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Avec le déclin électoral du Parti communiste français (PCF) amorcé au début des années 80, un certain nombre de travaux scientifiques se sont affrontés sur la question du comportement électoral contemporain des anciens électeurs communistes, notamment parmi les groupes ouvriers. D’un côté, plusieurs études ont mis en évidence le vieillissement régulier de l’électorat du PCF (Bréchon, 2009). Dans cette perspective, le vote communiste, notamment lors des élections nationales, serait essentiellement porté par les plus anciennes générations, celles au sein desquelles une identification partisane serait davantage préservée (Abramson, 1976).

D’autres recherches ont quant à elles insisté sur les processus de désalignement électoral de pans importants d’électeurs communistes issus du monde ouvrier au profit de l’abstention ou du vote en faveur d’autres formations partisanes, notamment d’extrême droite. Si ce phénomène de transfuge électoral du PCF vers l’extrême droite a, en réalité, rarement été direct et, surtout, n’a jamais revêtu un caractère massif, il a néanmoins été assez largement popularisé à travers le concept de gaucho-lepénisme proposé dans les années 90 (Perrineau, 1995 et 1997). En raisonnant davantage par inférence écologique que par itinéraires de vote, cette thèse a toutefois suscité plusieurs critiques scientifiques[1].

On ne peut néanmoins nier les processus de déstabilisation des anciennes allégeances politiques et électorales d’une partie importante du monde ouvrier qui votait autrefois à gauche, et notamment en faveur du PCF (Gougou, 2007 ; Bué et Éthuin, 2005 ; Michelat et Simon, 2004). Force est de reconnaître que le monde ouvriéro-communiste français a été durement mis à l’épreuve par des transformations majeures observables dans un nombre important des territoires traditionnels d’ancrage du PCF. Ces transformations peuvent être regroupées autour de trois principales dimensions : sociétale, partisane et idéologique.

La première dimension tient au profond renouvellement sociodémographique qui a touché les espaces urbains populaires à compter de la fin des années 70, notamment dans les quartiers couverts par le logement social. Deux faits majeurs structurent ces transformations : la désouvriérisation de la population active et l’installation de familles issues de l’immigration, notamment en provenance des pays du Maghreb, puis de l’Afrique subsaharienne (Haumont, Levy, 1995 ; Viet, 1999). Ces évolutions démographiques se sont souvent conjuguées à une différenciation socioterritoriale entre les quartiers du centre-ville et les quartiers plus périphériques (Verdugo, 2011 ; Bacqué et Fol, 1995).

La deuxième dimension a trait aux transformations partisanes qui ont touché le PCF depuis le milieu des années 90. En effet, cette décennie correspond à la fin d’un certain modèle de politisation et d’encadrement partisan. Jusqu’alors, un modèle holiste et ecclésial fondait le régime de croyance et d’adhésion (Pudal, 2009). La ligne rénovatrice portée par le nouveau secrétaire national du PCF, Robert Hue, a impulsé un changement de l’organisation partisane valorisant un rapport plus individualisé au Parti auquel beaucoup d’adhérents et de militants étaient peu habitués (Andolfatto, 2001 et 2005). Dans le même temps, l’appareil partisan s’est considérablement professionnalisé et s’apparente aujourd’hui, plus que jamais, à un parti d’élus qui, en plus de s’être désouvriérisé, a délaissé beaucoup de ses anciennes fonctions de parti de masse (Andolfatto et Greffet, 2008).

La troisième dimension renvoie à la question idéologique. Cette crise idéologique, qui tient pour partie à la dévalorisation symbolique du monde ouvrier (Beaud et Pialoux, 1999), vient désormais poser la question des conditions du maintien et de l’ajustement d’un système de valeurs et de croyances correspondant aux évolutions du parti. À ce propos, de nouvelles causes politiques ont progressivement été investies en lieu et place de la défense du monde ouvrier, par exemple la sauvegarde des services publics (Gouard, 2014a : 193-198).

Dans le cadre de cet article, nous aimerions porter notre intérêt sur les conditions sociales et politiques dans lesquelles évoluent aujourd’hui les personnes âgées qui apportaient autrefois régulièrement leur soutien électoral en faveur des candidats communistes. Comment se fait-il qu’on observe pour certaines d’entre elles le maintien d’une sympathie communiste qui trouve à se concrétiser sur le plan électoral, mais pas pour d’autres ? Si à maints égards, ces individus ont formé un « ensemble générationnel » (Mannheim, 1928), les effets de génération doivent également composer avec d’autres paramètres, liés aux dispositions sociales des individus mais aussi à la conjoncture (Muxel, 2011).

L’objectif est précisément d’interroger la pluralité des processus de vieillissement qui ont touché cet « ensemble générationnel ». De notre point de vue, cette hétérogénéité se fonde sur des inégalités sociorésidentielles. En cela, notre démarche cherche à intégrer les dimensions sociogéographiques du vieillissement en matière d’intégration sociale et politique (Phillipson, 2007). Ces processus de vieillissement seront examinés selon une perspective interactionniste et compréhensive, en prenant au sérieux la manière dont ces personnes âgées perçoivent leur propre existence sociale.

Pour répondre à ces interrogations, nous avons opté pour une approche monographique. Ce type d’approche permet, d’une part, de révéler les mouvements historiques qui parcourent une société (Abélès, 1993 : 63) et, d’autre part, d’appréhender l’intrication du social et du politique (Sawicki, 2000 ; Briquet et Sawicki, 1989). En proposant une comparaison de deux anciens quartiers ouvriers d’Ivry-sur-Seine, ville de la première couronne parisienne autrefois constitutive de ce qui forma l’ancienne « banlieue rouge », notre démarche vise à mettre en exergue deux grands modèles sociopolitiques du vieillissement[2].

Les matériaux mobilisés sont issus d’une recherche menée entre 2006 et 2012[3]. Dans le cadre d’une comparaison systématique entre les deux quartiers, nous avons d’abord collecté toute une série de données quantitatives à travers plusieurs dispositifs : consultation des précédents résultats électoraux par bureau de vote, passation de questionnaires à la sortie des bureaux de vote pour plusieurs scrutins[4], consultation des listes d’émargement pour ces mêmes bureaux de vote, consultation des archives de la section communiste locale. Il s’agit également d’observations réalisées le plus souvent en périodes électorales. Il s’agit enfin d’entretiens réalisés auprès d’un échantillon diversifié de la population résidente, et notamment auprès de personnes âgées. Environ une vingtaine de personnes de plus de 60 ans ont ainsi été interviewées au cours de cette recherche.

Notre démonstration s’organise en trois principales parties. Dans un premier temps, nous reviendrons sur l’histoire sociale et politique des deux quartiers étudiés, en insistant sur la place différente qu’occupent aujourd’hui les personnes âgées dans chaque quartier. Ensuite, nous aborderons successivement les deux modèles sociopolitiques de vieillissement relatifs à chacun des deux quartiers.

Deux anciens quartiers ouvriéro-communistes à la croisée des chemins

À Ivry-sur-Seine, dès la victoire du Parti communiste français lors des élections municipales de 1920, la priorité a immédiatement été donnée à la politique du logement social. Ainsi, pendant des décennies, le communisme municipal d’Ivry-sur-Seine avait fait de ses cités ouvrières des laboratoires politiques au service d’un creuset d’affiliation sociopolitique particulièrement efficace[5]. Construite dans les années 50 pour la première et dans les années 60 pour la seconde, la cité Maurice Thorez et la cité Youri Gagarine ont essentiellement regroupé des familles ouvrières déjà établies sur le territoire communal. Si la grande majorité de ces familles appartenaient aux milieux populaires, la cité Maurice Thorez, située face à l’hôtel de ville, regroupait surtout les fractions supérieures de la classe ouvrière.

Au cours des décennies 1960 et 1970, dans ce type d’espace résidentiel s’entremêlaient au quotidien les sociabilités populaires et les sociabilités partisanes (Mischi, 2003 et 2010). À la fin des années 70, alors que chacun des deux quartiers regroupait environ un millier d’adultes, on comptait une centaine d’adhérents au PCF à la cité Maurice Thorez et cent cinquante à la cité Youri Gagarine. Dans les deux cités, presque autant de familles recevaient quotidiennement le journal L’Humanité. L’interconnaissance au sein du voisinage était facilitée par une grande stabilité résidentielle des ménages et par des réseaux associatifs bien structurés.

Ces deux cités ouvrières ont longtemps constitué les vitrines de l’hégémonie du PCF sur le territoire communal. En effet, jusqu’au tournant des années 80, les candidats communistes obtenaient systématiquement leurs meilleurs résultats dans les bureaux de vote de ces deux cités. La suprématie communiste s’affirmait le plus magistralement lors des élections locales[6]. Cette domination électorale était d’autant plus remarquable qu’elle se fondait sur un niveau de participation particulièrement élevé[7]. Les jours d’élection, la norme sociale et politique parvenait à amalgamer des groupes d’électeurs présentant des degrés d’adhésion idéologique et d’engagement politique très variables. La légitimité des candidats communistes reposait également sur une solide familiarité auprès des administrés.

La fin de l’écosystème industriel a brutalement remis en cause ce modèle de politisation et de mobilisation. Depuis lors, les deux quartiers ont connu des trajectoires sociopolitiques très contrastées. Si le fait communiste s’est largement émoussé dans le quartier Youri Gagarine, il est en revanche parvenu à beaucoup mieux résister dans le quartier du centre-ville où se trouve la cité Maurice Thorez. La comparaison des résultats électoraux contemporains atteste de ce contraste. Tandis que le bureau de vote du quartier Maurice Thorez reste le bureau de vote de la ville qui apporte le plus fort soutien aux candidats communistes lors des différents scrutins[8], ce n’est absolument plus le cas du bureau du quartier Gagarine. De même, aujourd’hui, une douzaine de points de participation électorale séparent en moyenne les deux bureaux de vote.

L’explication de ce contraste politique et électoral tient avant tout à l’évolution de certaines conditions sociales. En tant qu’espace regroupant les logements les moins valorisés du parc social, le quartier Youri Gagarine a progressivement accueilli des familles issues de l’immigration algérienne à partir des années 80, puis des familles originaires des pays subsahariens à partir des années 90. Parallèlement, ce quartier a connu une paupérisation et une stigmatisation grandissantes. Il a d’ailleurs rapidement fait l’objet des différentes politiques urbaines[9]. Aussi, les militants communistes les plus jeunes et dynamiques ont progressivement quitté ce quartier, pour souvent s’installer dans le centre-ville.

A contrario, le quartier Maurice Thorez a connu une tout autre trajectoire. Dès les années 70, il a d’abord bénéficié d’une ambitieuse politique de rénovation du centre-ville. Autour de la cité se sont construits de nouveaux logements sociaux destinés aux familles de la classe moyenne[10], ce qui a eu pour effet de limiter l’installation des familles issues de l’immigration. Aujourd’hui, sur toute une série d’indicateurs socio-économiques, les deux quartiers se situent la plupart du temps aux deux extrêmes du classement recensant la douzaine de quartiers de la ville. Le contraste vaut également en matière de stabilité résidentielle. En 2010, si 19 % des résidents du quartier Maurice Thorez étaient installés depuis moins de cinq ans, cette proportion était doublée au quartier Youri Gagarine.

Plus populaire et cosmopolite, le quartier Youri Gagarine est également plus jeune que le quartier Maurice Thorez. À la fin des années 2000, près d’un tiers du corps électoral du quartier Maurice Thorez avait plus de 60 ans contre seulement 24 % au quartier Youri Gagarine[11]. Si l’explication tient à la part importante des jeunes électeurs, dont la majorité est issue de l’immigration, elle tient aussi au fait que beaucoup de résidents ont quitté la cité au moment de leur retraite. Les retraités qui y ont maintenu résidence sont d’ailleurs bien souvent ceux qui n’avaient pas les moyens financiers de quitter le quartier. La monographie menée par Anne-France Wittmann dans une cité populaire de Nanterre insistait d’ailleurs sur le stigmate que constituait pour les personnes âgées le fait de vivre dans un quartier défavorisé où la jeunesse est prédominante (Wittmann, 2003).

À l’inverse, la cité Maurice Thorez fait partie des quartiers de logement social de la commune où les retraités ont, le plus souvent, maintenu résidence. Dans ce quartier du centre-ville s’est notamment installée « l’aristocratie locale à base ouvrière » (Retière, 1991) : intellectuels, responsables ou anciens responsables du PCF, de syndicats, d’associations culturelles ou sportives, mais aussi responsables ou anciens responsables de l’administration communale. On y retrouve aussi quelques familles militantes qui ont pu vivre dans le quartier Youri Gagarine au cours des années 70 ou 80. Mais l’un des phénomènes les plus importants est de retrouver dans ce quartier plusieurs générations appartenant aux mêmes familles. Il n’est en effet pas rare de voir cohabiter trois, voire quatre générations de familles ivryennes. Inscrit dans des stratégies familiales (Bonvalet, 1991), ce type de regroupement intergénérationnel au sein d’un même quartier constitue souvent un ciment identitaire fort (Druhle et Clément, 1992). Ce phénomène est d’autant plus intéressant que beaucoup des enfants et petits-enfants des plus vieux résidents ont connu une relative ascension sociale. Une proportion importante d’entre eux est fonctionnaire notamment au sein de la fonction publique communale, groupe socioprofessionnel désormais particulièrement déterminant dans le renouveau du communisme municipal. Ceci participe du maintien d’un lien familial au territoire communal, qui s’est en revanche largement désagrégé sous les effets de la crise de l’emploi industriel local pour les familles ouvrières, telles qu’on peut les retrouver au quartier Youri Gagarine.

Pour les personnes âgées du quartier Youri Gagarine, la configuration des rapports intergénérationnels est tout autre. En effet, dans ce quartier, les différentes générations de résidents n’appartiennent pas, le plus souvent, aux mêmes familles. De nos jours le découpage générationnel recoupe étroitement une division de type ethnique. Au demeurant, l’enquête de type ethnographique a révélé l’importance des clivages générationnels dans la structuration de la vie sociale du quartier. Ces clivages s’appuient notamment sur une ethnicisation du monde social qui s’est peu à peu substitué à l’ancien clivage de classe (Braconnier et Dormagen, 2010).

Sur un grand nombre d’indicateurs sociopolitiques, il est possible de dresser une comparaison entre les personnes âgées selon le quartier où elles résident. Aussi, les inégalités observées en matière de politisation apparaissent ici comme une conséquence de ces inégalités sociales. Ainsi, à l’occasion du premier tour de l’élection présidentielle de 2007 par exemple, si 38 % des répondants au questionnaire, âgés de plus de 60 ans, du quartier Maurice Thorez, se déclaraient très intéressés par la politique, ils n’étaient que 22 % au quartier Youri Gagarine. De même, deux mois plus tard, à l’occasion des élections législatives, au sein de cette classe d’âge, si dans le premier quartier 41 % des participants à l’enquête connaissaient l’année d’organisation des prochaines élections municipales, ils n’étaient que 19 % dans le second quartier. Ces inégalités de politisation trouvent également leur traduction en termes de pratiques. Ainsi, l’analyse des listes d’émargement montre que le niveau de la participation électorale des électeurs de plus de 60 ans diffère entre les deux espaces. On évalue à une dizaine de points cet écart[12], soit approximativement le même écart que pour les autres classes d’âge. Dans les deux parties qui vont suivre, nous allons décrire sur un plan plus qualitatif les conditions de vie sociopolitique de ces deux vieillesses contemporaines.

Les orphelins du quartier Gagarine

D’après les questionnaires recueillis à l’occasion du premier tour de l’élection présidentielle de 2007, selon qu’elles vivaient dans un quartier ou dans un autre, les personnes les plus âgées déclaraient un niveau de participation aux fêtes locales très différent. En effet, si 54 % des votants de plus de 60 ans, du quartier Maurice Thorez déclaraient y participer régulièrement, ils n’étaient que 40 % au quartier Youri Gagarine. Cette différence n’est pas étonnante dans la mesure où depuis vingt ans, la crise militante a lourdement frappé la sociabilité du quartier Youri Gagarine. Ainsi, à compter du milieu des années 90, la fête annuelle de la cité n’avait plus cours, alors même que, pendant longtemps, c’est à cette occasion que les militants communistes procédaient à la remise publique des cartes d’adhérent au Parti. Désormais, les activités militantes se caractérisent par un repli sur l’entre-soi communiste (Pudal, 2009). Faute de renouvellement, le groupe militant s’est considérablement réduit à mesure qu’il vieillissait. Il est désormais composé pour l’essentiel de femmes veuves, ce qui contraste avec l’ancien modèle de virilité.

Cette crise militante s’explique aussi par une dévalorisation de certaines figures politiques du quartier dont le processus s’inscrit dans les transformations du communisme municipal lui-même. De ce point de vue, la trajectoire de Madame Lecornec est tout à fait révélatrice de ce mouvement historique. Issue d’une famille de cheminots, Madame Lecornec s’est installée dans la cité dès les années 60. À la fin des années 2000, elle y cumulait plusieurs positions, en étant à la fois la dernière conseillère municipale communiste du quartier, la présidente du bureau de vote et la présidente de l’Amicale des locataires.

Cette responsable communiste entretenait des relations tendues avec les jeunes du quartier. Les objets de disputes étaient fréquents et portaient notamment sur l’utilisation du local au rez-de-chaussée de la cité. D’une manière générale, ils révélaient l’illégitimité grandissante de ce type d’entrepreneur de morale (Becker, 1963). L’opposition était d’autant plus forte qu’un certain nombre de jeunes du quartier, très majoritairement des jeunes hommes issus de l’immigration algérienne, avaient au début des années 2000 fondé une association destinée à « valoriser les actions citoyennes des jeunes du quartier »[13]. Par l’action de son jeune président, l’association s’était progressivement approprié l’un des locaux du rez-de-chaussée de la cité[14]. Parallèlement, ce même noyau de jeunes avait fondé une association politique au discours très critique à l’égard de la majorité municipale communiste. Aux élections municipales de 2001 et aux élections cantonales de 2004, l’association avait d’ailleurs présenté des candidats. En somme, au milieu des années 2000, la vie du quartier se caractérisait par une vive concurrence politique sur une base générationnelle qui recoupait pour partie des différences de genre et des différences de type ethnique.

Les élections municipales de 2008 ont subitement consacré une substitution des figures militantes. En effet, à cette occasion, la majorité communiste sortante n’a pas proposé à Madame Lecornec de figurer sur la traditionnelle liste d’union de la gauche menée par le PCF, après trois mandats consécutifs en tant que conseillère municipale. En revanche, dans une entreprise de rajeunissement des différentes candidatures, cette liste a décidé d’intégrer dans ses rangs le président de l’association des jeunes du quartier. Ce dernier a d’ailleurs été élu en qualité d’adjoint au maire. Les élections municipales de 2014 ont ensuite confirmé cette intégration puisque deux nouveaux candidats issus de cette association ont également été élus sur la liste d’union. Aussi, cette ouverture aux candidats dits de la « diversité » (Cartier et al. 2010) a contribué à la précipitation de la retraite politique de certains représentants de l’ancien monde ouvriéro-communiste.

D’une manière générale, au quartier Youri Gagarine, le désarroi prédomine, tant chez les derniers militants communistes qu’auprès de leurs anciens soutiens électoraux. Plusieurs observations de terrain nous ont permis de renseigner l’ampleur de la dépolitisation. Il en va notamment du suivi d’un militant communiste dans le cadre de porte-à-porte lors des campagnes électorales. Âgé de 57 ans au moment de l’enquête, ce militant communiste était le plus jeune des derniers militants communistes du quartier. Depuis qu’il a quitté le quartier pour s’installer dans le centre-ville au cours des années 90, son militantisme se limitait à quelques campagnes électorales.

Ces porte-à-porte ont prioritairement ciblé les résidents identifiés en tant que « camarades » ou « anciens camarades ». Cet exercice militant a ainsi offert l’opportunité d’appréhender certains rapports au politique chez ce groupe social. La vingtaine de personnes démarchées se caractérisait par un âge élevé et une importante ancienneté de résidence. Alors qu’il n’avait quelquefois pas revu ces personnes depuis plusieurs années, le militant communiste s’est vite confronté à la difficulté de solliciter, comme il pouvait le faire autrefois, les suffrages de l’ensemble des membres de la famille. Il s’avérait en effet que la plupart des descendants avaient quitté le quartier depuis plusieurs années, souvent la commune, voire même la région francilienne.

En nous permettant d’entrer au domicile de ces personnes et d’y engager une conversation entre familiers[15], ces porte-à-porte ont mis au grand jour le désengagement politique de beaucoup d’anciens sympathisants communistes. En effet, nous nous sommes souvent trouvés en face de cas de détresse (handicap, maladie, séparation conjugale, licenciement) dont les effets sur le désengagement à l’égard de la chose publique sont évidents dès lors qu’ont disparu tous les anciens relais autrefois assurés par le réseau militant communiste dans ce type de cité populaire.

La restitution de la rencontre avec Éliane, veuve de 73 ans et sa fille Mireille, présente au domicile de sa mère lorsque nous les rencontrons, est révélatrice du profond désarroi de nombreux « anciens camarades ». En réponse aux sollicitations d’un vote de type « familial » formulé par le militant communiste, Éliane répond que ses deux autres filles sont « retournées vivre en Bretagne ». Bien qu’Éliane et Mireille soient toujours membres du PCF, c’est notre visite lors de ce porte-à-porte qui leur a rappelé la tenue quatre jours plus tard du premier tour des élections législatives pour lesquelles le maire communiste d’Ivry-sur-Seine, Pierre Gosnat s’était d’ailleurs porté candidat[16]. Si Éliane croit se souvenir en avoir « entendu parler à la télévision », cette négligence témoigne surtout d’un geste électoral qui s’est désencastré d’une appartenance collective.

Mireille : Les gens, maintenant, ils en ont rien à foutre de la politique. Nous, on était plus concernées avant que maintenant ! Maintenant, les p’tits jeunes, je sais même pas s’ils ont voté pour le Président[17].

Éliane : Avant, on avait le journal L’Humanité qu’on n’a plus maintenant. Avant, on avait Jojo, qui était un brave homme. Il nous apportait le journal.

Le militant : [vers Mireille] T’es moins attachée à ton Parti ?

Mireille : Oui, beaucoup moins attachée. Ça c’est sûr ! Maintenant, on va pas dire qu’on s’en fout, mais bon on est moins concernées. Bon là tu viens, mais sinon... Comme là, au 1er mai, y’a pas eu de vente de muguet[18]. Des communistes, y’en n’avait pas. Ça fait bizarre. C’est la première année où on ne voit pas Paul ou Monique en bas [de la cité] en train de vendre. [voix émue]

Cette famille exprime ici son profond regret de la fin du dynamisme du quartier. Elle rend compte d’une époque où se manifestait au quotidien une familiarité populaire étroitement liée à l’activité militante du PCF. Le lien au Parti qui passait essentiellement par l’intermédiaire des relations interpersonnelles s’est largement délité. Pour cette famille, et malgré le maintien d’une adhésion au Parti, la distanciation partisane et la désaffiliation politique sont largement entamées. D’ailleurs, si Mireille se demande si les « jeunes » de la cité ont participé à la dernière élection présidentielle, elle se garde d’indiquer qu’elle-même n’a pas pris part à ce scrutin[19]. La suite de l’échange traduit le développement de nouvelles formes de politisation sur la base d’un sentiment de répulsion à l’égard des évolutions sociales du quartier.

Éliane : Maintenant, c’est vraiment affreux. Avant c’était formidable, franchement. Avec Jacques[20], avec tous les jeunes, on faisait plein de fêtes. Tout le monde allait à Gagarine. Maintenant, je m’excuse de dire ça, mais y’a plus d’étrangers que... Les petits Arabes, y en a qui sont très bien comme dans toutes les races bien sûr, mais c’est pas comme dans le temps. [...] Moi, ce que je reproche au parti, c’est que dans toutes les villes communistes, on s’occupe trop des étrangers par rapport aux autres personnes. Moi, je le dis franchement. Je le dirais pas dans une assemblée parce que je n’y vais pas et je m’y ferais mal voir, parce que y’a trop d’étrangers. Et moi, jamais j’ai demandé quelque chose, et là, on a failli me cambrioler et j’attends toujours la porte.

Ce type de propos, plusieurs fois entendus ou rapportés au cours de notre recherche, tant auprès d’anciens électeurs communistes que d’autres électeurs du quartier, s’appuie sur un sentiment de nostalgie à l’égard d’un passé local autrefois plus épanouissant. D’ailleurs, les questionnaires recueillis à l’occasion de l’élection présidentielle de 2007 montrent une divergence d’opinions à l’égard des évolutions sociales selon les deux quartiers considérés. En effet, si 45 % des votants de plus de 60 ans du quartier Gagarine considéraient que leur quartier s’était dégradé, ils n’étaient en revanche que 25 % à partager cet avis au quartier Maurice Thorez.

Ces propos font également écho à d’autres résultats tirés des différentes vagues de questionnaires. Ainsi, si d’une manière générale, la durée de résidence des électeurs est corrélée à une plus forte probabilité de voter en faveur des candidats communistes aux différents scrutins, ce même facteur a également un effet positif sur le vote en faveur de l’extrême droite[21]. Dans cette cité, nous avions aussi pu mesurer la sympathie d’un certain nombre d’« anciens camarades » à l’égard de Nicolas Sarkozy lors de l’élection présidentielle de 2007. En obtenant au premier tour de scrutin 76 bulletins dans le bureau de vote du quartier, Nicolas Sarkozy y avait obtenu un score trois fois plus important que Jacques Chirac cinq ans plus tôt. Dans ce bureau de vote, les résultats absolus de l’extrême droite ont, quant à eux, eu tendance à diminuer régulièrement depuis la fin des années 80, même si, sous les effets de l’abstention, le poids relatif du FN a eu plutôt tendance à augmenter. En 2012 et en 2017, en recueillant respectivement 69 et 70 bulletins au premier tour de l’élection présidentielle, Marine Le Pen a réuni 13,5 % et 17 % des suffrages exprimés dans le bureau de vote du quartier, soit un des plus hauts résultats sur l’ensemble de la commune, mais qui reste en définitive bien en -deçà de la moyenne nationale[22].

Les retraités actifs du quartier Maurice Thorez

En plus d’enregistrer les meilleurs résultats en faveur des candidats du PCF, le quartier Maurice Thorez est également celui où l’on observe la plus forte intensité militante. Dans ce quartier du centre-ville, beaucoup d’anciens membres du PCF et de l’ancienne « aristocratie locale » (Retière, 1991) ont pu reconvertir leur engagement politique vers la défense d’autres causes, parvenant ainsi à maintenir une identité communiste au-delà du désenchantement partisan (Leclerq, 2008). Cette forme de « retraite solidaire », si on la compare à la « retraite mort sociale » (Guillemard, 2002) des plus vieux résidents du quartier Gagarine, s’appuie sur un réseau associatif particulièrement dynamique.

Un exemple est donné à travers le cas de l’association de quartier Ne Pas Plier. Fondée en 1991, l’association se définit comme une « association politique, utopique, esthétique, expérimentale d’éducation et de luttes populaires »[23]. En 1997, l’association a mis en place les Chemins de Randonnées Urbains autour de la découverte et de la défense des services publics dans le cadre des États Généraux organisés par la municipalité. Ce type de dispositif s’inscrit dans le développement de la démocratie participative parmi les communes de l’ancienne banlieue rouge (Nez et Talpin, 2010). Mais l’une des activités principales de l’association consiste en l’accueil de classes de primaires et de collèges autour de l’observatoire de la ville[24]. L’objectif est alors de contribuer à la socialisation politique des jeunes générations à travers le prisme de l’espace communal. Lors de ces rencontres, plusieurs retraités ivryens, souvent d’anciens fonctionnaires proches du PCF, sont invités en tant qu’animateurs.

Plus globalement, c’est toute la place matérielle et symbolique des retraités qui diffère dans ce quartier comparativement à ce que l’on observe au quartier Gagarine. Le premier contraste qui s’offre à l’ethnographe tient à l’occupation de l’espace public. Si au quartier Youri Gagarine, les populations âgées se sont de plus en plus repliées sur la sphère privée, ici au contraire la population âgée exploite davantage ses espaces traditionnels de sociabilité. C’est ainsi que l’on retrouve au rez-de-chaussée de la cité Maurice Thorez, aux côtés de plusieurs commerces (boucherie, épicerie, boulangerie, presse) quasi absents dans le précédent quartier, le local de l’Association des Retraités d’Ivry pour les Loisirs et la Solidarité (ARILS). Créée en 1977 par un ancien conseiller municipal communiste, cette association s’est établie dans la cité dès sa fondation. Trois après-midi par semaine s’y retrouvent plusieurs retraités autour de différentes activités d’art ou de loisirs (tricot, dessin, peinture, chant, théâtre), de jeux (cartes, loto), d’activités sportives, de voyages ou encore de conférences[25]. Tout au long de l’année, ces différentes rencontres sont aussi rythmées par l’anniversaire des uns et des autres. Si cette association s’adresse à l’ensemble des retraités de la commune, dans les faits les retraités du centre-ville y sont surreprésentés. Situés dans un quartier relativement enclavé, les retraités du quartier Gagarine voient au contraire les difficultés de déplacement devenir rédhibitoires.

À côté de ce premier local s’en trouve un second. Il accueille les différentes réunions publiques du quartier. Différents matériels de propagande du PCF y sont d’ailleurs stockés (tracts, affiches, autocollants, exemplaires du journal L’Humanité Dimanche[26]). Cet hebdomadaire continue d’ailleurs d’être vendu chaque dimanche matin par quelques vieux militants, contribuant ainsi à colorer politiquement la vie quotidienne des résidents. C’est dans ce local que nous avions pris l’habitude de réaliser des entretiens collectifs auprès d’un groupe d’une douzaine de femmes septuagénaires et octogénaires du quartier. Toutes ces femmes se connaissent depuis de très nombreuses années, souvent depuis leur enfance. À l’exception de deux d’entre elles, toutes sont d’ailleurs nées à Ivry et sont issues du milieu ouvrier. Si la plupart d’entre elles sont veuves, elles ne souffrent en revanche pas du même isolement que leurs homologues du quartier Youri Gagarine. En effet, en plus de leur participation régulière aux rencontres organisées par l’ARILS, ces dernières se retrouvaient tous les mercredis après-midi dans ce local.

Plusieurs de ces femmes sont quelquefois sollicitées par les services municipaux pour intervenir dans les écoles primaires de la commune dans l’objectif de faire partager leur témoignage sur la condition ouvrière. Au moment de l’enquête, l’une d’elles venait précisément d’être interviewée dans le cadre d’une exposition consacrée à l’année 1936, ce que cette dernière a relaté avec une certaine fierté : « Ils [les journalistes du journal communal] sont venus à la maison. Ils m’ont questionnée et puis ils m’ont photographiée ». Tout se passe comme si les populations âgées du quartier Maurice Thorez, organisées en groupe suffisamment structuré, étaient rendues dépositaires d’une mémoire objectivement valorisée (Candau, 1998). Leur proximité aux services municipaux participe d’ailleurs de la cohésion de ce groupe d’anciens (Haegel, 2000).

La cohésion de ce groupe permet d’amalgamer les différents niveaux de politisation et d’engagement politique observables à l’échelle individuelle ainsi que la relative diversité des opinions. Lors des entretiens réalisés au cours des périodes électorales, toutes ces femmes ont déclaré leur sympathie pour les candidats communistes. Aussi, force est de reconnaître leur très grande assiduité sur le plan de la participation. Un suivi longitudinal des listes d’émargement du bureau de vote sur la période 2007-2014 en atteste. Sur la dizaine de femmes inscrites dans le bureau de vote du quartier, on a comptabilisé seulement trois abstentions pour sept scrutins, soit une probabilité moyenne de participation de 95 %. Les entretiens faisaient d’ailleurs état d’une norme civique très bien intégrée. Elle est d’autant plus forte dans ce contexte d’interconnaissances qui la soumet à un certain contrôle social. Leur geste électoral perpétue une tradition politique d’autant plus solide qu’elle est rarement questionnée et que rien, dans le quotidien, n’invite véritablement à la remettre en cause.

Nonobstant les convictions politiques et idéologiques de ces différentes femmes, leur soutien politique repose pour beaucoup sur la reconnaissance sociale dont elles estiment que les membres de leur famille bénéficient. Le cas de Fernande rend compte de ce phénomène. Née en 1923, Fernande est l’une des femmes les plus assidues aux rendez-vous hebdomadaires. Elle a exercé toute sa carrière professionnelle en tant qu’employée communale et vit dans la cité Maurice Thorez depuis la fin des années 50. Son fils, également employé communal, vit aussi dans le quartier, avec sa femme et leurs deux filles.

Souvent peu encline à aborder les questions les plus politiques, Fernande est l’une des femmes les moins politisées du groupe. Elle n’a jamais adhéré au PCF et encore moins milité. Au moment de l’enquête, elle se disait préoccupée par la réponse que venaient d’adresser les services de l’Office Public de l’Habitation à Loyer Modéré (OPHLM) d’Ivry-sur-Seine à la demande de logement social déposée par l’une de ses petites-filles. En effet, l’OPHLM lui avait d’abord proposé un studio au quartier Youri Gagarine, quartier pour lequel Fernande n’avait souvent pas de mots assez durs. Fernande exprimait alors une certaine rancoeur à la fois à l’égard des responsables politiques locaux et également à l’égard des familles plus miséreuses, notamment celles issues de l’immigration, réputées injustement avantagées dans les processus d’attribution des logements sociaux. La frustration exprimée témoignait surtout d’une crainte de tomber dans la disgrâce sociale, à travers un déclassement sociorésidentiel. Le phénomène est typique des processus déjà observés par Norbert Élias et John Scotson (1997) et, plus récemment, en France auprès de la petite classe moyenne issue des grands ensembles et ayant emménagé dans l’habitat pavillonnaire (Cartier, Coutant, Siblot, Masclet, 2008). Pourtant, quelques semaines plus tard, lors d’un nouveau mercredi après-midi, à peine avions-nous eu le temps de franchir le seuil du local que Fernande nous apprit, la mine réjouie, que l’OPHLM avait finalement proposé à sa petite-fille un logement social dans le centre-ville. C’est précisément le jour de cette heureuse annonce, vécue comme un soulagement par Fernande, que cette dernière s’était montrée inhabituellement prolixe sur les questions électorales, n’hésitant pas, ce jour-là, à faire part de sa sympathie pour Marie-Georges Buffet alors candidate à l’élection présidentielle.

Conclusion

Au terme de cette analyse, il apparaît en premier lieu que, selon les deux quartiers considérés, la vieillesse a été différemment éprouvée par les transformations qui ont affecté le « communisme municipal ». La désagrégation des réseaux militants adossés à la société industrielle atteste de l’éclatement de l’ancienne totalité communale. Sur la période contemporaine, il ne faut pas négliger à cet égard les effets imputables aux politiques publiques municipales. En effet, si certains groupes de retraités sont incités à participer à la vie publique locale, d’autres le sont en revanche beaucoup moins.

De fait, la retraite semble constituer le moment de la consécration des inégalités sociales (Guillemard, 2002). Les inégalités que nous avons mises en évidence sur le plan de la participation politique viennent d’ailleurs de loin. Elles renvoient d’abord à certaines caractéristiques sociales des différentes familles qui, a priori, tiennent parfois à peu de choses : des différences socioprofessionnelles, de responsabilités publiques, de destins socioprofessionnel et résidentiel de la descendance. À ce titre, tout laisse à penser que la fraction supérieure du monde ouvrier qui s’est installée dans le quartier Maurice Thorez dans les années 50 et 60 constitue le point d’origine de tendances sociohistoriques plus longues qui font que certains individus, certaines familles devrait-on dire, sont parvenus à accumuler des ressources sociales, culturelles et politiques qui sont autant d’atouts pour surmonter la crise de l’ancienne société ouvrière locale.

Sur le plan de la sociologie électorale, l’étude montre, s’il en était besoin, l’intérêt de penser conjointement les variables individuelles et les variables contextuelles. En effet, une analyse électorale en termes de propriétés socioéconomiques ne peut faire l’économie des effets imputables au contexte[27]. Cet article se veut aussi une contribution à une sociologie de l’alignement et du désalignement électoral des anciens électeurs communistes. On est en effet en mesure d’identifier des conditions sociales à ces deux processus qui peuvent s’opérer simultanément dans des territoires et sur des populations qui pourtant paraissent, de prime abord, proches. La loyauté électorale des uns est à la fois entretenue par des dispositifs politiques et militants, mais également par des formes de satisfactions personnelles et collectives (Leclerq, 2008). Pour d’autres au contraire, la défection apparaît comme le produit de la désagrégation de l’ancien réseau d’encadrement militant et d’insatisfactions quotidiennes affectant l’estime de soi et, en définitive, l’identité même des individus.