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La Commission d'étude sur les services de santé et les services sociaux a été créée en juin 2000. Présidée par M. Michel Clair, elle avait le mandat de faire le point sur les enjeux auxquels fait face le système de santé et de services sociaux québécois, par l'organisation d'une vaste consultation auprès du public, des experts et des « partenaires du réseau ». À partir des constats du débat public, elle devait alors proposer des avenues de solution pour surmonter les problèmes d'un système qui semble toujours craquer de toutes parts, en particulier du fait des nombreuses compressions financières qu'il a subies au cours de la dernière décennie. Le mandat de la Commission portait plus spécifiquement sur deux aspects : le financement et l'organisation des services. En fait, la lecture du Rapport montre bien que la Commission veut, de façon beaucoup plus large, proposer une nouvelle « philosophie de gestion » et celle-ci, inspirée d'initiatives semblables observées dans « plusieurs pays industrialisés », est fondée « sur la responsabilisation et l'engagement de tous dans un projet motivant » (p. 115).
Le concept de responsabilité se trouve tout à coup au coeur de nombreuses réflexions politiques et institutionnelles sur la modernisation de la « gouverne », pour reprendre le terme même de la Commission. Dans la présente note, il s'agira moins de faire la présentation et l'analyse du Rapport que d'en proposer une lecture ciblée sur la notion de responsabilité. Qu'y a-t-il derrière la popularité de plus en plus prégnante de ce concept dans les écrits officiels et, bien sûr, de quoi est-il réellement question ?
Le document consulté est divisé en deux parties. La première fait part de l'analyse et des recommandations de la Commission. La seconde propose une synthèse du débat lui-même, de ce qu'ont dit les experts, les partenaires et la population consultée directement par « sondage » ou représentée par divers groupes d'intérêt. Une recherche de l'occurrence du mot « responsabilité » dans l'ensemble du document nous indique qu'il est présent sur près de 42 pour cent des pages de la première partie (147 fois sur 240 pages), mais seulement sur 19 pour cent de celles de la seconde partie (39 fois sur 147 pages). Cette observation, qui peut paraître simpliste de prime abord, traduit pourtant bien l'esprit du rapport. La population fait part de ses préoccupations en faisant référence à ses expériences d'usager des services et demande des solutions pratiques à des problèmes concrets. Les experts présentent des modèles de soins et de financement ou discutent de certains concepts, tels que l'imputabilité. La Commission proposera davantage un modèle de gestion des problèmes, et c'est ici que la responsabilité prend tout à coup une importance particulière, bien qu'elle recouvre une certaine diversité de sens.
Celui qui paraît à la fois le plus nouveau et le plus populaire dans le discours public renouvelé est celui de l'appel à la responsabilité morale de tous : gouvernements, fournisseurs de soin et citoyens. L'appel à la responsabilité morale fait généralement suite à une condamnation — morale — de l'égoïsme de plus en plus généralisé. Si chacun ne pense qu'à ses intérêts personnels, il n'y a plus personne pour défendre l'intérêt général. La seconde condamnation se traduit par un blâme à l'égard de l'utilisation, nécessairement abusive dans le présent contexte [1], de la confrontation, du rapport de pouvoir et du conflit parmi les « partenaires du réseau »; situations que l'attention trop soutenue des médias vient exacerber (p. 206). Consensus, bonne volonté et empathie doivent plutôt guider chacun dans son rapport aux autres en société et plus spécifiquement dans l'offre et l'utilisation des services socio-sanitaires. Le troisième élément, sur lequel se construit l'appel à la responsabilité de tous et chacun, est le rappel que les ressources ne sont pas inépuisables, qu'il faut savoir les partager et même les préserver pour les générations futures (p. 382).
La responsabilité morale implique la nécessité de faire passer l'intérêt général devant les intérêts particularistes, de faire une gestion responsable des ressources communes et de prendre la responsabilité de ses actes, comme usager et producteur, tant pour améliorer la performance et la capacité de répondre du réseau que pour réduire la demande même de réponse. C'est donc d'abord à un renouvellement du contrat social, mais plus spécifiquement socio-sanitaire, que chacun est convié. Et c'est précisément cette idée de contrat qui va tout de suite dominer le débat, qui passe rapidement des responsabilités morales à l'imputabilité, au contrôle et au blâme, même si les deux derniers termes passent plus en filigrane que noir sur blanc dans le texte.
L'appel à la responsabilité morale est un appel au bon sens, mais il devrait aussi présumer l'idée de bonne volonté, d'autonomie et de confiance, l'idée que l'appelé demeure libre de définir la nature de la réponse et d'en négocier les modalités (Walker, 1998; Clement, 1996). Le Rapport invoque ponctuellement ces notions, en particulier celle de la négociation. Mais cette dernière est toujours associée à l'idée du contrat, non plus moral ou social, mais beaucoup plus pratique : celui qui met en vis-à-vis les ressources financières et la fourniture des services. L'imputabilité est alors présentée comme l'autre face de la responsabilité définie ici, dans un sens plus juridique, comme celle de ses actes devant une instance qui pourra juger du respect ou du non-respect des termes du contrat et agir en conséquence; le non-respect du contrat suppose ainsi une sanction, même si dans le rapport il est plutôt question de récompenser ceux qui le respectent.
L'essentiel du Rapport consiste en fait en un exercice de répartition des tâches, de « clarification des rôles » (p. 213), même si on déguise aussi maintenant ces termes en préférant celui de responsabilité. Mais quelle différence y a-t-il vraiment entre des tâches supervisées par une instance de niveau hiérarchique supérieur et des responsabilités imputables auprès de cette même instance [2] ? Ce que la Commission propose dans le Rapport constitue bel et bien un exercice de répartition des tâches, présenté comme une nécessité urgente, face aux chevauchements, source de gaspillage des ressources, à la confusion et aux luttes de pouvoir qui n'ont pu que se multiplier avec le tarissement des ressources financières, en particulier à cause des coupures du gouvernement fédéral [3]. Mais à la lecture des nouvelles descriptions de tâches, on ne peut qu'être frappé par la simplicité de certaines propositions, qui conduit à se demander ce que font actuellement les acteurs de ce système socio-sanitaire s'ils ne font pas déjà ce qui est proposé dans le Rapport [4].
Mais on se rend compte rapidement que c'est surtout à un exercice de renouvellement du langage institutionnel que nous sommes conviés. On ne décrit pas des tâches, on attribue des responsabilités, comme on ne punira pas les fautifs, mais récompensera plutôt les plus méritants. Et l'émergence de la créativité, de l'innovation et de l'autonomie sera favorisée, sous contrôle strict d'indicateurs de performance définis scientifiquement [5].
L'approche proposée repose sur la collaboration entre tous les acteurs de ce système. L'idée de partenariat, qui est présente depuis plusieurs années dans toute politique ou réflexion publique, est ici aussi considérée comme un élément fondamental. C'est par le partenariat, qui permet le dialogue, que les consensus se créent, que s'exprime l'intérêt général et que sont surmontés les problèmes de la confrontation. Cette « pensée magique » fait évidemment l'économie de l'existence d'intérêts divergents liés aux positions objectivement différenciées des acteurs du système, que ce soit, pour ne nommer qu'eux, au sein de la diversité des « fournisseurs de services », chez les « payeurs de taxes » ou chez les malades en demande de médicaments coûteux ou de soins complexes ou prolongés.
Mais tous sont considérés comme des partenaires et à chacun d'entre eux est attribuée une responsabilité. Il est difficile de juger si l'exercice auquel s'est prêtée la Commission diffère vraiment d'une répartition autoritaire des tâches. Mais à la lecture, on ne peut que constater que l'imputabilité sera toujours contrôlée par le niveau hiérarchique supérieur et que le Ministère, instance hiérarchiquement placée au sommet, sera toujours celui qui assumera le leadership et définira le contenu des politiques et orientations stratégiques et les modalités de l'évaluation des résultats, donc du respect des contrats. Il n'est pas question de sa propre imputabilité…
Les experts consultés rappellent que l'imputabilité « est un processus visant à tenir un individu ou une organisation responsable de sa performance. Être imputable, c'est être responsable, souvent vers le haut (supérieur) et moins fréquemment vers le bas (clientèle, population) » (p. 362). Si les experts convient le gouvernement à répondre au défi « d'imaginer de nouveaux rapports d'imputabilité professionnelle et politique, fondés sur les attentes des citoyens » (p. 363), si le texte du rapport fait parfois référence au terme extrêmement flou et jamais défini de « responsabilité populationnelle » et s'il y a toujours un représentant des « usagers » (sur treize) dans les différents conseils d'administration, les modèles d'imputabilité proposés sont essentiellement tournés vers le niveau hiérarchique supérieur.
Dans la définition du rôle de ceux qui fournissent directement les services aux usagers, un autre sens de la notion de responsabilité apparaît. Les médecins et les professionnels de la santé ne sont pas seulement responsables de leurs actes, ils le sont aussi de leurs clients. Ils doivent répondre à leurs besoins, ils ont une responsabilité clinique à leur égard.
Si le Rapport de la Commission présente très tôt dans son argumentation le bien-être de la population comme étant l'objet qui définit l'intérêt général duquel tous doivent se sentir collectivement et individuellement responsables, une attention particulière est accordée à la relation directe de service entre l'usager et les professionnels de la santé. L'idée force du Rapport concerne d'ailleurs d'abord cet aspect : c'est celle de la proposition de la constitution de groupes de médecine familiale, formés d'un médecin de famille, entouré d'une équipe d'infirmières et d'autres médecins pouvant offrir à chaque usager un service 24 heures par jour, 7 jours par semaine.
Pour favoriser ce changement majeur dans l'organisation des services, la Commission propose une approche graduelle, qui ferait d'abord participer les médecins et établissements intéressés et volontaires, bien qu'on prévoie que dans 5 ans, 75 pour cent de la population du Québec devrait être inscrite auprès d'un tel groupe de médecine familiale. Les médecins qui choisissent de rester en pratique isolée ne seront pas pénalisés — la Commission ne valorisant pas ces anciennes approches coercitives — mais les volontaires bénéficieront de mesures incitatives et d'une amélioration de leurs conditions de pratique.
Tout au bout de la « chaîne de services », l'usager lui-même se voit aussi attribuer des responsabilités. En fait, l'usager, le citoyen, est le premier responsable de sa santé, et paraît d'ailleurs tout autant responsable de ses maladies.
Le premier principe directeur sur lequel s'appuient les recommandations de la Commission renvoie au fait que l'organisation socio-sanitaire doit répondre aux besoins des individus, de la population, et ce principe suppose de considérer « la primauté du citoyen comme “expert” de sa propre santé, avec ses droits et ses devoirs » (p. 30). À quoi se réfère donc spécifiquement cette idée d'« expertise » du citoyen ?
Les citoyens consultés dans le cadre de la Commission en définissent certaines balises lorsqu'ils rappellent qu'ils se considèrent comme des « agents compétents, c'est-à-dire capables d'évaluer leurs situations personnelles et l'environnement dans lequel ils se trouvent » (p. 302). Ils soulignent que cette compétence manque singulièrement de reconnaissance de la part des experts en gestion et en intervention dans le domaine de la santé, mais qu'au contraire ces derniers sont beaucoup trop enclins à reconnaître la compétence des citoyens « qui se traduit […] dans l'accroissement de la responsabilité individuelle en matière de santé et de bien-être en particulier du soutien des personnes vulnérables à domicile » (p. 302).
La Commission ne semble pas vraiment avoir compris le message et ne définit pas du tout l'expertise citoyenne en ces termes. D'une part, elle a été traduite dans le Rapport par le devoir de chacun de se maintenir en santé. D'ailleurs, la responsabilité individuelle ne semble pouvoir que s'accroître dans cette nouvelle « philosophie de gestion » centrée sur l'idée même de responsabilité de chacun. Les « services de mobilisation de la communauté » (p. 59) des centres locaux de services communautaires (CLSC), non définis dans le rapport, seront-ils ainsi une instance de responsabilisation accrue des citoyens ?
D'autre part, le texte propose une approche très paternaliste, loin de la reconnaissance demandée par les citoyens, qui présente plutôt ces derniers comme des individus en manque d'information. L'approche préventive, présentée comme l'élément central de la politique de la santé et du bien-être, fait en effet référence au devoir du citoyen de s'informer sur la façon de se maintenir en santé, de « s'éduquer à la santé ». C'est de cette façon que la Commission propose de s'attaquer aux causes des maladies, seule manière de réduire la demande de soins. Parmi ces causes (mentionnées brièvement p. 33 et 34) figurent les mauvaises habitudes de vie, mais aussi d'autres situations où ne ressort pas aussi clairement la responsabilité du potentiel demandeur de soins. Les individus sont-ils responsables de leurs difficultés d'adaptation et de leur mal de vivre ? Mais la Commission identifie aussi expressément des causes plus structurelles ou hors du contrôle individuel; qu'à cela ne tienne, c'est le gouvernement du Québec qui devra adopter les mesures nécessaires pour faire disparaître ces problèmes, comme celui de la pauvreté (p. 35). En ciblant, d'une part, des causes personnelles liées aux mauvaises habitudes de vie et, d'autre part, de « grandes » causes collectives comme la pauvreté, la qualité de l'environnement et les conditions de travail, on en vient presque à penser que toutes les maladies peuvent être évitées, si chacun prend ses responsabilités.
L'approche préventive qui cible le citoyen fait une fois de plus référence à la notion de responsabilité morale; elle évoque la culpabilité de celui qui conserve de mauvaises habitudes de son plein gré et le blâme si des problèmes de santé surgissent à la suite de ses propres choix de vie. Mais quelle sera la punition ? On n'y fait pas référence explicitement dans le Rapport. Il n'y a pas ici ce même contrat de performance qu'avec les producteurs de soins. Mais on peut se demander si ces réflexions ne viendront pas nourrir les discussions sur le contenu du « panier de services assurables », sur lequel la Commission a choisi de ne pas se prononcer, pour faire appel plutôt au sens moral des acteurs concernés, qui sauront bien s'entendre pour définir de manière consensuelle les choix à faire en matière de services et de soins assurables.
Le recours de plus en plus fréquent à la notion de responsabilité dans les réflexions sur les services publics signifie davantage qu'un simple appel au bon sens et à la reconnaissance de l'intérêt général. Il suppose en fait des obligations accrues pour tous et un contrôle plus exigeant sur les gestes que chacun pose. Dans le domaine de la santé, il finit d'ailleurs par faire croire que tout peut être contrôlé, même la maladie — et pourquoi pas la vieillesse et l'usure « normale » du corps —, si chacun y met du sien. L'appel au sens des responsabilités, qui devient vite un exercice d'attribution et de répartition des obligations sous surveillance, se déploie par ailleurs sur un mode qui fait de plus en plus appel aux considérations morales, ramenant avec elles le blâme et la culpabilité, la récompense et la punition. Et le citoyen qui voulait seulement des services plus rapides, plus efficaces et de bonne qualité…
Parties annexes
Notes
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[1]
En fait, contraire à l'éthique (p. 205), si on suit le raisonnement de la Commission.
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[2]
On pourrait dire que dans le premier cas, les tâches sont définies et le résultat contrôlé par le niveau hiérarchique supérieur et que dans le second, chacun est libre (ou obligé ?) de définir sa tâche, mais le résultat sera aussi contrôlé par le niveau hiérarchique supérieur. Celui-ci s'évite alors le travail de la description de tâches, mais demeure celui qui juge si le résultat est convenable ou non.
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[3]
La santé est une compétence provinciale selon la Constitution, mais le gouvernement fédéral participe à son financement.
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[4]
Par exemple, quand on consulte les recommandations et propositions sur l'organisation des services, on lit que le Ministère doit définir les priorités et les traduire en moyens d'action; les directions de santé publique doivent faire connaître les pratiques efficaces de prévention; les CLSC doivent dispenser les services psychosociaux et en assurer l'accès, et gérer la continuité des services rendus aux clientèles vulnérables et aux personnes en difficulté de leur territoire…
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[5]
Quand on prend l'exemple des contrats de performance qui ont été signés entre le ministère de l'Éducation et les universités québécoises ces dernières années, on peut se questionner sérieusement sur la capacité de définir des indicateurs qui traduiront véritablement la complexité des situations et des enjeux et permettront l'expression de la créativité, de l'innovation et de l'autonomie… Par ailleurs, dans ce discours qui valorise un accroissement continu du contrôle des activités de chacun, on ne fait jamais référence à la tâche supplémentaire qu'il suppose en termes de production de rapports divers et qui laisse ainsi bien moins de temps à la réalisation des activités elles-mêmes.
Bibliographie
- Walker, Margaret Urban. 1998. Moral Understandings. A Feminist Study in Ethics. New York, Routledge.
- CLEMENT, Grace. 1996. Care, Autonomy and Justice. Feminism and the Ethic of Care. Boulder, Co., Westview Press.