en oeuvre, ce qui permet d’appréhender à différentes échelles les enjeux de redéploiement de l’État en matière de contrôles migratoires et de définition des frontières symboliques de la nation.
EN :
In the early 2000s, actors of cross-Channel transport are forced to be involved in border control due to financial pressure from the British Government. Based on fieldwork conducted between 2011 and 2017 in Calais, this article explores the delegation of border controls to private actors and investigate the use of « discretion » by sailors and trucks drivers in the implementation of these controls. More broadly the article analyzes how the focus on the border work documents the redeployment of State regarding migration controls and the definition of the foreigners.
Section 2 – La mise en oeuvre dans des contextes organisationnels changeants
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Sous-traitance et bureaucratisation néolibérale : une analyse de l’interface de la distance dans l’accueil des demandeurs d’asile
Camilla Alberti
p. 123–143
RésuméFR :
En mettant à l’épreuve de l’ethnographie les questions posées par la sous-traitance, cet article s’intéresse à la bureaucratisation néolibérale de l’accueil des demandeurs d’asile en Suisse. Sur la base des données récoltées dans deux structures d’hébergement cantonales gérées par des organisations privées, il étudie comment cette dynamique s’incarne dans le quotidien de la mise en oeuvre de la politique d’accueil. L’analyse montre que les pouvoirs publics et leurs mandataires sont de facto séparés par une « interface de la distance », composée principalement de trois rouages interdépendants : la gestion par les indicateurs, la définition de standards et une rationalité économique. Cet article interroge les effets de la délégation d’une tâche régalienne à la sphère privée, en ce qui concerne non seulement la conception de la politique publique, mais également la responsabilité et les opportunités de contestation. Il montre que la bureaucratisation néolibérale est à la fois une technologie de gouvernement permettant à l’État de se redéployer et une conséquence de son réaménagement continu.
EN :
By approaching outsourcing through an ethnographic lens, this article focuses on the neoliberal bureaucratization of the reception of asylum seekers in Switzerland. On the basis of data collected in two privately-run accommodation centers, it studies how this dynamic is reflected in the daily implementation of the reception policy. The analysis shows that public authorities and the field are de facto separated by an “interface of distance” composed mainly of three interdependent mechanisms: management by indicators, definition of standards and economic rationality. This paper questions the effects of subcontracting a sovereign task to the private sphere, not only in terms of the conception of public policy, but also in terms of accountability and opportunities for contestation. It shows that neoliberal bureaucratization is not only a technology of government that allows the state to redeploy itself, but also a consequence of its continuous redevelopment.
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Entre examen individuel et gestion collective : ce que les injonctions à la productivité font à l’instruction des demandes d’asile
Jonathan Miaz
p. 144–166
RésuméFR :
Cet article s’intéresse à la question générale des conditions de la prise de décision en matière d’asile : comment l’objectif « d’accélération des procédures », ainsi que les critères d’efficacité et de productivité bureaucratiques influencent-ils la mise en oeuvre du droit d’asile ? À partir d’une enquête ethnographique au sein de l’administration de l’asile en Suisse, cet article analyse comment une « politique du chiffre » imprègne le travail d’instruction des demandes d’asile et se traduit concrètement dans les injonctions des cadres intermédiaires, dans leurs stratégies et priorités de traitement, ainsi que dans des instruments d’aide à la décision. Deux arguments principaux sont développés dans l’article. Premièrement, l’examen individuel des requêtes entre en tension avec une gestion collective de celles-ci : en effet, non seulement ce traitement individuel s’inscrit dans des logiques organisationnelles de gestion des « flux » migratoires — la conjoncture du nombre et de l’origine des demandeurs d’asile influençant les priorités et les stratégies de traitement — et d’industrialisation de la prise de décision, mais il se fait aussi toujours à l’aune de lignes directrices définies par l’institution. Cette analyse nous conduit à nous interroger sur la forme syllogistique des décisions. Celles-ci sont le plus souvent prises en référence aux normes secondaires d’application qui orientent la perception qu’ont les spécialistes asile des décisions possibles. Deuxièmement, l’article met en évidence le rôle que jouent les cadres intermédiaires dans la mise en oeuvre de l’action publique. Ces derniers disposent d’un pouvoir (discrétionnaire et normatif) dans l’orientation et l’encadrement des pratiques de mise en oeuvre de la politique d’asile.
EN :
This article asks the general question of the conditions for asylum decision-making, analyzing how the imperatives of efficiency and bureaucratic productivity influence the implementation of the right to asylum. Based on an ethnographic survey within the asylum administration in Switzerland, this article analyzes how productivity and efficiency pressures spread through asylum adjudication and how they are concretely translated into practices by the injunctions of middle-range managers, by their processing strategies and priorities, as well as by the decision-making support instruments. This article develops two main arguments. First, the individual adjudication of asylum requests comes under tension with collective management of them: indeed, not only is this individual examination part of the organizational logic of managing migratory “flows” – the situation of the number and origin of asylum seekers influencing processing priorities and strategies – but it is also based on guidelines defined by the institution. This analysis leads to questioning the syllogistic form of decisions that are most often taken regarding secondary implementation norms guiding asylum officers’ perception of possible decisions for a case. Secondly, the article highlights the role of middle-range managers in the implementation of the public policy through their power (discretionary and normative) to guide and supervise asylum policy implementation practices.
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Interpréter les récits de demande d’asile : une perspective légitimiste et militante du statut de réfugié
Maureen Clappe
p. 167–183
RésuméFR :
Cet article montre comment les interprètes bénévoles qui oeuvrent en association font exister un modèle associatif particulier proche de la médiation et se constituent en acteurs périphériques dans la mise en oeuvre des politiques de l’asile. Réfugiés ou en attente de régularisation, ils sont recrutés pour leurs connaissances juridiques et sociales, en plus de leurs compétences linguistiques. Une enquête ethnographique réalisée entre 2014 et 2019 au sein de Solidarité Asile (une association locale de soutien aux demandeurs d’asile) nous a permis de mettre en lumière deux stratégies de médiation adoptées par les interprètes dans le travail d’écriture des récits de demande d’asile. En fonction de leur parcours et de leur conception du statut de réfugié, ils n’appréhendent pas leur rôle de la même manière : certains adoptent une vision légitimiste de l’asile en considérant que tous les exilés ne peuvent prétendre au statut de réfugié ; tandis que d’autres sont plus militants et prennent l’initiative de reconstruire l’histoire du requérant pour la faire correspondre aux impératifs juridiques. La conception de leur rôle dans et en dehors de la scène associative, leur rapport à l’association et aux demandeurs d’asile de leur pays d’origine, ainsi que la manière dont ils s’identifient au statut de réfugié sont des variables expliquant leur positionnement dans un pôle plutôt qu’un autre.
EN :
This article shows that the volunteer interpreters construct a particular associative model close to mediation. It is constituted by peripheral actors in the implementation of asylum policies. The refugees or undocumented migrants are recruited based on their legal and social knowledge, in addition to their language skills. An ethnographic survey conducted from 2014 to 2019 within Solidarité Asile, a local voluntary association supporting asylum seekers, allowed us to highlight two mediation strategies adopted by interpreters in the work of writing asylum stories. Depending on their background and conception of refugee status, they do not understand their role in the same way: some adopt a legitimist view of asylum by considering that not all exiles are eligible for refugee status; while others are more activist and take the initiative of altering the claimant's story to bring it in line with the legal requirements. The conception of their role in and outside the associative scene, their relationship to the association and asylum seekers in their country of origin as well as the way in which they identify with refugee status are variables that can explain their positioning in one pole rather than another.
Section 3 – Les associations mettant en oeuvre les politiques d’intégration
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Les bénévoles, artisans institutionnalisés des politiques migratoires locales ?
Louis Bourgois et Marion Lièvre
p. 184–203
RésuméFR :
Cette contribution met en lumière de nouvelles relations entre État et société civile dans les politiques migratoires locales et, plus particulièrement, dans les politiques d’insertion sociale et économique. À partir d’enquêtes de terrain ethnographiques menées dans trois agglomérations françaises, les auteurs mettent à jour un mouvement d’institutionnalisation progressive de l’action bénévole au sein de l’action publique. Les terrains d’enquête sont des « dispositifs d’insertion » initiés par l’État et confiés à des associations, visant à l’insertion sociale de migrants européens précaires identifiés comme « Roms », vivant en habitat précaire. L’article propose une analyse en deux temps. Un premier temps revient sur le choix des services de l’État de confier à des tiers « opérateurs » la mise en oeuvre de « dispositifs d’insertion », en fixant des orientations notamment en matière de mobilisation de bénévoles. Un second temps concerne les modalités pratiques de cette institutionnalisation du bénévolat dans la réponse publique. L’hypothèse développée en filigrane est celle d’une politique migratoire qui se construit en partie sur des stratégies de canalisation, de mise à distance et d’institutionnalisation d’une action bénévole dépolitisée.
EN :
This paper highlights new relations between state and civil society in the case of French local migration policies towards, and more specifically social inclusion policies. It is based on a multi-site ethnographic fieldwork in three cities. It shows a progressive institutionalization of voluntary action in public policy. We studied “insertion devices” (services for integration and active labour market policies) enacted by the State and contracted out to associations, having precarious European migrants — labelled as “Rom” and living in inadequate housing —, as target groups. The article proposes a two-step analysis: a first step that goes back to the choice of state services to entrust third-party “operator” by setting up “inclusion service”, by defining the role of each stakeholder, particularly volunteer individuals or organizations; a second time that concerns the choices made by these operators in terms of recruitment and selection of volunteers according to different criteria. The hypothesis developed through the article concerns the fact that migration policies are partially built on strategies of channelling, distancing and institutionalizing a depoliticized non-profit intervention.
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Expériences de parrainage collectif de personnes réfugiées au Québec : perspectives de parrains et de personnes réfugiées de la Syrie
Marie-Jeanne Blain, Lourdes Rodriguez del Barrio, Roxane Caron, Marie-Claire Rufagari, Myriam Richard, Yannick Boucher et Caroline Lester
p. 204–229
RésuméFR :
Entre 2015 et 2017, le Québec a accueilli 11 251 réfugiés syriens, dont la majorité (81 %) via le programme de parrainage par des collectivités (Ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, MIDI, 2017). Ce programme, maintes fois présenté comme un modèle dans le monde, repose sur l’engagement volontaire de groupes de deux à cinq personnes de la société civile ou d’organisations communautaires ou religieuses qui acceptent la responsabilité d’assurer l’intégration et de couvrir les besoins essentiels de réfugiés durant douze mois. Adoptant une approche qualitative et microsociale, notre recherche-action réalisée entre 2016 et 2017 se penche sur l’expérience de personnes réfugiées syriennes parrainées et sur celle de leurs parrains. Compte tenu de l’arrivée « massive » de réfugiés syriens au Québec depuis 2015, mais aussi du leitmotiv de la responsabilité des parrains vis-à-vis de l’intégration des personnes réfugiées, comment les parrains interprètent-ils leurs responsabilités et quelles sont les modalités de soutien aux personnes qu’ils accueillent ? Notre équipe a rencontré plus de 50 participants et collaborateurs, dont une vingtaine de personnes réfugiées et autant de parrains. Le but de cet article est de porter un regard critique sur la mise en oeuvre du programme de parrainage collectif des personnes réfugiées et de relever la diversité des expériences — tantôt positives, tantôt ambiguës —, et ce, tant du point de vue des parrains que de celui des personnes parrainées. Nous conclurons par des réflexions sur les enjeux, mais aussi sur l’apport du programme de parrainage collectif, tout en soulevant l’importance de la complémentarité des rôles et des responsabilités des gouvernements, des organismes, des parrains et de la société civile au coeur de l’hospitalité.
EN :
Between 2015 and 2017, Quebec hosted 11,251 Syrian refugees (MIDI, 2017). The majority (81%) arrived in Quebec through the “private sponsorship of the refugee’s program.” This program has repeatedly been presented as a notable model around the world. In this program, groups of two to five people from the civil society or formal organizations, such as community-based organizations or religious institutions, accepted the responsibility to become sponsors to support the refugees’ integration and insured their basic needs for a period of 12 months. Based on a qualitative and microsocial approach, this research action carried out between 2016 and 2017 looks at the experience of sponsored Syrian refugees and their sponsors. Given the “massive” arrival and the leitmotif of sponsors’ responsibilities for the integration of the refugees, how do the sponsors interpret their responsibilities and what are the modalities of support for the people who they welcome? As part of a qualitative research, our team met with more than 50 participants and collaborators including, 19 refugees and 22 sponsors. The purpose of this contribution is to take a critical look at the implementation of the program of private sponsorship of refugees and to highlight the diversity of experiences - sometimes positive, sometimes ambiguous - from the point of view of the sponsors as well as refugees from Syria. We conclude with reflections on the issues, but also the contribution of the private sponsorship program, while raising the importance of the complementary roles and responsibilities for hospitality and inclusion (governments, organizations, sponsors, civil society).
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La mise en oeuvre des politiques d’accueil des migrants à l’échelle des quartiers montréalais : l’étude de l’initiative Vivons nos quartiers
Gabrielle Désilets et Anna Goudet
p. 230–248
RésuméFR :
En soulignant le décalage entre les politiques mouvantes et ambiguës, les discours publics « hostiles » et les réalités quotidiennes du terrain, que nous apprend l’étude du cas de l’initiative Vivons nos quartiers sur la mise en oeuvre des politiques migratoires ? Cette initiative, menée par des organismes communautaires montréalais oeuvrant dans le secteur de l’immigration, vise la mise en commun des meilleures pratiques d’inclusion à l’échelle des quartiers de Montréal. Ce projet est né dans le contexte de l’arrivée des réfugiés syriens en 2016, et s’est adapté aux réalités des arrivées nombreuses de demandeurs d’asile en 2017 et 2018.
Basé sur une recherche ethnographique, l’article analyse les interactions observées lors de formations, de rencontres et d’instances de concertations d’acteurs communautaires et institutionnels. L’analyse se penche sur la mise en oeuvre des politiques canadiennes d’établissement de « collectivités accueillantes » (Esses et al., 2010 ; Belkhodja, 2009). Nous mobilisons le concept de résilience sociale pour analyser les stratégies déployées par les institutions d’accueil confrontées aux défis liés à l’immigration. En effet, la « crise migratoire » perçue au Québec a influencé de manière contradictoire la mise en oeuvre des politiques d’accueil : d’une part, en « paralysant » et, de l’autre, en « mobilisant » les acteurs du terrain. Le souci de favoriser l’établissement de « collectivités accueillantes » se situe au croisement de cette ambivalence. En produisant une trame narrative mobilisatrice, le projet documenté contribue à la résilience des milieux d’accueil et, par extension, des nouveaux arrivants.
EN :
In a context of a discrepancy between shifting and ambiguous policies, "hostile" public discourse and everyday realities on the ground, what can we learn from the case study of the Vivons nos quartiers initiative on the implementation of migration policies? This initiative, led by Montreal community organizations working in the immigration sector, aims to share best inclusive practices within Montreal's neighbourhoods. This project began in the context of the arrival of Syrian refugees in 2016, and readjusted to the realities of the large influx of asylum seekers in 2017-2018.
Based on an ethnographic research, we discuss the interactions observed during trainings, meetings and consultations among community and institutional actors. The analysis examines the implementation of Canadian policies aimed at establishing "welcoming communities", as described and measured by Esses et al. (2010 and Belkhodja (2009). We mobilize the concept of social resilience to analyse the strategies used by the organizations in the settlement sector facing the challenges of immigration. Indeed, the perceived "migration crisis" in Quebec has had a contradictory influence on the implementation of settlement policies. On the one hand, "paralysing" and on the other hand "mobilizing" actors in the field. The concern with the establishment of "welcoming communities" lies at the crossroads of this ambivalence. By producing a mobilizing narrative framework, the project we documented contributes to the resilience of the host communities and, by extension, that of the newcomers.
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Le café des mères et l’atelier des femmes : une comparaison franco-finlandaise des politiques d’intégration des femmes immigrées « par le local »
Linda Haapajärvi
p. 249–271
RésuméFR :
En étudiant la mise en oeuvre des politiques d’intégration participatives au sein d’une maison de quartier à Paris et d’une autre à Helsinki, cet article s’interroge sur la manière dont un lien de citoyenneté plus solide est tissé entre les femmes migrantes et la société française et finlandaise. L’observation in situ au coeur des dispositifs participatifs du café des mères à Helsinki et de l’atelier d’écriture à Paris montre que, bien que les politiques d’intégration participatives poursuivent officiellement des objectifs similaires, elles produisent en pratique un attachement civique de nature différente cantonné aux cadres normatifs du maternalisme et de la citoyenneté communautaire dans le premier cas, et à du féminisme et de la citoyenneté politique dans le second. Confrontée à l’insuffisance du cadre interprétatif des « modèles d’intégration » nationaux, cette recherche examine la variation des trois techniques du « travail d’attachement » que déploient les agents de terrain à la lumière d’éléments explicatifs locaux, comme la trajectoire des institutions et l’organisation des dispositifs comparés. Elle identifie comme apport principal de l’ethnographie aux comparaisons internationales la possibilité de développer des analyses multiniveaux et des comparaisons partielles, mais réalistes.
EN :
Analyzing the local-level implementation of participatory integration policies, this article asks how a stronger tie is woven between migrant women and French and Finnish societies. Careful observation of a mothers’ café in Helsinki and a creative writing workshop in Paris, two distinct tools of participative integration policies, allows for discovering significant differences in the tie that is effectively produced between migrant women and their host society despite the policies’ identical agendas. Unconvinced by the interpretative framework of ‘national models of integration’, this research examines variation in the techniques of ‘attachment work’ in the light of local-level explananda, namely the history of the institutions and the organization of the policy tools that are being compared. It advocates for the ethnographic method’s unique contribution to international comparison, i.e. the possibility to develop multi-level analyses and partial but realist comparisons.
Section 4 – La mise en oeuvre des politiques d’immigration « économiques »
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Les politiques publiques d’immigration francophone en Acadie du Nouveau-Brunswick : entre incomplétude institutionnelle et succès symbolique
Leyla Sall
p. 272–294
RésuméFR :
Confrontée au vieillissement de sa population et à son caractère rural affirmé, l’Acadie du Nouveau-Brunswick est devenue une communauté d’accueil d’immigrants francophones créée par le droit, le travail militant de la Fédération des communautés francophones et acadiennes (FCFA) et l’engagement des différents paliers de gouvernement à prendre des mesures positives pour assurer la survie et renforcer la vitalité linguistique et communautaire de l’Acadie.
Dans un tel contexte, l’immigration francophone est perçue, à la fois, comme une politique sociale distributive de nature linguistique et comme une panacée permettant la résolution de l’équation du vieillissement de la population, de la faible natalité, des risques d’assimilation linguistique et du déséquilibre démographique en faveur de la majorité anglophone.
Après plus d’une décennie de mise en oeuvre des politiques publiques d’immigration francophone, force est de constater l’incapacité de l’Acadie du Nouveau-Brunswick à émerger en tant que communauté d’accueil viable : elle se caractérise par une incomplétude institutionnelle pluridimensionnelle en matière d’immigration et ne profite que marginalement des retombées de la démocratisation de la ressource migratoire. En raison de ses caractéristiques sociétales et spatiales, la rétention et l’intégration d’une masse critique d’immigrants y équivalent à un défi aux « lois » de fonctionnement des flux migratoires.
Toutefois, les politiques publiques d’immigration francophone ne sont pas remises en cause. Elles bénéficient d’un succès singulier. D’une part, elles ont pour fonction d’atténuer les tensions linguistiques au niveau provincial et, d’autre part, elles réussissent à faire de l’Acadie du Nouveau-Brunswick une communauté d’accueil symbolique d’immigrants au même titre que la société anglophone majoritaire.
EN :
Confronted with its aging population and its deeply rooted rural characteristic, l’Acadie du Nouveau-Brunswick has become a host society for francophone immigrants though laws provisions, militancy of the Fédération des communautés francophones et acadiennes (FCFA) and positives measures designed to ensure its linguistic and community vitality.
In this specific context, francophone immigration is perceived as a distributive linguistic social policy and a panacea that can solve the equation of an aging population, low birth rate, risks of linguistic assimilation and demographic disequilibrium in favour of the English-speaking majority.
More than ten years after the implementation of francophone immigration public policies, l’Acadie du Nouveau-Brunswick is not emerging as a viable host society. Rather, it is characterized by a multidimensional institutional incompleteness when it comes to the issues of immigration. Therefore, it hardly benefits from the democratization of the migration resource. Because of its societal characteristics, integration and retention of critical mass of francophone immigrants amount to a challenge to the laws of migration flows.
Despite their failure, francophone immigration public policies have not been challenged. They enjoy a unique success. Firstly, they contribute to the easing of linguistic tensions and secondly they succeeded in making l’Acadie du Nouveau-Brunswick a host society like the Anglophone dominant society.
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Le travail migrant temporaire et les effets sociaux pervers de son encadrement institutionnel
Sid Ahmed Soussi
p. 295–316
RésuméFR :
Cette recherche a pour objet l’action publique en matière de migrations internationales du travail au Canada. Elle se focalise sur l’encadrement institutionnel des travailleurs migrants temporaires (TMT) réajusté en 2014, au niveau fédéral, par la Réforme globale du Programme de travailleurs étrangers temporaires (PTET) suivie, au niveau provincial, de la Loi nº 8 modifiant le Code du travail. Appuyée sur une enquête menée au Québec depuis 2016 dans l’agroalimentaire et l’hôtellerie-restauration, elle analyse les impacts de l’action publique sur : 1) les liens d’emploi et les relations du travail ; 2) les statuts sociojuridiques des TMT et les conditions d’accès à la syndicalisation (droits d’association et de négociation). Sa méthodologie combine une démarche qualitative et des conclusions de recherches réalisées dans d’autres provinces du Canada qui permettent de constater l’orientation économique croissante du modèle canadien en matière de politiques migratoires. Nos conclusions proposent un modèle théorique qui fait ressortir deux niveaux de conséquences de l’action publique : 1) d’abord, la segmentation de l’emploi, qui va de pair avec la désyndicalisation résultant de la suppression des rapports collectifs du travail dans ces secteurs ; 2) ensuite, l’accès juridiquement restreint à certains droits sociaux du travail, la précarisation institutionnelle des TMT générée par la multiplication de leurs statuts de séjour et par leur subordination nominative à un employeur unique. Cette action publique, conjuguant politiques migratoires et politiques de l’emploi, permet aux entreprises d’internaliser une main-d’oeuvre étrangère peu coûteuse et juridiquement vulnérabilisée ; elle régule des flux migratoires pouvant combler indéfiniment des emplois permanents par cette main-d’oeuvre sans avoir à assumer les coûts sociaux dont bénéficient les salariés locaux.
EN :
This research focuses on public policy in Canada on international labor migration. It examines the impacts of the institutional framework of the temporary migrant workers (TMW), implemented at the federal level in 2014, with the global reform, “Overhauling the temporary foreign worker program”, followed by a provincial component, the Law 8 amending the Labor Code. This research, conducted in Quebec since 2016, in the agribusiness, services, hotels and restaurants, analyzes these impacts on: 1) the employment relations and the labour relations; 2) the socio-legal status of TMWs, their career curriculum and the access to unionization (association and negotiation rights). Its methodology combines a qualitative approach with research findings from other Canadian provinces. Noting the increasing economic orientation of the Canadian model of migration policy, our conclusions propose a theoretical model explaining two levels of consequences of public policies. Firstly, the process of employment segmentation resulting from the de-unionization and from the gradual elimination of collective labour relations in these sectors. Secondly, the differential of social labour rights resulting from a process of an institutional precariousness directly related to 1) the multiplication of the TMWs status and 2) their individual and nominative subordination to the employer. This public action, combining migration policies and employment policies, allows companies to internalize an inexpensive and legally vulnerable foreign labor force; it regulates migratory flows which can fill indefinitely permanent jobs by this workforce without having to assume their social costs.