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Les féministes ont proposé diverses conceptualisations de l’État dans ses rapports avec les femmes et les féministes. Certaines féministes voient l’État comme une institution patriarcale ou une institution qui structure l’action féministe et même le « nous » femmes, d’autres un espace à investir ou un outil efficace de promotion des droits des femmes et de redistribution des ressources en faveur des femmes (surtout les plus démunies) (Kantola, 2006 ; Masson, 1999 ; Rhode, 1994). L’expression « féminisme d’État », qui aurait été proposée une première fois en 1987 par Helga Hernes (Mazur et McBride, 2008), désigne l’intégration de féministes ou d’enjeux féministes dans les institutions étatiques, y compris les politiques publiques et sociales. Or comme le « contre-mouvement » antiféministe s’oppose au mouvement social féministe (Blais, 2012 ; Goulet, 2010), il semble légitime et pertinent de se demander si un « antiféminisme d’État » s’est développé pour s’opposer au féminisme d’État, ou au féminisme hors de l’État.

L’objectif de la discussion proposée ici est de répondre à cette question, en s’inspirant d’entrevues auprès de 16 féministes au Québec en 2010, réalisées dans le cadre d’un projet de recherche lancé par L’R des centres de femmes du Québec, en partenariat avec le Service aux collectivités de l’UQAM, et de 9 féministes en Belgique francophone en 2011, en s’inspirant du même protocole de recherche. Cette enquête cherchait à documenter les actions antiféministes et leurs effets sur les organisations féministes[2]. Ces entrevues ne comportaient aucune question sur l’« antiféminisme d’État », mais plusieurs répondantes ont indiqué que l’antiféminisme est aussi actif dans l’État, ainsi qu’à la Commission européenne et au parlement européen.

Définition

Selon Mazur et McBride (2008 : 255), la notion de « féminisme d’État » désigne « les actions par les agences politiques pour les femmes d’intégrer dans l’État les demandes et les actrices du mouvement des femmes pour produire des effets féministes soit en termes de processus politique ou d’impact social, ou les deux ». Cette définition évoque une question de degré, et un État serait d’autant plus féministe qu’il y aurait plus de femmes dans l’État, plus d’institutions dédiées aux femmes et plus de services étatiques offerts aux femmes (Mazur et McBride, 2008). S’il s’agit d’une question de degré, c’est qu’il peut y avoir une évolution ou une régression. Dans son étude au sujet de la « chute de la fémocrate » en Australie, Marian Sawer (2007) détermine plusieurs causes à la régression du féminisme d’État dans les années 1990, dont le néolibéralisme et le « nouveau management », mais aussi l’émergence du mouvement des droits des hommes – en particulier les groupes de pères séparés ou divorcés – qui contestait les avancées des femmes.

La notion d’antiféminisme d’État ne peut être un simple calque de la définition du féminisme d’État, essentiellement parce qu’il n’y a pas dans l’État libéral occidental d’aujourd’hui d’agences politiques dont le mandat est d’être contre les femmes et les féministes (même si des décisions et des politiques spécifiques peuvent avoir des effets négatifs pour les femmes, en matière de contraception et d’avortement, par exemple). En conséquence, et comme il apparaîtra évident au fil de la discussion, il serait sans doute plus précis de parler d’antiféminisme dans l’État que d’antiféminisme d’État.

S’il est possible de définir l’antiféminisme en général comme tout geste (action ou discours) individuel ou collectif qui a pour effet de ralentir, d’arrêter ou de faire reculer le féminisme, qui est un mouvement vers l’égalité et la liberté des femmes face aux hommes, l’antiféminisme d’État désignera alors les actions par les agents et les agences de l’État pour ralentir, arrêter ou faire reculer les mobilisations du mouvement féministe (dans l’État ou hors de l’État). Si l’antiféminisme peut être porté par des hommes ainsi que par des femmes (Dworkin, 2012), ce mouvement vise à protéger le patriarcat, c’est-à-dire le pouvoir et les privilèges des hommes face aux femmes. Mais comment distinguer l’antiféminisme d’un politicien ou d’un fonctionnaire de la simple résistance patriarcale et sexiste aux transformations des rapports sociaux de sexe ? Anne-Marie Devreux et Diane Lamoureux (2012 : 5) rappellent d’ailleurs que « l’antiféminisme constitué se distingue parfois difficilement de la misogynie » (voir aussi Descarries, 2005). Cette difficulté se double, dans le cas de l’État, d’un autre facteur de confusion : des politiciens ou des fonctionnaires peuvent apparaître antiféministes aux yeux des féministes, alors que leur motivation n’a rien à voir, ou si peu, avec les rapports sociaux de sexe. Ainsi, des réductions de financement à des organismes de femmes peuvent être décidées en raison non pas de la misogynie ou de l’antiféminisme, mais d’une adhésion à des normes de gestion qui prônent l’austérité budgétaire. D’ailleurs, si les mouvements féministes en Occident ont réussi, à partir des années 1970, à obtenir d’importantes subventions qui permettent de financer des salaires et d’assurer des ressources et des services aux femmes qui en ont besoin, cela a créé une certaine dépendance à l’égard de l’État, comme l’ont constaté pour le déplorer des féministes scandinaves, afro-américaines et des anarcho-féministes (Marques-Pereira, 1990 ; Nadasen, 2002 : 272 ; Laurin-Frenette, 1981). Il est difficile, cela dit, d’identifier ce phénomène de dépendance à de l’antiféminisme d’État. Il s’agit plutôt d’un phénomène de cooptation dont les féministes ne sortent pas totalement perdantes, sinon que leur féminisme est plus modéré, et que plusieurs se trouvent à offrir des services aux femmes, plutôt qu’à militer et à contester.

Face à la complexité et à l’ambiguïté des rapports dynamiques entre l’État et le féminisme, il reste possible de préciser l’analyse de l’antiféminisme d’État en l’étudiant en lien avec l’antiféminisme en général, tel qu’il s’observe dans la société et la culture, pour déterminer plus clairement quelles actions (ou inactions) d’acteurs dans l’État font écho à l’idéologie et aux mobilisations antiféministes. Mélissa Blais (2012 : 133) rappelle qu’il est possible de distinguer plus ou moins clairement plusieurs courants ou « formes » d’antiféminisme (voir aussi Bard, 1999), dont l’antiféminisme conservateur, religieux (avant tout chrétien), nationaliste, mais aussi le « postféminisme », l’antiféminisme libéral et le masculinisme. Moins connu que les autres, l’antiféminisme libéral propose une conception individualiste et prétend que l’égalité entre les sexes est atteinte, et que les femmes comme les hommes jouissent de la même liberté face aux mêmes opportunités. Pour sa part, le masculinisme prétend que le féminisme est « allé trop loin » et que les hommes – et surtout les pères séparés ou divorcés – souffrent aujourd’hui en raison de la domination des femmes en général et des féministes en particulier (Blais et Dupuis-Déri, 2012 ; Blais et Dupuis-Déri, 2008 ; Palma, 2008).

Plusieurs de ces courants antiféministes s’expriment uniquement sous forme de discours qui peuvent être repris par des forces politiques, comme des partis. D’autres courants, dont l’antiféminisme religieux (surtout « anti-choix ») et le masculinisme, sont constitués en véritables mouvements sociaux, ou plus spécifiquement en « contre-mouvements » (plusieurs études de l’antiféminisme reprennent d’ailleurs cette notion de « contre-mouvement » : Blais, 2012 ; Goulet, 2010 ; Staggenborg et Mayer, 1996). L’antiféminisme relève en effet d’un phénomène de backlash (Mansbridge et Shames, 2012), soit d’une contre-attaque en réaction à la menace réelle ou imaginée que représenteraient des « féministes » et des femmes émancipées pour la légitimité et la stabilité du patriarcat. En tant que mouvement social, ce « contre-mouvement » (Mathieu, 2004 : 166-170 ; Sommier, 2009) compte des militants (et des militantes), des idéologues et des organisations qui portent un discours identifiant un ennemi (les féministes, les femmes émancipées) et une cause à défendre (la nation, la famille, la « vie » et les foetus, les hommes). Ce contre-mouvement se mobilise sous forme de déclarations publiques, de lobbying, d’attaques juridiques, de vigiles, de manifestations, de perturbation d’événements féministes, etc. (Dupuis-Déri, 2013 ; Blais et Dupuis-Déri, 2008 : 14-15 ; St-Pierre, 2008). L’antiféminisme en tant que contre-mouvement est donc une résistance explicite (quoique l’antiféministe puisse prétendre à des fins rhétoriques qu’il n’est pas antiféministe, et même qu’il est féministe) et organisée au féminisme, dans le but de s’opposer aux revendications, aux actions et aux acquis, voire à l’existence du mouvement féministe.

Si des répondantes ont discuté des courants idéologiques comme le conservatisme et le libéralisme, elles ont surtout évoqué le masculinisme comme la forme la plus problématique d’antiféminisme. En Belgique (Pape, 2010) et au Québec (Dupuis-Déri, 2013 ; Goulet, 2010 ; Surprenant, 2008), plusieurs féministes ou organisations féministes se préoccupent d’ailleurs de l’antiféminisme et du masculinisme. Au Québec, le Collectif pro-féministe a même dénoncé le « masculinisme d’État », mais sans définir cette notion. Karine Foucault (2008b : 14) le définit quant à elle comme « l’appui par les diverses instances de l’État aux revendications des hommes, afin de promouvoir la condition masculine. Sous un “masculinisme d’État”, l’État mettrait donc en place des mécanismes, mais aussi des organisations visant à répondre aux besoins des hommes, “discriminés en tant qu’hommes” ». Or le masculinisme ne se limite pas à revendiquer des ressources pour les hommes ; il critique aussi les femmes en général et les féministes en particulier, et parfois s’en prend directement à des féministes (menaces de mort, insultes), à des organisations de femmes (entrées forcées, plaintes et harcèlement administratif, dégradation des locaux) ou à des évènements féministes (menaces, perturbation) (Dupuis-Déri, 2013 ; Blais, 2012 ; St-Pierre, 2008). Les groupes de pères séparés et divorcés constituent le fer de lance du mouvement masculiniste en Australie, en Amérique du Nord et dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest, en particulier en Grande-Bretagne (Palma, 2008). C’est donc en gardant à l’esprit l’importance de ce contre-mouvement masculiniste que seront interprétées ici les réflexions des féministes belges et québécoises au sujet de l’antiféminisme d’État.

L’antiféminisme d’État comme phénomène politique

En m’inspirant des propos des répondantes, je vais surtout me préoccuper de la place qu’occupent des antiféministes dans l’État, pour distinguer différents lieux où les antiféministes peuvent être actifs (approche que propose aussi Banaszak [2010], dans le cadre de ses recherches sur les féministes d’État) : 1) à la tête de l’État dans le gouvernement ou le parti au pouvoir (Tremblay, 2005), 2) dans sa bureaucratie parmi les fonctionnaires, et enfin 3) dans les instances parapubliques et les espaces de représentation auprès de l’État.

Les gouvernements ou les partis antiféministes

Évidemment, les gouvernements de droite conservateurs et néolibéraux nuisent tout particulièrement aux intérêts des femmes et bataillent pour réduire l’influence des féministes (voir Bashevkin, 1996). Dans le cas du Canada contemporain, Marie-Andrée Chouinard rappelait dans un éditorial du journal Le Devoir (28 avril 2011) les divers reculs que le gouvernement conservateur de Stephen Harper a fait subir aux femmes : « L’annulation de la stratégie sur les services de garde. L’abolition du Programme de contestation judiciaire, qui donnait une voix aux groupes défavorisés, dont les femmes. La fermeture de 12 des 16 bureaux de Condition féminine Canada. La diminution et l’élimination du financement de nombre de groupes destinés à la défense des intérêts des femmes. La remise en question du droit à l’équité salariale », sans oublier les manoeuvres de députés conservateurs d’arrière-ban pour criminaliser de nouveau l’avortement, et l’abolition du registre des armes à feu mis sur pied après l’attentat antiféministe contre les femmes de l’École polytechnique de Montréal, le 6 décembre 1989. Ce gouvernement peut être défini comme antiféministe, tout comme celui du président George W. Bush, aux États-Unis, dont des féministes disaient qu’il a mené une « guerre contre les femmes » (Finlay, 2006). L’antiféminisme des gouvernements de droite pourrait aussi être analysé à la lumière de leurs choix en politique étrangère, y compris leurs actions militaires et humanitaires, et leurs manoeuvres lors des conférences mondiales sur les femmes organisées par l’ONU (Druelle, 2000 ; Guénette, 2000).

L’antiféminisme d’un gouvernement peut aussi s’exprimer par la peur qu’il inspire aux mouvements progressistes, surtout si ceux-ci bénéficient d’un financement public. Une répondante du Québec (Q19)[3] explique ainsi que « [l]e gouvernement Harper est tellement antiféministe. Il crée des conditions pour qu’on ait peur de dénoncer. […] Notamment par le biais du financement. Donc on voit qu’il peut y avoir un prix à payer pour les dénoncer. » Elle précise : « Quelle meilleure façon de tuer une capacité de mouvement de s’organiser que d’enlever toutes les personnes payées pour faire ce travail. […] Il n’y a plus de mouvement féministe au Canada organisé et puissant. C’est fini. » Une répondante belge (B5) propose ici certaines nuances :

[C]onservateur, c’est antiféministe. Ça, c’est clair. […] Je dirais qu’il y a quand même d’autres pays qui sont moins conservateurs et où le gouvernement est moins conservateur, mais où il y a des mouvements antiféministes qui n’ont pas ces habits de conservatisme. Si on regarde tous ces mouvements des pères, ils ont justement des habits extrêmement modernes, non ? Ils veulent la parenté partagée ; ça fait très moderne.

Cette remarque rappelle que l’antiféminisme peut être de droite et de gauche (Dworkin, 2012 ; Bard, 1999 ; Capitan et Guillaumin, 1997). Cela dit, des études réalisées dans divers pays auprès de politiciennes et politiciens ont permis de constater une certaine réticence, voire une hostilité, à l’égard du féminisme et des féministes, et cela, aussi bien chez les hommes que chez les femmes et indépendamment des orientations politiques (pour l’Australie : Simms, 1993 ; l’Autriche : Nowotny, 1981 ; la France : Sineau, 1988 ; la Suède : Hedlund, 1988). Des enquêtes journalistiques ont détaillé la misogynie ambiante dans le milieu politique (Koskas et Schwartz, 2006). En réponse à un questionnaire administré à une cinquantaine de députées et députés à Ottawa et à Québec dans les années 1990, un député explique : « Le féminisme est quelque chose qui est insécurisant pour l’homme que je suis […] parce que cela nous remet en question dans ce que nous sommes, comme hommes » (Tremblay et Pelletier, 1995 : 175). Un député précise qu’en présence de représentantes du mouvement féministe, il s’est demandé « si elles n’étaient pas pour me castrer », alors qu’un autre déclare que le féminisme, « [c]’est abject ! » (Tremblay et Pelletier, 1995 : 177). Il n’est donc pas étonnant que nos répondantes aient identifié les politiciens comme des acteurs potentiellement antiféministes.

L’antiféminisme d’État peut donc s’exprimer au plus haut niveau de l’État, soit dans les gouvernements et les instances législatives. La situation se complique encore lorsqu’il s’agit d’interagir avec des agents des administrations publiques, qui doivent en principe être neutres et se contenter d’exécuter les lois, les politiques et les programmes et de répondre aux demandes du public.

Les fonctionnaires antiféministes

La présence d’antiféministes dans les diverses branches de l’État n’est pas un phénomène nouveau (par exemple une étude permet de constater dans le secteur de l’éducation publique en France, au début du XXe siècle, « la présence d’opinions antiféministes au sommet de l’administration » [Verneuil, 2012 : 18]). Lorsque la branche administrative est composée en majorité d’hommes, une ambiance machiste et antiféministe peut y dominer. Une répondante belge (B6c) qui travaille dans une « administration communale » témoigne avoir « un tas de collègues » qui reprennent à leur compte « ce discours sur les nouveaux pères […] et qui disent vouloir adhérer à ces mouvements parce qu’ils défendent la position de ces pères ». Des études ont révélé par ailleurs qu’il peut être nuisible pour une femme qui veut faire carrière dans l’administration publique d’être identifiée comme féministe. Le personnel de ces instances est le plus souvent réfractaire à la fois au militantisme extraparlementaire en général et au féminisme en particulier, ce qui a aussi été constaté dans des institutions internationales comme la Banque mondiale (O’Brien, Goetz, Scholte, Williams, 2000 : 24-66).

De plus, des répondantes témoignent avoir été confrontées dans différents ministères avec des fonctionnaires antiféministes, surtout masculinistes. Ainsi, une répondante du Québec (Q19) témoigne : « De plus en plus, les antiféministes occupent des espaces d’où ils peuvent influencer les politiques », plus particulièrement « dans les services de santé », ce que confirment plusieurs répondantes (Q2 ; Q6a ; Q12) qui mentionnent aussi le ministère de la Santé et des Services sociaux. Cette impression qu’il y aurait de plus en plus de fonctionnaires antiféministes peut être interprétée de différentes façons : soit qu’il y a plus de fonctionnaires antiféministes, ou soit que des fonctionnaires en place depuis un certain temps osent de plus en plus adopter des attitudes de défiance face aux féministes. L’antiféminisme peut aussi être l’expression du sexisme et de la misogynie, selon une répondante (Q3) qui témoigne qu’« au ministère de la Santé, il y aurait des misogynes patentés qui pensent, d’ailleurs, que les femmes n’ont pas d’autre chose à faire que d’aller dans les salles d’attente ». Selon une autre répondante (Q19), les complaintes masculinistes sont portées par des fonctionnaires au ministère « de l’Éducation, sur le décrochage scolaire des garçons, par exemple ». Le même problème se pose dans d’autres ministères, selon cette répondante (Q12) qui rapporte s’être fait expliquer que la « planification stratégique » au ministère de la Famille « ne va pas laisser tomber les autres groupes, mais “On va davantage favoriser les groupes de pères” ». On peut présumer qu’il y a aussi des antiféministes dans des ministères avec lesquels les féministes entretiennent moins de rapports.

Cette tension entre féministes et antiféministes au sein de l’État peut avoir pour conséquence l’expression de discours contradictoires. Une répondante (Q2) rapporte ainsi :

[qu’] au niveau de la recherche, il y a des courants de pensée et des personnes qui sont féministes et d’autres qui sont antiféministes. Il y en a dans tous les secteurs d’activité autant que de la recherche. Donc, au Québec, l’Institut de la statistique du Québec, l’ISQ, a un chercheur qui utilise beaucoup les données de Statistique Canada pour dire qu’il y a une symétrie au niveau de la violence conjugale, de la violence verbale et psychologique. Donc, c’est un organisme crédible et les groupes antiféministes utilisent constamment les données de ce chercheur de l’ISQ […]. [N]ous, on est plus à l’aise avec nos données de la Sécurité publique […] Ce sont des données réelles.

Le statisticien dont il est question est sans doute celui qui a participé à titre de conférencier au congrès Paroles d’hommes à Montréal en 2005, contre lequel s’est mobilisée la Coalition antimasculiniste[4]. Une répondante belge (B2) parle pour sa part d’un fonctionnaire de la télévision d’État qui s’est mobilisé pour critiquer une étude qu’elle avait réalisée : « il m’a attaquée plusieurs fois dans des colloques, dans des émissions de radio, par articles de presse interposés. Mais jamais nominativement. […] Il a obtenu une grande visibilité parce qu’il travaille à la télévision publique. »

Des féministes qui discutent avec des fonctionnaires peuvent aussi être discréditées publiquement, sous le couvert d’un proféminisme d’initié. Une répondante (B6b) relate ainsi une situation au cours de laquelle elle présentait la position de son organisation devant plusieurs personnes. Soudainement, elle est prise à partie par un fonctionnaire affilié au Parti socialiste belge :

Il dit : « Mais toutes les féministes ne pensent pas comme vous, vous savez ? » Alors j’ai dit : « Je suis désolée, mais moi je pense en tant que féministe de gauche. » Donc, « […] en tant que féministe de gauche, moi je suis attentive aussi aux réalités de vie des femmes, et pas simplement au grand principe d’égalité […] » Donc, il a essayé de jouer en fait sur mon terrain […] il ne m’attaquait même plus sur les arguments, il m’attaquait sur notre identité… C’était de la surenchère.

Les institutions

Comme nous l’avons mentionné précédemment, les États libéraux contemporains ne comptent pas d’institutions (ministères, agences, conseils) qui ont un mandat explicitement antiféministe. Cela dit, des responsables de la condition masculine sont nommés dans différentes administrations, depuis quelques années.

Plus troublant encore, des répondantes ont remarqué des problèmes au sujet des institutions d’État qui ont pour mandat de défendre les intérêts des femmes et de promouvoir l’égalité entre les sexes. Il y a à ce sujet d’importantes différences selon les contextes politiques et l’approche privilégiée. L’État au Québec compte un ministère de la Condition féminine et un Conseil du statut de la femme (CSF) qui a un rôle consultatif. Rien de tel en Belgique, qui a plutôt adopté l’« approche de l’égalité » promue par l’ONU et qui a mis sur pied un Institut de l’égalité entre les hommes et les femmes. De même, l’Europe s’est dotée en 2007 d’un Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes, basé à Vilnius, en Lituanie. Même si les deux approches semblent viser le même objectif, l’approche québécoise insiste sur les intérêts des femmes, alors que l’approche de l’égalité se préoccupe des deux sexes. Ainsi, la « mission » du CSF est de « promouvoir et […] défendre les droits et les intérêts des Québécoises. Dans un objectif d’atteinte de l’égalité entre les femmes et les hommes, le Conseil du statut de la femme : conseille la ministre et le gouvernement du Québec sur tout sujet lié à l’égalité et au respect des droits et du statut de la femme ; fournit de l’information pertinente aux femmes et au public[5] ». Les « tâches » de l’Institut de l’égalité européen ne pointent pas de manière aussi précise en direction des femmes, puisqu’il s’agit, entre autres choses, de « recueillir et analyser des données comparables sur l’égalité hommes/femmes ; développer des outils méthodologiques, en particulier dans le but de favoriser l’intégration de l’égalité hommes/femmes dans tous les domaines politiques[6] ». De même en Belgique, « [l]’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes est […] chargé, depuis 2002, de garantir et de promouvoir l’égalité des femmes et des hommes, et de combattre toute forme de discrimination et d’inégalité basée sur le sexe[7]. »

Plusieurs des répondantes belges indiquent que l’approche de l’égalité représente un problème, puisqu’il s’agit d’une « porte ouverte » pour que des groupes d’hommes viennent se présenter comme partenaires dans la recherche de l’égalité et, conséquemment, comme admissibles à l’octroi de ressources jusqu’alors dédiées aux femmes. Selon une répondante (B4), « [s]i on est dans l’égalité des hommes et des femmes […] ça va dans les deux sens. Quand il n’y a pas d’hommes, il faut mettre des hommes. Là où il n’y a pas de femmes, il faut mettre des femmes. Et du coup, on a vidé la question de la domination et on a fait de l’égalité homme/femme. Non, ça ne remet pas en question le patriarcat. Il se modifie, c’est une manière de le gérer. De l’alléger. De ne pas en parler. De ne pas aborder la question fondamentale de la domination ».

Au Québec, le CSF a proposé en 2005 de changer son mandat pour adopter l’approche de l’égalité. Au cours de la commission parlementaire formée à ce sujet, plusieurs groupes d’hommes et de pères séparés ou divorcés ont présenté des mémoires pour réclamer que le CSF soit transformé en Conseil de l’égalité, alors que plusieurs féministes ont déposé des mémoires demandant que le mandat du Conseil du statut de la femme soit maintenu tel quel[8]. L’avis du CSF lui-même suggérait de consacrer des ressources pour les groupes d’hommes qui réfléchissent à l’identité masculine et aux rôles masculins, aux pères et à la paternité. Les mémoires des masculinistes articulaient quant à eux leurs discours autour de quelques axes principaux, soit la négation de la discrimination à l’endroit des femmes, le « procès du féminisme », la victimisation des hommes et une présentation comme étant identiques et symétriques de la « condition masculine » et de la « condition féminine » (Foucault, 2008b : 114). De plus, ces groupes exprimaient dans leurs mémoires des revendications comme l’« abolition des politiques en faveur des femmes » et la fondation d’un Conseil du statut de l’homme et d’un Secrétariat de la condition masculine (et paternelle) qui auraient pour mandat d’évaluer les politiques et programmes en faveur des femmes et des mères (pour les critiquer), de produire des études sur la condition masculine et d’obtenir du financement pour aider les hommes (Foucault, 2008b : 19 et 57). Au final, le mandat du Conseil a été maintenu dans sa forme initiale et l’approche de l’égalité, rejetée (Foucault, 2008a).

Cela dit, des féministes québécoises constatent que les institutions étatiques qui doivent défendre leurs intérêts en priorité peuvent intégrer l’idée qu’il faut inviter les hommes à oeuvrer pour l’égalité. Cette situation ouvre la porte à des revendications par et pour les hommes, et à l’octroi de ressources qui devraient – en principe – être consacrées aux femmes. Selon une répondante québécoise (Q3), « on le voit dans le discours public : “il faut associer les hommes”, “les hommes aussi ont des problèmes”. Quand on entend ça de la part du ministère de la Condition féminine […], c’est une intégration du discours masculiniste et de l’antiféminisme ». Selon la même répondante, lorsque des féministes adoptent ce discours, c’est « une résultante d’un antiféminisme et de la volonté de se racheter auprès d’une certaine clientèle d’hommes », tout en se démarquant et en se désolidarisant des « “[m]audites féministes radicales” ». Une répondante belge (B3) avoue être elle aussi troublée par cette insistance chez des féministes à se préoccuper du sort des hommes et à vouloir les inclure dans le féminisme, alors qu’il y a tant de problèmes qui touchent spécifiquement les femmes et qui devraient retenir en priorité l’attention du mouvement féministe et de tout État réellement engagé envers l’idéal de l’égalité entre les sexes : « Je ne sais pas s’il faut se poser autant de questions sur les hommes. […] Est-ce que ce n’est pas là le secret de l’antiféminisme ? En se posant tellement de questions sur les hommes, on se freine nous-mêmes. » À noter que, malgré cette préoccupation des femmes quant aux hommes et ce désir de les intégrer, les hommes sont très peu nombreux à s’engager en faveur des femmes et du féminisme lors des nombreuses occasions que leur offrent les féministes (Bard, 2012 : 213 ; Jacquemart, 2011), sans compter que plusieurs études ont discuté des problèmes que pose l’engagement d’hommes pro-féministes (Blais, 2008 ; Dupuis-Déri, 2008 ; Taylor, 2007).

En plus du temps perdu à se questionner sur les hommes et le rôle qu’ils peuvent jouer ou non en faveur des féministes et des femmes, des répondantes craignent que des ressources qui devraient être destinées aux femmes soient finalement consacrées aux hommes. En Belgique, des féministes constatent qu’une approche de l’égalité ouvre la porte à une demande de partage des ressources financières, entre les femmes et les hommes. Une répondante (B6a) explique qu’« on sent qu’il y a quand même un gros lobbying pour le moment, pour dire : “Il ne faut pas que ça ne soit attribué qu’aux femmes.” » Une autre répondante (B6a) complète ce commentaire, précisant que les masculinistes « ont leurs relais déjà […], par exemple, pour les violences ça devient systématique. […] [M]ême l’Institut pour l’égalité hommes et femmes, c’est toujours “violences entre partenaires” et pas violences contre les femmes. C’est toujours cette symétrie soi-disant du discours et même des moyens. »

Une autre répondante belge (B3) en vient à penser que l’approche de l’égalité est réellement un piège :

[Avec] de bonnes intentions d’égalité, on met en place des politiques […] qui sont teintées discrètement d’antiféminisme, qui ne sont pas en fait des politiques d’égalité, mais des politiques de paix sociale pour maintenir l’ordre […] et on dit aux femmes : « Regardez, on fait quand même un petit truc pour vous. » Et puisqu’on fait un petit truc, elles ne vont pas pouvoir trop rouspéter. En même temps, on leur dit : « Et les hommes ? Allez, faites un petit effort, vous allez devoir lâcher un peu de lest, mais vous gardez le reste, quoi. »

À noter, cela dit, que les répondantes ne discutent pas ici des programmes déjà en place et qui concernent au premier titre les hommes, et pour lesquels d’importantes ressources publiques sont mobilisées, comme les campagnes de prévention du suicide des ministères de la Santé, ou les programmes de lutte contre le décrochage scolaire des ministères de l’Éducation (sans compter les budgets de certains ministères, programmes ou institutions subventionnées qui ne rejoignent que des hommes, ou presque, comme ceux des armées). Elles s’inquiètent plutôt du sort de programmes qui sont en principe dédiés aux femmes pour lutter contre les inégalités entre les sexes, et dont les hommes viennent revendiquer une part. Cela soulève la question du rapport entre l’État et les mouvements sociaux, en particulier en termes de financement et de définition des priorités publiques.

L’influence antiféministe auprès de l’État

Tout comme les féministes, les antiféministes tentent d’influencer l’État en exerçant du lobbying de manière plus ou moins ouverte, et plus ou moins concertée. Parfois, des représentants des groupes de pères séparés ou divorcés parviennent même à obtenir une rencontre avec un premier ministre (Sawer, 1999). Des antiféministes vont aussi écrire aux politiciens ou rendre visite à leur député. Les répondantes ont exprimé des inquiétudes plus spécifiquement au sujet des manoeuvres des masculinistes auprès des instances publiques qui déterminent ou gèrent l’allocation de ressources financières. Comme nous l’avons mentionné précédemment, les coupes dans un financement public accordé à des féministes peuvent être motivées par de l’antiféminisme, même s’il n’est pas toujours aisé de connaître le fondement de ces choix financiers. Pour une répondante belge (B5), cela importe peu, puisqu’en coupant le financement des associations de la société civile l’État réduit l’importance des « contre-pouvoirs féministes, antiracistes, etc. », et mine du même coup des fondements d’une société démocratique.

Un autre phénomène lié aux subventions et à la dépendance de féministes face au financement public est identifié par des répondantes belges (B3 et B5), qui rapportent que des associations évitent de se nommer « féministes » pour ne pas risquer de se voir refuser une subvention. Ce risque est amplifié par l’approche de l’égalité. Au Québec, un groupe de défense des intérêts des pères séparés ou divorcés tente de démontrer que les organismes pour les femmes, en particulier celles victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale, obtiendraient trop de financement public, déclarant que « 90 % des ressources financières versées au communautaire sont accordées à des organismes féminins », que « [l]e recours aux maisons d’hébergement comme fondement de la politique d’aide aux victimes de violence conjugale est fortement problématique » et qu’« [i]l semble que l’aide offerte porte en grande partie sur l’endoctrinement aux thèses féministes sur la violence conjugale » (Boucher et Gagnon, 2010 : 94, 96-97). Une répondante (Q2) précise, sans mentionner de groupes d’hommes en particulier, qu’« on conteste le financement qui est octroyé. Par exemple, en régions, on a dû prendre des précautions parce qu’ils venaient injurier les responsables du dossier “violence” dans les agences ».

Une autre répondante du Québec (Q4 ; aussi Q12) explique :

[L]es attaques dans les tables de concertation du communautaire en santé et services sociaux par rapport à l’argent des maisons d’hébergement, ça a été effrayant. « Y’ont trop d’argent. » […] D’autres fois, il y a des attaques : « Vous autres, vous avez de l’argent et les groupes d’hommes ont rien. » Alors qu’il n’y a même pas un groupe communautaire d’hommes dans leur quartier.

Une répondante belge (B5) explique pour sa part :

Beaucoup de mouvements antiféministes adoptent un profil un peu neutre, soft, ce qui leur permet d’avoir une série de subventions sur l’égalité, par exemple. Donc, ça, c’est un impact direct […] parce que ça coupe un peu les fonds en deux ou en tout cas ça les diminue. Moi, j’ai toujours dit à des mouvements féministes hommes : « Très bien ! Continuez votre discours très important et fondez des mouvements hommes proféministes, mais surtout trouvez vos fonds, créez vos fonds, et ne prenez pas sur les fonds qui sont déjà tellement insuffisants, les fonds pour les femmes. »

Conclusion

Ce court essai n’avait d’autres ambitions que de souligner l’intérêt d’entamer une réflexion au sujet de l’antiféminisme d’État, pour mieux comprendre les dynamiques qui influencent à la fois le développement de lois et de politiques publiques concernant les rapports sociaux de sexe, et les mobilisations du mouvement féministe lui-même. Un premier constat s’impose : d’un point de vue analytique et conceptuel, l’antiféminisme d’État n’est pas un calque ni un miroir du féminisme d’État. Parler de féminisme d’État (Mazur et McBride, 2008), c’est distinguer plusieurs phénomènes : 1) la place qu’occupent des féministes dans l’État ; 2) les lois, les politiques et les services offerts par l’État qui favorisent l’émancipation des femmes ; 3) les institutions étatiques ouvertement féministes. Or il n’y a pas, dans les États libéraux contemporains, d’institutions dont le mandat est explicitement antiféministe (même si des branches de l’État sont très peu favorables aux femmes, comme l’armée). Il n’y a pas non plus de politiques ni de lois qui semblent destinées spécifiquement à attaquer le féminisme et les féministes. Par contre, il y a bel et bien des antiféministes dans l’État. Il semble donc plus précis de parler d’antiféminisme dans l’État que d’antiféminisme d’État, même si en d’autres lieux ou en d’autres époques il pourrait bien y avoir un antiféminisme d’État, ou des États explicitement et volontairement antiféministes.

Il serait alors important de développer une analyse comparative (dans le temps et l’espace) plus fine. Il serait par exemple possible de proposer des études comparatives comme l’ont fait McBride Stenson et Mazur (1995) pour quatorze pays au sujet du féminisme d’État, et de distinguer l’antiféminisme dans des États hors de l’Occident. Ainsi, dans le cas de l’Occident, les masculinistes semblent très présents, que ce soit dans l’État et même dans les associations féministes, comme le constate une répondante belge (B6a). Même si le discours de la « crise de la masculinité » s’est répandu hors de l’Occident (Dupuis-Déri, 2012), il est possible de penser que l’antiféminisme d’État n’a pas nécessairement la même forme hors de l’Occident, en raison des distinctions entre l’antiféminisme selon les contextes politiques régionaux (Trat, Lamoureux, Pfefferkorn, 2006), et qu’il peut même y avoir là un antiféminisme d’État qui s’oppose au féminisme occidental, perçu comme impérialiste. Dans le même esprit, il convient de rappeler que des États ouvertement misogynes ont envoyé des délégations antiféministes les représenter aux Conférences de la femme organisées par l’ONU (Druelle, 2000 ; Guénette, 2000). Il y aurait donc un aspect international à l’antiféminisme d’État, tout comme le féminisme d’État s’exprime aussi sur la scène internationale et dans les institutions internationales.

Enfin, cette discussion était fondée sur une enquête qui reprenait l’approche proposée par Mélissa Blais, et qui consiste à saisir le phénomène de l’antiféminisme et de ses effets en explorant, par des entrevues, les perceptions qu’en ont des féministes (Blais, 2012 : 128). Cette approche est innovante, dans la mesure où la littérature sur l’antiféminisme s’intéresse le plus souvent aux discours des antiféministes, et peu aux effets de leurs discours et de leurs actions, sur le mouvement des femmes, et sur les féministes et leurs organisations. Or, comme toutes approches d’enquête, celle-ci a aussi des limites. Dans le cas présent, cette étude ne permet pas de confirmer les propos de plusieurs répondantes pour qui l’antiféminisme aurait pour effet de réduire l’aide financière qu’elles reçoivent de l’État, au profit de la « condition masculine » et des hommes. Une analyse du discours des masculinistes eux-mêmes permet de confirmer que les deux forces en présence considèrent l’enjeu du financement public comme extrêmement important, mais des études portant spécifiquement sur le processus d’attribution du financement public seraient nécessaires pour évaluer le bien-fondé des craintes des féministes.