Résumés
Résumé
L’adéquation de l’offre de logement aux besoins de la population est un enjeu central dans le travail d’organismes sociaux tels les Tables intersectorielles de concertation à Montréal, et il est spécialement vif dans les quartiers en crise. Les acteurs sociocommunautaires sont généralement favorables à la planification d’interventions dans les secteurs défavorisés, qu’elles soient le fait du secteur public ou celui des agents privés, à condition que les projets s’inscrivent en cohérence avec la réalité du milieu ciblé. De leur côté, les administrations municipales et les promoteurs immobiliers ont appris des expériences passées qu’il pouvait être profitable de s’enquérir des attentes de la population et des groupes en amont des projets. Dans ce contexte, les expériences de consultation d’acteurs-clés en début de planification sont de plus en plus nombreuses à Montréal. Ces démarches de consultation quasi privée invitent à s’interroger sur la possibilité pour les organismes locaux de préserver leur pouvoir d’influence sur la planification des projets d’habitation. Il apparaît que même là où il ne conduit pas automatiquement à la réalisation des projets, le travail de consultation en marge et en amont de la procédure officielle offre un espace pour l’articulation de compromis entre les demandes sociales et les objectifs de rentabilité. Le cas du quartier Sainte-Marie, dans le Centre-Sud de Montréal, nous sert d’exemple pour aborder ce processus transactionnel.
Abstract
One of the primary objectives of social agencies such as the Tables intersectorielles de concertation in Montreal is to ensure that the available supply of housing meets the needs of the population—a problem that is especially acute in troubled neighbourhoods. Social and community stakeholders are generally in favour of planning initiatives, whether public-sector or private, in disadvantaged areas, provided the projects are consistent with the reality of the targeted environment. For their part, municipal governments and real estate developers have learned from experience that it can be worthwhile to inquire about the expectations of residents and interest groups upstream of a project. In this context, there is an increasing trend in Montreal to hold consultations with key players at the start of the planning process. These virtually private consultation proceedings raise questions about the ability of local agencies to preserve their influence over the planning of housing projects. Consultations alongside and upstream of the official process seem to provide a forum for reaching compromises between social demands and profitability objectives, even when they do not automatically lead to projects being carried out. The case of the Sainte-Marie neighbourhood, in Montreal’s Centre-Sud area, is taken as an example in examining this transactional process.
Corps de l’article
La planification de projets de rénovation ou de construction d’un grand nombre d’unités d’habitations dans les quartiers centraux entraîne généralement de vifs débats publics. Si elle annonce un certain renouvellement, cette planification préfigure aussi une perturbation au moins temporaire du milieu où le projet doit être implanté. Le dessein du projet répond-il aux critères sociaux, patrimoniaux et environnementaux déterminés ? Quels pourraient être les impacts de l’édifice sur le voisinage ? Y aura-t-il des aménagements adaptés aux besoins des riverains ?
Au cours des quarante dernières années, les préoccupations concernant la forme et la vocation d’un projet ont été relayées avec de plus en plus d’efficacité par les mouvements urbains et les organismes sociaux et communautaires. Les demandes et propositions des représentants de la société civile ont largement contribué au développement urbain et à la démocratisation de la gestion des services urbains[2] (Fontan et al., 2006 ; Innes et Booher, 2010). Aujourd’hui, leurs revendications en faveur d’une meilleure adéquation des grands projets immobiliers par rapport aux besoins du milieu sont entendues à travers diverses structures. Cette intervention des acteurs sociaux dans les débats autour des questions d’habitation a favorisé un accroissement de l’attention allouée par les promoteurs aux oppositions que leurs projets pourraient susciter. D’autant plus que de telles oppositions entraînent habituellement des coûts supplémentaires au projet.
En même temps, la récente redéfinition du rôle de l’État, qui se conjugue à la fois à la rivalité internationale entre les villes et à la diversification des demandes sociales, favorise un plus grand recours aux partenaires privés pour assurer un développement urbain efficace et compétitif (Brenner et Theodore, 2002). Cela n’est pas sans affecter les organismes locaux travaillant au développement social et communautaire des quartiers, les Tables de concertation de quartier notamment (Sénécal et al., 2010), qui sont tentés de revoir leur stratégie d’intervention pour continuer d’influencer la planification de façon à ce qu’elle réponde aux besoins et attentes des groupes sociaux plus défavorisés. Dans un contexte où les administrations locales ont de plus en plus recours aux investisseurs privés pour la réalisation de projets d’habitation, éléments structurants pour le développement de quartiers en crise, les représentants des organismes sociaux orientent leur action vers une bonification des projets proposés. Cela passe notamment par une collaboration avec les initiateurs des projets, au sein de structures d’échange plus informelles que les canaux institutionnels habituels et plus en amont de la procédure de planification. De cette façon, les acteurs sociaux concernés par l’enjeu de l’habitation, les regroupements locaux de concertation de quartier au premier chef, acceptent de « jouer le jeu de la compétitivité » (Fontan et al., 2006 : 100), en devenant des personnes-ressources pour les promoteurs immobiliers. Ce jeu de la collaboration est complexe, dans la mesure où il nécessite la formation de partenariats parfois stables, mais souvent éphémères, dont l’objet est de traiter de valeurs, de revendications et d’intérêts généralement conflictuels. Les enjeux de l’habitation qui sont abordés à travers ces partenariats juxtaposent les objectifs de développement résidentiels : le développement de nouveaux projets résidentiels privés avec l’accessibilité au logement ; l’arrivée d’une nouvelle population avec le maintien de l’ancienne population dans le quartier ; la production de nouvelles politiques publiques favorables au logement social et abordable avec la critique de ces mêmes politiques publiques par des acteurs sociaux qui n’ont pas renoncé à leur fonction de groupe de pression. Les interactions sociales nouées dans le système d’acteurs inscrit à l’échelle du quartier s’engagent dans des processus qui exigent de ces acteurs une certaine dose de bonne foi et de reconnaissance mutuelle.
Dans le même sens, l’acceptation à jouer le jeu du partenariat invite à s’interroger sur les implications de la collaboration pour les représentants de la société civile et pour leurs priorités. Comment les organismes locaux parviennent-ils à préserver leur pouvoir d’influence sur la planification des projets d’habitation ? Quels sont les ajustements élaborés par ces acteurs pour réconcilier les demandes sociales avec les objectifs de rentabilité associés aux grands projets résidentiels privés ? Comme il n’est pas question pour ces représentants de la société civile de renier leurs principes, il apparaît intéressant de se pencher sur les ajustements qu’ils jugent acceptables dans les situations qui les font interagir et collaborer avec l’administration municipale et avec les acteurs privés de l’habitation. Ces ajustements sont, selon nous, révélateurs des transactions sociales, qui influencent l’évolution des pratiques de planification.
Le logement, un objet de transaction sociale
La sociologie de la transaction sociale invite à voir les situations de collaboration entre des acteurs divers au sein des structures organisationnelles, que sont notamment les expériences de planification urbaine, comme des lieux d’échange et de négociation des valeurs et des intérêts, au même titre que les situations de coexistence obligatoire qui marquent la vie quotidienne des individus (Blanc et al., 1998 ; Joseph et Quéré, 2003). Cette vision des choses amène à tenir compte des compromis réalisés par les acteurs au sein de la situation et de leurs implications tant pour les individus que pour le groupe social. La notion de transaction est construite à partir du fait social de base voulant qu’une pluralité d’agents entrent en relation, en alternant des positions de nature solidaire et conflictuelle. L’interférence des intérêts et des valeurs souvent contradictoires de ces acteurs les incite à élaborer des compromis dont le caractère seulement partiellement satisfaisant provoque une constante remise en question de leurs termes. Il en résulte un renouvellement régulier des transactions, qui offre aux divers intervenants la possibilité de passer d’une position faible à une position forte et vice versa (Rémy, 1992).
La perspective théorique de la transaction sociale s’intéresse aux échanges qui se déroulent à l’intérieur de la société civile et ont pour objet des problèmes marqués du sceau du changement et de l’innovation. Elle voit l’articulation de cet échange, qui implique une certaine réciprocité mais aussi un certain risque, comme le moteur des changements au sein des dynamiques interpersonnelles et identitaires (Rémy, 1996). Les transactions sociales qui s’élaborent entre acteurs ne nient pas le conflit et tentent plutôt de le résoudre, sans toutefois prétendre satisfaire l’ensemble des parties. Elles correspondent à des ententes d’appoint entre des intervenants dont les principes sont en contradiction, mais qui acceptent tacitement de modifier leur jeu ou leur parcours afin de rendre possible la création d’un pont entre eux (Blanc et al, 1998).
Cette perspective de la transaction sociale nous amène à proposer que les expériences de planification mises en place récemment et de plus en plus fréquemment à Montréal permettent aux acteurs représentant les groupes et les organismes locaux de renouveler leur rôle, tout en faisant évoluer les pratiques de planification dans le domaine de l’habitation. Ces expériences sollicitent des acteurs précis, qui se connaissent et qui coexistent au sein d’un même espace physique et social sans partager les mêmes intérêts, afin qu’ils collaborent. L’expérience de planification qui nous sert ici d’exemple a eu lieu dans le quartier montréalais de Sainte-Marie en 2007. Moins d’une dizaine d’intervenants, associés de près aux questions d’aménagement dans le Centre-Sud, ont été sollicités pour participer à des rencontres de travail avec les représentants des promoteurs souhaitant développer le site de Porte Sainte-Marie. Nous nous appuyons sur le contenu des entretiens menés auprès de cinq de ces intervenants, portant sur le contexte de l’exercice de planification, sur les enjeux abordés, sur les acteurs présents, sur les problèmes rencontrés ainsi que sur les solutions élaborées, pour réfléchir aux ajustements élaborés par ces acteurs locaux afin de développer leur rôle dans la planification des projets d’habitation.
Le Centre-Sud : une réserve pour les grands projets urbains
La zone du Centre-Sud de Montréal fait l’objet, depuis quelques années, de plusieurs projets de développement. Ce territoire possède d’importants atouts, sa proximité du centre-ville notamment, mais il se démarque aussi par un grand nombre de terrains vagues et par une population défavorisée. En 2007, la croissance économique se conjuguait à un contexte d’implantation imminente de grands équipements tels le futur Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), ce qui suscitait l’intérêt des promoteurs immobiliers. Au cours de cette année, les intervenants sociaux interpellés par l’enjeu de l’habitation ont eu à se prononcer, publiquement ou non, sur quelques grands projets résidentiels dans le quartier, qu’il s’agisse de la conversion des stationnements entourant le siège social de Radio-Canada ou de celle de la gare Viger.
Dans les quartiers centraux comme Sainte-Marie, autrefois de type ouvrier et industriel, aujourd’hui dévitalisés, le logement est un enjeu critique. Les besoins de la population locale sont nombreux et diversifiés. L’habitation est souvent vue comme une locomotive de revitalisation urbaine (Arrondissement de Ville-Marie, 2004), capable d’attirer de nouveaux ménages et de nouveaux revenus dans le quartier en crise. Elle est également vue comme un outil de développement individuel et social. Des groupes comme le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) travaillent à l’échelle régionale pour la reconnaissance du logement comme un droit fondamental et un bien essentiel (FRAPRU, 2009). Dans le quartier Centre-Sud, la Table de concertation Alerte Centre-Sud a défendu de longue date la ligne générale de la défense des droits sociaux, ceux des locataires en particulier, alternant la stratégie du groupe de pression et celle de la négociation informelle. Dans le dossier de Faubourg Québec, projet résidentiel privé adossé au Vieux-Montréal démarré au tournant des années 2000, Alerte Centre-Sud avait obtenu comme compensation non-négligeable à la construction des unités privées que la proportion des nouveaux logements sociaux à ériger dans le Centre-Sud par la Ville de Montréal soit supérieure à celle des autres quartiers. Dans l’optique de groupes comme le FRAPRU et Alerte Centre-Sud, l’accès universel au logement ne peut être assuré que par le maintien et le développement des programmes de logement social. De tels programmes ont fait l’objet de plusieurs restrictions budgétaires par les gouvernements au cours des quinze dernières années[3]. Les comités logement à Québec, à Trois-Rivières, à Montréal et ailleurs dans la province font la promotion du logement social sous toutes ses formes et prennent position en sa faveur lorsqu’il est question de projets de réaménagement urbain. Leurs revendications ont souvent conduit les groupes et organismes à s’opposer aux projets de développement résidentiel ne répondant pas aux besoins de la population selon leurs critères. S’ils ne s’opposent pas systématiquement à tout projet immobilier, des comités comme le Comité populaire Saint-Jean-Baptiste à Québec, par exemple, affirment rester vigilants et sur leurs gardes par rapport aux interventions proposées, marqués qu’ils ont été par les grandes fractures entraînées par les projets passés (Comité populaire Saint-Jean-Baptiste, 2009).
En parallèle de ces groupes de défense du droit au logement, Bâtir son quartier, groupe de ressources techniques en logement, vise la production de nouvelles unités de logements sociaux, notamment en s’associant avec les opérateurs publics pour le financement de leurs projets (Bâtir son quartier, 2009). Ce groupe se présente d’ailleurs comme un « acteur important » du programme Opération solidarité 5 000 logements sociaux et communautaires lancé par l’administration municipale pour la période 2002-2005, puis reconduit sous l’objectif de 15 000 logements pour la période 2006-2009 (Ville de Montréal, 2009).
Ainsi, au cours des trente dernières années, les promoteurs immobiliers ont eu à faire face à diverses résistances populaires, incluant des phases de conflit, de négociation et de consultation publique. Des manifestations dans la rue aux échanges informels, en passant par les questions posées aux séances de conseils municipaux et par des campagnes de dénonciation médiatisées, les promoteurs privés de projets immobiliers ont eu à adapter leurs stratégies pour faire face aux pressions et à la multiplication des forums publics traitant de la question du logement.
À Montréal, depuis 2002, les projets d’établissement résidentiel, commercial ou industriel de plus de 25 000 mètres carrés ou situés dans le centre des affaires doivent faire l’objet de consultations publiques encadrées par l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM). Plusieurs grands projets immobiliers ont fait l’objet de consultations publiques menées par l’OCPM, parmi lesquels un certain nombre n’ont pas été réalisés. Sans pouvoir attribuer la causalité de l’abandon de ces projets aux résultats des consultations publiques encadrées par l’OCPM, on peut tout de même souligner l’importance de l’exercice consultatif dans le cheminement de ces projets vers leur réalisation. Généralement, au moment des consultations, les investissements effectués par les agents privés sont déjà considérables. Toute modification au projet recommandée par les institutions consultatives, souvent à la suite des remarques exprimées par les représentants de la société civile, entraîne de nouvelles dépenses et, parfois, freine la réalisation du projet. Les grands projets comme le projet Porte Sainte-Marie gagnent ainsi à être préparés de façon à « passer le test » de la consultation publique. Pour faciliter cette préparation, la Ville de Montréal, en collaboration avec l’OCPM, a publié en 2005 un guide pratique à l’intention des promoteurs de projet (Ville de Montréal, 2005a).
S’appuyant sur l’idée que l’interaction entre les promoteurs et les représentants du milieu d’implantation favorise l’acceptation du projet, le guide propose aux promoteurs une méthode pour se rapprocher des préoccupations locales et éviter les réactions négatives au moment de la consultation formelle. La première étape de la méthode invite les promoteurs à établir une « interaction avec le public », qui se distingue de la consultation publique par son cadre volontaire et non réglementée (Ville de Montréal, 2005a). Ce premier pas vers la collaboration avec la population n’oblige aucunement les promoteurs. À travers son guide, l’administration municipale formule des suggestions pour permettre aux promoteurs de décider eux-mêmes, en étant au fait du cadre règlementaire en vigueur et en évaluant les impacts éventuels du projet, s’il est avantageux ou non de mener une démarche d’interaction avec le public. Il est néanmoins souligné à plusieurs reprises dans le document qu’une telle démarche favorise l’acceptation du projet par le milieu avant sa finalisation.
La démarche d’interaction qui a été entreprise par les promoteurs du projet Porte Sainte-Marie en 2007 n’a donné lieu à aucune réalisation concrète sur le terrain à ce jour. Toutefois, en ce qui a trait à l’acceptation du projet par le milieu, il semble que la consultation informelle des représentants des organismes locaux intéressés par les enjeux d’aménagement ait effectivement porté certains fruits, notamment en matière de compromis. C’est ce que nous proposons maintenant de voir plus en détail.
L’enjeu du logement et le projet Porte Sainte-Marie
En 2003, une première version du projet Porte Sainte-Marie a été soumise à la consultation publique. Le projet proposé par le promoteur Acmon et son entreprise Les nouveaux ensembles urbains inc. prévoyait la construction de plus d’un millier de logements et d’un centre commercial sur un site à proximité du pont Jacques-Cartier. Plus précisément, ce projet d’envergure prévoyait l’implantation d’habitations sur le terrain inoccupé cerné par les rues Sainte-Catherine (sud), de Lorimier (ouest), Parthenais (est) et René-Lévesque (nord). La construction d’un édifice à bureaux et d’une succursale de la Société des alcools du Québec (SAQ), partenaire du promoteur, faisait également partie du projet. Ce dernier dérogeait à la réglementation concernant les hauteurs permises et l’affectation des sols, et ne prévoyait pas d’unités de logements abordables (Corriveau, 2005). L’administration de l’arrondissement, responsable de l’urbanisme, a réclamé au promoteur l’intégration d’un volet concernant le logement abordable avant même que le projet ne soit soumis à la consultation publique. Le promoteur a réagi en proposant à l’administration municipale de lui céder un terrain adjacent à l’îlot de Porte Sainte-Marie, pour y construire environ 200 unités abordables. Pour le promoteur, il s’agissait là d’un compromis acceptable.
La consultation publique menée par l’OCPM sur le projet Porte Sainte-Marie s’est déroulée à l’automne 2003 et concernait plus particulièrement les projets de modifications au plan d’urbanisme relatives aux affectations et aux hauteurs permises, ainsi que le projet de dérogation au règlement d’urbanisme de l’arrondissement de Ville-Marie. Ces consultations ont permis à plusieurs groupes de défense des droits des locataires et de développement communautaire de s’exprimer en faveur de plus de logements sociaux et d’une plus grande mixité sociale et des fonctions. Suite aux audiences, des groupes et organismes ont également manifesté leurs craintes et exprimé leurs demandes en dehors des institutions de consultation. À l’été 2004, les journaux rapportaient qu’une centaine de personnes avaient occupé le site du projet immobilier afin d’attirer l’attention des médias sur leur souhait de voir le quart des 1 000 logements prévus être à loyer modique (Normandin, 2004). Pour les représentants locaux, pour la Table de concertation de quartier particulièrement, le compromis proposé par le promoteur de céder un terrain à la Ville de Montréal afin qu’elle réalise elle-même des unités abordables n’était pas acceptable parce que non conforme aux intérêts de la population. L’Office de consultation publique disait nourrir des craintes et des préoccupations similaires à celles des organismes et des groupes socio-communautaires. En effet, dans son rapport, l’OCPM suggérait à l’administration municipale de prendre des mesures pour assurer que le quart des unités d’habitation soient des logements sociaux, qui seraient intégrés au projet, à même l’îlot principal (OCPM, 2004).
Sans que l’on puisse mesurer l’influence des recommandations de l’OCPM et des revendications populaires sur le développement du projet, on peut avancer qu’elles ont joué un rôle dans la décision du promoteur d’abandonner l’idée de présenter un projet révisé pour le site. Combinées à la décision de l’organisation partenaire (SAQ) de se retirer du projet, ces réactions de l’OCPM et de représentants de la société civile ont pu constituer un obstacle difficile à surmonter pour le promoteur, qui allait devoir assumer des frais de projet considérables, qui s’ajoutaient à ce qui avait déjà été dépensé.
L’élaboration de compromis acceptables en marge des structures formelles
L’exemple du cheminement de la première version de Porte Sainte-Marie invite à voir comment les acteurs privés dans le domaine de l’habitation peuvent trouver un intérêt à utiliser d’autres mécanismes pour faire avancer leurs projets. Ils gagnent à prévenir la réaction des organismes locaux à leurs propositions et, du même coup, à s’adapter aux demandes et aux besoins du milieu. De leur côté, les représentants des pouvoirs publics à l’échelon local ont tout avantage à voir progresser les projets privés de la planification vers la réalisation. La médiation entre les demandes sociales et les intérêts économiques souvent contradictoires devient un facteur clé pour renforcer l’acceptabilité sociale du projet et pour désamorcer la contestation.
Si pour les promoteurs immobiliers une consultation en amont et en marge des canaux habituels permet d’obtenir les réactions populaires avant d’encourir les grandes dépenses de planification, qu’y gagnent les acteurs représentant la société civile ? Comment ces consultations permettent-elles aux acteurs sociaux de tirer leur épingle du jeu ? Quels sont les ajustements élaborés par ces acteurs représentant la société civile pour réconcilier les demandes sociales avec les objectifs de rentabilité associés aux grands projets résidentiels privés ?
Le cadre de l’interaction des acteurs sociaux avec le promoteur en amont de la planification de projets résidentiels s’avère particulièrement intéressant pour l’étude des transactions sociales. Nous nous servons de l’expérience entourant le deuxième projet Porte Sainte-Marie pour explorer les éléments de compromis jugés acceptables par les représentants sociaux et ayant conduit à l’élaboration de transactions sociales porteuses pour la situation de collaboration. Cet exemple nous amène à réfléchir aux modifications de la situation d’opposition traditionnelle entre acteurs privés et acteurs sociaux autour des projets d’habitation, qui peuvent être induites par cette nouvelle collaboration.
La seconde mouture de Porte Sainte-Marie et la concertation confinée
Au printemps 2007, des représentants sociaux et communautaires du quartier concernés par les enjeux d’aménagement relatifs au logement ont été invités par les promoteurs associés à la relance du projet Porte Sainte-Marie. Ces derniers cherchaient à obtenir l’avis des intervenants les plus au fait des attentes de la population sur leur projet entourant le site à proximité du pont Jacques-Cartier. Cette invitation a été décrite par les acteurs sociaux qui y ont participé et que nous avons interrogés comme une stratégie d’anticipation des oppositions potentielles, qui avaient tant contribué à affaiblir la première version de Porte Sainte-Marie en 2003-2004.
Pour les promoteurs de Porte Sainte-Marie, ces rencontres en amont de la démarche du projet constituaient une innovation procédurale. Pour les acteurs sociaux présents, le milieu ne pouvait qu’apprécier d’être invité à offrir une rétroaction sur le projet en amont de son développement, avant que des dépenses soient engagées, venant justifier une réalisation non conforme aux attentes. Des démarches similaires commençaient alors à être menées et à porter fruit à Montréal. Le redéveloppement des terrains de Radio-Canada venait de faire l’objet d’une consultation jugée positive par les représentants des groupes locaux. Dans le Sud-Ouest, des ateliers étaient également animés par la Société immobilière du Canada autour des bassins du Nouveau-Havre, mettant en commun les avis des experts et des représentants du quartier pour en arriver à une vision partagée.
C’est ainsi que, durant l’été 2007, des acteurs du Centre-Sud représentant des groupes et des organisations de défense des droits au logement, de développement communautaire et économique et de la santé et des services sociaux ont été invités à prendre part à des réunions de consultation. Ces séances de consultation peuvent être qualifiées d’informelles et de privées, puisque, de l’avis des représentants présents, il s’agissait surtout d’aiguillonner les promoteurs sur les enjeux à surveiller et sur les aspects à ajuster pour proposer un projet jugé acceptable à la population du quartier Sainte-Marie, zone la plus à l’est et la plus défavorisée du territoire du Centre-Sud. Ce double caractère, informel et privé, est apparu particulièrement stratégique pour l’ensemble des parties, notamment pour les représentants des groupes communautaires et des organismes sociaux. D’une part, il leur permettait de réagir aux propositions sans s’engager officiellement. D’autre part, la tenue de rencontres d’échange en dehors des structures habituelles de débat et en amont de la proposition de projet leur offrait la possibilité d’obtenir une information privilégiée pouvant être diffusée dans leurs canaux respectifs et l’occasion d’être eux-mêmes reconnus comme acteurs du développement urbain local.
Une mise à distance identitaire favorable à la collaboration
Les aspects du projet se sont affinés au fil des rencontres de consultation. Les représentants des groupes locaux ont été invités à réagir à la première proposition des promoteurs d’un projet mixte quant aux fonctions : aux logements s’ajoutaient des espaces de bureaux et des studios d’artistes, qui pourraient éventuellement permettre une certaine création d’emplois dans le quartier. Cette proposition d’une mixité fonctionnelle est apparue pertinente aux acteurs sociaux, qui souhaitaient fortement la voir s’accompagner d’une offre de logements assurant également la mixité des groupes socioéconomiques sur le territoire.
Au dire des intervenants rencontrés, l’enjeu de la mixité sociale et fonctionnelle a été au centre de toutes les rencontres. Toutefois, un flou est demeuré quant à la définition précise d’une telle mixité et aux critères auxquels elle devait répondre. Les représentants des groupes ont pris position en faveur de l’orientation générale concernant l’importance d’éviter le déplacement des populations résidantes et la transformation rapide du milieu, sans réellement tenter d’opérationnaliser cette orientation. Ils ne se sont pas non plus opposés catégoriquement aux grandes intentions commerciales ni à la réalisation de projets de développement résidentiel pour attirer des ménages plus fortunés et pour assurer la rentabilité financière de l’entreprise. Même les représentants constituant traditionnellement des opposants farouches aux projets n’intégrant que timidement un volet social se sont gardés d’essayer de définir la mixité sociale autour de la table de consultation. Le flou a facilité la discussion avec les représentants des promoteurs. Il a permis d’évacuer le dilemme moral qui aurait pu se poser pour les acteurs s’ils avaient eu à se prononcer sur une proportion précise d’unités de logement social ou abordable par rapport au nombre total de logements.
Une telle forme d’imprécision a été favorisée par le cadre informel de la consultation, en amont de la planification. Parce que le projet de développement était encore une ébauche et que les promoteurs faisaient appel à leurs connaissances pour l’adapter, les représentants des groupes et organismes locaux ont été placés dans un contexte différent de celui de la contestation et de la revendication : la situation les invitait à mettre de côté leur mission particulière pour jouer le jeu de la consultation privée entre partenaires. Ce cadre leur offrait non seulement la possibilité de recueillir de l’information et d’être reconnus comme des interlocuteurs crédibles du développement urbain ; il leur permettait également de transmettre leurs recommandations pour éventuellement améliorer le projet dès ses premières lignes. Dans cette optique, le mode de la revendication et les débats de valeurs ont été tacitement mis de côté.
Les intervenants ont dit se sentir sollicités davantage à titre personnel qu’à titre de représentants d’une organisation. C’est leur expertise en matière de logement qui était recherchée, mais de façon distincte de leur appartenance organisationnelle. Cette distanciation par rapport à la mission régulière a ouvert la porte à une collaboration entre acteurs aux valeurs habituellement opposées. Elle a également permis un ajustement des objectifs à atteindre dans le sens d’une ouverture aux ambitions de rentabilité des promoteurs.
Dans le cas du projet Porte Sainte-Marie, les représentants des groupes et des organismes locaux ont appris par la consultation que le volet commercial allait être plus important que dans la première version de Porte Sainte-Marie en 2003. Cet aspect pouvait s’avérer surprenant et même irritant pour certains acteurs, mais ils ne se sont pas prononcés sur les critères commerciaux devant guider le promoteur. En entrevue, plusieurs ont témoigné de leurs doutes quant à la pertinence de ce volet commercial, qu’ils jugeaient inadéquat pour le lieu. Cependant, lors des séances de consultation informelle, ils ont plutôt orienté leurs efforts vers l’inclusion de logements destinés aux familles, ce qui devait nécessairement passer par l’offre d’une certaine proportion de logements sociaux. Le volet commercial et ses objectifs sous-jacents de rentabilité, qu’ils percevaient comme étant moins négociables pour les promoteurs, devenaient acceptables, dans la mesure où une réponse aux besoins des familles était intégrée au projet : « un certain prix est à payer, en développement commercial et de logements plus luxueux, si on veut avoir des unités de logement social » (répondant 2, entretien 2007). Ainsi, paradoxalement le flou entourant l’enjeu principal au coeur de l’interaction, à savoir la proportion de logements sociaux et abordables, a permis aux représentants des groupes et des organismes locaux de préciser leur rôle et leurs objectifs par rapport au projet discuté. Cette précision s’est faite dans le sens d’une concentration de leurs efforts d’influence sur la réponse à la demande de logements destinés aux familles, élément qu’ils jugeaient déterminant pour la relance du quartier.
Un peu dans le même sens, alors que certains représentants sociocommunautaires s’étaient vivement opposés à la réalisation de logements sociaux sur un îlot distinct de l’îlot principal en 2003, cette option s’avérait être un compromis acceptable au cours de la consultation informelle de 2007. Avec le recul par rapport au premier projet avorté et dans un contexte d’échange plutôt que d’opposition, les options se présentent autrement : il apparaissait plus intéressant de voir des unités construites sur un îlot en marge du grand projet, affaiblissant un peu le critère de mixité sociale, que de ne voir aucune unité construite. « Plus on trouve des façons pour que le projet soit rentable, plus on a de chance d’avoir des logements sociaux » (répondant 2, entretien 2007). D’autant plus que la politique montréalaise d’inclusion de logements abordables (Ville de Montréal, 2005b) ne facilite pas la réalisation de ce type de logements au sein de grands projets, de l’avis des intervenants rencontrés.
En travaillant à titre d’experts plutôt que comme représentants des groupes et de leurs revendications spécifiques, les représentants de la population locale ont pu élaborer une première transaction sociale avec les représentants du promoteur, autour de questions autrement difficiles à aborder. La consultation privée rendait possible de ne pas se prononcer sur les objectifs de rentabilité du projet, donc de ne pas s’y opposer, afin de mettre l’accent sur la cible des familles. La mise à distance des intérêts organisationnels, stimulée par le cadre informel de la planification, a facilité cette transaction et, du même coup, le jeu de la collaboration.
Ce jeu porte le risque d’une instrumentalisation de la consultation des représentants sociaux par les promoteurs, qui pourraient s’en servir pour valider les projets et mieux les vendre. Il présente néanmoins des intérêts considérables, en permettant aux acteurs en présence d’être entendus des promoteurs par un canal plus direct que celui des consultations publiques, tout en les dégageant de leur mission et de leur position organisationnelle officielle. Puisque chaque intervenant parle pour lui, en n’engageant pas l’organisme qu’il représente, il lui est possible de se prononcer librement sur un élément, en pouvant même aller, à l’extrême, à l’encontre des intérêts de son organisme. La collaboration en marge des structures habituelles assure cette liberté et permet en même temps aux acteurs de se garder une réserve, une possibilité de manifester ultérieurement leur opposition au projet finalisé à titre de représentant organisationnel, lors d’audiences publiques par exemple : « en consultation publique, tout le monde joue ses cartes » (répondant 1, entretient 2007). En outre, participer à une consultation en amont du processus, surtout lorsqu’elle permet de travailler aussi étroitement avec les promoteurs, s’avère difficile à refuser. Non seulement les absents ont généralement tort, mais en plus il s’agit d’une occasion unique de recueillir une information de première main sur les développements à venir.
Une chance d’intervenir avant que tout ne soit décidé
L’obtention d’informations privilégiées sur les projets à venir constitue un attrait suffisant pour participer à la consultation : « une consultation en amont ne signifie pas la possibilité pour les groupes d’avoir voix sur tout et satisfaction à toutes les demandes, mais au moins on sait ce qui est prévu » (répondant 1, entretient 2007). Et cette perspective d’assurer un échange d’informations entre la population locale et les promoteurs apparaît être le moteur d’une seconde transaction sociale : les acteurs sociaux sont plus ouverts à collaborer avec l’administration municipale ou avec les promoteurs si cela leur permet d’avoir une voix, même modeste, au chapitre de la planification des projets, d’être reconnus comme des interlocuteurs sérieux dans les dossiers relatifs à l’habitation et d’obtenir plus d’information à diffuser dans le quartier. Le gain, pour les acteurs sociaux, se trouve à la fois dans l’information qu’ils peuvent recueillir et dans la reconnaissance qu’ils obtiennent en acceptant de se faire passeurs des préoccupations et des réactions de la population du quartier.
En participant à la consultation privée en amont du projet, les représentants des groupes et des organismes deviennent des antennes du quartier autour de la table. Les promoteurs espèrent, en les conviant à leur table, que ces antennes pourront les prévenir des réactions négatives potentielles par rapport à leurs propositions : « Les promoteurs voulaient avoir affaire à des intervenants pouvant retourner auprès de leurs différents organismes pour avoir des rétroactions » (répondant 3, entretien 2007). En donnant le pouls du quartier et en avisant les promoteurs sur les aspects plus vulnérables du projet, les acteurs sociaux voient leur rôle de porte-parole et aussi leur avis sur le projet prendre de l’importance.
Cette reconnaissance des représentants des organismes et des groupes par les promoteurs est bénéfique pour toutes les parties. En étant mis au courant dès le début du processus de planification, les représentants locaux sont plus enclins à échanger avec les promoteurs. En les sondant et en leur témoignant leur confiance par la transmission d’informations confidentielles[4] au tout début des projets, les promoteurs s’offrent la possibilité de résoudre d’éventuels problèmes et d’éviter d’être attaqués de toutes parts plus en aval du développement. Les représentants sociocommunautaires reçoivent l’information, discutent des implications du projet pour le quartier au sein de leurs organisations et transmettent leurs commentaires aux promoteurs. De cette façon aussi, ils jouent le jeu de la collaboration, dans un processus en plusieurs étapes. Ces étapes s’effectuent au cours de plus d’une rencontre, laissant aux joueurs l’occasion de s’ajuster.
Dans un premier temps, les représentants des groupes et des organismes acceptent d’entendre les propositions des promoteurs, ce qui implique de tenir compte des objectifs de rentabilité associés au projet. Ils se font ensuite le relais des intentions du promoteur vers le quartier, puis des réactions de la population du quartier vers le promoteur. Diverses questions peuvent prendre forme, qui ont trait aux valeurs partagées et opposées des parties, et qui peuvent être débattues ou gardées sous silence. Quel est le pourcentage de logement social acceptable ? De quelle nature devraient être les aménagements ? Doit-on accepter la séparation physique des unités sociales et des unités haut de gamme ? En traduisant l’information sur le projet et, en même temps, les questions qu’elle soulève, les représentants sociocommunautaires ont la possibilité de prendre le temps de bien évaluer les implications du projet et de mieux planifier leur réaction. Ils bénéficient de plus d’informations pour préparer leur position sur le projet. Aussi, la situation d’interaction privilégiée avec les promoteurs offre une occasion unique à ces acteurs locaux de transmettre leur avis à titre sinon de partenaires, du moins d’interlocuteurs crédibles plutôt que d’opposants. Cette situation ouvre la voie à une transaction sociale, combinant l’échange à la négociation : l’échange d’informations désamorce les tensions, atténue les réactions fortes des groupes sociaux en fin de planification du projet et permet la tenue de réelles discussions sur des questions importantes comme le logement abordable et social. Cet échange d’information sur les éléments prioritaires pour chacune des parties est susceptible d’améliorer le projet.
Ainsi, la mise à distance de la mission organisationnelle permet aux acteurs sociaux d’entendre les propositions de projets résidentiels sans s’opposer à toute formule ne répondant pas aux demandes sociales officielles. La consultation privée fait appel à l’avis plus personnel des professionnels et, du même coup, leur offre la possibilité de réaliser un véritable échange d’informations avec les promoteurs en les dégageant de quelque obligation à représenter des objectifs spécifiques. Les acteurs sociaux acquièrent une reconnaissance à titre de joueur important du développement urbain et saisissent l’opportunité d’aller chercher de l’information. En jouant le jeu de la collaboration lors de consultations privées en amont du projet, les participants contribuent non seulement à l’instauration d’un échange plus détendu avec les promoteurs que lors des consultations publiques, ils se positionnent également en partenaires du développement urbain. L’analyse de la perception des représentants sociaux dans l’expérience de planification informelle entourant le deuxième projet Porte Sainte-Marie permet de saisir comment les transactions élaborées entre les parties en présence correspondent à un processus de reconnaissance et d’intégration de ces acteurs sociaux à la prise de décision ainsi qu’à un renouvellement des façons de faire la planification.
Le mode de la contestation mis de côté pour le temps de la consultation privée, un développement du projet aurait permis de mieux mesurer jusqu’où ces acteurs étaient capables de réfréner leurs doutes quant à la pertinence du volet commercial et leurs revendications traditionnelles pour un nombre minimal de logements sociaux. Or, le projet immobilier n’a jamais fait l’objet de plus amples développements de la part des promoteurs.
En outre, d’autres facteurs influencent le bon déroulement des pratiques de consultation informelles entre acteurs choisis. La cohésion des acteurs sociaux en présence et la personnalité des individus sont déterminantes. Dans le cas de Porte Sainte-Marie, étaient présents des individus qui se connaissaient bien, qui connaissaient les préoccupations des uns et des autres, et qui avaient une bonne expérience de collaboration avant de participer à la consultation privée. Cela a sans doute facilité le bon déroulement du travail d’échange. Leur connaissance mutuelle est un atout pour les acteurs sociaux, qui peuvent ainsi avancer dans la collaboration sans crainte de nuire aux autres représentants de la société civile. Elle leur permet de savoir quels sont les compromis acceptables et les éléments moins facilement négociables pour l’un ou l’autre. Aussi, la bonne foi de chacune des parties demeure un élément crucial pour le développement de ce genre d’exercice de consultation. Le fait d’être reconnus comme des interlocuteurs et même comme des partenaires valables, dans un contexte où les ressources financières allouées au logement sont plus rares, constitue un intérêt pour les acteurs, mais encore faut-il que les promoteurs assurent un suivi, une continuité de la démarche de consultation dans la réalisation du projet. Pour assurer un tel suivi et permettre à ces changements dans les façons de faire la planification, l’administration locale doit également s’impliquer.
Conclusion
Dans un quartier défavorisé comme celui de Sainte-Marie à Montréal, l’enjeu de l’habitation revêt une importance capitale, qui en fait un élément suffisamment fédérateur pour amener des acteurs aux valeurs et intérêts distincts à tenter de collaborer. Chaque nouveau projet résidentiel suscite débats et attentes, mais porte également un potentiel de renouvellement de l’échange et de la négociation entre ceux qui construisent et ceux qui habitent.
Le cas du projet Porte Sainte-Marie se présente comme une tentative d’application de principes d’interaction entre les acteurs intéressés par le milieu, les promoteurs immobiliers d’un côté, les représentants d’organismes et de groupes de concertation de l’autre côté. Ces principes d’interaction entre acteurs antagonistes, qui sont encouragés par la Ville de Montréal, font désormais partie des nouvelles pratiques de planification des projets urbains. Le projet Porte Sainte-Marie n’ayant pas été réalisé, il n’est pas possible de mesurer l’influence concrète de la consultation privée sur les formes du projet. Néanmoins l’étude de l’exercice dans Sainte-Marie permet de dire que l’échange d’information entre les représentants sociaux et les représentants des promoteurs s’est avéré un enjeu clé, permettant aux premiers de renforcer leur position d’interlocuteurs importants du développement de projets d’habitation.
Certes, il est apparu que la situation d’interaction ne laissait pas place à un dialogue totalement ouvert sur la pertinence du volet commercial : ce volet était non-négociable pour les promoteurs. Toutefois, cela n’a pas empêché les représentants locaux de jouer le jeu de la collaboration et de tenter de tirer profit de la situation. Ils se sont ajustés en mettant entre parenthèses leur position sur ce volet commercial du projet et en travaillant plutôt à promouvoir la réalisation de logements qui répondraient aux besoins des familles, suivant un registre de collaboration plutôt qu’un registre de contestation.
En invitant les promoteurs de projet à interagir avec le public, l’administration montréalaise contribue à créer les conditions pour qu’un échange ait lieu entre les acteurs interpelés par l’aménagement et les enjeux de l’habitation. Ces conditions peuvent apparemment stimuler des compromis, des transactions sociales, favorables à la reconnaissance mutuelle des acteurs comme interlocuteurs crédibles, disposés à discuter sans le filtre de leurs positions de principe défendues habituellement, afin de parvenir à des points d’entente. Une transaction sociale réussie lors des échanges informels, comme ceux engagés lors de la deuxième phase de porte Sainte-Marie, prélude à la soumission d’un dossier plus étoffé lors de la consultation publique qui devrait suivre l’élaboration d’un projet d’habitation de cette ampleur. Cela préfigure également la réalisation de plans prévoyant des formes d’habitat produites suivant l’objectif de la mixité sociale.
Parties annexes
Notes
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[1]
Les auteurs tiennent à remercier les évaluateurs anonymes pour leurs commentaires. Les auteurs sont redevables au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et à la Chaire sur les approches communautaires et les inégalités de santés (CACIS) de l’Université de Montréal pour leur contribution financière.
-
[2]
La question de la démocratisation de la planification urbaine a fait l’objet d’un très grand nombre d’écrits dans le domaine des théories de la planification. Voir notamment à ce sujet Innes et Booher (2004 ; 2010), Forester (1999), Friedman (2008), Healey (2006).
-
[3]
En 1993, le gouvernement fédéral a cessé de financer à long terme les nouveaux logements sociaux. Cette mesure a été vivement critiquée par les organismes sociaux, mais aussi par les rapporteurs spéciaux des Nations Unies sur le droit au logement, qui critiquent, dans leur rapport de mission déposé en 2009, la manière dont le gouvernement du Canada s’assure du respect du droit au logement. Dans ce rapport, qui fait suite à des observations réalisées en 2007, il est déploré que les programmes de logement social aient été affaiblis par les compressions des années 1990 et il est souligné que le Canada fait figure d’exception du fait de l’absence de stratégie nationale de logement (Nations Unies, 2009).
-
[4]
Ces informations ont souvent un caractère confidentiel pour les promoteurs parce qu’elles peuvent éveiller la concurrence, notamment lorsqu’il s’agit de projets commerciaux.
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