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Dans ce numéro, les auteurs ont été invités à se pencher sur les transformations d’un champ de l’action publique, celui de la santé mentale. En cette matière, les gouvernements se sont dotés en France (Plan psychiatrie et santé mentale 2005-2008), au Québec (Plan d’action en santé mentale 2005-2010) et dans d’autres sociétés de politiques publiques visant la réorganisation des services. Ces politiques reposent sur plusieurs principes : 1) la concertation des acteurs par des dispositifs d’intersectorialité afin de mettre en oeuvre des actions à plusieurs niveaux et en continuité qui prennent en compte la complexité des situations ; 2) la volonté affichée de mettre la personne et sa souffrance au centre des dispositifs ; 3) la promotion, plus ou moins formalisée, de « nouvelles » approches d’intervention telles que, par exemple, le rétablissement. Cette approche consiste à favoriser le bien-être de la personne par la reconstruction d’une identité positive et d’une vie sociale qui reconnaît ses limites plutôt que de les masquer. Ces politiques publiques sont révélatrices des manières dont est pensée la question de la santé mentale aujourd’hui. De plus, au-delà de l’énoncé d’une politique, on a observé depuis dix ans un développement d’interventions et de services qui visaient à transformer les pratiques en santé mentale. Le rôle du politique y est revu et tend à faire de la prise en charge des personnes une responsabilité partagée par plusieurs acteurs. Elle n’est donc plus la seule responsabilité de l’État, comme dans les systèmes asilaires ou hospitalocentrés. L’expertise psychiatrique et les traitements basés sur l’usage de la médication s’adjoignent aux approches communautaires et collectives qui visent une forme de cohabitation sociale tranquille à défaut d’une véritable réinsertion. Parallèlement, des dispositifs à visée plus sécuritaire sont mis en place, dans lesquels la dangerosité des personnes ayant des troubles mentaux, la nécessité du maintien de l’ordre public et la protection de la société occupent une place prépondérante.
L’enjeu de la définition des troubles mentaux est au coeur de ces transformations de l’action publique. La catégorisation des troubles psychiques a beaucoup évolué au cours du xxe siècle. Elle continue de faire débat au sein même de la discipline psychiatrique, comme le montrent les discussions autour de la parution de la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM). Au-delà de la réorganisation nosographique interne à la discipline, cette évolution se caractérise par une extension de la définition de certains troubles et l’expansion à de nouveaux troubles qui concernent les capacités d’apprentissage, la sociabilité ou encore les habiletés relationnelles. Allan Young (1995), à propos du Post-Traumatic Stress Disorder (PTSD), et Ian Hacking (2008), à propos du trouble de personnalité multiple, par exemple, ont montré que la définition de nouveaux troubles résulte de processus sociaux et politiques complexes. Il devient alors essentiel d’étudier les processus au cours desquels, dans différents univers sociaux, la dimension pathologique ou la lecture de certains problèmes du point de vue de la santé mentale sont proposées, comment elles s’imposent et quelles en sont les conséquences.
En effet, les principes et finalités de l’intervention en santé mentale tels qu’ils sont définis semblent dépasser les objectifs de soins et de traitement. Ils véhiculent également une vision des personnes destinataires de l’intervention, parfois comme porteuses des solutions et levier principal de l’intervention, parfois comme personnes à risque, dérangeantes et dangereuses. Le regard croisé de la sociologie, de la philosophie et de la science politique permet d’étudier la nature et les conséquences de cette reformulation. Jusqu’où le mieux-être des personnes avec des troubles de santé mentale est-il porteur d’un mieux-être collectif ? Dans un même temps, la création de dispositifs à visée sécuritaire s’appuie sur une association entre dangerosité et troubles mentaux. Ils proposent une vision des personnes ayant des troubles mentaux très différente de celle véhiculée par les politiques récentes de santé mentale qui mettent l’accent sur le rétablissement. Le jeu des politiques publiques est ici complexe, car la santé mentale est souvent associée à d’autres enjeux qui sont de nature socio-économique : logement, sécurité du revenu, lutte contre l’exclusion, insertion, immigration, scolarisation, etc. La pratique de la domiciliation est une tentative de réponse à ces enjeux croisés. Les personnes avec des troubles mentaux se caractérisant souvent par une fragilisation de la stabilité dans le logement, on voit se multiplier les dispositifs qui articulent l’action sur le logement et l’intervention sur les troubles mentaux.
Les actions gouvernementales prônent le développement des approches en santé mentale fondées sur une prise en compte de la complexité. Action intersectorielle, rapprochement entre sanitaire et social, plan de suivi, concertation, campagnes de promotion, défense des droits, lutte contre la discrimination, reconnaissance et réparation sont quelques exemples des stratégies d’action mises en oeuvre dans les dispositifs développés. Quelle logique préside à l’adoption, dans divers pays, d’un « plan d’action » et dans quelle mesure s’agit-il d’une « politique de santé mentale » ? Que peut-on dire des difficultés ou de l’efficacité de ces actions ? Quel rôle y joue la territorialisation de l’organisation des services ? Quelles reformulations observe-t-on dans la définition des compétences et champs d’intervention professionnels sur la santé mentale parmi les différents acteurs présents (psychiatres, psychologues, travailleurs sociaux, pairs…) ? Comment ces redéfinitions s’articulent-elles avec des évolutions des savoirs et des modèles thérapeutiques, dans le cas de la psychiatrie, notamment ?
Les troubles mentaux mobilisent les solidarités et déstabilisent les fonctionnements sociaux habituels, dans les communautés, les familles ou le milieu de travail. Entre exclusion, étiquetage et compassion, les réactions sont parfois confuses et traduisent les limites des personnes et des collectivités à composer avec des situations atypiques. À la lumière des évolutions actuelles, notamment celles citées précédemment, quelles formes prennent ces réactions aujourd’hui ? Qu’en disent les acteurs concernés, en particulier les personnes ayant des troubles mentaux ? Comment la réponse des institutions, principalement scolaires et familiales, se transforme-t-elle et agit-elle sur la qualification des troubles – notamment autour des troubles du comportement ? Plusieurs comportements et situations sont maintenant abordés en tant que problèmes de santé mentale : troubles du lien (dépendance affective), du travail (épuisement professionnel), de l’être (personnalité limite). En regardant la manière dont les discours scientifiques, professionnels et populaires donnent une place à ces problèmes, on peut analyser une mise en forme des réalités sociales à travers les prismes de la psychiatrie et des disciplines connexes.
Les enjeux politiques et sociaux des processus de catégorisation des troubles psychiques sont au coeur de plusieurs contributions du présent numéro, qui l’abordent de façon originale. À propos de la dépression qui occupe aujourd’hui une place centrale dans les politiques de santé publique, Nadia Garnoussi se penche sur l’articulation entre les discours collectifs et leur réappropriation individuelle. La dépression se trouve au coeur d’enjeux de redéfinitions au sein des savoirs psychiatriques. Au centre d’un mouvement paradoxal souvent souligné, la dépression est définie comme une maladie « comme une autre », dont la personne n’est pas responsable, mais la société lui fait sentir une responsabilité de se prendre en charge. Nadia Garnoussi montre que les récits individuels rendent compte de cette complexité, la définition du trouble articulant ces conceptions parfois concurrentes avec la traduction d’un mal-être. Ce faisant, l’auteure explore le lien entre les conceptions sociales du trouble et la façon dont les individus les aménagent et les combinent.
Les processus de définition et de redéfinition des troubles posent également de façon renouvelée la question de la frontière entre le pathologique et le social et celle de ses conséquences sur le politique. Vis-à-vis de cette question, une partie des articles opèrent un renversement de perspective. Ils cherchent à dépasser la vision qui associe lecture en termes de troubles psychiques plutôt que de problèmes sociaux à une dépolitisation, pour montrer comment cette lecture peut elle-même constituer ou porter une forme de mobilisation sociale et politique. Dans l’univers militaire, Eric Doidy montre comment la définition du PTSD et d’une thérapeutique associée particulière, le green care, donne lieu à une reformulation des mobilisations sociales et politiques, par une réappropriation individuelle qui favorise une reconquête citoyenne et professionnelle. Dans le contexte du monde du travail, Laurie Kirouac utilise la lecture en termes de troubles psychiques ou de pathologie pour analyser et comprendre les évolutions du management, et plus exactement de la souffrance au travail. La lecture psychologique et clinique des relations au travail permet de les réinvestir d’une signification politique, en associant la mobilisation de soi dans le travail à des formes de gratifications et de reconnaissance qui, lorsqu’elles connaissent des ratés, se concluent par des formes de pathologies du travail. Enfin, Laïla Salah-Eddine déplace la question de la « psychiatrisation du social » sur le terrain de la prise en charge en psychiatrie des troubles mentaux graves. La lecture que font les psychiatres de la souffrance au travail tend à l’invisibiliser en la confinant à un problème de l’individu. Au-delà des processus d’invalidation de la parole qu’il met en évidence, l’article examine la position d’exceptionnalité des personnes suivies pour des troubles psychiques en se demandant dans quelle mesure elles peuvent également avoir des problèmes de santé mentale.
On le voit, la définition des catégories de troubles mentaux se déploie aussi en dehors ou aux marges de l’institution psychiatrique et s’immisce même dans la culture populaire. D’autres institutions, qu’elles soient sociales, pénales ou judiciaires, participent à ce processus de fabrication, d’actualisation et de modification. Les usages institutionnels des catégories liées aux troubles mentaux sont un second champ d’exploration des contributions de ce numéro. Apportant une perspective historique, Robert Bastien et Isabelle Perreault montrent le lien entre les catégorisations, la recherche des causes des troubles et certains modèles thérapeutiques. Les campagnes publiques pour l’hygiène mentale poursuivent un double objectif de santé publique et de promotion des valeurs sociales dominantes. Par la définition du trouble et des moyens de le prévenir, c’est la promotion de la norme qui est faite.
La période actuelle est marquée par la réorganisation des rapports entre psychiatrie et justice, en dehors de la question tant discutée de l’irresponsabilité pénale. Le juge intervient comme garant des libertés mais également de la protection des personnes, et il constitue un acteur de plus en plus essentiel dans les interventions et les parcours de prise en charge. Au Canada, les difficultés de l’application de la Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elle-même ou pour autrui sont nombreuses, même dix ans après son entrée en vigueur. En France, le contrôle judiciaire de l’hospitalisation sans consentement a été instauré récemment. Comment agir dans le meilleur intérêt et déléguer les droits de la personne à un tiers lorsque le principal intéressé s’y oppose ? Dans ces contextes, le juge intervient aussi dans les domaines de protection de la personne et de ses biens ou d’assistance (assurance), ce qui étend son champ d’influence bien au-delà de la stricte intervention psychiatrique (hospitalisation ou soin ambulatoire). Plusieurs articles examinent dans la même perspective les processus de catégorisation au sein de l’espace judiciaire ou encore carcéral. Ils permettent de mettre en lumière, dans des contextes nationaux variés, le raisonnement et le point de vue de différents acteurs en illustrant la diversité des problèmes traités. Emmanuelle Bernheim s’intéresse aux catégories et aux normes utilisées par les juges canadiens, comme une activité de catégorisation parallèle à la nosographie psychiatrique. Distinguant les différentes interprétations du critère de dangerosité par les juges, elle montre le rôle déterminant que joue le juge dans la définition même des critères (dangerosité, inaptitude à consentir) laissés flous dans la loi. Par contre, pour l’inaptitude à consentir, le psychiatre traitant – et non l’expert – prend une place centrale, au titre de sa connaissance du patient. Dans le contexte suisse de la reconnaissance d’invalidités au travail, où la catégorisation des troubles psychiques a des effets pratiques immédiats, Cristina Ferreira illustre le travail de définition effectué par les psychiatres, en mettant en valeur ses enjeux, notamment professionnels. Le processus de production des catégories de définition de l’invalidité oppose les tenants de deux approches, l’une normative et l’autre contextualisée. Guillaume Ouellet, Daphné Morin, Céline Mercier et Anne Crocker se déplacent dans la prison et parlent des déficients intellectuels pour montrer là encore le mélange des catégories. La norme de la responsabilisation individuelle prévaut dans ces situations où elle est pourtant mise à l’épreuve. Au-delà de sa fonction de contrôle social, l’intervention pénale favorise l’adaptation sociale par la reconnaissance du déficient intellectuel comme citoyen responsable.
Les transformations des politiques de prise en charge de la maladie mentale constituent un enjeu de recherche majeur. On assiste à une réorganisation des interventions en psychiatrie et en santé mentale. Les régulations se déploient dans différentes sphères et se traduisent en dispositifs complexes qui mobilisent des ressources importantes. La diversification des acteurs impliqués dans la prise en charge de la maladie mentale a commencé depuis plusieurs décennies avec, notamment dans les pays anglo-saxons, une place importante acquise par les associations de patients et de familles, mais également par les institutions de travail social. La période actuelle est marquée par l’apparition de rôles hybrides qui dépassent les oppositions traditionnelles en anthropologie médicale, entre professionnels et profanes, entre trouble mental et handicap, mais également entre psychiatrie et travail social.
Beaucoup de croisements ou de similitudes apparaissent entre la France et le Québec de ce point de vue, en matière de principes d’intervention (centrée sur la personne) mais aussi de mise en oeuvre de dispositifs de « bonne pratique » basée sur les données probantes et sur l’évaluation de l’efficacité des politiques publiques (Housing first). Certains dispositifs se développent sous la forme de projets de démonstration dont l’objectif est de prouver l’efficacité des interventions proposées et leur rentabilité du point de vue d’une saine gestion des budgets publics. Paula Goering, Vincent Girard, Tim Aubry, Jayne Barker, Cécile Fortanier, Eric Latimer, Christian Laval et Aurélie Tinland présentent une comparaison de deux dispositifs similaires développés en France et au Québec qui reflètent ces principes : approche centrée sur la personne, prise en compte des différents domaines de la vie sociale, interventions imbriquées, reconnaissance des pairs comme acteurs légitimes. Ces interventions qui s’inscrivent dans le modèle de l’accès au logement comme préalable au soin bousculent les manières habituelles de penser l’action publique, en ciblant des objectifs spécifiques à atteindre et en pensant autrement les étapes de la réinsertion sociale.
Dans ces pratiques en transformation, le texte d’Aline Sarradon-Eck, Cyril Farnarier, Vincent Girard, Hermann Händlhuber, Claude Lefebvre, Églantine Simonet et Bernard Staes illustre les dynamiques d’intégration de nouveaux métiers de l’intervention dont la légitimité est d’abord celle de l’expérience de la souffrance et qui tendent vers une professionnalisation. Si l’expérience des troubles mentaux permet de fonder une prise de parole au nom de ceux qui bénéficient des services, la véritable intégration des pairs dans l’action de soins est plus délicate. On voit aussi, dans l’article de Dahlia Namian, comment des institutions « anciennes » sont amenées à se réorganiser, à évoluer vers ces principes et à s’inscrire dans une tentative d’action globale qui se traduit par une reformulation des frontières des institutions et des savoirs. Dès lors, le champ d’action que serait celui de la santé mentale apparaît beaucoup plus flou et diffus puisqu’il dépasse largement les institutions traditionnellement concernées. Si la description des principes des pratiques est généralement simple, celle des pratiques mêmes censées les mettre en oeuvre est toujours plus compliquée. La diversité des situations, la présence ou l’absence de ressources, l’imprévu et la dimension temporelle sont souvent négligés dans les protocoles d’intervention que doivent appliquer les équipes. Pourtant, ces aspects sont essentiels pour saisir la portée de la prise en charge. On le voit dans les articles qui s’intéressent aux parcours des personnes et aux dynamiques de collaboration entre acteurs. Benoît Eyraud et Pierre Vidal-Naquet montrent à partir d’un cas de réinsertion « réussie » le rôle ambigu de la notion de projet dans les dispositifs de santé mentale. Simeng Wang fait apparaître l’imbrication entre prise en charge et parcours social, ainsi que les négociations entre les acteurs.
Les effets de la réorganisation des interventions dans la santé mentale et de leurs régulations se déploient à la fois en matière de changement individuel, de problèmes sociaux et de mutations politiques. L’ensemble des contributions du présent numéro montre que les sciences sociales se sont saisies de ces transformations et ouvre une dynamique de recherche renouvelée.
Parties annexes
Bibliographie
- HACKING, Ian. 2008. Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, La Découverte, coll. « Sciences humaines et sociales ».
- YOUNG, Allan. 1995. The harmony of illusions : Inventing posttraumatic stress disorder. Princeton : Princeton University Press.