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La dimension de genre de l'assistance sociale ressort clairement de l'analyse des obligations de travail qui s'enracinent dans cette institution de gestion de la pauvreté. En effet, historiquement, les obligations de travail imposées aux femmes touchant l'assistance sociale n'ont pas emprunté la même forme que celles qui étaient destinées aux hommes, reflétant, à chaque époque, le consensus social ambiant concernant la division du travail dans la société. Ainsi, les obligations de travail, dont l'existence est un trait marquant et persistant de l'institution assistancielle, se sont ancrées prioritairement en des lieux différents, la famille ou l'emploi, selon que les titulaires des minima sociaux étaient des femmes ou des hommes. En conséquence, des modalités de reconnaissance sociale et financière distinctes ont existé pour le travail réalisé dans ces deux espaces premiers de production de la richesse sociale.

Cependant, le « contrat d'obligations réciproques assistanciel » entre les femmes et l'État s'est profondément transformé ces dernières décennies, même si le rythme de cette évolution varie selon les pays. La montée des préoccupations envers ce qu'il est convenu d'appeler l'« employabilité » (ou l'« aptitude au travail ») traduit cette tendance selon laquelle les obligations de travail des femmes se situent désormais dans l'orbite de l'emploi. C'est sur ce processus de transformation des obligations de travail imposées aux mères seules touchant des transferts d'assistance sociale que nous allons nous pencher dans cet article. Cette mutation des obligations de travail — des devoirs socialement institués et datés dans le temps — soulève pour les féministes des questions difficiles à traiter, qui renvoient à des enjeux majeurs par rapport à la sécurité économique des femmes : elle conduit à questionner la signification du « principe de libre choix » revendiqué par certaines associations féministes québécoises pour les mères touchant l'assistance sociale, libre choix de rester à la maison ou de participer à des mesures d'intégration en emploi lorsqu'elles ont la charge d'enfants d'âge préscolaire. Au bout du compte, ce qui est en cause ici, c'est la pertinence de miser sur l'institution de l'assistance sociale comme lieu offrant des garanties de protection suffisantes aux mères seules et comme véhicule approprié pour reconnaître le travail des femmes dans la famille. L'analyse du traitement différencié des femmes pauvres dans l'assistance fournit ainsi l'occasion de débattre de la manière dont on choisit aujourd'hui de définir la citoyenneté sociale de l'ensemble des femmes.

Nous procéderons en quatre étapes. Premièrement, nous effectuerons un certain nombre de mises au point concernant, tout d'abord, notre cadre théorique et, ensuite, la question de la place des obligations de travail dans l'assistance sociale. Deuxièmement, nous verrons que, dans l'histoire, la dimension de genre des obligations de travail assistancielles, avec leur ancrage dans la famille, résulte de l'adoption délibérée d'une stratégie « maternaliste ». En troisième lieu, nous procéderons, à partir d'une analyse évolutionnaire des obligations de travail pour les mères seules titulaires de transferts assistanciels, à une lecture critique d'une stratégie qui viserait à combattre la pauvreté des femmes pauvres par la consolidation de leur statut de travailleuse domestique. Quelques pistes de réflexion seront finalement évoquées en regard de ce que pourrait être une nouvelle organisation des droits sociaux en matière de travail, d'emploi et de sécurité sociale pour les femmes [1].

Approche institutionnaliste, assistance sociale et obligations de travail

Une première mise au point s'impose concernant l'approche théorique que nous privilégions dans notre analyse de genre du travail et des politiques sociales. Nous nous inspirons de la théorie institutionnaliste de Commons (1934), l'un des économistes hétérodoxes qui ont fondé, dans la première partie du 20e siècle, le courant institutionnaliste américain. L'institutionnalisme commonsien, dont on redécouvre aujourd'hui la richesse et la complexité, permet de renouveler fondamentalement la théorie économique et de contrer ainsi la vision économiciste dominante qui domine cette discipline (Morel, 2000b).

Ce n'est pas le lieu ici d'exposer le cadre théorique de Commons [2]. Précisons brièvement que ce dernier représente une grille d'analyse éclairante pour l'étude des politiques sociales. Avec sa conception du sujet économique comme individu inséré dans différents réseaux de relations sociales [3] et comme citoyen doté de droits et de devoirs, la prééminence accordée à la notion de conflit dans la distribution des richesses ainsi que son approche évolutionnaire, transdisciplinaire et éthique, la théorie économique de Commons permet d'orienter l'analyse économique dans l'optique de la citoyenneté. En ce sens, elle est congruente avec les analyses de genre de l'État providence. L'insécurité économique peut ainsi être conceptualisée comme un « processus institué », c'est-à-dire analysée en termes de statuts économiques ou de position sociale garantissant des droits et imposant des devoirs économiques . L'institutionnalisme commonsien favorise aussi une compréhension intégrée des interrelations entre l'emploi, la famille et les politiques sociales. Une telle analyse transversale est nécessaire pour saisir la complexité de la division sociale du travail entre les hommes et les femmes et ses enjeux politiques (relatifs aux obligations de travail notamment). Enfin, le caractère « évolutionnaire » de la théorie de Commons oblige à appréhender les institutions à travers leur processus de transformation. Les différentes formes sous lesquelles se renouvelle un même phénomène dans l'histoire — comme l'imposition d'obligations de travail — peuvent ainsi être repérées et servir de révélateur d'une coutume assistancielle spécifique.

Deuxième point à préciser, l'existence d'obligations de travail [4] pour les allocataires de l'assistance sociale n'est pas simplement, comme on l'affirme souvent, le résultat du « néolibéralisme » des vingt-cinq dernières années ou encore de la « mondialisation », mais un trait persistant de l'institution de l'assistance à travers l'histoire. En effet, hormis quelques courts épisodes historiques, dont le plus célèbre est la période du système de Speenhamland, les obligations de travail ont toujours existé pour les pauvres, hommes et femmes, pour autant que ces pauvres étaient jugés « aptes au travail ». Ainsi, même en France, où prédominent les droits des pauvres dans le cadre d'une coutume de la solidarité, la connexion assistance-travail n'a jamais été rompue [5]. De la même manière, le Régime d'assistance publique du Canada (RAPC), instauré en 1966 et considéré comme instituant un modèle de « droits » dans l'assistance sociale, parce que le critère du « besoin » y était imposé comme fondement de l'admissibilité à l'aide publique, a peut-être permis de contrer temporairement le workfare au Canada, mais n'a rien changé au fait que des obligations de travail étaient imposées aux mères seules et pauvres dans la famille. Ainsi, depuis les lois sur les pauvres en Angleterre, qui consacrèrent l'opposition entre les pauvres « méritants » et les pauvres « non méritants », introduisant ainsi le principe du mérite au coeur de l'assistance sociale, les pauvres dont l'employabilité est reconnue socialement sont sujets à un traitement différencié dans le cadre de cette institution. Ce traitement distinct se rapporte, à des degrés variables, à une obligation de travail, que celle-ci prenne place en emploi ou dans la famille. En d'autres termes, l'apparition récente du workfare aux États-Unis ou de l'« insertion » en France — qui transforme la relation d'assistance en relation de réciprocité (Morel, 2000a) — ne fait que traduire une mutation des formes qu'ont empruntées les obligations de travail dans l'histoire et non l'apparition d'un phénomène inédit, qui refléterait l'existence de nouvelles préoccupations envers l'employabilité.

L'employabilité et l'incitation au travail sont donc des questions qui ont toujours traversé l'assistance sociale, cela en vertu d'un principe de base de cette institution, qui est celui de la less eligibility [6]. Selon ce principe, conçu précisément afin de préserver l'incitation au travail des personnes jugées « employables », le traitement des allocataires « aptes au travail » doit être de moindre qualité que celui des salariés. Par rapport au niveau de l'aide, le principe de less eligibility implique ainsi que les transferts d'assistance sociale sont d'un montant inférieur au salaire minimum, d'où le fait que les prestations s'établissent le plus souvent en deçà des seuils de pauvreté. Il en résulte que tant que la vulnérabilité économique des femmes sera démesurément prise en charge, dans le cadre de la sécurité sociale, par la logique a minima de l'assistance sociale , elles ne pourront jamais véritablement sortir de la pauvreté. Cela nous amène à une troisième mise au point : l'assistance n'est pas une institution ayant pour fonction de combattre la pauvreté. Cela n'a jamais été son objectif. L'assistance sociale a pour rôle de soulager les effets de la pauvreté [7]. La nuance est de taille. En effet, une telle visée lui confère plutôt le caractère d'une institution de « gestion de la pauvreté ».

Si les obligations de travail ont été imposées tant aux femmes qu'aux hommes, elles ont pris des formes spécifiques pour les premières. Pour comprendre la place des femmes dans l'assistance sociale, il faut se tourner vers la famille. En effet, non seulement les femmes ont-elle brillé par leur absence dans les formes conventionnelles de mise au travail des pauvres (tels les travaux publics engagés durant la crise des années 1930), mais surtout, dans leur cas, la régulation assistancielle de la pauvreté s'est portée sur les obligations familiales, ne contrôlant l'emploi que de manière indirecte.

Bref retour sur l'histoire de l'assistance aux mères pauvres

Dans les politiques de l'emploi et les politiques sociales, les femmes ont historiquement fait l'objet d'un traitement ouvertement différencié. Par exemple, elles ont souvent été les premières à être visées par les lois réglementant le temps de travail ou encore le salaire [8], les seules aussi à devoir démissionner ou à perdre leur droits à l'assurance-chômage en période de crise économique. Ces distinctions sont tombées une à une avec l'évolution des lois du travail. L'assistance sociale suit un mouvement similaire.

Aux États-Unis et au Canada, les premières formes d'interventions assistancielles sont des programmes catégoriels dans le cadre desquels un traitement particulier est institué pour les mères pauvres élevant seules leurs enfants, les programmes de « pension » pour les mères aux États-Unis, les programmes d'aide aux mères nécessiteuses dans les provinces canadiennes. C'est surtout durant les années 1910 que la plupart des États américains adoptent ces programmes de pension (Skocpol, 1992) [9]. Au Canada, les provinces de l'Ouest, qui s'inspirent directement de l'expérience américaine, emboîtent le pas à partir de 1916. Le Québec n'adopte son programme d'aide aux mères nécessiteuses qu'en 1937.

Ce sont des associations féminines qui, au Canada et aux États-Unis, revendiquèrent le plus ardemment l'adoption de l'assistance aux mères seules (Gordon, 1994; Little, 1998 : 13). Dans les deux pays, elles le firent au nom d'une idéologie « maternaliste » mettant de l'avant le caractère méritoire de la contribution citoyenne des mères élevant seules leurs enfants à la maison (Gordon, 1994; Little, 1998; Skocpol, 1992; Strong-Boag, 1979). On dirait aujourd'hui qu'elles voulaient faire reconnaître socialement le travail du « prendre soin » (le care ou caring labour) pris en charge par les mères. Pour mettre en évidence cette idée de « services à la nation », les associations féminines américaines privilégiaient le terme de « pensions » pour désigner l'aide aux mères pauvres. Cette dénomination était choisie par analogie avec le programme de pensions pour les vétérans  [10], classe de citoyens au mérite indiscutable. On cherchait donc à faire en sorte que les services rendus par les veuves pauvres ayant des enfants à charge soient considérés de la même manière. Par exemple, au Canada, J. Howard T. Falk, directeur du Département de service social de l'Université McGill et ancien responsable de la gestion du programme de pensions au Manitoba, s'exprimait en ces termes : « L'enfant est l'actif de la nation, soit-il immigrant ou né ici, et sachant cela, il est de notre devoir de conserver la valeur potentielle de la vie humaine […]. [Cet objectif] doit être satisfait par une interprétation appropriée du nouveau système, la reconnaissance des mères veuves comme étant le nouveau “service civil”. Le soldat se voit reconnaître une pension pour services rendus; la veuve s'en verra donner une pour service actif dans le travail de la nation, ici et maintenant » (Falk, 1919).

Les groupes de femmes qui revendiquèrent des droits assistanciels en contrepartie des devoirs accomplis par les femmes éducatrices choisirent de mettre l'accent sur la contribution productive des femmes dans la famille, parce qu'elles estimaient cette stratégie politiquement rentable. En effet, cela leur semblait pouvoir légitimer l'assistance publique aux mères pauvres auprès de l'opinion publique et rallier ainsi de multiples appuis à leur cause. L'histoire leur donna raison puisque des programmes d'assistance aux mères pauvres furent adoptés. L'assistance contrôla aussi directement les comportements de travail dans la famille, mode de régulation de l'institution assistancielle spécifique aux femmes. Les comportements pris en compte pour déterminer le caractère « méritant » ou « non méritant » des allocataires n'eurent pas trait à l'emploi mais à la fonction sociale principalement dévolue aux femmes à cette époque, l'éducation des enfants. Les pensions aux mères seules, tout comme l'Aid to Dependent Children (ADC) américaine, se démarquèrent des autres programmes sociaux par des formes de contrôle orientées vers la moralité des allocataires. Gordon (1994 : 282) parle, à ce sujet, d'un « test de moralité », se surajoutant aux « tests » de ressources et de revenu typiques de l'assistance. Ce « test de moralité » reposait sur le critère du « foyer convenable »; son objectif était d'assurer, conformément à la loi de 1935, que l'aide n'était accordée qu'à la femme qui remplissait correctement son rôle de mère. Le comportement sexuel était la mesure la plus fréquente du foyer convenable (Gordon, 1994 : 298); la présence d'un homme dans la maison ou la naissance d'un enfant « naturel » suffisaient à disqualifier les mères. Comme les règles qui construisent l'employabilité, la règle du foyer convenable visait donc à développer des comportements permettant aux allocataires de remplir leurs obligations sociales, relatives non au travail salarié, mais au travail domestique. Elle représentait ainsi un jugement social sur l'« aptitude au travail domestique ». Tout comme dans le cas de l'employabilité, s'établissait ainsi une classification des mères pauvres, permettant d'identifier, parmi les mères seules avec enfants, celles qui « méritaient » une aide financière de l'État [11]. Autrement dit, la règle du foyer convenable régulait la « maternabilité » (la condition des femmes, à qui la société imposait le devoir de s'occuper des enfants en les assignant à la sphère domestique) [12] plutôt que l'« employabilité ». La même analyse s'appliquait au Canada (Morel, 2002). Par exemple, au Québec, on exigeait des femmes touchant l'aide aux mères nécessiteuses qu'elles soient « de bonnes moeurs et capables d'élever [leurs] enfants dans de bonnes conditions de moralité » (Montpetit, 1933 : 39).

La stratégie des associations féminines de l'époque eut de graves répercussions sur le statut économique des femmes. Premièrement, en considérant les femmes pauvres uniquement en tant que mères, on créa des programmes qui ne visaient pas à consolider leur sécurité économique mais à sauvegarder le bien-être de leurs enfants. Comme, à partir de la fin du 19e siècle, la garde des enfants au sein de leur famille fut promue au nom de la protection de l'enfance, le maintien des mères au foyer devint une nécessité que l'État devait encourager activement. Le rapport du Comité sur la sécurité économique, à l'origine du Social Security Act de 1935, ne laisse planer aucun doute sur le fait que l'aide est surtout destinée, non pas aux femmes, mais aux enfants : « Les expressions “aide aux mères” et “pensions aux mères” mettent l'accent sur [un objet] qui conduit à une mauvaise compréhension de l'intention de ces lois. [Celles-ci] ne sont pas surtout des aides aux mères mais des mesures de sauvegarde pour les enfants. Elles sont conçues pour libérer du rôle de salarié la personne dont la fonction naturelle est de donner à ses enfants la protection physique et l'affection nécessaires non seulement pour les empêcher de tomber dans l'infortune sociale mais, plus positivement, pour les élever [de façon à en faire] des citoyens capables de contribuer à la société » (NCSW, 1985 : 36). De la même manière, au Canada, l'enfant est la principale personne que la loi vise à secourir : « Ne pourrait-on pas faire comprendre à chaque mère que cette aide lui est accordée afin qu'elle puisse mieux s'acquitter de sa tâche, non parce qu'elle est simplement une femme avec un ou plusieurs enfants qui, par suite de certaines circonstances extérieures, a des raisons de demander et de revoir cette allocation ? » (Laroche, 1950 : 98).

L'idéologie maternaliste des associations féminines fragilisa le statut économique des femmes parce que, deuxièmement, elle eut un impact direct sur les modalités d'intégration des femmes pauvres au marché du travail. On a ici une première illustration de l'effet structurant de l'institution assistancielle sur l'institution de l'emploi féminin. Les règles de l'ADC régulaient l'emploi féminin en agissant sur la capacité d'insertion en emploi des femmes pauvres. Ainsi, les mères touchant l'ADC n'étaient pas tenues de chercher un emploi. Ensuite, seuls certains types d'emplois leur étaient permis, car l'emploi maternel devait rester exceptionnel : l'emploi à temps plein à l'extérieur de la maison, en manufacture par exemple, était souvent défendu, alors que l'emploi à temps partiel, l'emploi saisonnier ou le travail à domicile étaient encouragés. Le même type de prescriptions se retrouvait dans l'aide aux mères nécessiteuses canadiennes. Enfin, dans l'assistance, les devoirs de la mère étaient présentés comme une contribution de travail substitutive au travail salarié, la contrepartie assistancielle étant instituée par analogie avec les exigences imposées par les employeurs : « Les mères étaient embauchées par un État pour prendre soin des enfants, et la continuité de leur emploi était dépendante d'une performance satisfaisante » (Gordon, 1994 : 52). L'État assignait à des travailleuses sociales un rôle de supervision face à ces « employées » (Gordon, 1994 : 52). Se développa ainsi une rhétorique qui amalgamait la relation d'assistance à une relation salariale. Au Canada, des pratiques semblables ont été relevées.

Troisièmement, le prix à payer pour le droit à l'assistance des mères pauvres doit être évalué en regard du fait que les associations féminines américaines et canadiennes choisirent simultanément de renoncer à défendre les droits des travailleuses en emploi. En consolidant l'image de la femme comme mère au foyer, ces groupes, non seulement refusaient de s'engager dans une lutte sociale pour l'institution de nouveaux droits associés à l'emploi qui auraient favorisé l'indépendance économique des femmes, mais validaient implicitement le préjugé selon lequel la place des femmes n'était pas en emploi mais à la maison (Gordon, 1994). Une « citoyenneté spécialisée » était donc instituée dans le cadre des politiques sociales, par opposition à une identité de « citoyen producteur », applicable tant aux femmes qu'aux hommes, qu'un pays comme la France promouvait dès la fin du 19e siècle (Jenson, 1990).

Les obligations de travail dans l'assistance aujourd'hui : une nouvelle donne

À l'heure actuelle, les obligations de travail amenées sous le vocable de workfare soulèvent un paradoxe difficile à gérer pour les féministes. Ce paradoxe tient au fait qu'elles doivent mener de front deux stratégies de promotion de la citoyenneté sociale des femmes : une première stratégie axée vers la consolidation des droits associés à l'emploi et une deuxième revendiquant que la contribution non reconnue des femmes dans la famille reste créatrice d'un droit à l'assistance sociale pour les femmes. Cette seconde stratégie comporte des dangers que les féministes doivent évaluer correctement, en raison des mutations irréversibles des institutions de la famille et de l'emploi féminin qui sont à l'origine de la transformation de l'assistance sociale en relation de réciprocité.

Nous venons de voir que l'assistance est fortement marquée par le fait que les devoirs imposés aux pauvres s'élaborent en fonction de règles sexuées. Si, pour les hommes, la coutume assistancielle renvoie à l'obligation du travail salarié, pour les femmes, elle régule, durant la plus grande partie de l'histoire, l'obligation relative au travail domestique. Dans la période actuelle, une mutation de ces obligations se produit. En effet, ce qui ressort en premier lieu de l'analyse évolutionnaire de l'assistance sociale, c'est le changement de forme dans le temps de la contrepartie de travail imposée aux femmes. Le travail domestique, qui était historiquement fondateur d'un droit à l'assistance et explicitement reconnu comme tel, est maintenant en passe de cesser de l'être, alors que c'est le travail salarié qui joue de plus en plus ce rôle. Du point de vue des femmes, donc, l'histoire du workfare est celle de l'invisibilisation progressive de leur contribution productive dans la famille, simultanément à la montée en force du modèle devenu dominant dans la répartition des revenus : celui de la mère contribuant à la société par son activité salariée. Aujourd'hui, la citoyenneté sociale des femmes passe d'abord et avant tout par le système de droits et de devoirs rattaché à l'emploi et à la technique de la sécurité sociale qui lui est associée : l'assurance sociale.

Pour comprendre comment cette mutation s'est opérée, il faut retourner à la notion d'employabilité conçue comme une réalité instituée. L'employabilité est souvent définie, de façon technique, comme une mesure objective des compétences ou, plus généralement, de la capacité des individus de s'intégrer en emploi. Pourtant, l'employabilité est d'abord et avant tout un construit social : elle est le produit des stratégies des différents acteurs en même temps que de l'évolution des institutions de l'emploi, de la famille et de la sécurité sociale. En ce sens, l'employabilité a trait à la condition de ceux et celles qui, aux yeux de la société, doivent occuper un emploi. Aussi, parler de personnes « employables » ou « aptes au travail » (salarié) renvoie à l'existence d'un ensemble de normes sociales et d'attentes selon lesquelles la contribution productive de certains groupes d'individus doit se situer dans l'espace public de l'emploi. Dans l'assistance sociale, la pauvreté des personnes « valides » — « aptes au travail » ou « employables » — a toujours fait problème. Des difficultés surgissent dès lors qu'il est question d'obtenir de l'État une aide en espèces pour ces personnes. L'assistance publique garde un caractère subsidiaire par rapport aux ressources financières que les individus sont censés tirer de la famille ou de leur travail salarié : le devoir de la personne considérée comme « apte au travail » de vivre de son propre travail prime toujours sur le devoir d'assistance de l'État à son endroit. C'est ce que nous appelons la «  coutume du mérite », parce qu'elle est basée sur des règles qui classent les pauvres en fonction de leur « employabilité présumée », de manière à identifier ceux qui méritent de recevoir une aide financière de l'État du seul fait de leurs faibles ressources. Dans cette optique, l'« employabilité » est un jugement social sur la capacité des individus de gagner eux-mêmes leur vie par le travail salarié. Ce jugement est donc hautement normatif, conditionné notamment par les valeurs dominantes entourant l'exercice de l'emploi. Dans une analyse de genre, une telle conception de l'employabilité permet de montrer que les attentes de la société face à l'intégration professionnelle des femmes pauvres (ou des jeunes ou des personnes handicapées) sont construites socialement en fonction des transformations du rôle dévolu aux femmes dans la famille et dans l'emploi.

Aujourd'hui, les obligations de travail pour les femmes pauvres s'orientent de plus en plus vers une forme de réciprocité assistancielle axée vers l'emploi par suite précisément de l'action conjuguée de l'évolution de l'emploi féminin et de la famille dans la société. La nouvelle condition des mères pauvres (celle d'être devenues « employables ») ne résulte donc pas de l'acquisition de nouvelles compétences mais de l'imposition croissante d'une nouvelle norme sociale concernant le travail des femmes, selon laquelle celui-ci doit se situer dans la sphère de l'emploi; ce changement va de pair avec les mutations de la famille survenues ces dernières décennies, qui accroissent les capacités d'intégration professionnelle des femmes. C'est ainsi que s'est construite, aux États-Unis, l'employabilité des allocataires de l'Aid to Families with Dependent Children (AFDC), en grande majorité des mères seules [13], et que, parallèlement, est apparu le workfare. Signalons que l'apparition de l'employabilité dans l'assistance obéit à une logique de genre. Pour les hommes, la nouvelle employabilité à l'origine de la réciprocité assistancielle ne vient pas de l'évolution de leur norme d'emploi ou de leur place dans la famille, mais de la prise en charge croissante par l'assistance sociale du risque chômage. Ainsi, une nouvelle employabilité masculine a émergé dans l'assistance en raison surtout du chômage accru et de l'érosion des droits liés à l'assurance-chômage. En somme, si, comme on l'a vu précédemment, l'assistance sociale a historiquement influencé l'emploi féminin, on peut également repérer maintenant le mouvement inverse : la famille, l'emploi et l'assurance sociale régulent l'assistance à leur image, en transformant la relation sociale qui la fonde en une nouvelle relation de réciprocité. Toutes ces institutions, hier comme aujourd'hui, évoluent donc conjointement.

Par quelles règles maintenant la mutation de l'emploi des femmes a-t-elle transformé le contrat d'obligations réciproques entre les femmes pauvres et l'État ? Aux États-Unis et au Canada, ce sont les règles d'exemption des obligations du workfare qui permettent de prendre la mesure du changement graduel de l'identité de « mères travailleuses » des femmes pauvres. L'un des critères utilisés pour sélectionner, parmi les femmes recevant l'aide sociale, celles qui doivent participer aux programmes d'intégration en emploi est l'âge de leurs enfants. Aux États-Unis, dans les programmes fédéraux de workfare des années 1980, les mères allocataires de l'AFDC étaient exemptées des obligations du workfare si elles avaient des enfants âgés de moins de six ans. L'âge de l'enfant donnant droit à une exemption a ensuite progressivement été abaissé, passant à trois ans lors de la réforme de 1988, et à un an dans le cadre de celle de 1996. La ligne de partage entre les allocataires contraintes de participer au workfare et les autres s'est donc progressivement déplacée à l'intérieur du groupe des mères pauvres recevant l'assistance, donnant une extension graduelle à l'imposition de la contrepartie de l'emploi. Au Canada, à l'heure actuelle, il existe des différences importantes entre les provinces quant à l'âge de l'enfant le plus jeune déterminant le passage des mères de la catégorie des « inemployables » à celle des « employables ». Par exemple, en Alberta, cet âge est de six mois, comparativement à deux ans en Saskatchewan, à six ans au Manitoba et à sept ans en Colombie-Britannique (Gorlick et Brethour, 1998 : 10). Au Québec, la loi qui a réformé le système d'assistance sociale en 1988 a permis aux mères ayant des enfants âgés de moins de six ans d'être exemptées de participer aux mesures d'employabilité, en instaurant un barème de « non-disponibilité »  [14]. Dans le projet de loi, le gouvernement avait toutefois tenté d'abaisser cette norme à deux ans (MMSR, 1987 : 28). Une même tentative infructueuse est survenue dix ans plus tard [15]. À l'heure actuelle, au Québec, l'âge de l'enfant permettant une exemption des obligations liées à l'emploi est de cinq ans. Le gouvernement québécois avance donc timidement dans la voie qu'il s'était préalablement fixée en s'appuyant sur la nouvelle politique familiale de 1997 [16]. Si l'on se tourne vers d'autres pays anglo-saxons, on observe que l'Australie et le Royaume-Uni ont établi la norme à 16 ans (Baker et Tippin, 1999 : 243). Quant à la Nouvelle-Zélande, qui avait fixé le seuil à 14 ans, elle vient tout juste de supprimer les exemptions pour les mères seules. On remarquera, à travers tous ces exemples, que les mères touchant l'assistance continuent de voir leur statut de travailleuse salariée conditionné par leur identité de mère, c'est-à-dire par l'âge de leurs enfants.

On constate ainsi que l'imposition d'une nouvelle norme sociale concernant le travail des femmes n'est pas un processus homogène : cette norme diffère au sein d'un pays comme le Canada et d'un pays à l'autre. Ces différences ne sont pas toujours aisément explicables. Toutefois, on peut voir qu'elles sont partiellement tributaires des variations nationales de l'emploi des femmes, dont la participation des mères seules à l'emploi est un bon indicateur. Ainsi, exception faite des États-Unis, les taux d'emploi des mères seules sont nettement plus élevés au Canada que dans les autres pays anglo-saxons : 57 % en 1994-1995 comparativement à 43 % en Australie, 41 % au Royaume-Uni et 27 % en Nouvelle-Zélande (Baker et Tippin, 1999 : 34). Au Québec, en 1997, le taux d'emploi des mères seules était de 47,3 % (Statistique Canada, 1998). Cette situation expliquerait, dans une certaine mesure, la transformation différenciée de la norme de réciprocité assistancielle envers les femmes au Canada et aux États-Unis, d'un côté, et dans les autres pays anglo-saxons, de l'autre : là où l'intégration en emploi des mères seules est la moins avancée, la mutation de l'assistance sociale est plus faiblement réalisée (et l'âge des enfants donnant droit à une exemption est plus élevé). Dans ce cas, les obligations de travail régulées depuis l'assistance sociale continuent d'être principalement celles qui prennent place dans la famille. Inversement, quand le taux d'emploi des mères seules est relativement élevé, comme au Canada, la montée des obligations relatives à l'intégration en emploi pour les mères seules touchant l'assistance est plus affirmée (et l'âge des enfants permettant l'exemption est plus bas). La forte variation des taux d'assistance chez les mères seules entre le Canada et les autres pays anglo-saxons reflète ensuite, en partie, cette structure polarisée des taux d'emploi et des règles d'exemption : alors que, en 1995, 44 % des mères seules touchaient des prestations pour les mères au foyer au Canada, les proportions étaient de 94 %, 89 % et 79 % en Australie, en Nouvelle-Zélande et au Royaume-Uni respectivement (Baker et Tippin, 1999 : 34).

Le Royaume-Uni offre un exemple intéressant. Ce pays se distingue par l'importance de l'emploi féminin à temps partiel : des quatre pays identifiés ici, il est le seul où l'emploi à temps partiel l'emporte sur l'emploi à temps plein (24 % comparativement à 17 % pour les mères seules; 40 % comparativement à 22 % pour les mères ayant un conjoint) (Baker et Tippin, 1999 : 29). Comme l'explique Millar (2000), en l'absence d'un soutien de l'État, les mères ont « résolu » leurs problèmes de conciliation emploi-famille en occupant des emplois à temps partiel plutôt que des emplois à temps plein. En outre, dans ce pays, la proportion des mères seules en emploi était plus faible en 1995-1996 qu'en 1971 (52 % par rapport à 41 %) (Millar, 1998 : 2). Le faible développement de l'emploi féminin pourrait expliquer, selon cette auteure, que le New Deal for Lone Parents, la nouvelle politique de promotion de l'emploi pour les mères seules touchant l'Income Support, soit encore volontaire [17] contrairement à ce que l'on observe aux États-Unis, pays dont le Royaume-Uni est très proche mais qui applique le workfare depuis maintenant une trentaine d'années.

Le passage des obligations de travail assistancielles pour les mères seules du mode de la « maternabilité » à celui de l'« employabilité » est donc directement lié à la montée de l'emploi féminin. Il est, en quelque sorte, un effet de retour du long cheminement qu'a été l'intégration des femmes à l'emploi. De ce point de vue, on peut affirmer que l'émergence de nouvelles obligations pour les mères touchant l'assistance sociale vient de l'extension des droits en emploi des femmes. Se pourrait-il que, une fois de plus dans l'histoire, les statuts assistanciels et les statuts d'emploi soient, dans une certaine mesure, placés en opposition ? Sans prétendre à l'irréductibilité de cette opposition, nous pensons que l'assistance sociale ne peut plus jouer le rôle traditionnel de moyen d'accès à un revenu qu'elle a eu historiquement, surtout pour les mères seules. En d'autres termes, la contribution non reconnue des femmes dans la famille ne peut plus, comme autrefois, être créatrice d'un droit à l'assistance sociale pour les femmes.

Ce qui est débattu ici, c'est la position de certaines associations féministes qui refusent l'imposition de nouvelles obligations liées à l'emploi pour les mères touchant l'assistance sociale, au nom de l'objectif de la reconnaissance sociale du travail domestique. Au Québec, c'est le cas notamment de la Fédération des femmes du Québec (FFQ). Cette organisation s'est prononcée, dans le cadre des débats sur la réforme de l'aide sociale québécoise, pour le « principe du libre choix des femmes de demeurer ou non un certain temps à la maison pour élever des enfants », considérant qu'« élever des enfants, c'est aussi un travail » (FFQ, 1997). D'autres chercheuses ont souligné avant nous les risques de recul que comporte cette stratégie par rapport à l'objectif de l'autonomie économique des femmes, l'associant à une « atténuation » et à un « rétrécissement » de la revendication initiale du mouvement des femmes pour le « droit au travail » (Descarries et Corbeil, 1998 : 119). Ces débats sont particulièrement complexes, par le nombre élevé de politiques publiques qu'ils impliquent, délicats, par les risques de récupération politique qu'ils comportent, explosifs enfin, par les dissensions dans le mouvement féministe qu'ils soulèvent. Il est néanmoins indispensable de les poursuivre.

Quel est le sens, tout d'abord, du « principe de libre choix » défendu ici, lorsqu'on affirme que l'assistance sociale ne doit pas être assortie de conditions, car ce ne serait ni « moralement défendable », ni « socialement utile ou efficace » (FFQ, 1997 : 13) ? Le fait de poser le problème du libre choix en ces termes fournit, en partie, une interprétation tronquée de ce qu'est la relation assistancielle. Dans l'assistance sociale, les obligations de travail ont toujours existé pour les femmes, on l'a vu. Seules les formes de la réciprocité ont changé selon que le travail s'effectuait en emploi ou dans la famille. Autrement dit, l'assistance sociale est toujours « assortie de conditions » liées au travail. Par conséquent, le libre choix prôné ici ne peut que concerner l'alternative entre travailler à la maison et travailler en emploi laissée aux mères qui touchent l'assistance. Refuser les obligations en emploi dans l'assistance revient ainsi à entériner la formule d'obligations réciproques travail domestique-allocation d'assistance, ou l'imposition des obligations dans la famille pour les mères pauvres.

Cela nous amène à l'autre versant de la proposition du libre choix, qui a trait, cette fois, à la conviction selon laquelle l'assistance sociale peut être investie du pouvoir de reconnaissance de la valeur du travail domestique et servir ainsi de levier pour l'autonomie financière des femmes : « La raison qui fait que l'aide sociale est devenue un outil majeur pour s'affranchir d'une situation de violence ou autre […] est que l'aide sociale contribue à la reconnaissance du travail des femmes à la maison » (Bélanger, 2000 : 20). Il est vrai que « les femmes se sont approprié l'aide sociale comme un outil qui leur a permis de faire des ruptures avec des situations inacceptables lorsqu'elles voulaient vraiment cheminer vers le droit à l'égalité, à la dignité et au respect d'elles-mêmes » (Bélanger, 2000 : 19). Cela a été le cas historiquement puisqu'on a vu l'État reconnaître explicitement la contribution de travail des femmes dans la famille, et l'assistance, qui en était la contrepartie, s'apparenter à un « droit »  [18]. L'État réalisait, par l'aide aux mères nécessiteuses, un « placement en citoyenneté ». Mais, maintenant que le droit à l'emploi est ouvertement reconnu aux femmes, l'assistance sociale ne peut plus être un lieu de reconnaissance de leur citoyenneté comme le concevaient les féministes de l'époque de l'aide aux mères nécessiteuses. Un mouvement irréversible s'est opéré. Nous l'avons dit, les obligations de travail dans l'assistance doivent être analysées dans une perspective beaucoup plus large que celle d'une simple régression des droits sociaux. Ce qui se produit actuellement, c'est une mutation globale des obligations de travail, qui se reflète par un changement des exigences sociales envers les femmes (« aptes au travail ») dans la sécurité sociale. À mesure que le travail salarié des femmes est institué comme contrepartie socialement reconnue en échange d'un revenu, ce dernier tend à s'imposer comme la forme canonique de la contribution sociale. De ce point de vue, les obligations de travail liées à l'emploi deviennent de plus en plus incontournables.

L'« approche volontaire » de la participation aux mesures d'intégration sociale et professionnelle, basée sur la reconnaissance du caractère déjà suffisamment éprouvant des parcours des mères seules voulant s'intégrer en emploi pour qu'il ne soit pas nécessaire d'en ajouter, garde-t-elle alors encore un sens ? Nous avons nous-même plaidé ailleurs pour une aide assistancielle « non liée » (Morel, 2000a) et nous continuons de penser qu'idéalement, cela devrait être le cas. Cependant, la question que nous posons ici est celle de la raisonnabilité ou de la faisabilité politique d'une telle option. Non seulement la réciprocité assistancielle est-elle une constante dans l'histoire, ce qui, pris à la lettre, rend caduque toute proposition d'aide non liée, mais, de plus, la réciprocité, sous diverses formes, traverse toutes les relations sociales impliquant des personnes « aptes au travail ». Dans une société salariale, le mode prépondérant de relation sociale régulant la distribution du revenu est fondé sur une relation contribution-rétribution. En d'autres termes, le « droit au revenu » repose principalement sur la contribution de travail de son titulaire : le travail salarié contre rémunération dans la relation salariale, la cotisation sociale contre l'assurance sociale dans la relation assurancielle, les obligations de travail (domestique ou salarié) dans la relation assistancielle.

Une réflexion transversale permet de mettre en évidence l'existence de plusieurs types d'obligations exigées des individus dans la société, mais aussi le fait que tous n'apportent pas la même sécurité économique. Dans l'assistance, institution de la gestion des pauvres, la contrepartie est déqualifiée lorsqu'on la compare aux formes de contrepartie existant dans les autres relations sociales. Ainsi, l'assistance sociale comporte un ensemble de caractéristiques qui la différencient nettement des autres modes de gestion des risques sociaux (l'assurance sociale et les transferts universels) et qui font en sorte qu'à l'intérieur d'un État providence développé, le statut économique de sécurité qui y est institué ne peut être qu'un statut de seconde zone (Morel, 1999). La faiblesse relative des droits institués dans l'assistance sociale vient de ce qu'elle repose sur une solidarité nationale « conditionnelle » et résiduelle (entraînant un manque de légitimité, un faible niveau d'aide, une stigmatisation pour les personnes concernées, l'arbitraire dans la mise en oeuvre des programmes et l'opacité des règles). À cela s'ajoutent la sensibilité des transferts d'assistance aux décisions politiques et le déficit démocratique dont ses bénéficiaires font les frais. En somme, dès lors qu'il est devenu incontournable que les obligations de travail assistancielles concernent l'emploi, la question que nous devons nous poser est de savoir dans quelles conditions nous voulons les voir être réalisées. Les obligations de travail ne sont acceptables que si elles confèrent un statut économique de qualité. Elles peuvent donc difficilement prendre place dans l'assistance sociale.

En revanche, il est indéniable que la qualité des statuts économiques des femmes s'est accrue du fait que celles-ci remplissent de manière croissante leur contribution sociale en emploi. Pour les femmes, l'emploi est émancipateur. C'est bien ce qu'ont fait ressortir les féministes qui, comme Orloff (1993), ont critiqué les théories traditionnelles de l'État providence, comme celle d'Esping-Andersen (1990), pour avoir négligé le caractère différencié de la situation économique des femmes et le fait que, pour celles-ci, l'emploi est synonyme d'autonomie plutôt que d'asservissement. Le bien-fondé de cette critique a d'ailleurs été reconnu par le principal intéressé, qui écrivait récemment : « nous avons besoin de compléter le concept de démarchandisation [19] par un autre concept : celui de défamilialisation. “Défamilialiser” la politique sociale signifie un engagement à collectiviser le poids et les responsabilités de la charge familiale, ce qui est manifestement une condition préalable pour les femmes qui cherchent à harmoniser travail et maternité » (Esping-Andersen, 1999 : 277-278). Nyberg (2000 : 36) abonde dans le même sens lorsqu'elle explique que la notion d'autonomie financière est sexuée, c'est-à-dire qu'elle n'a pas la même acception pour les femmes et les hommes :

Chez les premières, l'indépendance financière consiste à percevoir un salaire et à subvenir à leurs propres besoins : il s'agit donc, dans le cas des femmes, de ne pas être financièrement tributaires d'un homme. Dans le cas des hommes, le concept d'autonomie financière apparaît plus rarement. Le cas échéant, il ne désigne pas un homme financièrement indépendant d'une femme, mais un homme nanti d'une fortune suffisante pour assurer sa subsistance, autrement dit un être non tributaire du marché du travail. Ainsi, le concept d'autonomie financière s'exprime en termes de classes lorsqu'il s'applique à un homme, mais revêt une valeur sexuée lorsqu'il fait référence à une femme. Les hommes financièrement autonomes sont libérés du travail salarié, tandis que les femmes financièrement autonomes sont libérées grâce au travail salarié.

Ajoutons que les femmes pauvres ont tout à gagner d'une amélioration des garanties collectives en emploi puisque la capacité d'amélioration des minima sociaux est tributaire du niveau de qualité des statuts d'emploi minima. Mais les femmes pauvres profitent aussi à court terme du renforcement des garanties collectives en emploi simplement parce qu'il existe, en réalité, de multiples chevauchements entre l'emploi, l'assistance sociale et l'assurance sociale. Les mères touchant l'assistance sociale sont souvent aussi des travailleuses salariées ou des assurées sociales tout comme les femmes pauvres sont souvent des travailleuses en emploi.

Un dernier point doit être clarifié : reconnaître l'inéluctabilité d'obligations d'un nouveau type dans l'assistance ne signifie pas pour autant qu'il faille cesser de rechercher de meilleurs droits. Il ne fait aucun doute pour nous que les droits assistanciels doivent être améliorés par des mesures comme, par exemple, la hausse et l'indexation des allocations d'aide sociale. Car les « mères seules devront encore être assistées, bénéficier en somme d'un programme de welfare » (Dandurand et McAll, 1996 : 88). De ce point de vue, il est nécessaire d'aller au-delà de l'opposition canonique entre mesures « actives » et mesures « passives » et penser ces interventions (transferts de revenu et démarche d'intégration sociale et professionnelle) en termes de complémentarité plutôt que d'opposition. Dès lors, il apparaît clairement que l'investissement collectif dans des mesures d'intégration sociale et professionnelle ne dispense pas de la nécessité de transferts d'assistance à des niveaux acceptables, compte tenu du niveau de la richesse collective (Lepage et Martel, 1997 : 8). Cela dit, il faut garder en tête, du point de vue de la faisabilité politique de ce type de proposition, que, dans une société salariale, c'est toute la structure des salaires qui est en cause quand on veut hausser les minima sociaux.

Cependant, dans le cadre de cet article, nous nous intéressons aux droits assistanciels, non pas tant au point de vue de l'allocation qu'à celui de la « contribution » qui est exigée des allocataires en termes d'obligations de travail. Or, une bonne part des réticences des féministes face aux obligations liées à l'emploi dans l'assistance vient de ce que celles-ci sont imposées dans une optique punitive. L'émergence de nouvelles obligations pour les mères touchant l'assistance sociale est un processus qui, en Amérique du Nord, obéit à la logique du workfare, laquelle est synonyme de resserrement en matière de droits assistanciels. Il n'en va pas ainsi partout, comme en témoigne le cas de la France, où la mutation de la relation assistancielle en relation de réciprocité obéit, dans le cadre de l'approche de l'insertion, à une logique d'extension des droits sociaux (Morel, 2000a). La coutume de la solidarité, typique de l'institution assistancielle française, peut donc servir de modèle pour inscrire les obligations de travail dans une perspective de droit. Le droit à l'insertion sociale et professionnelle et le droit à l'accompagnement dans des parcours adaptés et progressifs sont ainsi des revendications à promouvoir activement.

Et la reconnaissance du travail du « prendre soin » ?

Un problème reste entier, celui de la reconnaissance et de la valorisation du travail du « prendre soin » accompli par les femmes, en particulier dans la famille. En effet, si l'assistance sociale n'est pas le véhicule approprié pour valoriser le travail domestique des mères pauvres, quelles sont les institutions susceptibles de l'être ? Les féministes débattent depuis longtemps des façons de valoriser ce que toutes s'entendent pour reconnaître comme étant une contribution essentielle au bien-être de la société. Car, si la norme sociale pour le travail des femmes est devenue l'emploi, le travail dans la famille ne s'est pas volatilisé pour autant. À cet égard donc, les choses ont peu changé dans l'histoire : obligations dans la famille et obligations en emploi continuent de coexister. Mais le problème est plus aigu qu'auparavant puisque l'élévation du niveau de l'emploi des femmes ne s'est pas accompagnée de la mutation des responsabilités du travail dans la famille qui aurait dû lui correspondre. Il s'ensuit que les femmes sont aujourd'hui mobilisées de toutes parts, leur citoyenneté active, c'est-à-dire les droits rattachés à leur contribution à la richesse collective, se jouant implicitement dans la sphère de la famille, en même temps qu'explicitement dans celle de l'emploi. Le message adressé aux femmes est donc tout à fait contradictoire : « ne pas travailler quand on a des responsabilités familiales est irresponsable, mais travailler et assumer ces mêmes responsabilités est impossible, du moins aux conditions actuellement offertes sur le marché du travail » (Dandurand et McAll, 1996 : 89). Comment promouvoir la citoyenneté sociale des femmes à partir de leur contribution en emploi mais aussi du travail qu'elles réalisent dans la famille sans s'enfermer dans les pièges de l'assistance sociale ? Face à cette question qui ouvre un véritable chantier de réforme de la sécurité sociale, nous nous limiterons à identifier quelques axes de réflexion.

À l'heure actuelle, aux États-Unis et au Canada, les débats portent démesurément sur les questions de la pauvreté et de la protection au minimum, au détriment d'une réflexion large et prospective sur l'emploi et les politiques sociales [20]. Face aux inégalités dans la répartition des ressources, la lutte contre la pauvreté ou l'appauvrissement est un front d'action beaucoup trop limitatif, comme l'assistance sociale est un levier d'action trop faible : la politique de l'emploi, les normes minimales du travail, la syndicalisation et l'action collective, la fiscalité, les assurances sociales sont des instruments autrement plus puissants. Il est connu que la combinaison de l'emploi de qualité et d'un système de sécurité sociale élaboré est le plus sûr moyen d'améliorer les statuts économiques. Le faible niveau de pauvreté des familles monoparentales dans certains pays en témoigne : par exemple, « 17 % des familles monoparentales vivent en dessous du seuil de pauvreté en France, alors que plus de la moitié sont dans ce cas au Royaume-Uni ou aux États-Unis » (Olier et Herpin, 1999 : 332). En effet, la faible pauvreté des mères seules est due à « l'importante participation des mères seules au marché du travail, dans des emplois à temps plein, mais aussi à l'efficacité des politiques sociales et familiales » (ibid. : 333).

Autre constat important, le débat sur les assurances sociales est laissé de côté. Soit on tient pour acquis qu'il s'agit d'un front d'action définitivement dépassé, soit on considère que les assurances sociales, parce qu'elles ont, à certains égards, défavorisé les femmes historiquement (en reproduisant les inégalités en emploi), devront nécessairement toujours opérer ainsi. Ces visions font l'impasse sur la capacité des institutions de se transformer, et plus encore sur l'histoire des institutions, qui est synonyme de transformation perpétuelle. Dès lors que la réflexion est menée en termes de transformation de l'État providence et du travail (et non de « crise » ou de « fin »), une réflexion sur les voies de réforme de l'assurance sociale qui apporteraient aux femmes des garanties stables de protection, y compris en regard du travail effectué dans la famille, devient possible. On peut alors s'interroger notamment sur les modalités d'extension des droits à l'assurance sociale « dans le cas de travaux ménagers, d'une activité familiale, d'une activité de soins ou d'une activité bénévole » (Leisering, 1996 : 431). Comme le soulignait par ailleurs Poulin-Simon (1981 : 62), la « protection aux femmes engagées dans la production domestique par l'assurance sociale représenterait au point de vue économique une extension tout à fait légitime de la sécurité du revenu » [21]. L'optique assurancielle est également celle qui inspire une politique sociale parmi les plus évoluées au monde pour promouvoir l'égalité entre les hommes et les femmes : le congé parental suédois [22]. En effet, « dès sa conception, le congé parental a été considéré comme une assurance à part entière, une assurance parentale contre le “risque enfant”. Le terme suédois “föräldraförsäkring” signifie d'ailleurs assurance parentale et non congé parental. L'assurance parentale est inscrite dans la loi sur l'assurance publique; elle est considérée comme un des droits de base pour tous les citoyens » (Morel, 2001 : 69). L'approche suédoise opère un renversement complet de perspective par rapport à la conception traditionnelle des droits associés à la maternité « en présentant le droit des femmes à une citoyenneté complète non pas sous l'angle de leur droit à l'accès au marché du travail, mais sous celui du droit à la maternité pour les travailleuses » (Morel, 2001 : 68). Comme le souligne aussi Vielle (1998), le dispositif suédois, qui accorde une reconnaissance sociale aux activités parentales sur la base exclusive du statut de travailleur, permet de concrétiser la proposition de Supiot (1999) [23] « de laisser au travailleur — sans discrimination de sexe — la liberté d'expérimenter au cours de son existence différentes facettes de l'activité sans risquer la perte de son identité professionnelle ». Peut-être la voie consistant à connecter les droits sociaux du travail domestique au statut d'emploi est-elle celle qui permettra d'instituer la flexibilité garantissant aux femmes des trajectoires de vie de qualité sans discontinuité de statuts. Car, pour les femmes, la nouvelle architecture de droits sociaux à instituer doit comporter, d'une part, en première ligne, l'emploi conçu dans une perspective élargie d'espace articulé à la famille mais aussi à d'autres espaces de développement humain (comme les institutions éducatives et de formation, les institutions participatives du milieu ou de la communauté politique plus large) et, d'autre part, en guise de garanties de deuxième ligne, des formes renouvelées d'assurance sociale et de transferts universels, adaptées à des trajectoires de vie plus variées, plus souples et plus complexes. Les politiques sociales doivent donc s'articuler à de nouvelles politiques de l'emploi et du travail et, plus largement, des « temps sociaux » (Gauvin et Jacot, 1999).

Enfin, la réflexion sur une sécurité sociale renouvelée doit prendre en compte les nouveaux « risques sociaux » résultant des mutations de la famille, de l'emploi et de la sécurité sociale (BIT, 2000). Nous pensons ici à l'exclusion (qui est une mutation du risque chômage), à la sortie précoce de l'emploi (l'exclusion de la main-d'oeuvre vieillissante) (Guillemard et de Vroom, 2001), à la monoparentalité et à la parentalité tardive (mutations du risque famille) et à la dépendance de longue durée (mutation du risque vieillesse). Au coeur de ces mutations, la négociation sociale pour un partage équitable du travail du prendre soin continuera de représenter un défi majeur [24].

Conclusion

Les politiques sociales ont un genre au sens où elles se sont développées de façon distinctive pour les femmes, comme en font foi, historiquement, les configurations différenciées des politiques d'assistance destinées aux hommes et aux femmes. Ce qui s'impose aujourd'hui toutefois, c'est le remplacement progressif du système d'obligations de travail dans la famille spécifique aux femmes par celui des obligations en emploi, plus asexué, conformément à la tendance de long terme de la transformation de l'institution de l'emploi féminin. La robustesse de la société salariale se révèle ainsi à travers la position sociale des mères pauvres : la prégnance de la norme de l'emploi féminin sur la formule des droits et des devoirs configurant les autres relations sociales n'a jamais été aussi forte. Mais, du même coup, le travail réalisé dans la famille perd, dans l'assistance sociale, son rôle historique de fondateur de droits. Renaît donc, sous une forme contemporaine, le paradoxe auquel se sont butées les féministes du début du siècle : quel type de citoyenneté faire valoir pour les femmes et comment leur assurer, en reconnaissant leur apport productif dans sa globalité, un statut économique qui leur permette de vivre décemment, ainsi que leurs enfants ?

OEuvrer à faire reconnaître la contribution productive des femmes force désormais à agir prioritairement en amont de l'assistance sociale. Pour être de qualité, les droits des femmes doivent être consolidés dans l'orbite d'autres institutions que celle de l'assistance sociale : les femmes ont surtout besoin de droits comme bénéficiaires de politiques familiales universelles, comme travailleuses salariées, comme assurées sociales. Dans une société dominée par la coutume du mérite, l'enjeu n'est pas tant, pour les femmes, de diminuer les devoirs dans l'assistance que de réinscrire des droits dans les espaces « de droit commun » où tout le monde est concerné. L'assistance sociale n'a toujours été qu'un rempart provisoire derrière lequel se sont abritées, en situation de panne, celles qui élevaient seules leurs enfants. Toujours fragile et incertaine, cette institution de gestion des pauvres est désormais devenue, en de nombreux pays, un lieu intenable, la source d'un appauvrissement accéléré, inconciliable, en somme, avec la sérénité que réclame ce travail de valeur inestimable qui consiste à prodiguer des soins aux enfants et aux autres êtres chers.