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Le 24 mars 2014, la Loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR) est promulguée. Parmi les 177 articles qu’elle comporte, l’un est consacré aux « sociétés d’habitat participatif », qu’il définit comme suit : « L’habitat participatif est une démarche citoyenne qui permet à des personnes physiques de s’associer, le cas échéant, avec des personnes morales, afin de participer à la définition et à la conception de leurs logements et des espaces destinés à un usage commun, de construire ou d’acquérir un ou plusieurs immeubles destinés à leur habitation et, le cas échéant, d’assurer la gestion ultérieure des immeubles construits ou acquis[1] ». Cet article marque l’entrée dans la législation d’initiatives qui ont émergé au début des années 2000 à la faveur de la volonté de ménages pionniers de se réapproprier la sphère de l’habitat en s’impliquant directement dans sa conception. Pour eux, on ne peut « bien habiter » et s’approprier son logement qu’à la condition d’avoir été partie prenante du processus de production. Dès lors, la légitimité des professionnels traditionnels de cette production, qu’ils relèvent de la maîtrise d’ouvrage (collectivités, organismes d’HLM, promoteurs privés…) ou de la maîtrise d’oeuvre (architectes, notamment), est remise en question. En dépassant la sphère des « experts » de la production du logement pour s’ouvrir aux habitants[2], la conception de l’habitat se démocratise, au moins en théorie.

Deux dimensions sont à appréhender lorsque nous parlons de démocratisation à propos d’habitat participatif : une dimension interne et une dimension externe. La dimension interne relève du fonctionnement du groupe d’habitants lui-même et de ses modalités de prises de décision au sein de son habitat. La majorité des groupes souhaite ainsi, à la différence des copropriétés classiques où le pouvoir dans les assemblées générales est lié à la valeur du bien possédé, que les décisions soient prises selon le principe « un homme égale une voix ». Il s’agit là de l’un des fondements d’un régime démocratique qui consacre l’égalité politique des citoyens. La dimension externe quant à elle ne concerne pas l’échelle du groupe d’habitants, mais celle du système de production de l’habitat dans son ensemble. On parlera alors de démocratisation dès lors que ce système s’ouvre à d’autres acteurs que les professionnels et les experts, en l’occurrence les habitants. Par extension, on peut considérer que les initiatives de production autonome telles que l’autoconstruction sont une forme de démocratisation dans la mesure où les futurs habitants s’impliquent directement dans la construction. Toutefois, elles en constituent une forme que l’on peut qualifier de « faible » puisqu’elles ne reposent pas sur une dynamique de coconstruction avec les acteurs traditionnels de la production. En n’étant pas ou peu connectées au système de production classique et à ses acteurs, elles ne peuvent contribuer qu’indirectement à faire changer les représentations et les pratiques des acteurs traditionnels en faveur d’une plus grande intégration des habitants au processus[3]. Par ailleurs, elles relèvent plus souvent d’une visée pragmatique – accéder au logement dans un contexte de pénurie d’offre accessible – que politique, à la différence de l’habitat participatif où prévaut une logique de réappropriation d’une sphère jusque-là laissée aux mains des seuls acteurs professionnels et où la démocratisation de la production est érigée en mot d’ordre par les habitants.

Dans le présent article, nous nous intéresserons à la dimension externe et proposons d’interroger si et dans quelle mesure l’habitat participatif engage un processus d’ouverture de la production du logement aux habitants, en d’autres termes, un processus de démocratisation[4]. Autrement dit, l’habitat participatif est-il annonciateur d’un « tournant démocratique » (Zetlaoui-Léger, 2013 : 5) dans la production du logement ?

La perspective adoptée est historique afin de saisir l’évolution de ces initiatives, de leur formulation au début des années 2000 à leur entrée dans la législation. Aussi, nous verrons d’abord dans quelle mesure les premières initiatives sont l’oeuvre de pionniers et restent circonscrites à une frange de ménages privilégiés. Ensuite, nous éclairerons le paradoxe suivant : alors que les pionniers souhaitent s’affranchir des professionnels de la production de l’habitat pour l’ouvrir aux habitants, ils se (re)tournent finalement vers ces professionnels, au nom d’une démocratisation de leurs initiatives. Enfin, nous nous demanderons si les processus actuellement en cours sont susceptibles de faire de l’habitat participatif un outil de démocratisation de la production du logement.

Cet article s’appuie sur des recherches de doctorat achevées en novembre 2013 dont la méthode combine une approche nationale du mouvement de l’habitat participatif avec quatre terrains d’étude : Paris, Toulouse, Strasbourg et Lille. Ces sites ont été choisis pour la diversité de leur configuration selon plusieurs critères : poids du secteur associatif, nature des rapports entre institutions et associations, niveau d’engagement de la puissance publique dans les actions et antériorité de l’implication des institutions dans des actions en faveur de l’habitat participatif. Les analyses se fondent par ailleurs sur plusieurs méthodes :

  • L’observation participante d’une centaine de réunions dans une diversité de configurations : des réunions publiques rassemblant des dizaines de participants de toute nature (habitants, associations, élus, techniciens de collectivités ou d’organismes d’HLM), des réunions internes aux groupes ou aux associations réunissant entre 5 et 15 participants, et des réunions organisées par une institution à l’échelle locale ou d’envergure nationale (par exemple des ateliers de concertation organisés par le ministère du Logement) rassemblant autour de 50 personnes. La durée de ces réunions varie par ailleurs fortement : de moins d’une heure à trois jours dans le cadre d’événements et de rassemblements nationaux ;

  • La conduite d’une cinquantaine d’entretiens auprès d’une diversité de publics : habitants, accompagnateurs de groupes, techniciens de collectivités ou d’organismes d’HLM, représentants du monde HLM, élus (principalement locaux) ;

  • L’exploitation d’un corpus documentaire constitué d’articles de presse, de documents des groupes d’habitants, des professionnels de l’accompagnement de groupes et des acteurs institutionnels ;

  • L’exploitation de matériaux issus d’Internet[5] (recueillis sur des blogues, des sites, des listes de discussion et de diffusion ou encore des plates-formes de partage).

Des ménages pionniers qui cherchent à démocratiser la production du logement

Si l’habitat participatif fait aujourd’hui l’objet d’une reconnaissance législative, son émergence est d’abord l’apanage de ménages pionniers, mobilisés au nom d’un projet politique : se réapproprier la sphère de l’habitat en assumant collectivement la conception de leur logement[6] sans passer par le circuit traditionnel de production. Leur ambition consiste ainsi à ouvrir la production du logement à ses destinataires et usagers premiers : les habitants. Toutefois, les coûts d’entrée et de maintien dans les projets d’habitat participatif sont élevés et entament largement la reproductibilité des initiatives.

L’ambition de se réapproprier la sphère du logement et de l’habitat

Les premiers groupes constitués estiment de façon générique qu’on ne peut « bien » habiter qu’à la condition d’avoir été impliqué dans la conception[7] de son espace de vie, qu’il s’agisse du logement ou de l’habitat. L’imposition par des professionnels d’une offre standardisée serait ainsi en décalage avec leurs besoins et leurs aspirations. Ils s’inscrivent dans la lignée de Dewey, pour lequel « c’est la personne qui porte la chaussure qui sait le mieux si elle fait mal et où elle fait mal, même si le cordonnier est l’expert qui est le meilleur juge pour savoir comment y remédier » (Dewey, 1927 : 207). Les groupes rejettent ainsi nettement le modèle de l’instruction publique (Callon, 1998) où le public, perçu comme incapable de se forger des opinions rationnelles par lui-même, est à éduquer. Leur savoir d’usage (Sintomer, 2008), autrement dit le savoir des habitants, n’est pas convoqué comme un complément de celui des experts ou des professionnels : il constitue la pierre angulaire des démarches. L’habitat relevant de la sphère de l’intime, seule l’expérience se voit dotée d’une légitimité. La maîtrise d’usage n’est pas seulement valorisée comme dans le cadre des projets urbains (Pinson, 2005 : 205), elle devient le socle des projets, au nom de la réappropriation. Elle se surimpose par ailleurs à la maîtrise d’ouvrage dans la mesure où les habitants souhaitent être « aux commandes » de leur projet.

L’une des conséquences directes de cette volonté de réappropriation de la sphère de l’habitat consiste en un rejet des intermédiaires et des professionnels de la conception. Leur implication dans les projets constituerait une entrave à l’expression pleine et entière des besoins des habitants ainsi qu’à leur satisfaction. Elle comporte également selon eux le risque d’une prise de pouvoir de la part de ces professionnels au nom de leur expertise scientifique et technique, qui serait contraire à la démarche d’éducation populaire qu’ils revendiquent.

De façon plus concrète, les groupes redoutent de se voir imposer des éléments de programme dans le cas où ils convoqueraient des professionnels de la maîtrise d’ouvrage comme les organismes d’HLM ou les promoteurs privés. Plus largement, les groupes craignent une récupération, voire une instrumentalisation de leurs initiatives. Un habitant déclare ainsi, au sujet des promoteurs : « Leurs motivations, est-ce que ce sera faire du chiffre ou bien est-ce qu’il y aura une réelle intention qui corresponde à l’esprit du mouvement ? Les gros promoteurs, on les connaît, rien ne dit qu’ils ne vont pas récupérer l’idée en la dénaturant. » (Habitant, entretien, 20 février 2009) Du côté des élus, les groupes redoutent principalement une forme d’affichage qui ne se doublerait d’aucune action concrète. Une partie d’entre eux, en plus de ne pas s’associer à ces acteurs, choisit ainsi de limiter la communication autour de leur projet pour minimiser ces risques.

Les professionnels de la maîtrise d’oeuvre, de leur côté, font l’objet d’un rejet moindre, les groupes pouvant ressentir un besoin vis-à-vis de certains d’entre eux, en particulier les architectes. Mais ces derniers sont bien « au service » du groupe : « On ne veut pas qu’ils prennent le dessus, c’est nous qui annonçons ce que nous voulons. Les architectes ont en face d’eux des amateurs, mais des amateurs qui sont légitimes : il va donc falloir qu’ils aient la capacité de traduire nos besoins en solutions techniques. » (Habitant, entretien, 5 février 2009)

Une autre figure encore suscite des réserves au sein des groupes d’habitants : les accompagnateurs professionnels. Les groupes s’alarment de l’impact de leur présence sur l’autonomie du groupe : « Ce qui me pose question a trait à l’autonomie. L’intérêt pour moi des démarches d’habitat groupé[[8]] est qu’elles visent l’auto-organisation de groupes d’individus en vue de la prise en charge, par eux et au plus près, de leurs besoins. Ou, en d’autres termes, l’autonomisation de ces mêmes groupes par rapport à des instances et à des logiques (économiques, politiques) qui […] imposent leur vision de ce que devrait être l’habitat […]. Que sont donc des accompagnateurs professionnels si ce n’est des instances qui, à défaut d’imposer, « encadrent » l’autonomie du groupe ? » (Habitante, blogue, 18 octobre 2009) L’accompagnement entrerait ainsi en contradiction avec l’esprit de l’habitat participatif.

Des coûts d’entrée et de maintien dans les projets qui entament leur reproductibilité

Si cet esprit consiste bien à ouvrir la production du logement aux habitants, les ménages qui en sont porteurs sont toutefois dotés d’un profil bien particulier qui entame la reproductibilité à grande échelle de leurs initiatives. L’ambition de replacer l’habitant au coeur de la production se heurte en effet à plusieurs obstacles, et l’engagement dans un projet d’habitat participatif est assorti des mêmes conditions que les procédures participatives en général : « en reposant sur une aptitude à prendre la parole en public, des compétences rhétoriques, des qualités essentiellement individuelles, elles [les procédures participatives] rendent coûteuse l’entrée dans la délibération, en particulier pour les représentants des classes populaires. Elles supposent également que l’on dispose de la liberté et du temps nécessaires » (Blondiaux, 2008 : 72). L’habitat participatif ne déroge pas à la règle : plus encore, il la complexifie. En effet, la dimension affective qu’il recèle amplifie les coûts d’entrée dans les projets. Les difficultés de maintien sur le long terme des habitants au sein des démarches sont également exacerbées.

Avant tout, le montage d’un projet d’habitat participatif, en tant que projet de conception de logements, fait appel à un ensemble de compétences techniques et comprend différentes étapes : identification et acquisition du foncier, définition des statuts juridiques, étude des aspects financiers, obtention de prêts, définition du programme architectural, choix des matériaux… Aussi, si en majorité les groupes qui parviennent à concrétiser leur projet sont d’abord composés d’architectes, d’urbanistes ou de spécialistes du montage d’opération, ce n’est pas un hasard. La seule maîtrise des sigles du domaine est une épreuve pour les néophytes : « RIVP [Régie immobilière de la Ville de Paris], je croyais que c’était Rénovation du Vieux Paris… Il faut faire un glossaire avec tous ces sigles. C’est terrible, il y a des gens qui m’ont téléphoné, et j’ai répondu une connerie. » (Habitant, réunion, 6 avril 2010) Les membres du projet pionnier Éco-Logis à Strasbourg rappellent ainsi que l’arrivée au sein du groupe d’un spécialiste du bâtiment et de la construction constitue un tournant dans leur projet. Il illustre parfaitement l’existence du « savoir professionnel diffus » (Sintomer, 2008 : 122) qui se retrouve dans les dispositifs participatifs et peut être réinvesti : directeur des services techniques d’une collectivité, il est doté d’une formation d’ingénieur en génie civil, en architecture et en maîtrise d’ouvrage des projets urbains.

Lorsque le groupe dispose de l’ensemble de ces compétences, la conduite du projet peut être appréhendée sereinement. À l’inverse, les acquérir est une tâche ardue, et leur défaut est lourd de conséquences. Ainsi, les membres d’un groupe parisien qui a répondu à un appel d’offres lancé en 2009 par la Société d’économie mixte et d’aménagement de la Ville de Paris (SEMAVIP) pour un lot situé dans le quartier Ourcq-Jaurès avancent : « Certaines personnes sont passées dans le groupe et se sont senties submergées par la quantité d’informations et d’incertitudes […]. On a été optimistes au-delà de nos possibilités : on a vendu la peau de l’Ourcq avant de l’avoir eue » ; « On est allés dans toutes les directions pour répondre à l’appel d’offres, on avait des réponses à trouver au niveau juridique, des modes de financement, on avançait en marchant. » (Habitants, réunion, 30 septembre 2009) Les délais impartis étant très courts, le groupe a été contraint d’affronter toutes les étapes simultanément. Une réponse dans ce laps de temps en étant au fait des procédures aurait déjà été un défi. Sans expérience ni compétences initiales, c’était encore bien plus.

De façon complémentaire aux compétences dans le domaine de la construction, les compétences en communication sont également nécessaires. Elles sont, elles aussi, inégalement réparties entre les groupes : tandis que certains, par leurs pratiques professionnelles ou militantes ou par leur formation universitaire, manient la plume avec aisance, disposent d’une diversité de registres argumentatifs et parviennent à adapter leur discours à leurs interlocuteurs, d’autres peinent à réaliser des documents de communication adaptés, surtout lorsqu’ils s’adressent à des élus. Par exemple, alors qu’un groupe parisien est parvenu à élaborer en quelques semaines un dossier de présentation de son projet de près de 70 pages largement illustré, un autre groupe d’une commune de la petite couronne parisienne s’est mobilisé pendant près de six mois pour concevoir un dossier d’une vingtaine de pages, oscillant entre une diversité de stratégies et d’objectifs, pour finalement renoncer à le transmettre à la mairie. Les activités et réseaux militants jouent également un rôle important. Ils constituent tout d’abord d’importants viviers de recrutement d’habitants : les nouveaux venus sont souvent « cooptés » par une connaissance avec laquelle ils partagent une activité militante. En ce sens, être à l’écart de ces réseaux, c’est aussi être à l’écart des projets. Plus encore, ces réseaux et les activités qu’ils impliquent confèrent aux participants un capital militant qui peut être réinvesti : « Incorporé sous forme de techniques, de dispositions à agir, intervenir ou tout simplement obéir, [ce capital] recouvre un ensemble de savoirs et de savoir-faire mobilisables lors des actions collectives, des luttes inter ou intrapartisanes, mais aussi exportables, convertibles dans d’autres univers, et ainsi susceptibles de faciliter certaines “reconversions”. » (Matonti et Poupeau, 2004 : 8) La possession de ces compétences devient une exigence de la participation à une action collective (Mathieu, 2002 : 92). Ainsi, les habitants dont les trajectoires se caractérisent par un engagement militant ou associatif[9] disposent d’outils, voire de codes qui constituent de réelles plus-values. A contrario, les personnes ne disposant d’aucune expérience de cet ordre sont souvent en retrait, jusqu’à parfois ne pas se sentir légitimes pour s’exprimer aux côtés de « professionnels du militantisme », dont certains peuvent d’ailleurs avoir du mal à laisser leur place.

Outre ces compétences, les habitants doivent également disposer de temps pour faire avancer leur projet. Les habitants du Village Vertical, par exemple, ont consacré en moyenne deux soirs par semaine et de nombreux week-ends à leur projet. Un habitant d’Éco-Logis indique de son côté qu’à certaines étapes les membres de son groupe s’échangeaient plus de 500 courriels par mois. Le temps nécessaire au projet dessine alors des profils types de ménages. On retrouve ainsi une proportion importante de personnes seules, retraitées ou dont l’activité professionnelle permet de dégager du temps : « Les gens qui s’investissent le plus, ce sont ceux qui peuvent, qui sont à la retraite ou qui n’ont pas d’enfant. Moi, si j’avais ma fille avec moi, ce serait sûrement différent. » (Habitante, réunion, 24 octobre 2009)

Ces différents éléments, ces conditions à remplir pour s’engager dans un projet et dans la durée, ne se donnent toutefois pas à voir immédiatement. Ainsi, nombreux sont ceux qui se lancent dans l’aventure de l’habitat participatif pour finalement y renoncer. Le plus souvent, ce sont le temps et les compétences qui viennent à manquer : ceux qui abandonnent se sentent souvent dépassés par l’ampleur de la tâche et en particulier par la complexité du processus. Les abandons sont aussi liés à des éléments plus subjectifs : attentes déçues vis-à-vis du projet, dans ses dimensions techniques et opérationnelles comme affectives. En général, les abandons engagent la sphère individuelle et intime, et sont ainsi difficiles à décrypter, plus encore que dans les autres dispositifs participatifs.

Démocratiser l’habitat participatif avant de démocratiser la production du logement

Les projets d’habitat participatif sont des projets de la complexité tant ils impliquent des dimensions variées : opérationnelles et techniques, communicationnelles, temporelles, affectives… L’habitat participatif semble dès lors « réservé » à certaines catégories de ménages et, en ce sens, ne peut être un outil réel de démocratisation de la production du logement. Le mouvement prend toutefois au fil du temps la mesure de son caractère élitiste pour asseoir la nécessité de démocratiser les initiatives avant de pouvoir prétendre effectivement démocratiser la production du logement. Dans cette perspective, les acteurs professionnels de la production, au départ rejetés, se voient plébiscités.

La construction du mouvement de l’habitat participatif : le préalable à la démocratisation

Afin que l’habitat participatif devienne un réel outil de démocratisation de la production du logement, il doit lui-même se démocratiser et s’ouvrir à d’autres ménages que les pionniers militants. Or, préalablement à l’émergence de cet enjeu, plusieurs jalons ont dû être posés, principalement au fil de la tenue de rencontres organisées à l’échelle nationale entre les acteurs de l’habitat participatif.

Les premières sont organisées en 2007, sous la bannière de l’association Habicoop. Elles sont alors centrées sur une forme d’habitat participatif particulière, la coopérative d’habitants, qui repose sur un principe de propriété collective. Les trois premières éditions rassemblent une cinquantaine de participants et restent circonscrites à cette forme et aux enjeux qu’elle soulève, notamment en matière d’aménagements réglementaires et législatifs.

Les rencontres de 2009 marquent un tournant, à plusieurs niveaux. Tout d’abord, elles s’ouvrent à d’autres acteurs que ceux des coopératives d’habitants. Si certains conflits de légitimité se font sentir entre les différentes structures présentes, les débats concluent finalement que le nombre est une force. La diversité des acteurs présents invite également le mouvement à prendre la mesure de la variété des approches qui le constituent dans des dimensions aussi diverses que le rapport à la propriété, les références historiques et géographiques des initiatives, le montage et le système d’acteurs des projets. Pour certains, les divergences d’approches sont une révélation : « Il y a un point qui m’a beaucoup perturbé au début de ces quatrièmes rencontres, c’est le rapport à la propriété ; moi, j’avais… peut-être que je mets les pieds dans le plat, mais je pensais qu’on s’entendait tous sur un rapport à la propriété qui exclut la spéculation, et donc qu’on excluait d’emblée la copropriété et qu’on se plaçait tous dans les schémas coopératifs de propriété collective d’un bien immobilier. En fait, je m’aperçois que non. » (Habitant, réunion publique, 6 décembre 2009) Bien que les frilosités entre groupes et associations ne soient pas dépassées immédiatement, la diversité est elle aussi appréhendée comme une force et renvoie en miroir aux participants la nécessité d’avoir une approche ouverte.

Cette nécessité de marcher en ordre serré paraît renforcée par un constat commun : quelles que soient les approches retenues par les groupes, ceux-ci font face à d’importantes difficultés. Le montage des projets relève le plus souvent de véritables parcours du combattant, et aucun des groupes présents – à l’exception de ceux des années 1980 – ne peut se prévaloir d’un projet concrétisé et investi par ses habitants. Lors de ces rencontres, les différents groupes et associations sortent de leur isolement pour réaliser que, partout en France, les projets qui émergent sont aux prises avec de nombreux obstacles et partagent, pour une large part, les mêmes défis.

Ils sont par ailleurs mis directement devant leurs contradictions. À l’occasion d’un exposé réalisé par quelques chercheurs au sujet de la composition des groupes, ceux-ci avancent que « les réseaux constituent un énorme filtre conduisant à une contradiction entre la mise en oeuvre des projets et les idées énoncées à l’origine » ; « les gens se défendent de l’entre-soi parce qu’il y a une infirmière, un instituteur, un éducateur » ; « quand on regarde quels sont les profils des individus qui s’engagent, ce sont des individus qui ont un capital fort, ce n’est pas n’importe qui » (Universitaires, réunion publique, 4 décembre 2009). Les réactions dans l’assemblée se font vives : « Il y a beaucoup de vos questions que je reçois comme assez critiques » ; « j’entends plein de jugements dans vos paroles » ; « on n’est pas là pour être jugés comme ça. »

Quelques voix se saisissent de cette interpellation faite au mouvement pour pousser plus loin l’interrogation sur les publics de l’habitat participatif. Une association bretonne avance ainsi au sujet du rôle des groupes dans la conception architecturale : « Il y a un curseur à placer, la page blanche, c’est très compliqué. Là, clairement, on a des gens qui ont un capital culturel fort et un capital financier fort ! […] La page blanche, c’est pas toujours la meilleure solution, elle est intéressante pour des groupes qui ont une dynamique forte, mais pas pour tout le monde. » (Association, réunion publique, 4 décembre 2009) Un représentant du groupe strasbourgeois Éco-Logis avance de son côté : « À Éco-Logis, on est finalement mal placés pour convaincre les autres de faire ça, mais on a quand même vraiment la perception que l’enjeu […], ça devrait être de s’ouvrir socialement, parce que chez nous tous les accédants sont capables de payer quand même plus ou moins 3 000 euros du mètre carré leur logement, ce qui évidemment restreint énormément la fenêtre de tir des gens qui peuvent s’investir dans ce type de projets. Donc on est à la recherche […] des autres méthodes qu’on pourrait imaginer. » (Habitant, vidéo, 6 décembre 2009)

Ces quelques prises de parole posent alors les jalons d’une autocritique du mouvement sur ses participants et invitent celui-ci à s’interroger sur les moyens à mettre en oeuvre pour engager la concrétisation des projets. L’un de ces moyens consiste à marcher en ordre serré pour les rencontres de 2010, pilotées pour la première fois par un collectif d’associations.

D’un besoin des acteurs professionnels à leur promotion

Au départ rejetés, les acteurs professionnels de la production de l’habitat sont finalement convoqués par les groupes d’habitants, d’abord pour les aider à dépasser des difficultés récurrentes, puis pour pouvoir influencer au plus près leurs représentations et pratiques.

Plusieurs éléments expliquent cette évolution. Les difficultés rencontrées par les groupes dans le montage opérationnel les incitent à s’interroger sur les modalités permettant de les dépasser. L’un des problèmes récurrents a trait à l’accès au foncier : à l’exception des ménages dotés de moyens financiers importants qui permettent d’acquérir un foncier sur le marché privé, l’accès au foncier est une problématique récurrente et centrale. Quelques retours d’expériences, notamment sur la scène strasbourgeoise, invitent à considérer que les collectivités publiques peuvent être des partenaires. La scène strasbourgeoise ouvre en effet la voie à de plus grandes collaborations entre acteurs associatifs et acteurs institutionnels. Strasbourg se signale par une présence associative forte et reconnue de longue date par la puissance publique. Ces liens ont permis au porteur des Rencontres de 2010, l’association Éco-Quartier Strasbourg (EQS), d’envisager d’associer nettement les acteurs institutionnels aux travaux, alors qu’ils en étaient jusqu’alors écartés pour l’essentiel.

Dès les prémices de ses réflexions sur l’organisation de ces Rencontres, EQS a fait de la participation des acteurs institutionnels une condition. Elle indique ainsi dans son dossier de présentation à l’attention de la Communauté urbaine de Strasbourg (CUS), à la rubrique « Des rencontres, pour qui ? » : « Pour réussir le pari d’enrichir la démocratie participative, les élus et les techniciens des institutions doivent être partie prenante du processus. Rien ne peut se faire sans eux. » À la faveur de ses relations entretenues depuis plusieurs années avec la municipalité, EQS a eu la possibilité de coupler ces rencontres avec l’organisation d’un Forum sur les écoquartiers porté par la CUS. Une journée commune aux deux manifestations est donc rapidement projetée. EQS fait des acteurs institutionnels l’une des cibles de sa communication et les associe directement aux contenus des rencontres, plénières et ateliers. Ils sont alors mis sur le devant de la scène et partagent avec les participants de premiers retours d’expériences. Par leur présence, les élus, les techniciens et les représentants d’organismes d’HLM se légitiment auprès des groupes d’habitants jusqu’alors sceptiques. Ils gagnent leur confiance, nourrie par les appréciations positives de certains groupes pris en exemple.

Les Rencontres de 2010 viennent sanctionner un processus engagé l’année précédente quant aux moyens de dépasser les difficultés rencontrées par les groupes dans le montage de leur projet. Progressivement, les acteurs institutionnels apparaissent comme des ressources, et les groupes affinent leurs attentes en faveur de ces derniers, au nom d’un objectif devenu commun et formalisé : la démocratisation de l’habitat participatif et sa standardisation. Tranchant avec les Rencontres de 2009, celles de 2010 se concluent ainsi : « À l’enthousiasme de quelques opérations expérimentales, menées par des volontés fortes, succède l’enjeu de la standardisation de ce mode opératoire. Le risque de l’habitat participatif est qu’il reste marginal ou, pire, réservé à des privilégiés. » (Habitant, réunion publique, 2010)

Dans cette « standardisation », les acteurs institutionnels sont au premier plan et se voient assigner plusieurs attentes. La première a trait à l’accès au foncier, les difficultés rencontrées par les groupes à l’occasion de leurs recherches étant récurrentes. Nombreux sont les groupes contraints d’abandonner leur projet faute d’occasions foncières ou de réactivité. Ce constat établi, les partenaires sont présentés comme des soutiens incontournables. Cette question de portage peut se doubler d’attentes financières, les groupes souhaitant bénéficier d’abaissement sur le prix de la charge foncière. Au-delà de la seule question foncière, les groupes espèrent réaliser des économies d’échelle dans le cadre d’un programme commun. Un appui en matière d’ingénierie est également attendu. En leur faisant bénéficier de leur expérience, les collectivités, et plus encore les organismes d’HLM, permettent aux groupes de gagner un temps précieux : il ne leur est plus nécessaire d’effectuer de façon autonome des recherches pour se familiariser avec les procédés constructifs, le montage d’une opération de logements, les contraintes urbanistiques. Pour finir, les groupes cherchent un soutien, voire une participation effective, à leur programme afin de faciliter les rapports avec l’ensemble des intervenants de leur opération. Collectivités comme organismes d’HLM peuvent être des intermédiaires facilitant les négociations et orientant les groupes vers des interlocuteurs pertinents. La conduite d’un programme conjointement avec un organisme d’HLM peut par ailleurs rassurer les partenaires du projet (banques, collectivités, aménageurs…), plus enclins à s’engager dans ce cadre qu’avec un groupe d’habitants seul.

Les questions de montage opérationnel au sens large ne sont pas les seules à s’être posées aux groupes. Ceux-ci ont pour une part réalisé que leur composition sociale ne leur permettait pas de faire aboutir leur projet, faute de capacités d’emprunt suffisantes. Aussi, les acteurs institutionnels sont convoqués pour les perspectives de baisse des coûts des projets qu’ils offrent ainsi que pour leur ouverture à des ménages relevant du logement social, dans le cadre de démarches en accession sociale à la propriété le plus souvent.

Progressivement, la convocation des acteurs institutionnels est devenue un objectif commun à bon nombre de groupes et structures, non pas pour leur propre compte, mais plus largement au nom de leur militantisme. Leur mot d’ordre est alors devenu « participer pour changer l’action publique ». La scène institutionnalisée est dès lors appréhendée comme une ressource pour l’action collective et une occasion d’augmenter l’effectivité normative du mouvement, entendue comme « la capacité […] de transformer leurs revendications en règles (contractuelles, coutumières ou juridiques) et de leur donner suffisamment de légitimité et de crédit pour qu’elles s’imposent dans la durée aux autres acteurs publics ou privés, tout comme aux pratiques et aux comportements sociaux ordinaires » (Groux, 2003 : 238). Ainsi, c’est en étant au plus près des acteurs institutionnels que réside l’espoir de faire changer leurs pratiques et leurs représentations. De cibles à convaincre, ils sont devenus des partenaires, afin d’engager un processus de démocratisation de la production du logement.

Vers une démocratisation de la production du logement par l’habitat participatif ?

Les professionnels de la production du logement ont été érigés au rang de partenaires incontournables par les acteurs de l’habitat participatif au nom, dans un premier temps, de la démocratisation des initiatives, puis, dans un second temps, de la démocratisation de la production du logement. Toutefois, les objectifs du mouvement engagent-ils l’intérêt et la mobilisation des acteurs institutionnels ? La production du logement serait-elle en voie de démocratisation par l’habitat participatif ?

Un engagement progressif des acteurs institutionnels dans l’habitat participatif

De façon progressive, l’habitat participatif a fait l’objet de différentes mises en politique, entendues au sens de « sortie de l’espace de formulation originel » (Barthe, 2006). Il quitte ainsi le « milieu habitant » et fait son entrée dans l’action publique, suscitant en particulier l’attention des élus locaux. Cette entrée relève d’un processus au long cours, tourbillonnaire (Devaux, 2013), où s’entremêlent une diversité d’acteurs et de facteurs.

Les mises en politique initiées par les collectivités ont d’abord pris la forme de discours de soutien, d’organisation d’événements ou encore d’inscription dans des programmes politiques. Il s’agit là de mises en politique peu contraignantes qui ont d’abord vocation à montrer que les élus se préoccupent du sujet, dans une logique d’agenda-marketing. En effet, il est parfois tout aussi important pour les gouvernants, et principalement les élus, de montrer qu’ils se préoccupent d’un problème que d’agir véritablement sur ce dernier (Hassenteufel et Smith, 2002 : 67). De même, l’une des modalités alors fréquemment mobilisées par les collectivités consiste à inscrire l’habitat participatif dans les documents d’orientation programmatique, tels que les Programmes locaux de l’habitat. Le plus souvent néanmoins, cette inscription ouvre la voie à des actions plus qu’elle ne les définit (Devaux, 2013 : 376).

Ce soutien va progressivement être marqué de façon plus nette, prenant les traits de l’agenda-setting. Il peut prendre la forme d’une aide financière consistant en un abaissement de charge foncière, une subvention ou l’octroi d’un terrain à un prix inférieur à celui du marché. La Ville de Villeurbanne, par exemple, est allée jusqu’à satisfaire l’exigence d’un groupe qui souhaitait disposer d’une parcelle mieux exposée que celle qui lui avait d’abord été attribuée. Ce changement a représenté un manque à gagner pour la collectivité qui projetait initialement de vendre ce terrain à un autre opérateur pour équilibrer le bilan de sa zone d’aménagement concerté.

En lien avec le foncier, toujours, la principale mise en politique développée par les collectivités consiste à réserver des terrains pour les groupes d’habitants, le plus souvent sous la forme d’appels à projets. Ces appels à projets reposent sur un principe général commun : des terrains sont identifiés par la collectivité puis rendus publics à partir d’un cahier des charges que les groupes candidats doivent respecter. Le territoire de la CUS est le plus en pointe dans le domaine : un premier appel à projets a été lancé en 2009, puis en 2011 et 2012. Des opérateurs d’HLM se lancent également dans la constitution de groupes sur des fonciers dédiés. Une vingtaine de collectivités s’est engagée depuis 2010 dans ce processus de mise à disposition de foncier pour un nombre de logements potentiels évalués à 500[10]. Parmi elles, on compte d’importantes métropoles : Lille, Toulouse, Montpellier, puis plus récemment Paris, mais aussi des villes moyennes (Niort, Angers…). Si un certain mimétisme peut être dégagé dans le lancement des démarches, chacune des collectivités est face à des enjeux d’appropriation et d’adaptation des initiatives aux problématiques de son territoire. Ainsi, à Strasbourg, l’accent est mis de façon forte sur les aspects écologiques et environnementaux, tandis que Lille porte son attention sur la mixité et que Paris s’intéresse aux coûts de sortie. Le processus prévu – nombre de phases, rôle des différents acteurs… – comme le nombre de logements ou les contreparties fixées par la collectivité varient par ailleurs selon les territoires engagés.

Outre ces actions, une quarantaine de collectivités est aujourd’hui engagée dans le Réseau national des collectivités pour l’habitat participatif, dont la création a été officialisée à la fin de 2011 à Grenoble. Instance d’échanges, de partage d’expériences, de débats et de lobby, ce réseau témoigne de l’intérêt des collectivités pour le sujet et d’un engagement qui se veut collectif à l’échelle nationale.

Les collectivités ne sont pas les seules à se mobiliser : sur l’ensemble de la France, une quarantaine d’organismes d’HLM est engagée dans un projet, à des stades d’avancées et selon des modalités variables. On peut alors estimer que le nombre de logements en habitat participatif impliquant directement des collectivités et des organismes d’HLM est proche de 1 000 dans l’ensemble de la France.

Les accompagnateurs de groupes d’habitants font également l’objet d’une bienveillance croissante, de la part du mouvement comme des acteurs institutionnels de la production (Devaux, 2013 : 224). Une partie d’entre eux s’est d’ailleurs réunie au sein d’un réseau : le Réseau des accompagnateurs professionnels de l’habitat participatif (RAHP), fondé en juillet 2011 et qui rassemble, à la fin de 2014, treize structures d’accompagnement, au champ d’intervention varié. Ce métier constitue, avec les acteurs institutionnels et les habitants, le triptyque sur lequel se fonde aujourd’hui l’habitat participatif.

Outre l’existence de ces réseaux nationaux, l’habitat participatif a fait son entrée dans la législation par le biais de la loi ALUR de mars 2014. Cette entrée fait suite à un processus de concertation de plusieurs mois, engagé par le ministère du Logement. À l’occasion de cinq ateliers et de plusieurs groupes de travail thématiques, représentants de l’État, acteurs du logement social, des collectivités, des banques, accompagnateurs de groupes et représentants d’habitants ont pu débattre des modalités d’intégration de l’habitat participatif dans la loi. Ce processus de concertation, auquel nous avons participé, a été salué par l’ensemble des acteurs présents comme une illustration de la coproduction. Si les décrets d’application ne sont pas encore parus à la fin de 2014, la réalisation d’opérations d’habitat participatif est sécurisée. L’Union sociale pour l’habitat – instance de représentation des organismes d’HLM en France – en particulier souligne que les organismes qu’elle représente seront encore plus enclins à s’engager dès lors qu’un cadre sera fixé par la loi.

L’habitat participatif semble donc bel et bien s’être institutionnalisé et être « enfin sorti de sa chrysalide » (Ministre du Logement, réunion publique, 16 novembre 2012). Cette institutionnalisation de l’habitat participatif marque-t-elle pour autant un tournant démocratique dans la production du logement ?

Les défis de l’habitat participatif : de la demande à l’offre

S’il ne s’agit pas de prédire l’avenir de l’habitat participatif, quelques pistes de réflexion peuvent être avancées quant à sa capacité à contribuer à la démocratisation de la production du logement.

D’abord, c’est la question de la demande pour ce type d’habitat qui se pose. Il n’y a qu’un sondage pour conclure qu’« un tiers des Français est intéressé par l’habitat groupé coopératif[11] ». Dans les faits, les opérations lancées dans le cadre des appels à projets ou par des opérateurs d’HLM ne trouvent pas toutes systématiquement preneurs. En dépit d’une publicité croissante, l’habitat participatif reste encore confidentiel et peu connu du grand public. Les acteurs engagés dans le processus de concertation lancé par le ministère du Logement font ainsi de la promotion de l’habitat participatif l’une des actions phares de ce qu’ils nomment le « service après vote » (SAV).

Ensuite, la conduite des projets, même avec l’appui d’accompagnateurs et l’engagement de la puissance publique, reste une épreuve au long cours qui, de fait, exclut une partie de la population, et notamment ceux qui sont dans une situation d’urgence vis-à-vis du logement. Les opérations les moins « coûteuses » en temps comme en argent pour les individus engagés sont aussi les plus cadrées, où l’implication des habitants est moindre (Devaux, 2013 : 500) et relèvent plutôt de la concertation que de la coproduction. Lorsqu’une co-maîtrise d’ouvrage est engagée avec un opérateur d’HLM, le temps s’étire. Ainsi, pour le Village Vertical, de la formation du groupe à l’emménagement, huit ans se sont écoulés et un seul des ménages fondateurs est allé au bout du projet. Il existe ainsi une forte corrélation entre le temps de concrétisation d’un projet et le niveau d’implication des habitants. Toutefois, certains projets comme Mascobado à Montpellier sortent de terre en moins de cinq ans, de la formation du groupe à l’emménagement.

Le temps n’est pas le seul facteur discriminant. En effet, les coûts d’entrée dans un projet peuvent aussi être financiers et, de ce point de vue, la loi ALUR ne change qu’en partie la donne. En effet, pour un ayant droit au logement social, à moins d’opérer une mutation, la participation à un projet reste difficile, compte tenu de la réglementation des commissions d’attribution de logement. Le financement des études et de l’accompagnement représente aussi un coût que tous les ménages ne peuvent assumer. Les collectivités de leur côté sont contraintes de limiter leur investissement financier, par souci d’équité et faute de ressources. Le caractère reproductible de certaines opérations interroge ainsi fortement. La Ville de Nanterre, par exemple, a contribué au financement d’une opération de quinze logements en accession à hauteur de près d’un million d’euros. L’inefficience de la mise en oeuvre – entendue comme une disproportion entre l’investissement financier et les résultats obtenus (Muller, 2009 : 27) – peut alors être pointée.

Un dernier obstacle touche plus strictement les acteurs institutionnels eux-mêmes et l’offre qu’ils sont susceptibles de proposer. Pour une grande partie d’entre eux, l’intégration de l’habitant à un processus de conception et de production du logement relève d’une opération à laquelle ils ne sont pas préparés. Ils éprouvent ainsi un ensemble de craintes à la suite de l’irruption d’une figure inconnue. La première d’entre elles a trait à des questions de légitimité. Ils questionnent ainsi la capacité des habitants à intervenir dans la production du logement : les acteurs institutionnels, professionnels, ne sont-ils pas ceux dans les mains desquels cette production doit rester ? Les techniciens en particulier s’interrogent sur leur place dans le processus et redoutent que l’introduction d’un « nouvel » acteur ne vienne complexifier la conduite des projets. Le caractère collectif des projets les effraie également, ils se projettent dans des conflits à venir au sein du groupe et qu’ils devraient juguler : « C’est très complexe à mettre en oeuvre, à mon avis, parce que quand chacun va regarder midi à sa porte sur ce qu’il veut, “je veux pas voir le voisin sur le balcon”, ça va être très, très difficile à mettre en place, il faut vraiment que j’aie un retour d’expérience, que je sache comment ça s’est passé, parce que ça me fait un peu peur. » (Technicien, entretien, 17 novembre 2011) De plus, les techniciens s’inquiètent de l’incapacité des groupes d’habitants à prendre la mesure des différentes contraintes techniques et réglementaires du logement : « Soit on achète un appartement fait, soit on se construit sa maison, et on se fait faire ses plans, comme ça on l’aménage comme on veut, mais construire son appartement dans un immeuble avec d’autres, il y a des problématiques techniques qui, je pense… dont ils n’ont pas conscience, des descentes de gaines, des orientations… » (Technicien, entretien, 17 novembre 2011) Plus globalement, c’est le temps qu’ils auront à mobiliser pour conduire un projet de ce type qui suscite le plus d’appréhension : « C’est vraiment chronophage… ce qui nous fait le plus peur, c’est le temps qu’on va devoir passer à gérer ça. » (Technicien, entretien, 19 avril 2012) La conduite d’un projet d’habitat participatif pour les techniciens ne s’improvise donc pas, leur culture étant pour une large part calquée sur le modèle de l’instruction publique (Callon, 1998). Ce n’est que par l’expérience qu’ils pourront prendre la mesure des différentes difficultés et des changements de posture qu’il est nécessaire d’opérer.

En ce sens, la démocratisation de la production du logement par l’habitat participatif ne passe pas seulement par la démocratisation de l’habitat participatif seul, mais plus globalement par une évolution des représentations et des pratiques des acteurs de la production.

Conclusion

« Passer d’une utopie réaliste à une utopie réalisée » : c’est par ces mots que Cécile Duflot, ministre du Logement et de l’Égalité des territoires de mai 2012 à avril 2014, a conclu les ateliers de concertation nationale sur l’habitat participatif en mars 2013. L’habitat participatif est-il pour autant devenu un outil de démocratisation de la production du logement ?

L’habitat participatif relève d’une conception participative appliquée à un domaine très technique, le logement. De surcroît, il est doté d’une dimension affective particulière : il ne s’agit pas seulement d’un projet immobilier, mais bel et bien d’un projet de vie. Ces enjeux posent de fait la question de la demande pour ce type d’habitat. Si le mouvement de l’habitat participatif a pris la mesure de la nécessité d’ouvrir ses démarches à des publics moins militants et plus néophytes, notamment en faisant appel aux acteurs traditionnels de la production, le développement à grande échelle des projets reste plus qu’incertain. Pour les acteurs professionnels engagés, un changement de posture est à adopter afin de céder une partie de leurs prérogatives à des acteurs – les habitants – qu’ils ne jugent pas nécessairement légitimes.

Toutefois, l’engagement « participatif » peut tout aussi bien prendre place plus en aval, et notamment dans la gestion. Avec la publicisation des initiatives, l’engagement croissant d’acteurs professionnels, un changement de paradigme peut être impulsé, où l’habitant serait perçu comme un partenaire possible et se verrait assigner un rôle plus central. En somme, l’habitat participatif dans ses formes « les plus participatives » peut ouvrir la voie à des évolutions du système de production du logement par petites touches.