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La fin de l'année 2001 aura été marquée par la publication à un mois d'intervalle de deux ouvrages sur les rapports sociaux de sexe [1], ce qui prouve l'actualité des questions de genre en sociologie. L'ouvrage collectif dirigé par Thierry Blöss, professeur à l'Université de Provence, veut contribuer à éclairer un paradoxe : la permanence d'un principe de domination masculine malgré les indéniables changements intervenus dans les rapports hommes-femmes dans la période contemporaine. C'est pourquoi, sans doute, Blöss propose dans son introduction de parler d'un « changement contradictoire », qui dénote la fragilité de ce processus, l'inertie considérable des rapports sociaux entre les sexes et des institutions de socialisation, mais aussi les incertitudes qui persistent sur le sens ou la direction de ces changements. L'ouvrage détecte parallèlement un rapprochement incontestable des comportements et des trajectoires des hommes et des femmes et en même temps la persistance de la division des rôles des sexes. La formule suivante de Christian Baudelot et Roger Establet résume cette ambiguïté ou ce changement contradictoire : « Un progrès absolu s'accompagne souvent d'un accroissement des écarts relatifs ».
L'ouvrage aborde cinq grandes thématiques : la socialisation familiale et la reproduction des identités de sexe; la scolarisation différentielle; le travail et la mobilité; les trajectoires sexuées aux différents âges de la vie; et les représentations corporelles avec la sexualité et la sexuation des modes de vie.
Dans la première partie, Bernard Lahire aborde la socialisation primaire et la difficile question de l'incorporation des habitudes et des croyances, qui opère par tri (parfois par choix) à partir de la confrontation aux différents modèles sexués et par identification à la personne fréquentée. Le moyen de procéder à ces tris n'est pas indifférent à la question de la domination, moyen de se tenir à distance de la position, des pratiques de ceux que l'on approche et auxquels on se confronte. « Dominer l'autre de quelque façon que ce soit constitue un excellent moyen de le mettre à distance et de se protéger de son influence socialisatrice » (p. 18). Lahire propose de distinguer trois types de socialisation : la socialisation par entraînement ou pratique directe répétée (confrontation à des objets différents); la socialisation silencieuse (par exemple des espaces sociaux ségrégés selon le sexe); et l'inculcation idéologique.
Anne Muxel aborde, pour sa part, le rôle de la famille et des parents dans la transmission des opinions et des comportements politiques et dresse à cette occasion un bilan synthétique des études sur la socialisation politique. Ce recours au rôle masqué de la famille dans la socialisation politique est un des moyens d'expliquer la relative lenteur avec laquelle les femmes se sont impliquées dans la vie politique, après leur tardif accès au droit de vote (en France, il faut le rappeler, seulement en 1944). Anne Muxel repère les influences croisées et sexuées des parents sur les enfants et réciproquement, selon le genre de l'un et (ou) de l'autre, mais aussi l'influence prépondérante du père, « dépositaire de l'idéologie familiale ». En abordant la question de l'égalité parentale et ses paradoxes, que ce soit au niveau de la vie privée et des rapports conjugaux ou à celui des interventions publiques, Thierry Blöss complète ce portrait et revient sur la thèse générale des paradoxes en montrant le projet de promotion de relations égalitaires entre les hommes et les femmes dans le couple et la persistance des inégalités de cette répartition des rôles des sexes. Il voit dans les politiques publiques un des leviers de la domination masculine : ce qu'il appelle la « domination masculine d'État ».
Les trois contributions suivantes abordent, dans une deuxième partie, le rôle de l'école. Marie Durut-Bellat et Annette Jarlégan insistent pour leur part sur le travail de construction de la différence des sexes à l'école primaire (au plan des contenus et des repères normatifs) et dans le début de la carrière scolaire, au secondaire (l'orientation scolaire des filles). Elles renforcent la thèse générale de l'ouvrage en stipulant : non, les filles et les femmes ne sont pas les victimes du système scolaire, qui représente un incontestable levier d'émancipation; mais l'école demeure un creuset de la production de la différence, en termes de carrière scolaire mais aussi dans le façonnage des identités sexuées des élèves. Le chapitre de Valérie Herlich, consacré aux études supérieures, renforce cette lecture paradoxale ou ce constat contrasté : réduction des différences de sexe dans l'enseignement supérieur (élévation considérable du niveau de formation des filles, rendement scolaire un peu meilleur que celui des garçons, etc.), mais aussi maintien des différences dans la manière d'exercer le « métier d'étudiant » et dispositions plus positives des filles (en termes de motivation, concentration, capacités d'organisation, etc.). Baudelot et Establet étendent à l'échelle mondiale ces écarts garçons-filles et dressent à l'occasion un bilan général des formes que prennent inégalités et ségrégations scolaires dans le monde, avec les contrastes entre pays du nord et du sud. Le lecteur trouve là un moyen supplémentaire pour nuancer et mieux comprendre les paradoxes de la réduction des inégalités entre les genres, mais aussi pour prendre la mesure du chemin qui reste à faire en termes d'égalisation des conditions des femmes et des hommes.
Anne-Marie Daune-Richard et Dominique Merllié abordent, dans la troisième partie, le domaine de la vie professionnelle, du travail et de la mobilité sociale selon le sexe. Dans l'histoire qu'elle dresse de la place du travail dans les sociétés modernes, Anne-Marie Daune-Richard confirme la construction sexuée de cette division du travail et la spécialisation des femmes dans l'espace et les tâches du privé et celle des hommes dans l'espace public et les activités marchandes. L'inertie de ces représentations reste très puissante et permet à elle seule d'expliquer l'exclusion des femmes de la légitimité technique et de certains métiers qualifiés. Manifestement, dans la sphère du travail, les stéréotypes ont la dent dure. Dominique Merllié propose ensuite une analyse différentielle de la mobilité sociale, selon le genre, et présente les difficultés méthodologiques d'une telle démarche en distinguant et en comparant les trajectoires du père à la fille, de la mère à la fille, du père au conjoint. Le diagnostic est moins contrasté que précédemment, au sens où hommes et femmes sont également concernés par la lente érosion du lien entre origines et destinées.
Françoise Battagliola et Claudine Attias-Donfut traitent dans la partie suivante des trajectoires sexuées, en se consacrant respectivement à l'entrée dans l'âge adulte et au vieillissement. Là encore, une comparaison en fonction du genre est extrêmement riche d'enseignements sur la relativité de l'égalisation des conditions sociales des hommes et des femmes et permet de prendre la mesure des différences fondamentales de cycles biographiques, de transitions et d'étapes dans le processus d'avancement dans l'âge, ou bien encore de l'importance des rôles de soin ( care ) que l'on fait jouer aux femmes dans une société multigénérationnelle. Que ce soit le passage à l'âge adulte, l'accès à l'indépendance et à l'autonomie, les trajectoires d'insertion socioprofessionnelle ou le vieillissement, tous ces éléments confirment ldes écarts selon le genre, même si les femmes les plus diplômées bénéficient manifestement de « marges de négociations au sein de la famille dont ne bénéficient aucunement les femmes peu diplômées » (p. 195).
La dernière partie aborde l'intimité, avec les chapitres de Michèle Pagès sur le rapport au corps, l'ensemble des pratiques alimentaires, physiques et sportives ou médicales, et de Michel Bozon, sur la sexualité. Une fois encore, on perçoit à la lumière de ces développements le chemin qui nous sépare d'une vision traditionnelle de l'intime au féminin et au masculin et, en même temps, la permanence d'une approche sexuellement très différenciée.
Aucune conclusion n'est proposée à ce bilan fait de contrastes, d'avancées et d'inerties, de petites révolutions et de grands défis. Il est clair qu'il eût fallu pour cela définir une problématique homogène, ce qui est certainement moins propice à la discussion. À tout le moins peut-on saluer la relative parité de l'ouvrage avec huit contributions de femmes et six d'hommes. La question du genre ne se résume plus à la question de la position des femmes dans la société, mais impose une réflexion sur un possible « nouveau contrat entre les genres ».
Parties annexes
Note
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[1]
Jacqueline Laufer, Catherine Mary et Margaret Maruani (sous la direction de), Masculin-féminin : questions pour les sciences de l'homme, Paris, PUF, 2001.