Résumés
Résumé
Le travailleur pauvre est celui qui cumule à la fois conditions de travail précaires et conditions de vie précaires, deux situations qui pratiquent beaucoup d’interfaces sans se recouper totalement. Les questionnements portent autant sur l’activité de travail que sur le rapport à l’emploi. En plus d’être multidimensionnelle, la problématique du travailleur pauvre est une remise en cause fondamentale de l’ordre social basé sur l’emploi salarié à temps plein. Ceci implique de réviser les catégories d’analyse existantes pour appréhender le degré d’épuisement du mode de régulation existant n même temps que pour saisir les lignes de force de celui qui émerge.
Abstract
A poor worker is someone who is both doing precarious work and has precarious working conditions. These two circumstances are interconnected without being exactly the same, leading to questions about both the work and the employment relation. In addition to being multidimensional, the issue of the working poor is a fundamental challenge to a social order founded on full-time salaried work. It implies an alteration of analytic categories so as to understand the degree to which the existing mode of regulation is exhausted as well as to appreciate the power relations of that which is emerging.
Corps de l’article
Précisons, d’entrée de jeu, que le point central de cette réflexion n’est pas la pauvreté prise au sens large, mais plutôt les « travailleurs pauvres »[1]. Alors que, du moins au Canada et au Québec, les pauvres hors emploi dépendent en majeure partie des transferts publics et gouvernementaux en ce qui concerne les sources de revenus, « le travailleur pauvre » est un salarié avec un statut d’emploi sur le marché du travail qui ne lui permet pas d’échapper à la pauvreté et de satisfaire à ses besoins fondamentaux. Les « activités salariées » dans lesquelles il se trouve sont en déficit par rapport aux conditions salariales décentes, dérogatoires par rapport aux garanties du droit du travail et du système de protection du citoyen contre les risques sociaux (Arthurs, 2006 ; Castel, 2007). C’est dans la dissociation récente entre l’obligation imposée au citoyen démuni de travailler et l’obligation de la société de lui garantir ses droits d’accès aux biens sociaux que se trouve inscrite cette compréhension de la pauvreté et de la pauvreté en emploi. Les risques liés à l’emploi sont aujourd’hui de moins en moins mutualisés, et de plus en plus assumés par les individus. La situation des travailleurs pauvres apparaît redevable de la double précarisation du marché du travail et du système de protection sociale. Elle montre les limites de nos lois sociales et remet en débat le système de protection sociale mis en place dans le cadre de l’État-providence et de la société salariale.
Ici, la visée n’est pas d’élaborer un consensus sur les paramètres, les causes et les facteurs explicatifs, mais plutôt d’arriver à une synthèse permettant de dégager les contextes et les enjeux. Les questionnements portent autant sur l’activité de travail que sur le rapport à l’emploi, dont les fonctions directeset matérielles sont de :
occuper l’individu et l’aider à structurer le temps social ;
lui assurer une source de revenus et l’accès au bien-être matériel ;
lui apporter la reconnaissance sociale et la valorisation de soi (Gaillard et Desmette, 2007 ; Liénard, 2007).
Plus importantes encore s’avèrent les fonctions sociales et politiques de valoriser son identité de citoyen, de préserver sa santé physique et psychologique et de le protéger contre les risques sociaux. Au-delà de l’obtention d’un revenu et de l’accès au bien-être matériel, c’est souvent à travers sa trajectoire de travail que l’individu parvient à se créer une position sociale et à se définir un statut dans la société, à se représenter lui-même et à représenter son monde.
Dans l’article, nous revenons d’abord sur les notions de « précarité » et de « pauvreté en emploi ». Nous présentons ensuite le « travailleur pauvre » dans une perspective comparative (France, États-Unis, Canada), ce qui permet de rendre compte des facteurs conduisant à la pauvreté en emploi selon les types de société. Nous enchaînerons avec la systématisation des débats en quatre grandes thèses, dont l’apport est de montrer que les enjeux relatifs à la question du travailleur pauvre ne se limitent pas à ce qui se passe sur le marché du travail. Nous passons finalement en revue certains modes d’action publique mis en branle au Québec, tout en ayant le souci d’en proposer une lecture critique et de les intégrer dans une dynamique globale. La conclusion montre qu’en plus d’être multidimensionnelle, la problématique du travailleur pauvre est une remise en cause fondamentale de l’ordre social basé sur l’emploi salarié à temps plein.
De la précarité à la pauvreté en emploi
Que ce soit au Québec, au Canada et dans d’autres sociétés occidentales, on a observé au cours des deux dernières décennies une tendance à la diminution du taux de la pauvreté générale et une tendance inverse, à la hausse, chez les salariés (Béroud et al., 2007-2008 : 199 ; Hirsch, 2006). Contrairement aux années 1970 et 1980, le problème principal n’est plus la dépendance de l’aide sociale, mais le fait d’être pauvre malgré l’occupation d’un emploi rémunéré (Jenson, 2004). Cette nouvelle forme de pauvreté touche en particulier les personnes peu scolarisées, les femmes monoparentales, les jeunes travailleurs, les nouveaux immigrants et les autochtones (Picot et Myles, 2005 ; Ulysse, 2006 ; Heisz, 2007 ; Fleury, 2007 ; Picot, Hou et Coulombe, 2007). Il y a aujourd’hui plus de pauvres en emploi que de chômeurs pauvres, observe Maruani (2003 : 3). Paradoxalement, c’est encore au nom de la lutte au chômage et contre la pauvreté que l’on continue de précariser l’emploi, de contraindre les gens à des sous-emplois, ce qui les amène à devoir accepter des salaires ne leur permettant pas de répondre à leurs besoins de base. Le travailleur pauvre est celui qui cumule à la fois conditions de travail précaires et conditions de vie précaires, deux situations qui pratiquent beaucoup d’interfaces sans se recouper totalement.
Précarité et marché de l’emploi
Il en est ainsi de l’usage extensif de la notion de précarité, utilisée à partir des années 1980 pour rendre compte des mutations du marché du travail et de l’emploi ainsi que de la multiplication de formes de travail atypiques qui les accompagnent. Que l’on mobilise les travaux de Bourdieu (1998 ; 1999), de Paugam (2000), de Vosko (2006), de Castel (2007) ou de Gill et Pratt (2008), la précarité devient aujourd’hui une grille de lecture des évolutions de la société contemporaine. Elle réfère autant à des faits objectivement observables qu’à un sentiment d’incertitude et d’insécurité face à la vie quotidienne des individus et leurs perspectives de carrière et d’avenir (Fournier et Bujold, 2005). La précarité intègre un ensemble de thématiques plurielles et complexes — chômage, pauvreté, exclusion, inégalités — qui témoignent de son caractère multidimensionnel et de sa capacité de fédérer une diversité de processus et de situations dans le domaine social, politique, économique et culturel. Elle affecte de manière toute particulière la « génération précaire » (Bourdieu, 1999), c’est-à-dire les jeunes âgés de 20 à 30 ans obligés d’apprendre à vivre dans une société de risque et d’insécurité économique et d’emploi (Beck, 2000).
Cingolani (2005) définit « la précarité » comme un concept postfordiste renvoyant à ce qui est incertain et instable, fugace et fugitif. Le travail précaire se caractérise par une série de déficits : mauvaise rétribution de l’effort de travail, basse rémunération, peu de protection sociale, processus de production dévalorisé, peu de reconnaissance dans l’entreprise. Il faut y ajouter le manque de sécurité du revenu et de certitude — entendue ici comme une dérogation vis-à-vis les normes statutaires – que provoque le fait d’être dans un emploi non sécurisé et incertain, avec des bénéfices sociaux limités et un risque élevé de conduire à des maladies professionnelles (Vosko, 2006 ; Vosko et Zukewich, 2006). Ces imprévisibilités témoignent autant des stratégies managériales des employeurs que de la fragilisation des associations syndicales, au sein des entreprises du secteur industriel comme au sein du secteur tertiaire (Béroud et al., 2007-2008). L’emploi précaire structure les nouvelles inégalités, pas uniquement à cause de la dégradation des conditions d’emploi et de l’insuffisance de revenu. Il offre au travailleur peu de chance d’avancement pour sortir de la faible rémunération. Il entérine la distribution inéquitable des salaires parmi les travailleurs, alors que les politiques fiscales continuent de favoriser les ménages les plus aisés, notamment par la réduction de l’impôt sur le revenu.
Au coeur des institutions du salariat
Les positions de Gaullier (1992), Bourdieu (1998) ou Dubet (2006) traduisent bien l’effort constant des sciences sociales d’inscrire la précarité dans le fonctionnement des institutions du salariat. Gaullier (1992) compare l’entreprise contemporaine à une « machine à exclure » fonctionnant sur deux principaux leviers : l’invalidation des producteurs et la substitution de la logique des progressions professionnelles par la logique de compétence. L’exclusion découle en amont du processus de précarisation et de déqualification sociale des salariés dans lequel « les nouvelles exigences du travail transforment des producteurs en invalides » (Gaullier, 1992 : 176). Elle témoigne des mutations du marché du travail, entendues comme le passage d’une régulation sociale fordiste à une régulation flexible postfordiste, ainsi que de la déstabilisation du cycle ternaire de la vie jadis organisé en trois temps (la jeunesse et la formation, la vie adulte et la production, la retraite et l’inaction). Les entreprises épousent aujourd’hui une rationalisation et une restructuration fondées non sur la parcellisation des tâches tayloristes, mais sur la « polyvalence des individus » (Gaullier, 1992 : 171-172) et la triple flexibilisation des salaires, des effectifs, et des horaires.
Bourdieu (1998) décrit amplement ce processus de production des « exclus de l’intérieur » et l’inscrit aussi au coeur du système de production économique. La précarité repose sur « l’institution d’un état généralisé et permanent d’insécurité visant à contraindre les travailleurs à la soumission, à l’acceptation de l’exploitation » (1998 : 99). Au-delà de la dimension économique, elle atteint les travailleurs « dans leur capacité de se projeter dans l’avenir […] ainsi que dans leur ambition raisonnée de transformer le présent ». Le précariat dépossède pratiquement le sous-prolétariat des acquis qui lui auraient permis de se mobiliser pour exiger un mieux-être. Il affaiblit les « fictions nécessaires, des croyances indispensables au développement de l’action » (Dubet, 2006 : 30).
Dean (2006) suggère toutefois que la question de la précarité et du travailleur pauvre ne saurait être comprise en dehors des trois processus que sont le délitement de l’idée de « société de plein emploi », le discrédit des mécanismes de transferts gouvernementaux vers les démunis et la perte par les États-nations d’une autorité fiscale permettant de redistribuer la richesse. Ces trois processus sont d’abord de nature politique, dans la mesure où ils concernent la protection des citoyens contre les nouveaux risques sociaux (Joint-Lambert, 2007). Ils ont des liens directs avec le statut de citoyenneté dans ses dimensions tant sociales que civiles et politiques. L’État postindustriel se trouve actuellement confronté aux défis de défendre l’équité sociale tout en promouvant la dérégulation du marché du travail, de maintenir la fiscalité comme mécanisme de solidarité et de redistribution sociales tout en affaiblissant les mécanismes de transferts et de garantir la viabilité économique aux investisseurs internationaux tout en intervenant sur les inégalités sociales. La précarité est pour le postfordisme ce que le prolétariat a été pour l’ère industrielle (Gill et Pratt, 2008).
Le « travailleur pauvre » en comparaison
La problématique des travailleurs pauvres fait aujourd’hui l’objet d’intenses débats aux États-Unis (Blank, 2007 ; Maag, 2007), en France (Concialdi, 2002 ; Amossé et Chardon, 2007 ; Grimault, 2008) et en Europe (Immervoll, 2007 ; Lohman, 2006). Les travaux statistiques sur la distribution du faible revenu chez les individus et les familles menés au Canada (Heisz, 2007 ; Fleury, 2007 ; Picot, Hou et Colombe, 2007) se complètent de plusieurs études sur les « travailleurs vulnérables »[2] conduits autour des Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques (Battle, 2006 ; Vallée, 2005). Les travailleurs pauvres sont dans une situation de fragilité sur le marché du travail en ce qui concerne les salaires et les conditions de travail (Concialdi, 2002). En dépit d’un effort considérable de travail, ces derniers, ainsi que leur famille, vivent au quotidien des problèmes d’alimentation, de conditions de logements, de santé, bref, ils sont souvent dans l’incapacité de subvenir à leurs besoins mêmes essentiels. Pour Paugam (2007), les risques quotidiens liés à la pauvreté en emploi peuvent être matériels et symboliques, dans la mesure où les insatisfactions au travail et l’irrégularité des activités sont susceptibles de générer chez l’individu un profond sentiment d’inutilité et de dévalorisation de soi.
La notion de travailleur pauvre témoigne de l’affaiblissement de l’un des piliers philosophiques et culturels constitutifs des sociétés modernes occidentales au sein desquels le travail salarié symbolise la principale source d’émancipation, de liberté individuelle et d’autonomie citoyenne. Au-delà de la question éthique et morale, le travail constitue, aux dires de Castel (1995 : 624) un « mécanisme d’attribution d’une place, c’est-à-dire, une position sociale à laquelle sont associées une utilité sociale et une reconnaissance publique ». C’est un processus à la fois d’attribution et d’acquisition des droits sociaux et économiques. La notion même des « travailleurs pauvres » contredit le discours que l’emploi est le principal mécanisme de redistribution sociale. Elle infirme surtout la croyance que, dans une société basée sur l’économie du marché, la pauvreté ne peut résulter que du non-travail.
Les implications vont bien au-delà des questions de salaire et de revenu (Ehrenreich, 2004) ; c’est une destitution des catégories vulnérables de la pleine citoyenneté sociale et participative. La montée de la précarité et l’accroissement des inégalités rendent apparentes les contradictions entre une dynamique économique – requérant toujours plus de flexibilité – et le maintien de la cohésion sociale – exigeant de nouvelles règles de sécurité économique et sociale des personnes (Lefresne, 2008 : 13). La mutation de la société salariale avec la montée des dérégulations génère une flexibilité temporelle, une dilution des repères et un arasement des seuils, conclut Goguel D’Allondans (2005a : 248).
Pour une compréhension contextuelle descriptive
La manière de définir, de dénombrer et de classer les travailleurs pauvres constitue un enjeu important lorsqu’il revient de comprendre et de cerner ce nouveau phénomène de société. Les indicateurs et références rencontrés proviennent majoritairement d’une littérature de langue anglaise et des travaux réalisés dans des pays anglo-saxons tels les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie. Cependant, les États-Unis représentent le seul pays où a longtemps existé une définition officielle des travailleurs pauvres. Le US Bureau of Labour Statistics définit le travailleur pauvre comme l’individu qui, ayant travaillé au moins pendant 27 semaines (effectivement en emploi ou en cherchant un emploi), n’arrive pas à se placer au-dessus du seuil officiel de la pauvreté (U.S. Bureau of Labor of Statistics, 2005).
La conception américaine est qualifiée d’absolue, dans la mesure où elle reste centrée sur le revenu et le seuil de pauvreté. Pour sa part, la définition adoptée par l’INSEE au cours des années 1990 veut que le travailleur pauvre soit celui qui travaille pendant au moins 6 mois dans une année, mais dont le niveau de vie du ménage reste en dessous du seuil de pauvreté. La position française se démarque de celle des États-Unis de deux manières. D’abord, elle établit la distinction entre les pauvres actifs (travaillant ou cherchant du travail) et les travailleurs pauvres (travaillant au moins 6 mois) (Peña-Casas et Latta, 2004). Elle adopte ensuite un seuil relatif fixé à 50 % du niveau de vie médian de la population française en général. Ce seuil passe à 60 % dans le cadre des analyses de l’Eurostat (Concialdi, 2000). Autant pour l’INSEE que pour l’Eurostat, la nature des seuils de la pauvreté est de l’ordre du niveau d’accès aux biens et aux ressources susceptibles d’amener l’individu à avoir un niveau de vie décent dans les sociétés française et européenne.
Statistique Canada, qui calcule non « le seuil de pauvreté », mais « la mesure de faible revenu » (MFR) à partir de données globales fournies sur « les actifs précaires », utilise également le critère de la médiane pour distinguer les personnes pauvres des non-pauvres. Un travailleur est pauvre si son revenu familial est inférieur à un pourcentage fixe de 50 % de la médiane du revenu familial ajusté selon la taille des familles. Les auteurs canadiens parlent davantage de travailleurs vulnérables, qu’ils associent étroitement aux mutations du marché du travail, aux transformations du système de la protection sociale, à l’explosion des emplois atypiques et à la faible rémunération (Vallée, 2005 ; Chaykowski, 2005).
Les définitions précédentes tentent d’appréhender la problématique du travailleur pauvre selon une logique administrative, comptable et monétaire. Ces conventions (seuil de pauvreté, revenu médian, mesure de faible revenu et autres) ne sont pas que des chiffres fixés de manière arbitraire et à titre indicatif de ce qui peut constituer un revenu nécessaire pour assurer un niveau de vie décent au travailleur. Elles influent sur le message livré quant à l’ampleur du phénomène de la pauvreté en emploi et sur la manière de compter les travailleurs pauvres ainsi que sur la façon d’identifier les dynamiques familiales qui se trouvent en amont ou en aval. Peña-Casas et Latta (2004) font remarquer à cet égard qu’un seuil de pauvreté proche du salaire minimum laisse échapper beaucoup plus de gens que s’il en est autrement. Aux États-Unis, le seuil de pauvreté en 2008 est fixé à 10 400 $ pour une personne seule, et à 21 200 $ pour une famille de quatre, pour un total de 37,3 millions de pauvres.
Le risque de bas salaire touche davantage les salariés à temps plein aux États-Unis, alors qu’il concerne essentiellement les salariés à temps partiel en France. Les études françaises font davantage ressortir le rôle du prix exorbitant du logement, en particulier dans le cas des travailleurs parisiens et franciliens (Concialdi et al., 2005), alors que les études américaines mettent de l’avant l’absence de politique publique de santé et, jusqu’à tout récemment, placent le logement en deuxième lieu. Les études canadiennes renvoient à l’accroissement des inégalités de revenu depuis les dernières années, notamment depuis la refonte du régime d’assistance publique du Canada (RAPC) et la réforme de l’assurance-chômage devenue l’assurance-emploi en 1996.
On le voit bien, les formes de la pauvreté en emploi ne sont pas uniquement tributaires des fluctuations des gains d’emplois et de la position relative des travailleurs dans la répartition du revenu familial d’emploi. Elles relèvent au contraire d’un ensemble complexe de facteurs liant le fonctionnement du marché du travail aux politiques nationales dans les domaines des services publics, de la fiscalité, des transferts sociaux et de réduction des inégalités. Chacune de ces trois configurations nationales illustre des choix institutionnels et des modèles de régulation aussi bien que des normes, des valeurs et des schèmes de significations desquelles elle s’inspire et qu’elle met en relief. Par exemple, au Canada, l’État finance une plus grande proportion de services de santé, d’éducation, voire d’aide au logement et de garderies qu’aux États-Unis (Thérêt, 2002). Les familles canadiennes consacrent une part moindre de leur revenu réel à l’achat de ces services comparativement à leurs voisins américains.
Quatre grandes thèses
L’abondante littérature nationale et internationale que nous avons jusqu’ici consultée permet de dégager quatre thèses analytiques à la lumière desquelles nous tentons d’articuler ce qui se passe au Québec et au Canada avec ce qui se passe ailleurs. Nous revenons à l’hypothèse que la pauvreté en emploi résulte de la double précarisation du marché du travail et du système de protection sociale.
La thèse de la précarisation de l’emploi
Le risque de pauvreté en emploi semble, d’après certaines études, moindre pour les travailleurs à temps plein et plus élevé pour ceux se trouvant dans des emplois à temps partiel imposé et de courte durée, ainsi que pour les travailleurs autonomes et indépendants. Selon les données de Statistique Canada, 75 % des travailleurs pauvres sont à temps partiel ; ceux-ci se trouvent majoritairement dans les secteurs de services, de la vente en gros et au détail, de la restauration, du travail de bureau et de l’exploitation des ressources naturelles. Partant de la situation française, Cahuc et al. (2008) lie aussi la pauvreté en emploi à l’insuffisance d’emploi et non à la seule faiblesse des revenus d’activité ; c’est la durée du travail sur l’année qui joue le plus grand rôle dans l’explication des inégalités et de la pauvreté, et non le niveau du salaire minimum, précise-t-il.
Cette thèse se construit autour de deux grands vecteurs. Alors que celui du faible salaire prédomine dans les travaux de Saunders et Maxwell (2003) ainsi que dans ceux de Jackson (2005), le vecteur de la durée en emploi renvoie à des considérations différenciées. L’approche extensive (Acs et al., 2000) considère que le risque de connaître la pauvreté en emploi menace tout travailleur à bas salaire, peu importe la durée et le type d’emploi. L’approche restrictive (Ross et al., 2000) applique son analyse aux seules personnes ayant travaillé pendant toute l’année à temps plein, ce qui exclut du même coup les travailleurs saisonniers, les contractuels et les personnes sur appel. Fleury et Fortin (2004) ainsi que Fleury (2007) limitent leurs études à la situation des travailleurs canadiens ayant travaillé au moins 910 heures pour une année de référence. Chaykowski (2005 : 6) conclut toutefois que ce sont les niveaux de revenu, les régimes de travail et l’accès à la représentation syndicale et aux normes du travail pris ensemble qui déterminent l’ampleur de la vulnérabilité des travailleurs ainsi que leur niveau de désavantage économique.
Beach et al. (2006) font remarquer que dans les années 1980 et 1990, le marché canadien du travail a été influencé par son intégration croissante à l’économie américaine, dont le développement repose en grande partie sur l’évolution rapide de la technologie de l’information, l’externalisation des charges et responsabilités sociales, l’institution de divers régimes de travail non standard ainsi que l’intensification de la concurrence au niveau du commerce international. Certains de ces changements n’ont pas eu seulement une forte incidence sur la répartition des gains entre les travailleurs sur le marché du travail. Ils ont provoqué la restructuration des échelles salariales, avec une pression à la baisse et une diminution significative des emplois à rémunération moyenne (Danziger et Gottschalk, 1993 ; Beach et Slotsve, 1996). Devant l’intensification de la concurrence, les entreprises canadiennes elles aussi recourent de plus en plus au travail « précaire », particulièrement pour les jeunes et les travailleurs nouvellement embauchés. La structure organisationnelle du marché du travail a d’autant plus changé que les déplacements de l’emploi de l’industrie secondaire vers l’industrie tertiaire sont liés à un mouvement vers les faibles rémunérations (Morissette et Picot, 2005).
Si l’on ne peut douter du rôle central de la montée de la précarité, il faut surtout regarder du côté de la restructuration de l’économie qui accompagne le déclin des grandes industries fortement syndicalisées et le développement du tertiaire, qui l’est beaucoup moins, conclut Maurin (2008 : 46-48). La généralisation de la précarité attaque le coeur même de la société salariale qui s’est construite, tout au long du XXe siècle, autour d’une stabilité professionnelle assortie de garanties sociales et la prévisibilité des temps sociaux, donc d’une grande sécurité individuelle et d’une protection contre les risques collectifs.
La thèse des charges et responsabilités familiales
La deuxième thèse aborde la problématique des travailleurs pauvres à la lumière du double facteur des bas salaires et des charges familiales. C’est la combinaison du bas salaire et d’une importante charge familiale qui fait basculer le travailleur dans la pauvreté (Fleury et Fortin, 2006). Cette thèse est aussi forte en Europe, particulièrement en France où le concept de « pauvreté laborieuse » désigne la population de travailleurs occupés et les membres de leur famille vivant dans une situation de pauvreté. Deux grands facteurs semblent expliquer « la pauvreté laborieuse » : le faible salaire et la situation familiale (conjoint inactif, familles monoparentales, famille de grande taille) (Ponthieux et Concialdi, 2000 ; Peña-Casas et Latta, 2004).
La dimension du revenu familial vient dans une grande mesure relativiser, voire invalider la centralité du critère salarial et du revenu individuel d’emploi dans la manière de comprendre et d’analyser la problématique du travailleur pauvre (Chung, 2004). Le gouvernement du Québec définit le travailleur pauvre
comme un individu démontrant un effort de travail considérable durant toute l’année, mais dont le revenu familial se situe sous le seuil de faible revenu. Cependant, ce travailleur n’est pas nécessairement un travailleur à faible revenu si l’on considère que ses besoins sont comblés non seulement à l’aide de son propre revenu, mais aussi grâce à celui d’autres membres de sa famille.
Gouvernement du Québec, 2005 : 65
Cette vision intègre les définitions adoptées par les « analyses transversales » autant que celles proposées par les « analyses longitudinales ». Les premières considèrent comme travailleur à faibles gains un individu âgé de 18 à 64 ans qui, n’étant pas un étudiant à temps plein et ayant travaillé pour une durée minimale de 910 heures par année, ne dispose pas d’un revenu familial suffisant pour se procurer les biens et les services inclus dans la mesure du panier de consommation[3]. Les analyses longitudinales considèrent le niveau familial de ce même individu en comparaison au fait que celui-ci dépasse ou non le seuil du faible revenu après impôts. Un travailleur à faibles gains vivant avec un conjoint gagnant 100 000 $ par année ne saurait être considéré comme étant à faible revenu, mentionne-t-on à titre d’illustration.
Si cette logique sert encore à distinguer la question des travailleurs pauvres de celle des bas salariés, elle indique en même temps que le revenu d’emploi est susceptible d’être rééquilibré par la situation familiale (Fleury et Fortin, 2004 ; Lagarenne et Legendre, 2000)[4]. Le salaire ne représente qu’une composante du revenu du ménage qui peut être formé de multiples sources (Peña-Casas et Latta, 2004) qu’un travailleur atypique précaire peut mobiliser pour échapper de la pauvreté : la solidarité familiale, les transferts gouvernementaux, les programmes de protection sociale.
La thèse de la précarisation du système de protection sociale
Le phénomène du travailleur pauvre résulte d’un ensemble de décisions politiques, économiques et sociales prises au cours des 20 dernières années, avec le principal objectif de garantir au marché du travail une flexibilité lui permettant de répondre aux normes de la concurrence internationale (Bernier, Vallée et Jobin, 2003). Ces décisions s’inspirent, en amont, de l’idéologie qu’il faut libérer les entreprises de certaines charges sociales en vue de faciliter la création de l’emploi, en aval, de celle qu’il faut affaiblir le filet de protection sociale en vue d’exercer une pression sur la main-d’oeuvre — en particulier les gens au chômage et les prestataires de l’assistance publique — susceptible d’occuper les emplois qui seront créés. Le bas salaire est de manière tout à fait paradoxale devenu un phénomène en pleine expansion (Chen, 2005) au moment même où les nouvelles politiques étatiques s’appliquent à forcer la réinsertion en emploi des gens dépendants de l’assistance publique.
La hausse des inégalités apparaît redevable d’une part de la distribution déséquilibrée des gains d’emploi entre les familles les plus favorisées et les familles pauvres (voir à cet effet OCDE, 2008). Beaucoup de personnes qui travaillent à temps partiel ne parviennent pas à accumuler le nombre d’heures nécessaires pour avoir accès à l’assurance-emploi même après y avoir cotisé. Le système d’assurance-emploi ne couvre que seulement 60 % des travailleurs à une hauteur maximale de 55 % de leur revenu d’emploi. D’autre part, alors que les mécanismes de distribution ou le régime d’impôts et de transferts du Canada pouvaient être considérés dans les années 1980 comme un important instrument de neutralisation de l’accroissement de l’inégalité du revenu due au marché, ils se sont révélés moins performants dans les années 1990 (Zyblock et Lin, 1997). Les mécanismes de transfert et de redistribution du revenu se sont révélés inaptes à compenser les inégalités redevables des gains du marché. Les avantages sociaux restent fonction du statut au travail et du nombre d’heures travaillées, comme si on était encore à l’époque de la société du plein emploi.
La thèse de l’effritement du mythe du travail
La thèse de l’effritement du mythe du travail intégrateur, émancipateur et libérateur est alimentée par des travaux américains (Levitan et al., 1993 ; Ehrenreich, 2004 ; Shipler, 2004), canadiens (Saunders, 2003 ; Vallée, 2005) et européens (Goguel D’Allondans, 2005b). Dans The Working Poor, Shipler (2004) développe l’idée qu’une bonne frange de travailleurs américains ne profitent ni de la bonne performance, ni de la mauvaise performance de l’économie américaine. Les bas salariés travaillent fort – se trouvant souvent dans le double emploi – sans pour autant parvenir à se placer au-dessus du seuil de pauvreté. B. Ehrenreich écrit dans L’Amérique pauvre : « J’ai passé ma jeunesse à entendre, à en mourir d’ennui, que “travailler dur” était le secret du succès… Personne ne m’a jamais dit qu’on pouvait travailler dur — plus dur que je n’aurais jamais imaginé — et s’enfoncer toujours plus profond dans la pauvreté et les dettes ». Dans cette perspective, la question des travailleurs pauvres semble aussi défier la logique démocratique qui préside au fonctionnement de notre société, notamment lorsque l’auteur écrit : « Quand vous entrez dans l’univers des bas salaires, vous abandonnez vos libertés civiques à la porte ». Cette remarque porte à croire que la pauvreté en emploi ne se réduit pas à une question de bas salaires et d’inégalités, elle est en soi une violation des droits fondamentaux de citoyenneté, notamment des droits économiques, sociaux et culturels du travailleur.
La question des travailleurs pauvres exige une réflexion qui intègre à la fois une double démarche de responsabilisation individuelle et de protection des droits des travailleurs (Vandercammen, 2005). Pour le dire dans les mots de Goguel D’Allondans :
Si la société salariale est en crise, c’est que le travail intègre de moins en moins, et n’est plus le principal vecteur de socialisation. […] Auparavant le travail salarié représentait la norme sociale restructurant la vie en société. Le modèle salarial s’effrite avec la remise en cause de l’emploi durable à plein temps juridiquement protégé, et par le développement et la normalisation de toutes les formes diversifiées d’emplois précaires. […] Le travail salarié ne représente désormais que l’un des nombreux aspects de la vie, il n’est plus la valeur cardinale primant toutes les autres de l’existence.
2005a : 247-248
Cette transition est en outre marquée par le passage d’une société salariale basée sur l’emploi stable et protégé à une société entrepreneuriale, où la création des entreprises individuelles est promue, encouragée et aidée comme l’un des moyens de responsabiliser les gens aptes au travail face à leur propre chômage (Boutillier, 2005).
La notion de « travailleur pauvre » contribue à l’énonciation de l’un des paradoxes majeurs des sociétés postindustrielles. Le travail salarié ne représente plus le meilleur antidote contre la pauvreté. Être en emploi ne protège plus un fort segment de la population contre les risques ; il ne leur assure plus le revenu nécessaire pour répondre à leurs besoins de base et à ceux de leur famille. La nouvelle donne économique soulève ainsi la question de savoir comment garantir la cohésion sociale dans une société qui se polarise entre ceux qui ont des salaires de plus en plus élevés et ceux qui se trouvent confinés au bas de l’échelle dans des emplois précaires, sans avenir et non protégés.
L’action publique québécoise
Le Canada tout comme le Québec adoptent le discours d’activer les mesures de protection sociale (Dufour et al., 2003) et de rendre le travail rémunérateur (voir Jenson, 2004). La stratégie consiste, notamment au Québec, à combiner des dispositifs centrés sur l’insertion en emploi, des crédits d’impôt pour les travailleurs à bas revenu, et une revalorisation régulière du salaire minimum en le faisant passer de 7,75 $ en mai 2006, à 8,50 $ en mai 2008, puis à 9 $ en mai 2009[5]. L’instauration de la Prime à l’emploi (2005) comme celle du Pacte pour l’emploi (2008) permet aux pauvres d’avoir accès à des allocations et à des crédits d’impôt destinés à encourager les travailleurs à bas revenus à intégrer et à se maintenir sur le marché du travail. Les deux politiques concilient une triple logique : fiscale sous la forme de crédit d’impôt ; sociale dans leur visée d’aider les travailleurs éligibles à augmenter leur revenu en vue de mieux subvenir à leur besoin de base ; d’activation des mesures en exigeant un effort significatif de travail pour l’octroi des prestations. Ces stratégies gouvernementales ont le potentiel d’encourager les personnes éligibles à intégrer le marché du travail et d’accroître le taux d’occupation en emploi des clientèles cibles (femmes, mères monoparentales, jeunes, etc.). N’est pas toutefois évidente la manière dont elles vont stimuler la création d’emplois aidant ces individus à sortir de la pauvreté sans nécessairement renforcer la compétition pour les emplois précaires au bas de l’échelle dans les secteurs de services et d’autres secteurs périphériques du marché.
Il ne s’agit nullement de prétendre que ces mesures ne peuvent contribuer à bonifier la situation économique et sociale des travailleurs précaires et pauvres, mais plutôt d’attirer l’attention sur leur caractère artificiel, sectoriel et minimaliste face à des dynamiques structurantes d’un marché du travail en perpétuel changement. Il appert, pour reprendre une idée de Lafore (2007), que les phénomènes de pauvreté en emploi, de précarité et d’exclusion ne sont pas encore considérés pour ce qu’ils sont en eux-mêmes, mais plutôt comme des processus passagers, liés à la crise économique et susceptibles de disparaître avec le retour de la croissance économique et du plein-emploi.
L’expression de « travailleur pauvre » n’a fait objet de grande appropriation ni de la part des acteurs économiques, ni de celle des acteurs politiques ; elle fait encore moins partie du vocabulaire des intervenants et continue de gêner les militants syndicalistes (Béroud et al., 2007-2008). Les ajouts institutionnels proposés se limitent à la périphérie du système de protection et sont appliqués de manière à ne pas déranger le fonctionnement du marché. Or, il faut bien se rendre à l’évidence que la crise du salariat est structurelle et que le processus de socialisation en cours se caractérise par une disjonction de la croissance et de l’emploi (Goguel D’Allondans, 2005b : 22). Persiste alors la question de savoir comment il peut être possible aujourd’hui pour l’État et pour la société de répondre, en fonction de l’idéologie visant à « rendre le travail rémunérateur », à l’impératif politique de lutter contre la précarité, la pauvreté en emploi et les inégalités.
Des réponses éparses et moins formalisées
La majeure partie de la réponse à cette question et les défis que cela soulève peuvent être trouvés dans la multiplicité d’études et de synthèses produites sur les pays nordiques, nommément sur le « miracle danois » (Barbier, 2005 ; Auer et Gazier, 2006 ; Méda et Lefebvre, 2008, pour n’en citer que quelques-unes). Mais si l’on croit avec Barbier qu’il est impossible « d’importer » ce modèle et de le reproduire en dehors de son contexte historique, social, politique et culturel, il faudra identifier dans la littérature d’autres pistes éparses qui, tout en étant moins spécifiques et formalisées, pourraient répondre aux préoccupations sous-jacentes. Nous regroupons ces pistes en deux grandes familles : celles orientées vers des changements de politiques et celles proposant le renouvellement des modes de régulation sur le marché du travail.
Changer les politiques
Harry Arthurs fait remarquer, dans son rapport sur le Canada, qu’une
amélioration des conditions de travail et de la vie des travailleurs exige souvent des changements de culture, d’attitude et de comportement, de même que des changements institutionnels et structurels qui ne peuvent se faire exclusivement ou même principalement par l’intermédiaire de la législation sur les normes du travail, même si celle-ci peut parfois contribuer à les renforcer.
2006 : 13
Il apparaît important, poursuivent Cooke et Platman (2009), de mettre en place des politiques qui procurent aux gens des ressources au moment où ils font face à des incertitudes sur le marché de l’emploi. Il faudrait entre autres « trouver des moyens innovateurs d’encourager et de promouvoir des réseaux qui permettent à la fois de renforcer la sécurité du revenu et d’améliorer l’aptitude des gens à contrôler leur situation en matière d’emploi » (2009 : 3).
Martin Hirsch (2006) va encore plus loin dans la suggestion que la lutte contre la pauvreté et la pauvreté en emploi nécessite l’adoption de politiques sociales du même ordre que la politique économique. Ce n’est pas « à coups d’allocations ou des revenus de remplacement » qu’on parviendra à la solution, mais par « la formation, l’organisation du marché du travail et l’adaptation des services publics aux besoins des plus faibles – depuis la garde des enfants jusqu’à la prévention sanitaire en passant par l’accès au crédit –, la conduite d’une politique de logement anticipant les besoins nouveaux liés aux évolutions sociodémographiques » (Hirsch, 2006 : 81-82). Les transferts sociaux, même élevés, ne contribueront à réduire les inégalités que dans la mesure où ils sont intégrés dans une politique fiscale redistributive (2006 : 82), et que les régulations du marché du travail sont articulées aux régimes de protection sociale (Lefresne, 2008 : 12). Il importe surtout de passer des politiques sociales réparatrices et compensatrices à une logique d’investissement social permettant de « prévenir, soutenir, armer les individus et non pas à laisser fonctionner le marché, puis à indemniser les perdants » (Esping-Andersen et Palier, 2008 : 12-13).
Renouveler les régulations
Une autre famille de propositions réfère aux travaux d’auteurs européens, nommément français, engagés dans le renouvellement de la notion de « plein emploi », avec le double objectif d’atténuer les impacts des discontinuités professionnelles (Gautié, 2006) et d’assurer une stabilité des revenus. L’extension du droit du travail (Bourgeois, 2001), la sécurisation des trajectoires professionnelles (Méda et Minault, 2005) et l’élaboration de nouveaux droits sociaux (Auer et Gazier, 2006) sont les moyens envisagés en vue de réconcilier flexibilité et sécurité (Barbier, 2006). Gazier (2005) et Schmidt et Gazier (2002) ont pour leur part développé l’hypothèse des marchés transitionnels du travail comme moyen d’assurer une combinaison de revenus de travail et de prestations sociales durant les périodes de transitions professionnelles (entre formation et emploi, emploi et responsabilités familiales, chômage et emploi). Ces analyses françaises et européennes, notamment celles sur les marchés transitionnels et sur la sécurisation des trajectoires professionnelles, proposent des mécanismes de régulation des restructurations du marché du travail pouvant, au-delà des postes du travail et des statuts à l’emploi, ouvrir de nouveaux horizons pour la lutte contre la pauvreté en emploi et la protection sociale du travailleur précaire contre les risques sociaux.
Examiner les conditions de possibilité
Encore faut-il pouvoir identifier les conditions de possibilité et de réalisation de ces propositions, en référence aux modèles sociaux et politiques d’emploi (Méda et Lefebvre, 2008) au sein desquels elles doivent prendre forme. En Amérique du Nord en général, et au Québec en particulier, leur application dépendra de la volonté de l’État de renégocier les frontières entre emploi et non-emploi. Leur efficacité exigera un repositionnement politique et philosophique dont la visée est de libérer le citoyen de la dépendance du marché du travail (Esping-Andersen, 1990). Ce qui signifie en clair d’une part, promouvoir un degré élevé de démarchandisation à travers un système étendu de couverture de risques et de remplacement de revenu, d’autre part, inventer de nouveaux mécanismes d’arbitrage entre protection et assistance. Augmenter le taux d’emploi de qualité s’avérera également nécessaire pour rendre le modèle soutenable, dans le sens de générer des revenus fiscaux nécessaires pour indemniser les périodes d’alternance, et viable, dans le sens d’opérer un niveau de redistribution permettant de lutter contre la pauvreté et de réduire les inégalités.
En outre, institutionnaliser la multiplication et la diversification des statuts à l’emploi impliquera de renoncer au modèle de l’emploi salarié à temps plein qui constitue encore globalement la norme pour la protection sociale, dans le but de permettre le passage sans ruptures d’une activité à une autre (travail, formation, chômage, prendre soin des personnes dépendantes). On assistera alors à une inversion de logique, à une reconversion radicale des liens entre protection et emploi, ainsi qu’à une redéfinition du sens du travail et des rapports à l’emploi. Il s’agirait moins de la fin du travail salarié que de sa transformation, que du dépassement du libéralisme résiduel qui a longtemps contemplé l’emploi salarié à temps plein comme le vecteur privilégié de l’intégration sociale, de la citoyenneté et comme le mécanisme principal de la distribution du revenu.
Finalement, il y a la reconnaissance et la protection juridiques. La question de la diversification des statuts d’emploi ne peut se poser de manière indépendante de celle de la redéfinition de certaines notions au fondement du droit du travail. Il en va non seulement de l’extension de celles-ci à des formes d’emploi jadis désignées « exceptionnelles », mais qui se généralisent aujourd’hui (Bernier et al., 2003), mais bien de passer outre de décennies de jurisprudence en la matière pour adopter des règles flexibles, souples et applicables à plusieurs trajectoires professionnelles et d’emploi (Kravaritou, 1990). La précarité déroge à la protection accordée par le droit du travail en ne permettant pas aux travailleurs précaires de jouir des mêmes droits que les travailleurs stables et à plein temps. La pleine reconnaissance des autres formes d’emploi ne saurait toutefois se limiter à la seule création des niveaux de droits différents ou des degrés différents de protection au moment des transitions. Elle touchera indubitablement les principes fondamentaux du droit du travail. On se trouvera ultimement en un changement de paradigme, pris dans le sens kuhnien du terme, qui viendra bousculer un ensemble de croyances établies, de valeurs partagées, ainsi que des manières de se représenter et de faire société auxquelles on reste encore attaché.
Structurée autour de l’idée que la problématique du travailleur pauvre résulte de la double précarisation du marché du travail et du système de protection du citoyen contre les risques sociaux, cette réflexion a permis dans un premier temps de présenter plusieurs dynamiques contextuelles ainsi que différents visages de la pauvreté en emploi. Nous avons pu également regrouper les grandes tendances retrouvées dans la littérature selon quatre grandes thèses : la précarisation de l’emploi ; les charges et responsabilités familiales ; la précarisation du système de protection sociale et, finalement, la thèse de l’effritement du mythe du travail émancipateur. La multiplication des régimes d’emploi non conventionnels, les restructurations des échelles salariales à la baisse ainsi que l’affaiblissement des mécanismes de transferts sociaux provoquent chez le travailleur atypique précaire un profond sentiment de vulnérabilité (Chaykowski, 2005) et d’insécurité économique (Osberg, 1998 ; Osberg et Sharpe, 2003).
La pauvreté en emploi laisse supposer qu’il s’est produit au cours des dernières années une déconnexion entre les garanties et les sécurités relatives à la construction historique du salariat (Castel, 1995) et l’emploi salarié comme orientation normative dans la société libérale et comme mécanisme justifiant la domination de l’économique sur les autres sphères de la vie collective dans la société capitaliste. Au-delà de l’accroissement des inégalités et des réponses institutionnelles aux phénomènes de la précarité et de la pauvreté en emploi, nous assistons à l’émergence d’une forme de société (Goguel D’Allondans, 2005b : 18) pour laquelle il reste encore à penser d’autres modes de régulation, inventer d’autres mécanismes d’arbitrages, mettre en place d’autres systèmes de règles et jeux d’équilibre. Ceci implique de réviser les catégories d’analyse existantes pour appréhender le degré d’épuisement du mode de régulation existant en même temps que pour saisir les lignes de force de celui qui émerge. Pour reprendre la terminologie de travaux effectués autour du Réseau canadien des politiques publiques, il faut se préparer à orienter la configuration d’une « nouvelle architecture sociale » (Hay, 2005 ; Jenson, 2004).
Parties annexes
Notes
-
[1]
C’est la traduction littérale de la notion américaine de working poor qui est souvent utilisée pour exprimer un ensemble d’inquiétudes reliées au fait que les bas salariés et les travailleurs précaires se trouvent dépouillés d’une partie importante de leur pouvoir d’achat et leur capacité de consommation.
-
[2]
Être vulnérable, soutient Mercure (2008), ce n’est pas être exclus, mais ce n’est pas non plus être intégré : c’est être vulnérable au sens fort du terme, c’est-à-dire fragile.
-
[3]
Mise au point par le ministère du Développement des ressources humaines Canada et en application depuis 2000, la mesure de panier de consommation (MPC) ne se veut pas une mesure relative du revenu comme le seuil de faible revenu (SFR) ou la mesure de faible revenu (MFR). Elle englobe cinq types de dépenses pour une famille de référence de deux adultes et de deux enfants : 1) nourriture ; 2) vêtements et chaussures ; 3) logement ; 4) transport (transport en commun ou utilisation d’un véhicule usagé) ; 5) autres dépenses du ménage (par exemple, fournitures scolaires, meubles, journaux/magazines, loisirs et divertissements pour la famille, produits de soins personnels, téléphone, etc.). La mesure du panier de consommation (MPC) base le seuil du faible revenu sur le coût d’un panier de « biens et services » selon la région. « Une personne est considérée comme ayant un faible revenu si son revenu familial disponible est inférieur au coût des biens et services du panier de consommation dans sa collectivité ou une collectivité de même taille. »
-
[4]
Pour une critique de la thèse centrée sur le revenu familial, voir Morissette et Ostrovsky (2008) ainsi que le livre publié sous la direction d’Hélène Belleau et de Caroline Henchoz (2008) : L’usage de l’argent dans le couple.
-
[5]
Le salaire minimum est augmenté, à partir du 1er mai 2008, dans trois autres provinces canadiennes : de 7,60 $ à 8,50 $ en Nouvelle-Écosse ; de 7,25 $ à 7,60 $ en Saskatchewan ; de 7,50 $ à 7,75 $ à l’Île-du-Prince-Édouard. Le salaire minimum est augmenté en Ontario de 8,50 $ à 8,75 $ le 1er mars 2008, puis à 9,50 $ à partir du 31 mars 2009.
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