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L’habitation communautaire au Québec correspond aux logements propriétés des coopératives et des organismes sans but lucratif (OSBL) d’habitation locative. Bien que ses origines remontent aux années 1930 avec l’apparition de coopératives de construction d’habitation, il s’agit d’une innovation sociale qui a pris son essor dans les années 1970 à la faveur de besoins non comblés en matière de logement, d’initiatives de la société civile et de nouvelles politiques publiques d’habitation. Con­sidéré comme une variante de l’habitation sociale (Morin et Dan­sereau, 1990), le logement communautaire n’est pas de propriété publique comme les habitations à loyer modique (HLM). Il est de propriété collective privée et demeure administrée par des acteurs issus de la société civile. Au-delà de l’offre d’un logement accessible financièrement auquel pourront se greffer divers services, la préoccupation des organismes de l’habitation communautaire est de permettre la réalisation de projets qui se distinguent par l’implication et le contrôle des com­munautés locales et/ou des résidants dans la propriété et la gestion des immeubles.

Le présent article[1] vise à mettre en lumière les apports de cette innovation sociale, tout en en faisant ressortir les limites. Il comprend deux grandes sections. La première est consacrée à un bref historique du logement communautaire, partie intégrante de l’économie sociale, et à l’innovation sociale qu’il représente dans les rapports de consommation, de production et de gouvernance. Nous y exposons également les grands traits du mode de régulation associatif dont il relève. La seconde partie traite des apports de cette innovation sociale dans les trois types de rapports que nous venons de mentionner de même que des limites auxquelles ce mode de régulation est confronté.

Le logement communautaire : une innovation sociale

Comme nous venons de l’indiquer, l’angle sous lequel nous analysons ici la question du logement communautaire au Québec est celui d’une innovation sociale qui s’inscrit dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’économie sociale et dans un mode de régulation associatif (Bouchard et Hudon, 2008).

Une innovation sociale

La notion d’innovation sociale renvoie aux pratiques et interventions ainsi qu’aux produits et services novateurs qui ont trouvé preneur au sein des institutions, des organisations ou des communautés et dont la mise en oeuvre résout un problème, répond à un besoin ou à une aspiration (Bouchard, C., 1999). Les initiatives d’habitation communautaire au Québec représentent des innovations sociales qui se situent au sein d’un ensemble plus large de projets d’économie sociale ayant eu cours dans la même période, soit de la fin des années 1960 aux années 2000, et qui participent à une critique – et à une crise – du modèle fordiste-providentialiste tout en proposant une nouvelle modalité de gouvernance et de régulation des services sociaux d’intérêt général (Bouchard, Lévesque, St-Pierre, 2008). Des demandes de participation se manifestent au sein des entreprises, dans les services collectifs et dans les communautés locales et régionales. On vise à transformer les rapports de production et de consommation (Bélanger et Lévesque, 1991) en vue d’une plus grande démocratisation économique et sociale. Le processus se caractérise entre autres par la coopération entre une diversité d’acteurs, par l’échange et la création de connaissances et d’expertises et par la participation des utilisateurs.

L’approche que nous mobilisons tient compte de deux dimensions, la dimension organisationnelle et la dimension institutionnelle (Bélanger et Lévesque, 1991 et 1994 ; Touraine, 1993). La dimension institutionnelle renvoie au système politique (structure du pouvoir, règles et lois, mécanismes légitimes de décision, ou « compromis social »), alors que la dimension organisationnelle fait référence au système de moyens et de techniques (organisation du travail, modalités de production et de consommation). Par analogie à la théorie schumpeterienne de l’innovation (Schumpeter, 1934), cette approche s’intéresse non seulement à ce qui « se défait », mais aussi aux stratégies et aux initiatives qui recomposent et amorcent un nouveau cycle. Dans le cas que nous étudions, la perspective historique nous permet de voir comment les innovations qui émanent de projets portés par les mouvements sociaux passent successivement de la contestation à la revendication puis au partenariat (Bélanger et Lévesque, 1992). L’ac­tion collective se confronte à l’environnement institutionnel mais, paradoxalement, elle contribue aussi à construire des compromis sociaux et des dispositifs de régulation (Klein, Fontan, Harrisson et Lévesque, 2009 : 4).

Une innovation en matière d’habitation

Deux facteurs donnent naissance aux innovations. Le premier est un besoin ou une aspiration non comblé par le marché ou par l’État. Le second est la mise à contribution de l’imagination des acteurs concernés pour trouver des solutions alternatives en créant des entreprises qui répondent à leurs valeurs. Il est important de se rappeler le contexte dans lequel les idées qui feront naître le secteur de l’habitation communautaire au Québec prennent forme.

On se situe au début des années 1970, période qui correspond à une importante crise du logement dans le marché locatif. Des comités de citoyens et des associations de locataires, accompagnés par des étudiants en architecture et des animateurs sociaux, commencent à intervenir auprès des populations démunies afin d’améliorer leurs conditions de logement et de s’opposer aux projets de réaménagement de quartier qui ont pour effet de délocaliser les ménages moins nantis. C’est dans ce contexte que naissent les coopératives et les OSBL d’habitation locative à possession continue de même que les groupes de ressources techniques (GRT) qui en accompagneront le développement. Outre les projets menés avec les associations de locataires et les comités de citoyens, des initiatives de logement sans but lucratif sont aussi portées par des communautés religieuses, des instances municipales, des caisses populaires, etc., dans le but d’élargir l’offre de logements locatifs des clientèles spécifiques.

On voit aussi apparaître de nouvelles politiques d’habitation. L’échec et le poids du déficit d’exploitation du logement public (HLM) avaient conduit le gouvernement fédéral à s’en retirer presque complètement. Les pressions exercées par la société civile s’additionnent à celles que suscitent différents rapports d’experts[2] qui décrivent l’urgence d’agir en matière d’habitation. Ces rapports recommandent notamment le con­trôle des prix de l’habitation, la préservation et l’augmentation du parc existant de logements, la diminution de celui des logements publics et la mise en place d’un processus décisionnel plus proche des usagers et ouvert à leur participation. Le gouvernement se tourne alors vers les secteurs coopératif et sans but lucratif ainsi que vers les municipalités pour livrer et gérer des ensembles d’habitation à vocation sociale. Tant la société civile que le gouvernement favorisent la mixité socioéconomique pour créer des milieux de vie équilibrés, facilitant l’intégration sociale des résidants, et la création d’organisations de petite taille afin de permettre leur autonomie de prise en charge (Dansereau, 1998).

Une innovation dans les rapports sociaux

Comme on l’a mentionné plus haut, le logement communautaire au Québec se caractérise par trois types d’innovations sociales en ce qui a trait au mode de consommation du logement social, à son mode de production ainsi qu’au mode de gouvernance du secteur. L’émergence du mouvement de l’habitation communautaire au Québec est donc le fruit de la rencontre entre des besoins en logements et des aspirations de vivre autrement, mais aussi d’une nouvelle manière de penser l’intervention publique. Il en résulte trois nouveautés : un mode de consommation du logement social où locataires et propriétaires sont en relation de proximité ; un mode de production où l’activité de promotion est confiée à des acteurs locaux, eux aussi regroupés sous forme associative ; et un mode de gouvernance du secteur, axé sur la distribution des responsabilités et des pouvoirs davantage que sur leur centralisation, appelant les acteurs à agir en réseau de partenariat.

Une première innovation se situe sur le plan du rapport de consommation. Un nouveau mode de prise en charge du logement voit le jour. Deux formules juridiques sont mobilisées, l’association ou organisme sans but lucratif (partie III de la Loi des compagnies et autres lois) et la coopérative (Loi sur les coopératives). Ensemble, elles se distinguent du logement locatif du marché commercial, en ayant des instances décisionnelles qui sont sous le contrôle de la société civile et en assurant une stabilité d’occupation dans des logements de qualité dont les loyers sont inférieurs à ceux du marché. La différenciation de l’habitat com­mu­nautaire des autres formes d’appui au logement social tient au mode de propriété, qui est collectif sans être public, à l’autonomie des organisations, privées sans être à but lucratif, et au statut des résidants, qui sont des locataires souvent regroupés dans des milieux mixtes au plan socioéconomique. Ces derniers comptent globalement davantage de personnes seules, de femmes, de personnes âgées et de ménages à faible revenu que leur proportion dans la population du Québec[3]. Les OSBL ciblent davantage des groupes plus vulnérables de la population et développent des services de soutien communautaire qui leur sont destinés. La complémentarité des deux formules est illustrée par les innovations de produits et de services qui s’y développent, par exemple les OSBL qui offrent des services aux personnes connaissant des trou­bles mentaux et cognitifs ou des maladies chroniques, notamment chez les personnes âgées, ou alors vivant des incapacités sur les plans du lien social (analphabétisme, absence de réseaux sociaux), de la victimisation (exploitation, violence) ou de la marginalisation (dépendances, modes de vie marginaux)[4]. Au moins un résidant siège au conseil d’administration de 65 % des OSBL alors que c’est la totalité du conseil d’administration des coopératives qui est composé de résidants[5].

La deuxième innovation con­cerne le rapport de production. Le mode de production du logement social est décentralisé, les groupes de ressources techniques, regroupés en association dans tout le Québec, étant les principaux agents de développement du logement communautaire et reconnus comme tels par la Société d’habitation du Québec. Ces organismes et des regroupements fédératifs agissent à titre d’intermédiaires entre les groupes de locataires, les administrations publiques et les acteurs de l’environnement financier et du bâtiment. Des regroupements de coopératives et d’OSBL se sont créés en parallèle, la structuration des coopératives étant relativement plus ancienne que celle des OSBL. Deux modèles de fédérations existent dans chacun des cas. La plupart des fédérations d’OSBL et de coopératives offrent des services à leurs membres (conseil en gestion, gestion financière, assurances collectives, etc.). Certaines fédérations d’OSBL ont pour mission principale la défense et l’aide aux membres et ne mettent pas en oeuvre d’autres services. Certaines fédérations de coopératives offrent, en plus des services, des activités de développement de nouvelles coopératives, soit de manière directe ou par la voie d’une entente avec un GRT.

Ces innovations en témoignent d’une troisième qui fait foi de l’articulation de nouveaux rapports de gouvernance, à savoir les rapports entre l’État, le marché et la société civile. L’une des particularités de l’économie sociale est de remettre en question l’exclusivité marchande dans le développement économique et d’inter­peller la centralité de l’acteur étatique dans le développement social. De nouvelles formes de régulation apparaissent dans son sillage, qui s’écartent des régulations tutélaire ou concurrentielle et qui prennent des formes partenariales, où la gouvernance est distribuée entre les différents acteurs concernés. Les coopératives et les OSBL d’habitation dépendent en partie de ressources publiques et de volontariat, mais plus de la moitié de leurs revenus proviennent des loyers des résidants. Cette diversité assure une relative autonomie vis-à-vis des pouvoirs publics et favorise le sens des responsabilités du propriétaire collectif. Bien qu’elles aient été variables dans le temps et selon les paliers gouvernementaux, les alliances entre les militants de l’habitation communautaire et les pouvoirs publics ont donné lieu à des programmes d’aide publique conçus en tout ou en partie par les acteurs du mouvement de l’habitation communautaire. Cette cons­­truction conjointe des politiques publiques est favorisée par la reconnaissance par les pouvoirs publics des acteurs professionnels du secteur, notamment les GRT et les professionnels des fédérations, ce qui favorise la connexion des politiques aux réalités vécues « sur le terrain ». La présence d’instances fédératives permet également aux destinataires directs de ces politiques, les résidants des habitations communautaires, de se prononcer par la voie de la démocratie représentative. Tous les acteurs du champ sont aussi représentés au Fonds québécois d’habitation communautaire (FQHC), organisme à but non lucratif dont la mission est de coordonner les efforts de tous les protagonistes du secteur de l’habitation et, à l’avenir, de financer de nouveaux projets. Avec la création du FQHC, on atteint une reconnaissance inégalée jusqu’alors de la légitimité des acteurs du milieu de l’habitation communautaire. Cette instance constitue la base con­crète d’une gouvernance en réseau, ou en « partenariat », du secteur.

Une régulation associative

Nous pouvons considérer les innovations que présente le logement communautaire comme une forme de régulation associative, en comparant certaines de ses caractéristiques à celles d’une régulation marchande et d’une régulation étatique, vues comme idéaux-types, c’est-à-dire en tant que modèles et non pas comme réalités concrètes (Voir le tableau 1). Une nouvelle forme de régulation du logement apparaît, introduisant une conception de l’habi­tat non seulement comme bien marchand pour répon­dre à la demande solvable, ou comme bien public qui repose sur les principes d’accessibilité et d’uni­versalité, mais aussi comme espace de création et de maintien du lien social. Reconnaissant en partie le rôle du marché dans l’ajustement du prix du loyer ainsi que la nécessité de subventions pour en réduire les charges, en particulier dans les premières années, le logement communautaire est également sous la responsabilité collective des résidants et des citoyens, tant en matière de gestion immobilière qu’en ce qui concerne le milieu de vie. L’établissement d’un partenariat entre des acteurs de la société civile et l’État favorise une gouvernance distribuée, où des organismes communautaires parti­cipent à cons­truire l’offre et la demande conjointement avec les usagers, ajustant les besoins selon les ressources locales.

Tableau 1

Innovations sociales dans l’habitation communautaire au Québec

Innovations sociales dans l’habitation communautaire au Québec

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Les apports et les limites de cette innovation sociale

Comme nous l’avons vu, le loge­ment communautaire au Québec a été développé dans un environnement qui avait ses caractéristiques propres sur le plan politique comme sur le plan socio­éco­no­mique. Aujourd’hui, même si les besoins en logements sont aussi aigus qu’au début des années 70, le contexte a beaucoup changé en raison, notamment, d’une diminution importante des investissements de l’État dans le logement social, diminution associée à des épisodes de crise dans les finances publiques. Après 40 ans d’évolution et d’expérimentation, il est possible de mettre en relief certaines contributions, mais aussi les limites, de l’innovation sociale que représente ce type de logement sous l’angle des trois catégories de rapports retenues ici.

Le rapport de consommation

L’habitation communautaire re­pré­sente une innovation dans le rapport de consommation en ce qu’elle a comme but de créer un milieu de vie convivial et mixte, et qu’elle est à la fois un projet collectif pour une communauté et une propriété collective qui relève de la société civile, en plus d’offrir des logements locatifs de bonne qualité à prix abordable. Non seulement le logement communautaire répond aux besoins de logement d’une catégorie de personnes qui ne pourrait pas les combler sur le marché privé à but lucratif ni par une offre étatique, mais il donne aussi une autonomie relative aux participants pour créer un milieu de vie qui leur convient. Cependant, le caractère même de ces apports du logement communautaire comporte des limi­tes qui peuvent mener à la transformation ou à la disparition de la régulation associative.

Ainsi, le logement communautaire, comme forme de propriété collective inscrite dans la société civile, pourrait, à plus ou moins long terme, glisser vers la régulation étatique ou la régulation marchande (tableau 1). Prenons le cas des coopératives d’habitation où la propriété est considérée comme une valeur d’usage, sur la base d’un contrat locatif au sein d’une propriété collective. Il ne constitue pas un moyen d’accumulation patrimoniale pour les ménages mais plutôt un projet collectif pour une communauté. Qu’arrivera-t-il une fois la dette hypothécaire remboursée et la convention avec l’État échue ? L’autonomie même des organisations ouvre la possibilité de la privatisation, sous sa forme mar­chande, des unités de logement. Car les résidants pourraient être éventuellement tentés d’assurer leur propre sécurité financière en transformant leur coopérative en condominiums.

À l’inverse, en ce qui concerne les OSBL d’habitation, c’est plutôt un glissement vers la régulation étatique qui pourrait se pro­duire. C’est le cas particulièrement pour les OSBL qui ont comme mission de recevoir une population vulnérable, telles les personnes âgées en perte d’autonomie. La possibilité que ces organisations deviennent des succursales ou des substituts de l’État[6] est déjà envisagée par Dumais, Ducharme et Vermette (2008). Par exemple, les OSBL de personnes âgées doivent obtenir une certification gouvernementale. Même si une plus grande surveillance est tout à fait justifiée dans le cas de personnes vulnérables, cela peut également entraîner un rétrécissement de la marge de manoeuvre des organismes d’habitation sociale et de leur capacité à innover face à de nouveaux besoins.

Par ailleurs, outre les glissements possibles vers la régulation marchande ou étatique, la régulation associative elle-même soulève un certain nombre de ques­tions concernant principalement la cible de mixité socioéconomique et, en corollaire, la problématique de la participation des résidants au sein des organisations. Géné­ra­lement, les arguments pour la mixité renvoient aux enjeux d’éviter la ségrégation sociale, de briser le cercle vicieux de l’appauvrissement et aussi de maintenir les habitants dans leur milieu (Danse­reau et al., 2002). On évoque aussi les objectifs d’égalité et de justice sociale (Bacqué et Fol, 2008). De plus, la mixité était vue au départ comme un stimulant pour favoriser la participation des personnes à la gouvernance et à la gestion de l’ensemble résidentiel qu’ils occupent, l’idée sous-jacente étant que la diversité des conditions socioéconomiques peut assurer une diversité de compétences, elle-même garante de l’autonomie collective et de l’organisation d’un milieu de vie favorisant la participation à la vie collective et les échanges.

Cependant, les résidants du logement communautaire tendent à s’homogénéiser puisqu’ils sont de plus en plus à faible revenu. La pauvreté relative des résidants des coopératives et OSBL d’habitation n’est pas sans lien avec la fin, en 1994, de l’aide publique à la production de nouvelles unités d’habitation à loyer modique (HLM). L’habitation communautaire a alors pris le relais du logement public en accueillant de plus en plus de locataires à faible revenu. En fait, la mixité sociale est un objectif de plus en plus difficile à atteindre dans le logement communautaire. La participation des résidants, considérée comme essentielle au bon fonctionnement du logement communautaire, peut alors s’en trouver hypothéquée. Le vieillissement de la population, la présence de personnes ayant des problèmes de santé mentale, un handicap physique ou d’autres difficultés particulières d’insertion sociale – en particulier dans les OSBL d’habitation – et les responsabilités lourdes de nombreuses familles monoparentales – plus spécifiquement dans les coopératives d’habitation – ne favorisent pas non plus la participation à la gestion des immeubles résidentiels.

Le rapport de production

L’habitation communautaire re­présente une innovation dans le rapport de production en ce qu’elle est le produit d’une variété d’acteurs engagés dans leur milieu. Ces acteurs sont, au premier chef, des groupes de citoyens qui aspirent à accéder à un logement adéquat et accessible financièrement. Ces groupes de cito­yens sont généralement accompagnés dans ce processus par des groupes de ressources techniques en habitation (GRT). Ces organismes, multisectoriels, offrent des services d’animation, de formation, de coordination et d’organisation ainsi que de soutien technique et administratif. C’est dans la rencontre entre les GRT et les groupes de citoyens que s’incarne la définition conjointe de l’offre et de la demande par les producteurs et les usagers évoquée au tableau  1. D’autres organismes communautaires locaux et régionaux, comme des comités de logement ou d’aménagement, des comités de défense des droits sociaux et des organismes offrant d’autres services de soutien aux populations vulnérables, interviennent aussi dans le processus de production de ce type d’habitation. La démar­che de l’ensemble de ces acteurs, soutenue certes par des financements publics, aura permis, depuis les années 1970 jusqu’à la fin des années 2000, la réalisation de plus de 60  000 logements appartenant à des coopératives d’habitation ou à des organismes sans but lucratif (Morin, Richard et Cuierrier, 2008). Les GRT ont soutenu, depuis les années 1970, la réalisation de plus de 30  000 de ces logements, ce qui constitue environ 50 % du parc total de logements communautaires au Québec, ce pourcentage atteignant cependant près 85 % au cours des dernières années (ibid). La réalisation de ce parc résidentiel a non seulement concouru à améliorer les conditions de logement de ménages à faibles revenus, mais elle a aussi contribué à maintenir ces ména­ges dans leur milieu et à redynamiser des quartiers urbains et des municipalités rurales.

L’achat-rénovation de logements, la construction de nouvelles unités résidentielles et la création de coopératives et d’OSBL d’habitation s’avèrent des opérations complexes, sur le plan tant social, architectural, financier et réglementaire que juridique. Le soutien des GRT à de telles opérations constitue un atout important. Or, il y a aujourd’hui vingt-quatre GRT dans l’ensemble du Québec, ce qui constitue une diminution de leur nombre par rapport aux années 1980. La définition conjointe de l’offre et de la demande que nous mentionnions plus haut et au coeur de laquelle se trouvent les GRT ne peut donc pas se concrétiser facilement dans tous les milieux, notamment en région, dans les localités où, notamment, il n’y a pas de GRT.

L’innovation sociale dans le rapport de production que constitue le logement communautaire fait aussi face à une autre limite, celle-ci de type organisationnel. Les GRT tirent la plus grande partie de leurs revenus (60 %) d’honoraires professionnels payés pour leurs con­seils techniques. Un glissement vers une logique de marché afin de rentabiliser leurs services, conjugué au processus de professionnalisation qui touche les mouvements sociaux en général et les organismes communautaires en particulier (Hamel, Lustager-Thaler et Mayer, 2000), pourrait faire des GRT des « boîtes d’experts » moins connectées sur les usagers du logement. De plus, les « projets clés en main » favorisés par les aides gouvernementales éloignent les GRT des deman­des spécifiques de groupes de citoyens au profit d’une réponse à une demande générale de logements sociaux. La proximité avec les citoyens-usagers et l’appui à un processus participatif à vocation sociale assurés par les GRT pourraient être ainsi fragilisés.

Si l’apport des GRT à la régulation collective de la production du logement communautaire est menacé par la logique de la régulation marchande, la logique de la régulation étatique plane aussi au-dessus de cette production. En effet, sur le plan local, un autre acteur peut dorénavant bénéficier des programmes du gouvernement provincial jusqu’alors réservés aux seuls OSBL et coopératives d’habitation. Il s’agit des offices d’habitation (OH), jadis appelés offices municipaux d’habitation (OMH). Ce sont des organismes rattachés aux municipalités dont la mission principale est la gestion des logements publics (HLM) et l’administration du programme de sup­­plément au loyer sur leur territoire. Il y en a 570 au Québec. L’adoption, en 2002, de la Loi modifiant la Loi sur la Société d’habitation du Québec (Projet de loi 49) a étendu le domaine d’action de ces OH aux autres formules de logements sociaux ou abordables que la formule HLM (Tanguay, 2002). Cet élargissement du champ d’activité des OH favorise la bureaucratisation de la réalisation et de la gestion de l’ha­bitation communautaire, ce qui constitue une autre limite à l’innovation que cette dernière constitue en matière de définition conjointe de l’offre et de la demande, et de promotion par des organismes communautaires du milieu.

Les rapports de gouvernance

Les nouveaux rapports de consommation et de production que nous venons de décrire relèvent d’une nouvelle façon d’articuler les rapports entre l’État, le marché et la société civile, notamment dans la formulation et la mise en oeuvre des politiques publiques. Dans le modèle de déve­loppement qu’on a connu au Québec depuis les années 1970-1980, certaines politiques publi­ques ne sont pas l’apanage exclu­­­sif d’instances gouvernementales, mais sont conçues avec l’apport d’organismes de la société civile organisée, notamment les coopératives et les associations (Bouchard, Lévesque, St-Pierre, 2008). Cette gouvernance peut être qualifiée de gouvernance distribuée (Paquet, 2000), partenariale (Le Galès, 1996 ; Lévesque, 2001) ou encore associative (Streeck et Schmitter, 1985). Celle-ci a marqué les politiques québécoises en matière d’habitation communautaire, mais aussi de développement local et régional, de services aux personnes, etc.

Cette gouvernance a favorisé des innovations sociales caractérisées, entre autres, par la rencontre de logiques d’action. L’habitation communautaire a été développée dans une perspective de conjugaison d’objectifs de développement économique (créer une offre de logements décents à prix abordables) et de développement social (créer des milieux de vie conviviaux et mixtes pour favoriser la cohésion sociale), le tout dans une perspective d’intérêt général (produire des bénéfices collectifs durables). Bien qu’elles aient été variables dans le temps et selon les paliers gouvernementaux, les allian­ces entre les militants de l’habitation communautaire et les administrations publiques ont donné lieu à des programmes d’aide publique conçus en tout ou en partie par les acteurs du mouvement de l’habitation communautaire. C’est du moins ce que montre l’histoire des programmes destinés aux coopératives et aux OSBL d’habitation (notamment AccèsLogis) de même que celle du Cadre de référence sur le soutien communautaire en logement social[7].

Dans ce type de régulation, on reconnaît le marché comme mécanisme d’ajustement des prix. On a recours à des subsides publics comme mécanisme de soutien à la demande moins solvable et parce qu’on fait du développement durablement collectif. On mobilise les bénévoles pour réduire les coûts, mais surtout pour assurer une appropriation collective du milieu de vie. Ainsi, les coopératives et les OSBL d’habitation dépendent en partie de ressources publiques et de volontariat, mais entre 50 % et 70 % de leurs revenus proviennent des loyers des résidants (Bouchard, et al., 2008), qui servent à rembourser une dette contractée auprès d’institutions financières (commerciales ou d’économie sociale). Seule une partie des revenus des GRT et des fédérations provient d’une subvention publique, le reste vient de la rétribution de leurs services par les coopératives ou les OSBL, sous forme de tarification ou de frais d’adhésion. On trouve parmi les bénévoles de leurs conseils d’administration des membres des organismes de logement et aussi, dans le cas des GRT, des travailleurs issus de leurs propres rangs. Cette diversité de ressources assure une relative autonomie vis-à-vis des pouvoirs publics et favorise le sens des responsabilités du propriétaire « collectif » et du citoyen engagé dans le développement de son milieu.

Or, la double vocation et la mixité des formes de ressources engagées sont aujourd’hui complexifiées et mises au défi par un ensemble de facteurs. Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’un de ces facteurs est l’aggravation des problèmes vécus par les personnes qui habitent les logements. Cette situation soulève des enjeux qui relèvent autant sinon plus du domaine de la santé et des services sociaux que du cadre bâti. Les activités liées à la production et au fonctionnement des organisations sont en conséquence de plus en plus composites, exigeant des compétences en immobilier, en gestion associative, mais aussi en services aux personnes en difficulté.

Un deuxième facteur est lié aux partenaires financiers, qu’ils soient publics, privés ou philanthropiques. Les innovations peuvent perdre progressivement leur carac­tère original en devant répondre à des exigences des bailleurs de fonds. Ainsi, l’institutionnalisation par l’État est une menace réelle, en particulier avec le resserrement des contrôles publics sur les initiatives en matière de services aux personnes dans les logements communautaires. La diminution voire l’éventualité du retrait complet du financement public sont aussi à prendre en compte, les crédits étant votés année après année en l’absence de politique à long terme. L’éventuel recours à de l’investissement privé, notamment par le biais de fonds socialement responsables, introduirait certes une logique de rentabilité « sociale » mais qui ne peut être entièrement déconnectée de la rentabilité financière. Les initiatives qui reposeraient surtout sur un financement d’origine philanthropique devraient s’aligner sur les cibles visées par ces fonds (suivant les tendances du particularisme philanthropique), et le rythme de développement serait aussi potentiellement instable dans la durée. Enfin, le recours aux seules ressources des ménages réintroduirait une pression à privatiser les droits de propriété et la valeur immobilière créée, mettant en péril le caractère inaliénable de la propriété collective.

Conclusion

L’habitation communautaire répond à un besoin de se loger adéquatement, à prix abordable et en impliquant les résidants dans sa gestion. Il se distingue du logement public de type HLM par les formes particulières de propriété collective auxquelles il correspond, à savoir sans but lucratif ou coopératif, par les modes de participation des usagers qui y sont privilégiés, par la mixité sociale qui y est visée, en particulier dans les coopératives d’habitation, par la variété des services de soutien communautaire qui y sont offerts, notamment dans les OSBL d’habitation, et par la mobilisation d’une diversité d’acteurs locaux, régionaux et nationaux. Depuis 1994, il supplée même au logement public puisque aucune nouvelle unité HLM n’a été produite à la suite du retrait du gouvernement fédéral du financement du logement social, ce qui a eu un impact sur le type d’occupants, de plus en plus à faible revenu et confrontés à d’autres difficultés particulières.

L’habitation communautaire représente un mode de régulation associatif du logement et une innovation dans les rapports de consommation, de production et de gouvernance. Elle favorise la mixité socioéconomique, contribue à la création de milieux de vie conviviaux et permet une prise en charge par les résidants de leur logement ; elle est l’expression d’une définition conjointe de l’offre et de la demande par les usagers et les producteurs de même qu’elle est le fruit de l’initiative d’organismes locaux et régionaux ; elle repose sur une hybridation des ressources publi­ques, marchandes et bénévoles, et relève d’une gouvernance partenariale. L’habitation communautaire, comme expression d’une régulation associative dans le domaine du logement, fait toutefois face à certaines limites et se trouve, sur les plans institutionnel et organisationnel, en tension entre les logiques marchande et étatique. La tentation de la privatisation d’immeubles résidentiels, la rentabilisation des GRT et un retrait partiel ou complet des aides publiques pourraient faire basculer ce type d’habitation dans un mode prédominant de régulation marchande. À contrario, une plus grande institutionnalisation reliée aux services aux personnes vulnérables et l’élargissement du mandat des offices d’habitation pourraient faire prédominer la régulation étatique. Par ailleurs, la capacité de prise en charge par les résidants de leur logement se trouve limitée par une moins grande mixité sociale et par la présence accrue de personnes vulnérables. Enfin, le développement de ce type de logement se trouve limité par l’absence, dans plusieurs milieux, en particulier en région, de GRT et d’organismes locaux porteurs de projets. Les acteurs de l’habitation communautaire sont ainsi confrontés à de nombreux défis. Face aux limites que cette innovation sociale rencontre, sauront-ils innover de nouveau ?