Résumés
Résumé
La prolifération des milices islamiques, leur armement et leur propension à faire usage de la violence physique, en marge des procédures formelles, constitue l’une des manifestations de l’informalisation de la violence physique légitime au Sénégal. Quelles que soient leurs formes, ces milices ne sont pas complètement hors de portée du pouvoir politique. Ce dernier tente de les contrôler politiquement. Le pouvoir transforme les miliciens en auxiliaires de la sécurité publique, de façon permanente ou ponctuelle. Il mobilise les miliciens pour s’attaquer à des opposants, citoyens ou militants politiques, tout en leur assurant une impunité. Les actions des milices peuvent produire des effets politiques indésirables, qui appellent une réponse vigoureuse de la part du pouvoir. Les contestations qui menacent l’autorité politique sont ainsi durement réprimées.
Abstract
The proliferation of weaponized Islamic militias and of their propensity to use physical violence in the margins of formal proceedings constitutes one of the manifestations of the informality of legitimate physical violence in Senegal. Whatever their shapes, these militias are not completely out of the reach of political power, as the latter attempts to control the groups politically. Power transforms auxiliary public security militias in decisive and permanent ways. Power mobilizes militias to attack its opponents, its citizens, or political activists with assured impunity. The militias’ actions can produce undesirable political effects that, in turn, provoke vigorous responses. Protests threatening political authority are harshly reprimanded.
Corps de l’article
Cet article cherche à produire une analyse empirique et historique de l’informalisation de la violence physique légitime au Sénégal. L’objectif est de comprendre, au-delà des fausses apparences, la relation qui s’est tissée entre le pouvoir politique et d’autres acteurs non étatiques, les milices islamiques. De nombreuses visites effectuées dans les villes de Touba, Tivaoune, Thiès et Saint-Louis ont permis de conduire une série d’observations. Des entretiens approfondis ont été organisés, et les attitudes des miliciens, étudiées[1]. Une exploitation de données empiriques (par exemple les extraits de la presse écrite sénégalaise) ont permis de compléter et de peaufiner les informations déjà recueillies.
La notion de violence informelle caractérise la violence exercée en marge de l’État de droit, des lois, du contrôle juridictionnel et des procédures démocratiques qui protègent les libertés publiques. Elle est très souvent revendiquée par des acteurs non étatiques, structurés, autonomes ou liés au pouvoir politique qui ne disposent pas d’une autorisation formelle d’exercer la violence physique (les milices). Il y a une remise en cause de la forclusion supposée de la violence dans l’espace social.
L’informalisation bute sur la théorie du monopole étatique de la violence physique développée par la sociologie historique de l’État. Weber considère l’État comme « une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé, revendique avec succès, pour son propre compte, le monopole de la violence physique légitime » (Weber, 1995 : 97). Le monopole de la violence physique est l’attribut essentiel de l’État bureaucratique, figure moderne du pouvoir politique, dont la légitimité légale-rationnelle est fondée sur la force du droit et des procédures formelles. C’est un idéal type de l’État, une abstraction qui aide à comprendre certains phénomènes observés dans la genèse de l’État en Occident, sans prétendre toutefois que les caractéristiques de celui-ci se retrouvent entièrement dans la réalité, ou qu’elles sont universelles.
La définition d’Élias est plus empirique dans le sens où : « en analysant la sociogenèse de l’État, il a montré comment les différents groupements sont parvenus à s’imposer dans la longue durée, contre d’autres types de formations sociales, en réunissant à leur profit des […] ressources coercitives, […] et en engageant des innovations pratiques et des transformations institutionnelles, susceptibles de pérenniser sa domination sur un vaste ensemble territoriale » (Lacroix, 2009 : 54).
L’analyse comporte deux logiques : 1) la compétition politique entre des groupes différenciés, engagés dans un travail d’accumulation et de concentration des ressources coercitives ; et 2) l’imposition, sur un territoire donné, d’un centre politique dominant sur une société dominée, favorisée par la « civilisation des moeurs » (Élias, 1989). Cette dernière est un phénomène social qui désigne la modification des comportements des individus, plus enclins au contrôle de soi, à la maitrise des pulsions et au renoncement à la violence physique.
La conception éliasienne n’insiste pas beaucoup sur les contraintes politiques et sociales qui pèsent sur le processus de monopolisation de la violence physique et qui expliquent son informalisation. Aujourd’hui, les États ne sont pas à l’abri de conjonctures économiques difficiles, de contraintes budgétaires pressantes, qui les obligent à réduire les effectifs des forces de l’ordre. La maitrise et le contrôle total des vastes territoires deviennent impossibles. En occident, les sociétés militaires privées (SMP), véritables mercenaires de l’époque moderne, sont mobilisées. L’État « s’exonère ainsi de tout contrôle démocratique, sans risque de froisser l’opinion publique » (Tefka, 2005 : 155).
Le modèle d’un État centralisé, intégral ou hégémonique, caractérisé par le monopole de la violence physique, n’est pas une évidence en Afrique. L’effondrement de l’État (collapsed state) privatise la violence physique. L’État devient un enjeu de lutte de pouvoir entre des factions rebelles qui disposent chacune d’une parcelle de la souveraineté nationale. Luc Sindjoun considère que la crise de l’État est aussi une crise du monopole de la violence physique légitime (Sindjoun, 2009).
En outre, l’État central ne réussit pas toujours à s’imposer sur la société civile. Cette dernière est immédiatement en conflit avec l’État. Caractérisée par le pluralisme, la société civile revendique et tente de construire un espace autonome ou une spécificité culturelle (Bayart, 1983). Les pouvoirs traditionnels ou religieux sont aux prises avec le pouvoir central. Par exemple, « l’Islam témoigne d’une indéniable plasticité et s’avère capable d’assumer des processus de résistance […] ; c’est probablement lui qui répond le mieux, sur le continent, aux […] exigences du façonnement de la société civile […], et qui affiche le plus clairement la […] faculté de dé-totalisation […] » (Bayart, 1983 : 119).
Au Sénégal, l’islam confrérique manifeste une grande force d’organisation et une autonomie. Il y a, dans le milieu confrérique musulman, une prolifération des milices[2], véritables groupes organisés, souvent armés, animés d’une extraordinaire ferveur religieuse, qui utilisent la violence physique.
L’État noue des liens subtils avec les milices sur la base d’une certaine réciprocité (O’brien, 1992). Ce qui a abouti à « (…) une relation dynamique, complexe et ambivalente entre l’État et la société, et non forcément à un champ distinct, repérable en tant que tel, entretenant des rapports de pure extériorité avec un pouvoir territorialisé » (Bayart, 1983 : 99). Le pouvoir central n’est pas forcément un spectateur qui subit la loi des milices. Il manoeuvre, fait preuve d’ingéniosité, afin d’agir efficacement sur la conduite des milices islamiques. Il adopte plusieurs postures ou attitudes, en fonction des circonstances, selon ses intérêts et suivant les enjeux. Cette démarche politique renvoie « […] aux formes du politique hors de ses manifestations les plus officielles, légitimes, formalisées […] » (Offerlé et Le Gall, 2012 : 7).
On peut donc dire que l’émergence et le maintien des milices constituent une poursuite de la politique par d’autres moyens, par des moyens informels. Dans cette perspective, les questions qui méritent d’être posées sont celles-ci : comment le pouvoir politique sénégalais tente-t-il de contrôler les milices islamiques ? Quelles sont les contraintes liées à ce contrôle politique ? Comment faire face à ces contraintes ?
Le pouvoir politique cherche à contrôler les milices qui prolifèrent au sein des confréries musulmanes. Il tente de faire évoluer les milices qui remplissent désormais deux fonctions politiques importantes : 1) servir d’appoint aux forces de l’ordre dans des opérations de sécurisation et de maintien de l’ordre, de façon permanente ou temporaire ; et 2) s’attaquer aux opposants, citoyens ou militants politiques, avec la protection du pouvoir qui leur garantit une impunité. Cette deuxième fonction est favorisée par la montée en puissance des « marabouts mondains », animés de motifs économiques et politiques. Ils s’entourent de jeunes individus, entrainés et armés, qui s’occupent de leur sécurité. Ces jeunes miliciens fervents et dévoués sont considérés comme une monnaie d’échange.
Cependant, le contrôle politique comporte une difficulté particulière. Parfois, les milices contestent violemment des décisions des pouvoirs publics, fragilisant du coup l’autorité politique. La menace est réelle et conduit le pouvoir sénégalais à réprimer avec la plus grande sévérité ces débordements. C’est souvent une répression aveugle et disproportionnée, qui se traduit par des détentions arbitraires ou légalement douteuses et des tortures qui engendrent des morts.
Le contrôle politique des milices islamiques
Les milices islamiques ne sont pas toujours hors de portée du pouvoir politique. Le pouvoir politique tolère les milices pour mieux exercer un contrôle sur leurs actions. Le contrôle politique manifeste ainsi la capacité du pouvoir à susciter, auprès des milices, des effets politiques désirables ou à inscrire leurs actions dans l’agenda politique. Les milices sont notamment utilisées comme auxiliaires de la sécurité publique. Le pouvoir politique tente aussi de mobiliser les milices sur le terrain de la violence politique et électorale.
Des miliciens auxiliaires de la sécurité publique
Les confréries s’appuient notamment « sur l’existence d’un corps de professionnels sélectionnés, éprouvés, authentifiés par un sacrement spécifique et spécialement entrainés à accomplir certaines performances » (Colas, 1992 : 25). Aujourd’hui, les milices s’érigent en véritables polices privées, au service des valeurs islamiques. Mais, elles sont susceptibles d’évoluer vers une force d’appui des forces de l’ordre dans leur mission de sécurisation, en permanence ou de façon temporaire.
Des auxiliaires permanents
À Touba, la volonté du guide de faire respecter la loi islamique (Charia) a conduit à la mise en place d’une police appelée « Safinatoul Aman » ou « navire de sécurité ». À l’origine une simple association de propagande religieuse, elle a fini par se transformer progressivement en une véritable police au service de la loi islamique. Elle compte plus de 400 membres. Très organisée et hiérarchisée, la police comprend trois « unités » : 1) une chargée uniquement du renseignement ; 2) une dont la mission est la prévention ; et 3) une qui exerce la répression.
Les membres de la police se distinguent par leur uniforme bleu foncé, assorti d’insignes et de médaillons qui symbolisent leur grade et leur responsabilité. Leurs tenues sont identiques à celles de la « brigade d’intervention polyvalente », un corps d’élite de la police. Ils disposent de teasers, de matraques, de menottes, de véhicules d’intervention.
Le recrutement des miliciens est basé sur le bénévolat. La recrue est soumise à une enquête de moralité pour apprécier sa probité. Ses capacités physiques sont aussi évaluées. Elle est enrôlée au sein du groupe et informée des exigences du règlement intérieur, puis affectée.
Sur la base de renseignements, la police islamique traque les actes qui transgressent la « sacralité » de Touba. Fumer, consommer de la drogue, de l’alcool et organiser des spectacles culturels ou sportifs sont des actes interdits. En collaboration avec les forces de l’ordre, les sapeurs-pompiers et le service d’hygiène de l’État saisissent et incinèrent les produits prohibés en présence des représentants du gouvernement.
Interpellé sur la nature des relations entre les miliciens et les forces de l’ordre, Diaobé, contrôleur général, déclare : « […] nous aidons à attraper les malfrats, mais ce sont eux (les policiers) qui incarcèrent ces derniers. Nous ne faisons rien qui soit de nature à interférer sur leurs prérogatives. La mise en oeuvre du “ndigël” du Calife ne peut en aucun cas les gêner dans leur travail. D’ailleurs, ils nous aident beaucoup dans nos activités. » (Gaye, 2015). De fait, les forces de l’ordre tolèrent l’existence de la milice et son fondement religieux, mais exigent toutefois que les armes servent prioritairement à dissuader. En outre, les miliciens sont sommés de mettre à leur disposition les individus arrêtés, pour éviter toute forme de maltraitance. Il incombe à la police ou à la gendarmerie de mener une enquête complémentaire et de saisir le parquet pour des poursuites judiciaires. Par contre, le pouvoir central et la justice ne maitrisent pas l’enquête préliminaire et les arrestations qui suivent. Cette étape devient la « chasse gardée » des miliciens. Ce qui constitue une porte ouverte aux dérapages.
On peut aussi noter l’essor de milices qui assurent conjointement avec les forces de l’ordre (police et gendarmerie) la sécurisation des grandes fêtes religieuses, comme le « Magal » (commémoration du retour d’exil du fondateur de la confrérie mouride, Cheikh Ahmadou Bamba) et le « Maoloud » (célébration de la naissance du Prophète de l’Islam).
Des auxiliaires temporaires
Sur le plan sécuritaire, les évènements religieux constituent un véritable casse-tête pour l’État. Des millions de pèlerins affluent chaque année dans les villes religieuses, provenant de partout du Sénégal et du monde entier[3]. Les capacités d’accueil des villes religieuses sont très largement dépassées. La police et la gendarmerie, en sous-effectifs, ne sont pas en mesure d’assurer la sécurité des biens et des personnes. L’État transforme alors les miliciens en auxiliaires de la sécurité. Il parvient à combler considérablement le déficit de sécurité publique, à réduire le coût financier de la logistique.
À Kaolack, le mouvement dénommé « Chababou Fayda » de Médina Baye compte près de 5 100 « soldats ». À Tivaoune, c’est le Comité d’organisation au service de Khalifa Ababacar Sy[4] (Coskas) qui assure la bonne organisation du « Maoloud ». On les reconnait facilement avec leurs habits de couleur verte.
Les miliciens remplissent une double fonction : 1) l’orientation et l’accueil des pèlerins ; et 2) le maintien de l’ordre et de la sécurité des pèlerins et des mausolées des « Saints ». Elles aident à la traque et à l’arrestation des voleurs et des criminels en tous genres et veillent au respect strict de la loi islamique. Cette dernière mission les prédispose naturellement à user de la violence physique.
À trois jours du Maoloud de 2014, un membre du Coskas nous confiait : « […] sur ordre du Calife, nous devons veiller au bon fonctionnement du Gamou (Maoloud). En plus, nous devons assurer la sécurité des pèlerins et des commerçants, en collaboration avec les policiers de l’État. Tous ceux qui viennent à Tivaoune ne sont pas animés de bonnes intentions. Des voleurs, des criminels se mêlent à la foule. Nous devons être vigilants pour les identifier, les arrêter et les remettre à la disposition de la police. Mais, souvent, ils sont armés et nous résistent. Alors, nous sommes obligés de nous battre contre eux. Quand il n’y a pas de policiers à proximité, ça complique notre tâche. L’État doit mobiliser plus de policiers, nous le répétons chaque année en vain. »
En plus d’être des auxiliaires de la sécurité publique, les miliciens sont aussi mobilisés sur le terrain électoral par le pouvoir politique, qui espère ainsi intensifier la violence contre des adversaires politiques.
Des miliciens professionnels de la violence politique
L’émergence et le rôle actif des milices sont liés à l’apparition récente d’une nouvelle génération de marabouts, qualifiés de « marabouts mondains ». Ils sont très populaires au sein de la jeunesse urbaine, surpassant parfois les califes qui jouissent pourtant d’une filiation plus directe avec le fondateur de la confrérie.
Serigne Modou Kara et Cheikh Béthio Thioune constituent deux figures importantes de cette nouvelle génération de marabouts. Serigne Modou Kara s’est imposé dans le milieu confrérique, grâce à son « Mouvement mondial pour l’unicité de Dieu » (MMUD), créé en 1995. Cheikh Béthio Thioune a vu son mouvement s’accroitre considérablement depuis le début des années 2000. Il jouit aussi d’une grande popularité parmi les jeunes. L’émergence de ces deux mouvements s’est accompagnée d’un effet de mode : la création de groupes d’autodéfense. Il s’agit des « Soldats de la paix » et des « Thiantacounes »[5]. Les commentaires faits par un journaliste sur ce phénomène sont édifiants.
Le Mouvement des “Soldats de la Paix” de Serigne Modou Kara constitue à ce niveau l’une des milices les plus visibles et les plus actives. Ce mouvement de près de trois cents personnes n’a justement rien à envier aux groupes de la sécurité publique. Tenues neuves, chaussures, ceintures et autres accessoires d’habillement…, rien n’est laissé au hasard pour se donner une belle image. Cette situation ne manque pas de donner des frissons, si l’on sait que ce phénomène commence à s’élargir sous l’effet d’une mode identitaire. […] Tous ces mouvements ne disposent pas toujours d’une autorisation leur permettant de tendre vers un clonage de notre armée. Dans ce mouvement, le respect à l’organisation est de rigueur. Car, on y trouve une certaine hiérarchisation calquée sur le modèle de l’armée. […] Cette démarche entre dans le cadre de la volonté de Serigne Modou Kara de rendre productifs les jeunes. En effet, ceux-là sont, pour la plupart, des repentis qui s’efforcent de se transformer en soldats de Dieu.
Agne, 2009
Ces « marabouts mondains » sont aussi animés par des motifs économiques et politiques. Ils utilisent leurs fidèles comme une monnaie d’échange politique. Le soutien politique des miliciens se traduit par le recours à la violence contre des adversaires politiques. En effet, pour mettre en oeuvre la violence et pour l’intensifier, les hommes politiques sénégalais ont eu recours aux miliciens, considérés comme des professionnels de la violence.
Cheikh Béthio Thioune, qui revendique plus d’un million de disciples, avait soutenu le Parti démocratique sénégalais (PDS) lors des élections présidentielles de 2007 et 2012, des élections locales de 2009. On comprend mieux l’empressement du pouvoir à justifier l’armement des « Thiantacounes ». Le pouvoir estime que les armes font partie intégrante de l’attirail traditionnel de certains disciples du « Mouridisme ». Le ministre de l’Intérieur, Ousmane Ngom, concédait ainsi aux « Thiantacounes » et aux « Baay fall » un droit culturel et religieux du port des gourdins. Cette attitude est une violation de la législation sénégalaise sur le régime général des armes et munitions. La loi 66-03 du 18 janvier 1966 prévoit un régime d’autorisation, de détention et de port d’armes. Le requérant doit faire une demande au ministre de l’Intérieur, seul habilité à délivrer une autorisation, après une enquête de moralité.
Les « Thiantacounes » ont utilisé ces armes pour s’attaquer aux opposants du PDS à de multiples reprises. Les gourdins sont progressivement transformés en instrument de violence physique. Confinés au début à un usage strictement religieux et ostentatoire, les gourdins ont désormais des cibles politiques. Béthio Thioune avait demandé à ses disciples une réponse vigoureuse et ferme contre ses adversaires qui critiquent son soutien politique à Wade.
Le 21 février 2007, un convoi du candidat Idrissa Seck, ancien Premier ministre et principal challenger de Wade, fut attaqué par des « Thiantacounes ». Armés de gourdins et de machettes, ils ont gravement blessé aux dos et aux bras une dizaine de personnes ; ils ont incendié plusieurs véhicules, pillé des biens privés et ils ont saccagé un restaurant. Le cortège d’Idrissa Seck, qui sillonnait les quartiers de Dakar, a été attaqué, en passant près du domicile de Cheikh Béthio Thioune.
Interrogé par un journaliste de l’Agence française de presse (Afp), un fidèle de Cheikh Béthio Thioune, accuse le camp adverse : « Nous étions en train de manifester notre fidélité à notre marabout quand les partisans d’Idrissa Seck sont passés et ont cherché à frapper certains d’entre nous ». Un autre fidèle affirme alors qu’il « faut brûler les véhicules ».
L’agression de Pape Cheikh Fall, correspondant de la radio Sud Fm à Diourbel, est aussi imputée aux « Thiantacounes ». Cette agression est survenue à la suite de la publication d’un reportage sur le marabout, que les disciples ont jugé offensant. Le journaliste a été roué de coups avec des câbles en fer, alors qu’il se trouvait dans une buvette avec des confrères.
Les actes de violence perpétrés par les « Thiantacounes » n’ont pas fait l’objet de poursuites judiciaires. En 2010, l’organisation Amnistie internationale s’interrogeait, dans un rapport sur l’état des droits de l’homme au Sénégal, si le pays n’était pas devenu une « terre d’impunité ». Auparavant, en 2007, le Département d’État américain estimait qu’il n’y avait eu aucune poursuite judiciaire contre les auteurs de violence impliqués dans des meurtres politiques.
Des partisans d’un chef religieux musulman, Serigne Abdoul Fatah Mbacké, ont saccagé deux résidences du député de l’Alliance pour la république (APR, parti au pouvoir), Moustapha Cissé Lô, qu’ils accusent de propos irrévérencieux envers leur guide. Absent au moment des faits, le député a perdu la plupart de ses biens (maisons, voitures, meubles…).
Les auteurs de l’incendie ont été arrêtés puis libérés sans justification. Cette situation a été condamnée par l’Union des magistrats du Sénégal (UMS). Le magistrat Abdoul Aziz Seck et ses collègues dénoncent la libération par le procureur de Diourbel de 19 personnes suspectées d’être les auteurs de l’incendie. Ils ont fait une sortie au vitriol contre les autorités, reprise par l’ensemble des organes de la presse sénégalaise. « Rappelant que le sentiment d’injustice est source de haine, de frustration pouvant conduire à la révolte, le bureau exécutif de l’Ums exhorte les magistrats, en particulier les procureurs compétents en la matière, à se saisir des cas de violence, quels que soient les auteurs. »
Des « soldats de la Paix » ont investi les locaux du groupe de presse Walfadjri (L’Aurore) le 25 septembre 2009, pour tabasser les employés qui s’y trouvaient, pour saccager le matériel technique et pour caillasser les vitres en toute impunité. Sidy Lamine Niasse, Président directeur général du groupe de presse Walfadjri, fut victime d’un enlèvement. Il déclara : « Ils [les miliciens] m’ont demandé de venir répondre à leur guide par force. J’ai refusé, ils m’ont amené de force ». À l’origine de sa mésaventure, un article de presse dans lequel un frère du guide critiquait le choix de celui-ci d’apporter son soutien politique au Président Abdoulaye Wade.
Là aussi, le pouvoir sénégalais s’est abstenu d’organiser la répression. Il a plutôt choisi de fermer les yeux et de tolérer cette violence contre Sidy Lamine Niass. Ce dernier fut très critique contre le Président de la République, Abdoulaye Wade, et son parti le PDS. Aucune poursuite judiciaire ne fut engagée contre les miliciens. Le contrôle politique des milices islamiques demeure une tâche difficile pour le pouvoir politique. Il s’expose notamment à des débordements, à des violences contre son autorité.
Les débordements des milices islamiques
Les actions des milices islamiques peuvent produire des effets politiques indésirables, qui expliquent la réaction violente du pouvoir. Quand les milices contestent violemment les décisions des pouvoirs publics, le pouvoir organise une sévère répression pour endiguer la menace. Certains miliciens sont torturés, détenus arbitrairement ou tués.
Quand les milices contestent le pouvoir politique…
Le pouvoir politique n’est pas à l’abri de débordements des miliciens. Le risque de prolifération d’une violence fanatique est important. Les miliciens vouent un véritable culte à leur guide, auquel ils se soumettent et obéissent aveuglement à sa volonté.
Le 22 octobre 2012, les « Thiantacounes » ont semé pendant des heures la terreur au coeur de la capitale sénégalaise sans aucune intervention policière. Armés de gourdins, de pierres, de haches, une foule impressionnante de jeunes hommes et femmes excités, ont déferlé au centre-ville. Ils ont procédé au saccage de vitres et de véhicules, ont tabassé des passagers en criant « Libérez Cheikh Béthio ! ». Ils protestaient contre l’arrestation de leur guide pour une affaire de meurtre présumé. Ils soupçonnent le parti au pouvoir de vouloir se venger sur leur guide qui avait soutenu le PDS. Visiblement, les Renseignements généraux (RG) et les forces de l’ordre furent surpris par l’ampleur et la violence de la manifestation. Les « Thiantacounes » avaient longuement préparé leur coup.
Dans les années 1990, le mouvement des « Moustarchidines » s’est beaucoup engagé dans la lutte politique, auprès de l’opposition sénégalaise. À partir de 1986, le mouvement dirigé par Cheikh Tidjane Sy, s’est orienté vers une contestation virulente des autorités politiques. En janvier 1994, il fut condamné à un an de prison pour « manoeuvres et actes de nature à déstabiliser l’État ». Auparavant, il avait déclaré qu’il « pouvait tuer le chef de l’État sénégalais, Abdou Diouf, mais que cela ne l’intéressait pas ».
L’implication des « Moustarchidines » dans les événements dramatiques du 16 février 1994 a débouché sur le meurtre collectif de six policiers en service. Une foule déchainée de jeunes manifestants, brandissant des armes blanches (couteaux, haches, coupe-coupe...), se répandit brusquement dans les principales artères de Dakar et se livra à des destructions spectaculaires, à des incendies.
« Six policiers surpris dans leur fourgonnette, pris à parti et tués froidement par une horde déchainée, tandis que d’autres vont subir à vie les affres d’une mutilation programmée. Oui, car cette expédition macabre était planifiée, minutieusement préparée, selon toute vraisemblance. » (Mendy 2006, 173).
Des témoignages de policiers traumatisés (Mendy, 2006) mirent en exergue la dimension fanatique des « Moustarchidines ». Les manifestants auraient, préalablement, trempé leur corps de solutions liquides mystiques, supposées leur procurer de la force et de les rendre invisibles. Ceux qui sont morts ont reçu en échange la promesse du paradis, en qualité de martyrs de l’islam.
Il existe une contestation moins violente, davantage symbolique ou psychologique. Par exemple, à Touba, les relations entre les miliciens de « Safinatoul Aman » et les forces de l’ordre sont parfois très difficiles. L’autorité et le prestige des forces de l’ordre s’érodent chaque jour. Les miliciens font preuve de zèle et n’hésitent pas à verser dans la provocation. Les policiers, en particulier, sont parfois considérés comme des persona non grata. Les médias sénégalais relatent couramment des faits qui montrent tout le désarroi des policiers.
La répression politique des miliciens
Le pouvoir considère les contestations comme une menace contre son autorité. Quelle que soit d’ailleurs la forme que prend cette menace, elle suscite toujours un instinct d’autopréservation. Il se construit une séparation entre les « amis » et les « ennemis » (Schmitt, 1972). L’ami désigne le milicien « loyal » au pouvoir. L’ennemi est le milicien qui a fait l’option de la « prise de parole » (Hirschman, 1970). Le pouvoir pointe un doigt accusateur sur les « casseurs », les « fanatiques » et les « fauteurs de troubles ». La nature brusque et imprévue des contestations renforce la répression politique. L’impréparation de la classe dirigeante engendre une panique généralisée du pouvoir, qui tente de faire face par la répression.
Après la contestation violente des « Thiantacounes » du 22 octobre 2012, le Président de la République, Macky Sall, limogea le ministre de l’Intérieur, jugé responsable de la crise. La police entreprit de réprimer durement les « Thiantacounes ». Partout au Sénégal, ce fut la course-poursuite entre miliciens et policiers. Plusieurs « Thiantacounes » furent arrêtés, torturés. Les plus chanceux furent jugés en « flagrant délit » et condamnés à des peines d’emprisonnement ferme.
Ousmane Gueye, 28 ans, disciple de Béthio Thioune, fut arrêté en compagnie d’autres individus dans sa ville natale de Thiès (ouest du Sénégal), le 27 octobre 2012. Il nous a confié : « Je n’ai pas participé à la manifestation organisée à Dakar. Je n’étais même pas au courant, même si je cautionne cela. On m’a arrêté parce que, tout simplement, je portais mon ndjël [effigie de Cheikh Béthio Thioune]. On m’a demandé de le retirer, ce que j’ai refusé. Ils [les policiers] m’ont arrêté en pleine rue, puis j’ai été amené dans un camp militaire. On était une cinquantaine environ. Ils nous ont obligés à nous dévêtir. On était accroupis. Ils commençaient alors à nous frapper aux dos, puis ils versaient de l’eau froide sur nos corps et ils recommençaient. »
Les « Moustarchidines » ont aussi subi à l’époque la foudre du pouvoir socialiste. Après les évènements du 16 février 1994, le gouvernement a entrepris une répression sanglante. Plus de 150 personnes furent arrêtées et torturées durant plusieurs mois. La torture policière aurait causé des blessures graves, telles que des oreilles et des bouches déchirées. Dans un communiqué publié le 27 février 1994, la Rencontre africaine des droits de l’homme (Raddho) a dénoncé « le recours systématique à la torture pour l’extorsion d’aveux ». La torture a provoqué la mort du détenu Lamine Samb, un professeur d’arabe âgé de 32 ans. Arrêté à son domicile, le 17 février 1994, grâce aux renseignements fournis par un autre détenu, Lamine Samb a été conduit à la Division des investigations criminelles (DIC), à Dakar. Deux jours plus tard, il sombra dans le coma et décéda peu après.
L’irruption des milices islamiques dans la vie sociale et politique constitue la caractéristique principale de l’informalisation de la violence physique légitime au Sénégal. Notre analyse a permis d’éclairer les jeux et les concessions du pouvoir central, destinés à contrôler les milices islamiques. Les milices politiques sont un phénomène similaire qui mérite aussi une attention particulière. Les « calots bleus » constituent une oeuvre pionnière. Cette milice, affiliée au Parti démocratique sénégalais (PDS), fut créée à la fin des années 1980 pour protéger Abdoulaye Wade contre les violences du pouvoir. Le Président de la République Macky Sall a créé les « calots marron ». « Calots bleus » et « calots marron » proviennent principalement du milieu de la lutte. Le combat à mains nues ensanglanté est une spécialité des lutteurs sénégalais. L’informalité du métier de garde du corps permet d’employer ces seigneurs de la violence, des hommes à tout faire qui se substituent parfois aux forces de l’ordre.
Parties annexes
Notes
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[1]
C’est une étude qualitative et inductive. À cet effet, la technique de l’entretien libre est privilégiée pour comprendre de façon approfondie, les motivations, les perceptions et les opinions des miliciens, sans tenir compte des hypothèses préconçues. Au total, 20 miliciens furent interrogés entre octobre 2013 et février 2014 : 5 membres de la milice du « Coskas », 10 «Thiantacounes », 5 membres de la police religieuse « Safinatoul Aman ». Ils ont tous moins de 35 ans, vivent en milieu urbain, sont très peu scolarisés, ont de faibles revenus ou sont au chômage et, pour certains, sont en rupture de relations familiales. L’interprétation des entretiens réalisés s’inspire du modèle de « l’analyse de contenu », qui cherche à rendre compte de ce que les miliciens ont dit de la façon la plus fiable. Ainsi, la retranscription, le codage et le traitement des informations ont révélé la vantardise, l’ostentation et le fanatisme des miliciens. Ils associent à la violence des valeurs de courage et d’attachement aux marabouts.
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[2]
Les concernés refusent souvent l’étiquette de « milices ». Ils rappellent qu’ils ont des récépissés de reconnaissance délivrés par le Ministre de l’Intérieur. Mais, ce document justifie leur existence en tant qu’association. Il ne les autorise pas formellement à user de la violence physique.
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[3]
L’édition 2014 du « Magal » a enregistré près de quatre millions de pèlerins.
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[4]
Ancien Calife Tidjane de Tivaoune.
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[5]
Le terme « Thiantacoune » est ambivalent. Il désigne à la fois de simples disciples et des miliciens armés, qui obéissent au guide.
Bibliographie
- Agne, Abdoul Aziz. 2009. « Milices et autres groupes d’auto-défense : l’autre armée de réservistes au service des cheikhs ». www.walf.sn. Page consultée le 21 novembre 2012.
- Arendt, Hannah. 2002. Le système totalitaire. Paris, INRP. Mémoire et Histoire.
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