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Que peut-on dire sur les textes que l’on retrouve dans les périodiques de la Société historique du Canada depuis les cent dernières années qui sont passées du Report of the Annual Meeting|Rapport de l’assemblée annuelle (1922-1965, la revue n’a pris un nom bilingue qu’en 1951) aux Historical Papers|Communications historiques (1966-1989), et enfin au Journal of the Canadian Historical Association|Revue de la Société historique du Canada (de 1990 à aujourd’hui) ?

Les premières décennies de la revue révèlent un intérêt marqué pour l’analyse des origines du Canada, et les premiers articles couvrent ces sujets en anglais et en français. Cet intérêt précoce pour les trois (voire quatre) siècles précédant les années 1920 afin de comprendre comment le Canada est né est certainement un facteur majeur dans la création d’un vaste corpus d’études de langue anglaise sur l’histoire du Québec et d’un domaine relativement restreint d’études de langue française sur l’histoire de l’Ontario. Comme le montrent les premières décennies de cette revue, la compréhension de l’histoire du XVIIIe siècle a aidé les historien.ne.s anglophones à répondre à des questions sur le présent de l’entre-deux-guerres. Cependant, l’Ontario et les Maritimes du dix-neuvième siècle n’ont pas exercé le même attrait sur les historien.ne.s francophones.

Un des premiers exemples d’histoire des régions frontalières a été le premier sujet non canadien de la revue. Harold Innis a publié en 1931 « An Introduction to the Economic History of the Maritimes (including Newfoundland and New England) »[1]. En 1940, Arthur Ainton publie un court article intitulé « Latin-American Frontiers » qui porte sur l’Amérique latine, l’Espagne et le Portugal[2]. L’article suivant dans ce même numéro est celui de George F.G. Stanley intitulé « Western Canada and the Frontier Thesis ». Ensemble, ces deux articles semblent entrer en dialogue avec les propos tenus par Herbert Bolton lors de son discours présidentiel prononcé en 1932 lors de la réunion annuelle de l’American Historical Association à Toronto, intitulé « The Epic of Greater America »[3]. L’inclusion systématique de l’histoire canadienne et de l’histoire autre que canadienne a commencé au début des années 1950. En 1951, Th.-André Audet publie « Origines de l’université dans les institutions médiévales »[4]. En 1955, la revue compte quatre articles non canadiens[5].

En travaillant avec Lucy Warrington pour établir la bibliographie (annexe 1 de la version en ligne de ce numéro) et en lisant ce que sept chercheur.e.s ont saisi dans les articles suivants, je réfléchis aux vestiges historiques qui continuent à donner forme à la revue aujourd’hui. Le premier rapport de la réunion annuelle était davantage un rapport annuel qu’une revue scientifique. Il comprenait un discours présidentiel, un rapport du secrétaire, un rapport du trésorier, un rapport d’un délégué à la célébration d’Annapolis Royal, le procès-verbal de l’assemblée annuelle, la constitution, six articles de trois à treize pages et une liste des membres et des organisations affiliées. Le nombre de documents a lentement augmenté et les rapports bureaucratiques ont diminué. Cependant, les discours présidentiels que nous publions toujours sont le résultat direct des tâches initiales des réunions annuelles. La revue publiait toujours une liste de tous les membres de la SHC jusqu’en 1970.

De 1970 à 1998, la revue a publié une liste de toutes les communications offertes à la réunion annuelle mais qui n’ont pas été publiées dans la revue. Cette pratique rappelle certainement les décennies précédentes de la réunion annuelle, lorsque toutes les communications présentées étaient publiées dans le rapport de la réunion annuelle. Il convient également de noter que ce n’est qu’à la fin des années 1960 que les articles sont devenus ce que nous appellerions aujourd’hui des « articles de fond », la plupart d’entre eux n’ayant alors que six à dix pages. La transition n’a pas été soudaine, mais la revue des années 1940 et 1950 publiait des communications offertes dans le cadre de la réunion annuelle.

Depuis le numéro de 2015, la revue publie des tables rondes sur les livres qui ont remporté le prix du livre de la SHC (anciennement le prix Macdonald) ou du prix Wallace-K.-Ferguson. La SHC décerne les deux prix lors d’une réunion annuelle ; les livres sont ensuite discutés lors d’une table ronde organisée par les rédacteurs et rédactrices de la revue lors de la réunion annuelle de l’année suivante, et cette table ronde est publiée dans le numéro suivant de la revue. Bien qu’il s’agisse d’une tradition inventée, elle reflète la relation étroite qui existe entre la SHC, la réunion et la revue.

La revue n’a publié qu’un seul numéro par année de 1922 à 2005. Depuis lors, elle en publie deux. Ce modèle (qu’il s’agisse d’un ou de deux volumes) dénote des vestiges évidents de nos origines et n’est pas conforme aux autres grandes revues dans notre domaine. En 2012, pour prendre l’exemple d’une de nos années fastes, la revue a publié 21 articles en deux volumes. Nous prévoyons en publier à peu près autant cette année, et il n’est pas question de devenir une revue trimestrielle. Nous invitons plutôt les personnes qui ont présenté des articles lors de la dernière réunion annuelle (ou au cours des deux dernières années) à soumettre une version révisée de leur article pour examen. Dans ce cas-ci, la RSHC se comporte comme n’importe quelle autre revue d’histoire, avec des décisions éditoriales et une évaluation par les pairs. Mais la manière dont les articles sont soumis à notre revue est liée à un système créé en 1922.

Dans ce qui suit, sept chercheur.e.s donnent suite à une tâche qui leur a été confiée par les rédacteurs/trices en 2021, en préparation de la réunion annuelle de 2022 et du centenaire de la Société historique du Canada. Nous avons invité chaque contributeur/trice à rédiger un article historiographique qui passe en revue la façon dont les historien.ne.s — tel.le.s qu’ils/elles apparaissent dans les articles de la revue — ont mené des recherches et écrit sur l’un des sept sujets. Fait remarquable, les sept personnes que nous avons invitées ont toutes accepté et se sont attelées à la tâche colossale de donner un sens à 100 ans d’études publiées dans la revue. Au cours des deux années suivantes, grâce à des tables rondes et à l’évaluation par les pairs, ces articles ont pris la forme qu’on leur connaît aujourd’hui.

Nos critères de sélection concernant les sujets à solliciter méritent d’être mentionnées. Il y avait bien plus de sujets que nous aurions pu choisir, ce qui explique en grande partie pourquoi d’autres sujets méritoires n’ont pas été mis en lumière de la même manière. Les sept essais historiographiques représentent en quelque sorte un siècle d’histoire et reflètent de nombreux sujets qui façonnent notre discipline aujourd’hui. Nous avons choisi la politique, la race, l’indigénéité, le colonialisme, l’histoire des Noir.e.s canadien.ne.s, l’histoire des femmes et du genre, ainsi que les discours présidentiels eux-mêmes. Ces choix révèlent quelque chose de notre moment historiographique actuel tout en résumant les thèmes saillants du siècle dernier. L’histoire des femmes était un nouveau domaine, absent de la revue au cours de ses 50 premières années, que nous avons choisi. L’histoire du travail était un nouveau domaine, absent de la revue au cours de ses 50 premières années, que nous n’avons pas choisi. Les repères historiques ont été une caractéristique centrale de la revue (et de la SHC) au cours de ses quarante premières années, mais nous n’avons pas inclus ce sujet non plus.

De nombreux autres domaines n’ont pas retenu notre attention. Notre revue n’a que cinq ans de plus qu’Agricultural History, et le thème principal de cette revue a également été d’un grand intérêt pour les historien.ne.s du Canada. Depuis les années 1930 ou 1950, l’histoire non canadienne est une constante en évolution dans notre revue et à la réunion annuelle de la SHC. Si la France, les États-Unis et la Grande-Bretagne sont les sujets non canadiens les plus fréquemment abordés dans notre revue et lors de notre réunion annuelle, d’autres régions d’Europe, les Caraïbes, la Chine, l’Amérique latine et bien d’autres lieux sont depuis longtemps présents à la réunion. Une analyse historiographique de la façon dont la revue a été un grand chapiteau — pas aussi grand que les départements d’histoire du Canada eux-mêmes — pour l’écriture de l’histoire au Canada aurait peut-être pu conduire à d’autres conclusions historiographiques intéressantes que nous avons exclues en choisissant de nous concentrer sur les catégories que nous avons choisies.

Parlons d’une autre absence — le Canada français. Le fait même que j’ai écrit cet essai en anglais pour le faire traduire par la suite et que j’en présente sept autres en anglais pourraient être le sujet d’un futur historiographe. Les deux solitudes, popularisées par Hugh MacLennan dans un roman de 1945, sont bien vivantes à la Revue de la Société historique du Canada. Pourtant, il s’agit d’un fossé qui est souvent comblé. Au cours de la dernière décennie, nous avons publié environ un article par an en français. En 1990, la revue a publié trois articles en français, et en 1970, deux. En 1950, nous avons publié trois articles en français ; il en a été de même en 1930. Nous continuons à être une revue bilingue, qui accepte les soumissions en français et en anglais et qui traduit tous les résumés dans l’autre langue, de sorte que nos articles apparaissent dans les recherches de catalogues dans les deux langues. Mais notre bilinguisme n’est pas équilibré.

Une autre métaphore littéraire sur la solitude pourrait également résumer les cent ans de cette revue. Le Canada, c’est l’histoire récurrente du colonialisme, l’histoire quotidienne de la famille, des femmes et des hommes, de l’éducation publique, de la violence de l’État, de la guerre, des émotions, des étrangers, de l’eurocentrisme et du mythe. À une époque où l’on repense les fondements coloniaux et le présent colonial du Canada, faut-il s’inquiéter de la relation entre deux langues envahissantes sur des terres non cédées ? Nous sommes les rédacteurs et rédactrices d’une revue bilingue. Néanmoins, notre tâche actuelle est d’encourager la recherche sur une série de sujets que les générations précédentes ont réduits au silence dans notre revue et notre société. Favoriser un bilinguisme plus équilibré semble être une tâche qui relève d’un autre moment de l’histoire, lorsque la recherche historique se concentrait également sur les questions du fédéralisme et du Canada français dans une plus large mesure.

Je me souviens de la conversation des rédacteurs/trices en 2021 sur l’inclusion de l’histoire des Noir.e.s canadien.ne.s. Je m’attendais à ce que les discussions sur les personnes d’ascendance africaine au Canada apparaissent dans la revue de la même façon qu’Allan Downey a découvert dans son essai sur les peuples autochtones et Adele Perry dans le sien sur le colonialisme pendant la plupart des décennies de l’histoire de la revue : une présence récurrente, remplie de termes péjoratifs et de suppositions sur le fait d’être un obstacle au progrès national. Pourtant, Claudine Bonner n’a trouvé qu’un silence écrasant et flagrant. Comme le montrent cet exercice et cette comparaison, les peuples autochtones et le colonialisme ont été au coeur de l’écriture de l’histoire pendant de nombreuses décennies de notre revue et au sein de la SHC. Les résultats de ces trois articles montrent également que les décisions scientifiques des personnes qui ont offert une communication à la SHC et publié dans ses revues ont soutenu un système de suprématie blanche. Dans le cas des écrits sur les peuples autochtones et la colonisation européenne, la conversation historiographique a souligné à la fois la présence continue et le dépassement simultané du contrôle autochtone sur le Canada. Dans le cas des Canadien.ne.s Noir.e.s (et nous pourrions en dire autant des autres personnes de couleur), les universitaires ont créé une série de termes de référence éditoriaux et historiographiques qui les ont effacé et réduit au silence. Dans les deux cas, les revues de la Société historique du Canada ont utilisé le pouvoir de l’histoire pour alimenter le mythe d’un État colonisateur blanc et homogène.

Les pages qui suivent présentent sept lectures distinctes d’un nombre impressionnant d’articles publiés. Ces auteur.e.s utilisent des méthodes et des approches différentes pour s’attaquer à cette tâche historiographique, une sorte d’Exercices de style. Dans son magnifique recueil, Raymond Queneau raconte toujours la même histoire au même endroit (quatre-vingt-dix-neuf fois), mais à partir de points de vue différents. Dans ce cas, il s’agissait de la gare Saint-Lazare à Paris, dans notre cas, il s’agit du terrain qui est devenu le Canada moderne.

Dans son étude des discours présidentiels, Donald Wright, lui-même président de la SHC, s’appuie sur la sagesse d’une ancienne présidente (Penny Bryden) pour réfléchir aux filets que nous tissons tous et toutes en tant qu’historien.ne.s et à ce que nous attrapons dans ces filets. James Walker examine l’évolution de l’utilisation des termes race et racisme dans les pages de la revue pour montrer que, dans l’ensemble, la revue était en harmonie avec les idées de l’époque. Retracer l’utilisation de la « race » dans la revue revient, dans une certaine mesure, à retracer les conceptions de la race dans la société canadienne des années 1920 à nos jours. M. Walker conclut sa carrière d’éditeur 52 ans après l’avoir commencée, également dans les pages de cette revue. Préfigurant l’approche même de l’écriture que lui et d’autres ont adoptée dans ce numéro du centenaire, son article de 1971 s’intitulait « The Indian in Canadian Historical Writing »[6]. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’article de Claudine Bonner souligne l’absence presque totale de personnes d’ascendance africaine dans les articles publiés dans les revues de la SHC. Bien que cette situation ait commencé à changer vers l’an 2000, Claudine Bonner montre que cette absence est « symptomatique d’une anti-noirité systémique, observée dans toutes les institutions du Canada ». Cela s’applique tout à fait aux revues de la Société historique du Canada.

Penny Bryden aborde un thème récurrent de la revue : l’histoire politique. Dès les premières années, la politique a été au centre de l’intérêt des contributeurs et contributrices de la revue. Pourtant, comme elle le montre, l’histoire politique n’a jamais disparu. L’approche biographique des années 1950 et 1960 s’est depuis longtemps estompée, mais l’État et ses institutions, les élections et les idéologies continuent d’intéresser les historien.ne.s du Canada. Lara Campbell retrace l’essor de l’histoire des femmes, puis de l’histoire du genre, ainsi que les relations entre ces deux domaines. Les débats sur les sphères publiques et privées, les tournants transnationaux et postcoloniaux, la construction discursive du genre et l’histoire de la masculinité ont tous été présentés et débattus dans les Communications historiques et la Revue de la Société historique du Canada, alors qu’ils n’ont trouvé que peu d’espace dans le Rapport de l’assemblée annuelle (1922-1965). Pourtant, comme le note également Campbell, de nombreux développements historiographiques riches dans ces domaines demeurent absents dans cette revue. Les questions relatives à l’intersection du genre avec la race et l’indigénéité sont toujours rares dans la JCHA/RSHC et contrastent avec l’analyse intersectionnelle qui a émergé dans l’ensemble de la discipline.

Adele Perry aborde le thème du colonialisme dans la revue. En tant qu’État colonial, tous les articles sur le Canada publiés dans cette revue, sous une forme ou une autre, pourraient être classés dans cette catégorie. En fait, comme le montre Perry, des références explicites au colonialisme sont omniprésentes dans la première moitié du siècle de la revue, « souvent discutées en termes de célébration, associées au langage de la suprématie blanche ou à un cadre de développement, de la colonie à la nation ». Si la seconde moitié du siècle a été marquée par une analyse plus critique, avec notamment des changements particulièrement importants au cours des deux dernières décennies, Perry montre également que le changement a été inégal, contesté et qu’il n’a pas toujours été accepté. Allan Downey montre comment la recherche sur les peuples autochtones à l’intérieur des frontières coloniales du Canada a été au centre des préoccupations des historien.ne.s de la revue. Il note que « si la revue offre une pénurie d’études sur les personnes de couleur... l’étude zélée des « Indiens »... est frappante ». La RSHC et la SHC faisaient et font toujours partie intégrante d’un système de formation des connaissances et du contrôle qu’il tente d’exercer sur les peuples autochtones.

Ensemble, les auteur.e.s de ces sept articles historiographiques, ainsi que de l’annexe, mettent en évidence de nombreuses approches de la recherche historique au Canada et sur le Canada. À la fois représentative et partie intégrante d’un champ de recherche historique beaucoup plus vaste, la Revue de la Société historique du Canada est le produit de son époque, qui reflète le moment où les chercheur.e.s rédigent l’histoire et les questions historiques que les gens de notre passé posent à propos de leur propre passé. Ces articles du centenaire font partie d’un numéro plus important de la Revue, qui comprend trois articles de recherche. Deux d’entre eux portent sur les relations entre l’État et les peuples autochtones dans le Haut-Canada et en Gaspésie, et un autre sur l’immigration barbadienne au Canada dans le dernier tiers du vingtième siècle. Ces articles reflètent également la façon dont les études du passé sont liées au présent. Nous présentons un moment historiographique en 2023, qui pose des questions pertinentes pour aujourd’hui sur les anciens numéros de la revue et — dans le cas des trois articles de recherche — sur les archives qui nous entourent.