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Introduction

La pérennité des PME est un enjeu social et économique à l’échelle des territoires, tant pour la production de valeur que pour la création ou la sauvegarde des emplois. En France, comme dans bien d’autres pays, un grand nombre d’entre elles s’y confrontent chaque année, au moment d’être cédées à des repreneurs de tous types (Boumedjaoud, Messeghem et Khedhaouria, 2022 ; Boussaguet et De Freyman, 2018 ; Cadieux, Lecorne, Gratton et Grenier, 2020 ; Deschamps et Lamarque, 2021). Un tel projet les expose à une série de difficultés pouvant remettre en question leur viabilité économique et financière.

Sur la dernière décennie, des rapports francophones s’intéressent au phénomène (BPCE[1], 2020 ; CTEQ, 2021 ; CRA, 2022), confortant la communauté scientifique dans ses efforts de compréhension et de vulgarisation des enjeux du « repreneuriat ». Celui-ci désigne « la volonté commune pour un repreneur et un cédant d’assurer la pérennité d’une entreprise (PME) viable par le biais du transfert des pouvoirs, du leadership, des savoirs et de la propriété de celle-ci » (Cadieux et al., 2020). L’objectif d’une reprise est donc d’assurer la continuation de l’activité après le départ du cédant (Cadieux et Brouard, 2009 ; Deschamps et Paturel, 2009). Les passations de propriété et de direction qui le permettent peuvent être opérées vers un membre de la famille, un salarié ou encore une personne qui lui est complètement étrangère (Cadieux et al., 2020 ; Deschamps, 2018). Elle peut également s’associer à une démarche collective, au travers d’une équipe repreneuriale (Cadieux et al., 2020 ; Chabaud et Condor, 2009 ; Thévenard-Puthod, 2022 ; Veilleux, Cisneros et Beaucage, 2018). La reprise se déroule en pratique selon un processus qui s’étend des premiers moments où repreneur et cédant pensent à se lancer dans le projet, jusqu’aux transferts décrits, interpellant notamment diverses catégories d’acteurs internes et externes à cette dernière (Cadieux et Brouard, 2009). Dans une approche générale, qu’il prenne la forme familiale ou non, il est admis que le repreneuriat « pose des défis particuliers » (Cadieux et Deschamps, 2009, p. 7).

En particulier, la littérature reconnaît aujourd’hui au projet repreneurial une forte dimension sociologique et psychologique, du fait des ruptures personnelles et organisationnelles occasionnées par le changement de direction et de propriété (Boussaguet, 2008 ; Bah, 2009 ; Deschamps et Paturel, 2009 ; Geindre, 2009 ; Cadieux et Deschamps, 2011 ; Coeurderoy et Lwango, 2014). Plusieurs recherches mettent l’accent sur les difficultés et les risques d’échec du repreneur liés à la réaction des parties prenantes internes et externes de la PME (Boussaguet et De Freyman, 2018 ; Deschamps et Geindre, 2011 ; Mahé de Boislandelle et Estève, 2015). À cet égard, le concept de légitimité accordée au nouveau dirigeant est souvent convoqué. Il conduit, de la part des parties prenantes de la PME, à des comportements d’acceptation ou de rejet de la direction entrante. La légitimité contribue de la sorte à favoriser ou à compliquer la démarche repreneuriale (Lamarque et Story, 2008 ; Mazari, Berger-Douce et Deschamps, 2020b ; Saoudi, 2012 ; Ouardi, 2012), notamment en termes de prise en main, d’efficacité managériale ou d’intégration sociale dans l’organisation (Boussaguet, 2008 ; Haddadj et d’Andria, 2001 ; Lamarque et Story, 2008 ; Mazari, Berger-Douce et Deschamps, 2020b ; Ouardi, 2012 ; Rollin, 2017). Au final, c’est la réussite du projet de reprise qui est considérée comme fortement liée à la capacité du repreneur à gagner de la légitimité. Cette notion de réussite repreneuriale reste peu discutée. Cependant, en référence à l’objectif de continuité de l’entreprise, elle est comprise comme le plein accès du repreneur à la propriété et à la direction, ouvrant pour la PME un nouveau cycle de vie (Cadieux et al., 2020).

Bien que cette causalité traverse la littérature, son investigation par des travaux dédiés reste largement à développer. Des points de vue théorique et pratique, le sujet soulève pourtant de nombreuses questions, dépassant les essais de définition (De Freyman, Boussaguet et Cullière, 2021 ; Ouardi, 2012) et l’exploration des leviers de légitimité du repreneur (Cullière, 2008 ; Mazari, Berger-Douce et Deschamps, 2019 ; Mazari, Berger-Douce et Deschamps, 2020a). Ces perspectives sont jusqu’ici prises en charge de façon hétérogène et demandent à être structurées. L’intention de cet article est en conséquence de corroborer l’importance du phénomène de légitimité dans le contexte de reprise externe, en défendant l’idée que nous devons mieux comprendre comment et à quel point la légitimité du repreneur peut influencer la réussite du projet repreneurial. La seconde ambition d’ensemble est de proposer un cadre général de réflexion en mesure de nous guider dans une démarche d’approfondissement du sujet. Il s’agit de poser les principales thématiques que celui-ci recouvre pour en extraire ensuite avec méthode un ensemble étendu de problématiques spécifiques.

La discussion qui suit traite ces objectifs au regard de la reprise externe. Cette forme désigne les rachats par une personne physique non issue de l’effectif de la PME ni de la famille du dirigeant sortant. Statistiquement dominante (CRA, 2019), elle se caractérise surtout dans notre optique par une méconnaissance initiale entre le repreneur et la cible, ce qui accentue la problématique de légitimité (De Freyman, Boussaguet et Cullière, 2021). Concernant l’exposé, la première partie de l’article revient sur la nature des risques associés à la reprise d’entreprise et sur les origines sociologiques de la recherche de légitimité. La deuxième partie recense les travaux déjà conduits qui soutiennent la compréhension du besoin de légitimité, de ses ressorts et de son incidence. La dernière partie développe une série de pistes de recherche futures fondée sur une analyse « déterminants, processus et résultats » de la légitimité repreneuriale.

1. La recherche de légitimité en contexte de reprise, une origine sociologique

Pour comprendre en quoi la légitimité du repreneur peut représenter une variable essentielle de la réussite d’une reprise d’entreprise, il convient au préalable de revenir à la fois sur les risques associés au projet repreneurial et sur les origines sociologiques du concept de légitimité.

1.1. La reprise d’entreprise, une démarche sociologique à risques

Les ouvrages de synthèse relèvent les aspects économiques, juridiques, financiers et fiscaux des projets repreneuriaux. Ils font également la part belle aux problématiques humaines (Cadieux et Brouard, 2009 ; Deschamps et Paturel, 2009 ; Mahé de Boislandelle et Estève, 2015 ; Rollin, 2017 ; Cadieux et al., 2020). Sur ce plan, les nombreux sujets abordés portent, pour n’en citer que certains, sur la motivation à la reprise (Deschamps et Paturel, 2009 ; Parker et van Praag, 2012), la socialisation du nouvel entrant (Boussaguet, 2008), l’incidence du genre dans l’intégration du successeur (Koffi et Lorrain, 2011), la transition des rôles (Cadieux et Deschamps, 2011), la carrière repreneuriale (Cadieux, Gratton et St-Jean, 2014), les perturbations identitaires et/ou psychologiques (Aubry et Wolf, 2016 ; Bouchikhi, 2004), les représentations sociales des participants (Bornard et Thévenard-Puthod, 2009), la résistance au changement du personnel (Deschamps et Paturel, 2009) ou encore l’affectivité attachée à la sortie du cédant (Bah, 2009 ; Barraud-Didier et Gatignon-Turnau, 2021 ; Pailot, 2000).

Ces sujets enjoignent à une lecture éminemment sociale et psychologique des différentes étapes du processus (Deschamps, 2000 ; Picard et Thévenard-Puthod, 2004) devant aboutir à un « objectif d’autonomie » du repreneur (Cadieux et al., 2020). Le comportement des différents acteurs pèse en effet, de façon importante, sur le déroulement du projet repreneurial. Il révèle à la fois des résistances individuelles, des parcours complexes et parallèles, ainsi que des enjeux catégoriels protéiformes. De tels ressorts génèrent pour le projet repreneurial des complications (Boussaguet et De Freyman, 2018) qui constituent autant de facteurs de risque à maîtriser. Considérant au final que la plupart des difficultés rencontrées au cours de ce changement de main ont un caractère sociologique, une « perspective anthropocentrée » de la reprise devient incontournable en vue d’appréhender les acteurs dans leur « globalité » et leurs « interactions » (Schmitt, 2008).

Sous le prisme sociologique, une question récurrente de la littérature porte sur la légitimité du repreneur. En effet, les acteurs potentiellement affectés par un projet repreneurial développent une réponse comportementale plus ou moins favorable à l’encontre du nouveau dirigeant, jusqu’à en devenir déterminante : « le succès d’une reprise repose non seulement sur la pertinence du diagnostic, mais aussi et d’abord sur les qualités personnelles du repreneur. Il est important que ses compétences et sa légitimité soient admises par le personnel » (Deschamps et Paturel, 2009, p. 181). Plus précisément, les enjeux liés au plein exercice de son pouvoir de commandement sont reconnus : « peut-être qu’aucun événement récurrent de la vie d’une organisation n’est plus critique que le transfert de pouvoir et d’autorité d’un dirigeant vers son successeur » (Fiegener, Brown, Prince et File, 1996, p. 15). La résistance des salariés face au changement (Deschamps et Paturel, 2009) ou l’interférence du cédant dans la prise de contrôle de l’organisation par le repreneur (Boussaguet, 2008 ; Cabrera-Suarez, 2005 ; Geindre, 2012 ; Koffi et Lorrain, 2011) en sont des illustrations. Ces formes de problèmes sont communément analysées sous le prisme de la légitimité du repreneur (Barach, Gantisky, Carson et Doochin, 1988 ; Cullière, 2008 ; Deschamps et Paturel, 2009 ; Lamarque et Story, 2008 ; Mazari, Berger-Douce et Deschamps, 2020b ; Ouardi, 2012).

1.2. La recherche de légitimité, une problématique aux origines sociologiques

Les contributions à la sociologie de la légitimité sont nombreuses. Dans une justification des systèmes de pouvoir, Weber (1971) fournit tout d’abord une typologie bien connue des sources de légitimité (traditionnelle, charismatique ou rationnelle-légale) qui a inspiré des classifications plus récentes (Aldrich et Fiol, 1994 ; Scott, 1995 ; Suchman, 1995 ; Tost, 2011). Une étape importante est aussi marquée par les travaux de Parsons (1960), dont l’approche culturaliste lie la pérennité des organisations à leur capacité à fonctionner selon les valeurs des systèmes dans lesquels elles évoluent, de façon à s’en faire accepter, puis d’en accaparer les ressources. Depuis, deux grands courants de pensée animent les débats autour de la légitimité (Johnson, Dowd et Ridgeway, 2006). D’un côté, les institutionnalistes portent leur analyse au niveau des entités collectives et s’intéressent à la pérennité ainsi qu’à la hiérarchisation des organisations (Meyer et Rowan, 1977 ; Powell et DiMaggio, 1991). De l’autre, les tenants de la psychologie sociale se focalisent sur les objets singuliers et décrivent les rapports particuliers à l’autorité, à l’obéissance aux règles, ainsi qu’au maintien des configurations de domination (Jost et Major, 2001 ; Tyler, 1997). Sur cette base, la légitimité se rapporte in fine à l’acceptabilité d’un sujet par son système social (Zelditch, 2001).

D’une façon générale, en tant qu’attribut de la validation sociale, la légitimité stabilise les systèmes politiques ou de pouvoir et favorise la survie des organisations. Suchman (1995) évoque par exemple l’émergence d’une « hypothèse ou perception générale selon laquelle les actions d’une entité sont désirables, justes, ou appropriées dans un système socialement construit de normes, valeurs, croyances et définitions » (p. 574). Les modes d’évaluation de la légitimité sont à cet égard particulièrement centraux, car ils déterminent le degré de reconnaissance accordée à une entité sociale. Là encore, les courants sociologiques admettent deux niveaux d’analyse – micro et macro (Bitektine et Haack, 2015) – pour appréhender ces mécanismes. Sur un premier plan, ils rappellent que la légitimité émerge d’une évaluation individuelle (Powell et Colyvas, 2008). En d’autres termes, les subjectivités opèrent et les jugements portés sont particuliers et hétérogènes (Bitektine et Haack, 2015). Néanmoins, les acteurs sont soumis aux influences interpersonnelles permises par les interactions sociales (Tost, 2011). En conséquence, sur un second plan, la légitimité relève également d’un phénomène collectif. Celui-ci se rapporte à un accord, respecté par une majorité d’éléments d’un groupe plus ou moins large, vis-à-vis de l’entité considérée (Johnson, Dowd et Ridgway, 2006). Dans cette configuration, selon le phénomène de « validité » (Tost, 2011), un acteur peut en venir à accepter une domination admise par une majorité de personnes sans approuver pour autant ces normes personnellement.

Lorsqu’il est actif, le jugement individuel de la légitimité repose sur un ensemble de références, qu’elles soient personnelles ou partagées. Finch, Deephouse et Varella (2015) parlent d’un système de croyances. Ils différencient dans celui-ci les « valeurs globales » des « croyances spécifiques à un domaine ». Les premières sont stables dans le temps et normatives en ce qu’elles orientent le choix des buts et des moyens pour les atteindre, alors que les secondes font écho à des représentations circonscrites à un sujet particulier. Plus largement, les caractéristiques décrites laissent entrevoir le rôle des processus dans la construction de la légitimité, car celle-ci se forme au travers d’évaluations successives et d’interactions sociales (Suddaby, Bitektine et Haack, 2017). L’approche intégrative de Tost (2011) propose par exemple un processus en trois étapes formant un « cycle de jugement de la légitimité » (phases de formation, d’usage et de réévaluation du jugement). Des approches complémentaires traitent également des processus centrés sur la persuasion collective, la théorisation des normes et des pratiques ou encore la catégorisation des organisations (Suddaby, Bitektine et Haack, 2017).

2. Les approches actuelles de la légitimité du repreneur

La légitimité du repreneur est régulièrement associée à la réussite du projet de reprise (Barach et al., 1988 ; Boussaguet, 2012 ; Cullière, 2008 ; De Freyman, Boussaguet et Cullière, 2021 ; Deschamps et Paturel, 2009 ; Lamarque et Story, 2008 ; Mazari, Berger-Douce et Deschamps, 2019 ; Mazari, Berger-Douce et Deschamps, 2020b ; Ouardi, 2012). Les travaux de recherche aujourd’hui disponibles fournissent des éléments de compréhension du besoin de légitimité, de ses ressorts et de son incidence.

2.1. Les sources du besoin de légitimité du repreneur

Le repreneur investit un poste par lequel il accède au pouvoir de direction. Dans ce cadre, le pouvoir désigne le fait « d’être capable de faire exécuter ce que l’on souhaite, à obtenir des résultats, ainsi que les décisions qui les précèdent » (Mintzberg, 1986, p. 39). Ces termes établissent que la faculté de se faire obéir, essentielle pour qui fixe les principes directeurs, est un déterminant de la réussite de toute organisation. Ils s’accordent aussi avec la distinction entre le pouvoir d’exiger, fondé sur l’autorité statutaire, et celui d’influencer le comportement, adossé à des ressorts relationnels divers et informels. En particulier, Weber (1971) explique que le recours au pouvoir coercitif incite ceux qu’il contraint à une réponse contestataire. Pour sa stabilité, la domination requiert donc de la part des subordonnés un minimum de volonté de se soumettre. A contrario, la légitimité acquise par une instance en tant que gouvernant traduit l’acceptation sociale de son autorité. Elle devient en cela un facteur de durabilité et d’efficacité des systèmes de pouvoir.

Dans notre perspective, tout dirigeant – statut vers lequel tend le repreneur – peut alors être considéré comme un organe doté d’une légitimité et capable de s’y adosser afin de faciliter son commandement (Boudon et Bourricaud, 2011 ; Laufer, 1996). Une telle situation participe du bon fonctionnement de l’entreprise et in fine de sa pérennité. Le phénomène est d’importance lorsqu’on considère que l’arrivée d’un nouveau dirigeant entraîne pour la PME une redéfinition de son projet (Deschamps, 2018) et que « le repreneuriat comporte des dimensions de gestion du changement de différents niveaux, individuel, organisationnel et environnemental » (Cadieux et Deschamps, 2009, p. 9). Ces évolutions réclament d’être comprises et adoptées par le plus grand nombre de parties prenantes de la PME. Or, notamment parce que celles-ci portent des enjeux propres (Mercier, 2001), dans les limites de perception de chacun, l’adhésion sociale peut ne pas être automatique. Il devient crucial pour le repreneur de démontrer en quoi sa prise en main de l’entreprise est juste, appropriée ou désirable, c’est-à-dire légitime, pour ses interlocuteurs.

Ce besoin tient aussi aux aspects culturels de la démarche repreneuriale. D’un côté, la PME acquise se caractérise par un système de valeurs, de normes et d’habitudes, historiquement marquées par les décisions du cédant et les interactions avec diverses parties prenantes. Ce système alimente un réservoir de références partagées et participe du choix des finalités et des processus dans l’organisation (Thévenet, 2015). D’un autre côté, le projet de reprise comprend des éléments sociétaux, stratégiques et opérationnels, eux-mêmes adossés à des valeurs, définitions et croyances du repreneur. Le contact des deux univers fait surgir des incompatibilités potentielles, plus ou moins profondes et difficiles à accepter par les forces en présence, générant un risque de choc culturel ou de rejet mutuel (Boussaguet et De Freyman, 2018 ; d’Andria, 2008 ; Deschamps et Paturel, 2009)[2].

Enfin, une reprise externe provoque davantage la remise en question de l’organe de direction. En amont de la démarche, le cédant et son équipe bénéficient d’un accord social acquis de plus ou moins longue date. La substitution de dirigeant intervenant, les objectifs de la PME ainsi que les pratiques de commandement se trouvent renouvelés (Boumedjaoud, Messeghem et Khedhaouria, 2022 ; Deschamps, 2018). Les acteurs liés à l’entreprise, y compris le cédant qui peut poursuivre une relation professionnelle, pécuniaire ou de soutien dans le cadre d’un tutorat (Thévenard-Puthod, Picard et Chollet, 2014), anticipent alors pour eux-mêmes de probables conséquences économiques et sociales lourdes. En référence aux termes de Tost[3] (2011), la reprise déclenche en ce sens une « alarme mentale » dans les consciences, parce que ses répercussions sont potentiellement « perturbatrices ». Elle s’accompagne ainsi d’une forme de réinitialisation du jugement préalablement acquis de l’instance dirigeante, appelant nécessairement une phase de « réévaluation de la légitimité générale ».

2.2. Les ressorts connus de la légitimité du repreneur

La légitimité du repreneur fait référence à « la reconnaissance collective d’un pouvoir de direction ou de gouvernance, moralement acceptable au regard de ses caractéristiques personnelles et de son adéquation aux requis professionnels et culturels de l’entreprise cible » (De Freyman, Boussaguet et Cullière, 2021, p. 16). En d’autres termes, les différentes parties prenantes de la PME (salariés, familles, cédants, clients, fournisseurs, partenaires, etc.) portent son égard un jugement de légitimité, sur la base de critères spécifiques, pour finalement adopter un comportement favorable ou défavorable à sa prise de fonction. Jusqu’à présent, la littérature se concentre sur la réaction du personnel (Barach et al., 1988 ; Mazari, Berger-Douce et Deschamps, 2019), insistant sur la nécessité de fidéliser certains talents internes (Saoudi, 2012) ou de rassurer les salariés pour ne pas compromettre l’activité managériale (Deschamps et Paturel, 2009). Elle s’est également intéressée à la personne du cédant et au rôle que celui-ci peut avoir dans la dynamique de socialisation du repreneur (Boussaguet, 2008), de même qu’aux enjeux du maintien des coopérations nécessaires à la continuation de l’entreprise (Geindre, 2009). La légitimité du repreneur est à chaque fois un élément déterminant dans l’adoption, par ses interlocuteurs internes et externes, de comportements positifs.

Du fait de leur importance pour la capacité du repreneur à s’imposer plus facilement, les bases d’évaluation de cette légitimité ont donné lieu à quelques travaux préliminaires. Ainsi, dans le contexte des entreprises familiales, Barach et al. (1988) ont rapidement expliqué que la légitimité du repreneur découle à la fois de son « acceptation » (être perçu comme étant en accord avec la culture de l’entreprise) et de sa « crédibilité » (être perçu comme possédant les compétences techniques et la volonté d’être efficace). De façon plus précise, Lamarque et Story (2008) lient pour leur part la légitimité du repreneur à ses compétences, aux caractéristiques de son projet, à son adéquation culturelle avec l’organisation ainsi qu’à son assise financière. Ces éléments permettent effectivement d’aborder plus sereinement la gestion des premiers mois d’exercice (Rollin, 2017). Dans une contribution plus récente, Mazari, Berger-Douce et Deschamps (2019) rejoignent des critères proches de ceux de Tost[4] (2011) en insistant particulièrement sur l’exemplarité du nouveau dirigeant, sa capacité à développer la PME et l’ensemble de ses compétences relationnelles et techniques. Les déterminants psychologiques sont enfin au coeur des mécanismes de légitimation relevés par Mazari, Berger-Douce et Deschamps (2020a).

L’évaluation des différentes sources de légitimité n’est pas immédiate. Elle requiert du temps et de la clairvoyance, de sorte à saisir les spécificités et les interdépendances des attentes développées à l’égard du nouvel entrant. Comme le décrit Tost (2011), qui inclut l’individu dans ce qu’il nomme « entité » légitimée, le processus de légitimation, c’est-à-dire la manière dont la légitimité se forme, résulte d’une construction dynamique. Pour le cas du repreneur, Ouardi (2012) suggère de structurer ce processus en trois périodes : la légitimité commence à « s’établir » lors de la phase de cohabitation, avant de « se maintenir » et de « se développer » lors du retrait du cédant, pour finalement « se défendre » quand il lui incombe d’implanter les nouvelles orientations stratégiques et pratiques managériales. Étendant la proposition aux phases amont du processus repreneurial, De Freyman, Boussaguet et Cullière (2021) considèrent que la légitimation du repreneur est « anticipée » avant d’être en « usage ». Ses comportements ne se concrétisent en faits vérifiables et répétés qu’avec un décalage temporel. Cela contraint dans un premier temps les parties prenantes à faire des suppositions, que le niveau de confiance dans les choix du cédant peut par exemple influencer, avant de se fonder sur des démonstrations observables.

2.3. L’incidence de la légitimité du repreneur sur la réussite de la reprise externe

Le point central de la réflexion porte sur la façon dont la légitimité du nouveau dirigeant contribue à la réussite de la reprise externe. Comme précisé précédemment, cette dernière renvoie à l’accès du repreneur aux pouvoirs de propriété et de direction, permettant la continuation de l’activité. Certaines contributions permettent de comprendre cette relation entre la légitimité repreneuriale et la réussite repreneuriale.

Sur un plan général, Tost (2011) explique que les jugements de légitimité aboutissent à deux types de comportements différents : « d’une part, dans la mesure où une entité est vue comme légitime, elle est soutenue, et les velléités de la changer sont combattues ; d’autre part, dans la mesure où une entité est considérée comme illégitime, les individus cherchent activement à la changer » (2011, p. 697). Le courant sociopsychologique de la recherche en légitimité s’intéresse aux liens d’autorité/subordination au niveau des (groupes d’) individus, que ces rapports tiennent aux personnes elles-mêmes ou aux structures hiérarchiques qui les classent (Johnson, Dowd et Ridgeway, 2006). Il fait valoir que la légitimité attribuée au détenteur du pouvoir renvoie en la croyance qu’il est obligatoire ou judicieux de s’y soumettre (Tyler, 1997). Petit et Mari (2009) tirent de leurs lectures qu’un entrepreneur légitime jouit d’une plus grande latitude d’action, ainsi que d’une adhésion et d’un engagement plus forts de la part de ses parties prenantes. Dans son contexte, ceci se traduirait pour le repreneur externe par des réactions coopératives facilitant son entrée et l’implémentation de son projet.

À ce sujet, les écrits se focalisent de nouveau sur l’attitude du personnel (Cadieux et Brouard, 2009 ; Deschamps et Paturel, 2009 ; Mahé de Boislandelle et Estève, 2015). Barach et al. (1988) expliquent que la légitimité renforce le leadership du repreneur. Petit et Boulocher (2009), puis Mazari, Berger-Douce et Deschamps (2019) évoquent des effets de respect, de loyauté, de volontarisme, d’engagement, de confiance ou de soutien envers le dirigeant. Inversement, l’illégitimité du décideur fragilise son pouvoir et intensifie les risques de résistance aux changements (Deschamps et Paturel, 2009). Le repreneur s’expose ainsi aux dangers d’un non-respect du contexte socioculturel de la PME, qui s’expriment en termes de dysfonctionnements sociaux et de départs de collaborateurs (Boussaguet et De Freyman, 2018). Koffi et Lorrain (2005, p. 80) synthétisent l’incidence de la légitimité sur la réussite du projet repreneurial dans une coloration managériale, qui souligne « un important facteur de mobilisation des membres de l’organisation et assure l’ordre qui découle de l’obéissance des subordonnés, la stabilité de leur soutien au pouvoir et l’efficacité de leur engagement à l’égard des objectifs fixés ».

3. Quelques pistes de recherche sur la légitimité repreneuriale

Eu égard l’importance croissante du repreneuriat, cet article défend l’idée que nous devons mieux comprendre comment et à quel point la légitimité du repreneur externe peut influencer la réussite du projet repreneurial. Le propos est désormais de dépasser le stade d’une vision parcellaire, de sorte à pouvoir explorer les logiques et implications de ladite relation, débouchant sur des pistes de recherche à venir. Pour ce faire, nous suggérons une méthode d’investigation adoptant une perspective « déterminants, processus et résultats » de la légitimité repreneuriale (Figure 1).

Figure 1

Cadre d’étude de la légitimité repreneuriale à partir de ses antécédents, de ses processus et de ses résultats

Cadre d’étude de la légitimité repreneuriale à partir de ses antécédents, de ses processus et de ses résultats

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3.1. Les déterminants de la légitimité du repreneur externe

Dans la continuité de travaux récents (De Freyman, Boussaguet et Cullière, 2021 ; Mazari, Berger-Douce et Deschamps, 2019 ; Mazari, Berger-Douce et Deschamps, 2020a), il faut admettre que la légitimité du repreneur externe se développe au gré de circonstances sociales, économiques, juridiques et temporelles, tout en relevant d’une diversité d’intervenants. Une première voie de recherche propose donc d’enrichir notre compréhension des déterminants de cette légitimité, qui lui confère effectivement une physionomie changeante d’un cas de reprise à un autre.

Parce qu’il est un individu, les caractéristiques personnelles du repreneur externe exercent nécessairement une influence prépondérante dans le processus de son acceptation sociale. En conséquence, une question pourrait être de savoir si des typologies de profils plus ou moins légitimes peuvent émerger, en référence à certaines variables habituelles (âge, sexe, éducation, traits, etc.) et/ou relatives à l’activité de direction (formation, expériences passées, dernier poste occupé, motivations au rachat, connaissance de la cible, etc.). Des études convergent sur l’existence de plusieurs portraits types de repreneurs (Boumedjaoud, Messeghem et Khedhaouria, 2022 ; Cadieux et al., 2020 ; De Freyman et Boussaguet, 2022). Ils révèlent une variété de facteurs discriminants (psychologiques, socioculturels, comportementaux, etc.) à même d’agir sur la propension des audiences à légitimer le repreneur externe. Une identification de ces différents profils contribuerait en particulier à anticiper des opérations à risques, à recommander des accompagnements spécifiques ou encore à réaliser des arbitrages de politique publique. À ce stade, des travaux montrent que les niveaux de formation et d’expérience professionnelle enregistrés pour les repreneurs sont au-dessus de la moyenne (Cadieux et al., 2020 ; De Freyman et Boussaguet, 2022). De telles caractéristiques laissent entrevoir que des déterminants directement liés à la cible (connaissance de son secteur, de son métier, de son type d’organisation, etc.) alimentent probablement pour une bonne part les difficultés d’accès à la légitimité du repreneur externe. La maîtrise de ces éléments est régulièrement associée à la réussite des opérations externes, en raison notamment des garanties managériales qu’elle inspire (Rollin, 2017). En conséquence, nous gagnerions aussi à mieux appréhender leur contribution respective au « capital légitimité » du repreneur.

Ces critères de jugement ont un caractère instrumental (Tost, 2011), c’est-à-dire qu’ils permettent aux évaluateurs d’apprécier la capacité du repreneur à remplir des objectifs essentiels pour eux (d’autant que la résistance au changement peut avoir des origines multiples). Dans ce même objectif, certains facteurs d’ordre stratégique semblent aussi avoir un rôle à jouer, considérant qu’une corrélation étroite et complexe existe entre l’évaluation du projet pour la PME et celle du repreneur (Lamarque et Story, 2008). En effet, la valeur octroyée au plan de reprise (pertinence des objectifs, de la stratégie, des choix opérationnels, etc.) découle en partie des qualités accordées au repreneur qui en est à l’origine, et ce, notamment lorsque le repreneur est externe (Bastié, Cieply et Cussy, 2010). Inversement, il est également possible que certaines orientations stratégiques (renouvellement, affûtage, récolte, prospection, etc.) aient des effets bénéfiques sur le niveau de légitimité accordé au repreneur, voire à la PME pour la rendre plus performante (Shinkle, Goudsmit, Jackson, Yang et McCann, 2019).

À ce stade, ceci tend à établir une distinction entre le jugement porté sur le repreneur d’une part et celui porté sur le projet repreneurial d’autre part. On est conduit à se demander si ces deux objets ne constituent pas deux composantes de l’entité évaluée par les parties prenantes, néanmoins indissociables. Cela appellerait à dépasser cette lecture strictement individuelle de la légitimité du repreneur que retient la littérature actuelle. Il s’agirait en conséquence de déterminer comment les deux éléments sont isolément appréciés et de quelle manière ils interagissent (poids de l’un par rapport à l’autre, effet de compensation…). Une telle distinction conforte par ailleurs l’idée d’une temporalité de l’évaluation (De Freyman, Boussaguet et Cullière, 2021 ; Ouardi, 2012), les aspects individuels étant perceptibles en amont de ceux liés au projet.

L’incidence des facteurs stratégiques une fois posée, on comprend toutefois qu’elle ne peut être indépendante des perceptions que les évaluateurs se font des bonnes orientations pour l’entreprise. Le jugement de la légitimité repreneuriale s’établit aussi en regard de certains paramètres spécifiques à la PME, désignés comme des déterminants à caractère contextuels. Par exemple, une entreprise considérée comme saine ou en difficulté d’un point de vue financier au moment de son acquisition (Deschamps et Paturel, 2009) est susceptible de générer des attentes de continuité ou de rupture propres à influencer l’évaluation du repreneur et de son projet. De façon étroitement liée, l’origine du repreneur devient probablement un élément décisif aux yeux des parties prenantes. Des travaux font valoir qu’étant issu de la PME ou non, le repreneur envoie a priori des signaux à ses interlocuteurs en termes de compétences sectorielles détenues, de connaissances culturelles et organisationnelles relatives à l’entreprise ou d’intention et de capacité à la faire évoluer (Barach et al., 1988 ; Cadieux et Brouard, 2009 ; Bastié, Cieply et Cussy, 2010 ; Chung et Luo, 2013). D’autres éléments contextuels relèvent davantage des parties prenantes. Notamment, dans sa recherche de légitimité, le repreneur se trouve confronté à une certaine configuration d’évaluateurs, qui l’amène à composer avec des croyances et des valeurs possiblement diverses, voire contradictoires (Buisson, 2005 ; De Freyman, Boussaguet et Cullière, 2021 ; Mercier, 2001). En contrepartie, on pourrait mesurer à quel point le poids et la crédibilité du cédant dans ces relations ne confèrent pas à sa désignation du repreneur un caractère à la fois irrécusable et judicieux qui fortifie chez les parties tierces le phénomène de validité collective et estompent lesdites disparités. Il paraît globalement nécessaire d’appréhender ces forces aux dynamiques divergentes et convergentes.

Cette première piste de recherche révèle une certaine complexité du concept de légitimité repreneuriale. Elle invite à considérer un ensemble de déterminants dont le poids varie d’un cas de reprise à un autre, mais aussi d’un profil de repreneur à un autre. Finalement, cette perspective semble prometteuse pour éclairer différemment les enjeux de la prise en main et poser la question des prédispositions possibles de certains types de repreneurs externes pour aboutir plus facilement à la reconnaissance collective de leur pouvoir de direction.

3.2. Les processus relatifs à formation de la légitimité du repreneur

Une deuxième piste de recherche concerne l’exploration de processus centraux dans la compréhension managériale des principaux ressorts de la légitimité du repreneur externe. En écho à certaines recherches spécifiques à la reprise d’entreprise (Cullière, 2008 ; Ouardi, 2012 ; Mazari, Berger-Douce et Deschamps, 2020), il paraît important d’accentuer l’éclairage porté sur la manière dont la légitimité se construit, s’évalue et se gère.

D’une part, la légitimité résulte d’une évaluation (Ashforth et Gibbs, 1990). Cela enjoint à se pencher sur le processus de formation de la légitimité dans l’optique de ceux qui l’accordent (Bitektine et Haack, 2015). Ce qui semble devoir être pris en compte ici est l’influence mutuelle que les parties prenantes exercent entre elles (Rowley, 1997). À cette fin, l’étude des interactions sociales et de leurs contributions au processus de légitimation du repreneur paraît incontournable. Sur ce point, il est possible de s’inspirer, par exemple, des philosophies de travail développées par Mouhli (2019), dédiées à la reconstruction collective de sens, ou encore par Bornard et Thévenard-Puthod (2009), relatives à la convergence des représentations sociales. Une question cruciale pour le repreneur est sûrement de déterminer comment repérer dans un tel « réseau de légitimation » les éléments les plus influents, c’est-à-dire ceux sur lesquels il serait opportun de s’appuyer. Des classifications de parties prenantes, par exemple fondées sur le modèle « pouvoir / légitimité / urgence » (Mitchell, Agle et Wood, 1997) ou sur l’outil cartographique rapporté à des processus de création de valeur (Cummings et Doh, 2000), fournissent à cet égard de potentiels supports d’analyse. En outre, si les évaluateurs ne portent pas tous des valeurs et des croyances identiques, il serait intéressant de caractériser en force et en nature l’influence que l’opinion majoritaire peut exercer sur les processus individuels d’évaluation, de même que de comprendre et permettre de mesurer le phénomène d’évaluation « passive[5] ».

À ce stade des recherches, nous avons une connaissance encore limitée des étapes et des mécanismes sociaux qui s’enchaînent pour préparer progressivement les différents acteurs à l’acceptation de la nouvelle direction. On peut cependant avancer que les phases du projet repreneurial déterminent en filigrane la construction de légitimité, non seulement parce qu’elles lui imposent des jalons, mais aussi parce que les parties prenantes y sont impliquées de façon inégale (Deschamps et Paturel, 2009). Pour cette raison, l’attention portée au(x) rôle(s) du cédant paraît encore sous-exploitée, tant son engagement plein et entier dans l’accompagnement du repreneur est en mesure d’orienter favorablement le déroulement de la reprise (Boussaguet, 2008 ; Thévenard-Puthod, Picard et Chollet, 2014). Au-delà des problématiques émotionnelles du cédant (Bah, 2009), et plus largement de ses passages obligés (Bah et Cadieux, 2011), des travaux récents ont insisté sur l’importante contribution au processus d’acquisition de la crédibilité et de la légitimité du repreneur externe (Cadieux et al., 2020). Ils nous invitent à explorer plus finement la manière dont ce soutien pèse, dans un sens ou dans l’autre, sur la capacité du repreneur à construire sa légitimité, et sur des formes de comportements types rencontrés au moment de son entrée opérationnelle.

D’autre part, la légitimité résulte d’une gestion (Aldrich et Fiol, 1994 ; Suchman, 1995). Cela pousse à mieux saisir les actions aptes à orienter l’appréciation des différents évaluateurs, en déterminant et opérationnalisant les plus efficaces dans un contexte de reprise externe. De telles manoeuvres peuvent d’abord s’inscrire dans un choix d’attitude face au système social d’appartenance, consistant par exemple à épouser des stratégies de conformation, de sélection, de manipulation ou encore de création vis-à-vis de l’environnement (Zimmerman et Zeitz, 2002). Dans la mesure où la légitimité possède une dimension temporelle, il serait également envisageable d’interroger l’influence de ces actions sur les « défis généraux de la légitimation » relatifs aux problématiques de gain, de maintien et de rétablissement de la légitimité (Suchman, 1995). Cela répond au fait qu’un repreneur peut être confronté à différentes situations et différents besoins tout au long de son projet de reprise.

La gestion de la légitimité relève aussi de pratiques concrètes. À ce niveau, le recours et donc l’étude des moyens de persuasion apparaissent appropriés. Ceux-ci se rapportent notamment aux techniques discursives (Hoefer et Green, 2016 ; Suddaby et Greenwood, 2005), à la communication narrative (Lounsbury et Glynn, 2001) ou au discours de défense face à une contestation (Massey, 2001 ; Suddaby et Greenwood, 2005). Sur ce registre, d’autres procédés courants peuvent être explorés. Parmi les propositions de Bitektine et Haack (2015), retenons celles consistant à favoriser la propagation d’un message et d’une opinion à travers la voix d’un acteur dont la crédibilité est forte vis-à-vis des autres parties prenantes (typiquement le cédant, sa famille ou des collaborateurs clés) ou encore d’entourer l’une d’entre elles d’informations convergentes de sorte à canaliser ses perceptions et à aiguiller ses décisions (par exemple exposer les salariés clés à des retours extérieurs tels que des accords de partenariat, un diagnostic objectif de l’entreprise, un avis de client, un rapport d’expert économique, etc.). De façon générale, développer une meilleure connaissance de ces jeux d’influence ouvrirait la porte à de nouvelles formes de préparation et d’accompagnement des repreneurs dans la construction de leur légitimité.

Ces activités d’évaluation et de gestion soulèvent en outre la question de la mesure de la légitimité repreneuriale. Sur un plan général, le sujet est effectivement problématique pour l’ensemble des acteurs, puisque l’asymétrie d’information (Bastié, Cieply et Cussy, 2010) limite les capacités à saisir pleinement le sens des situations et des enjeux, de sorte qu’une perspective intéressante serait de clarifier les formes et les incidences typiques que peuvent prendre ces distorsions, en regard des parties prenantes distinctives qu’elles touchent et de la phase du processus de reprise où elles sont à l’oeuvre. Plus spécifiquement, le défi de la mesure pour le repreneur tient dans sa difficulté à saisir les raisons pour lesquelles il est perçu comme légitime. Celles-ci portent souvent sur un ensemble de sentiments confus et intuitifs, accentués par de possibles isolements et non-dits dans le corps social. En outre, un seul et même événement peut donner lieu à différentes réactions selon qu’il bénéficie à un acteur ou à un autre. Dans de telles conditions, des recherches pourraient être menées en vue de repérer et interpréter les effets objectifs de la légitimité (Tyler, 1997), cela surtout en considération des configurations techniques et sociales propres à la reprise externe. Côté évaluateurs, la mesure de la légitimité repreneuriale porte l’attention sur le sens et la force probante relatifs à leurs observations. Comme dit précédemment, la légitimité est d’abord supposée, sur la base d’une personnalité, de compétences ou encore d’un discours, avant d’être validée en regard de résultats factuels produits par l’activité de gestion. Le modèle de la légitimité « anticipée » et en « usage » (De Freyman, Boussaguet et Cullière, 2021) semble ainsi propice à des approfondissements. Il interroge la façon dont la légitimité peut se former en dehors de faits objectifs et suggère des méthodes d’évaluation différenciées fondées sur une matière incertaine ou bien réalisée. Il confirme en filigrane pour le repreneur tout l’intérêt de travailler sur des tactiques et stratégies informationnelles (Buisson, 2005), notamment sur les techniques déjà évoquées de persuasion et d’influence.

Davantage axée sur les dynamiques d’interactions sociales, cette deuxième orientation de recherche vise surtout à renforcer notre compréhension des mécanismes de légitimation à l’oeuvre dans le contexte spécifique de la reprise externe. Il s’agit donc essentiellement de sonder plus avant les processus liés à la construction, à l’évaluation et à la gestion de la légitimité repreneuriale.

3.3. Les effets de la légitimité accordée au repreneur externe

Une troisième piste de recherche s’intéresse aux effets de la légitimité envers la réussite des reprises externes. Les bénéfices de la légitimité sont régulièrement mis en avant (Barach et al., 1988 ; Cadieux et Brouard, 2009 ; Deschamps et Paturel, 2009 ; Rollin, 2017). Cependant, peu d’études à notre connaissance se sont réellement penchées sur la nature et la portée de ces effets pour étayer l’idée de la légitimité comme une condition indispensable à la réussite de ce type d’opération.

Dans une approche interne, il faut mieux saisir le pouvoir d’influence de la légitimité du repreneur externe, et ce, d’abord en regard des principaux acteurs concernés par la reprise. La recherche a déjà abordé les formes de réaction du personnel (Cadieux et Brouard, 2009 ; Mahé de Boislandelle et Estève, 2015 ; Mazari, Berger-Douce et Deschamps, 2019) ou du cédant (Bah, 2009 ; Cadieux et al., 2020). Elle doit tout de même élargir le sujet d’analyse à ce « réseau de légitimation » incluant les parties prenantes tierces (De Freyman, Boussaguet et Cullière, 2021) dans la mesure où, par définition, elles influencent[6] la réussite de la reprise. Il est aussi nécessaire que le lien entre les comportements visibles et l’attribut de légitimité repreneuriale soit plus clairement et systématiquement établi, ce qui renvoie notamment aux difficultés de mesure évoquées juste avant. La question comportementale engage, ensuite, à préciser les incidences potentielles en termes d’ajustements relationnels au sein de l’organisation. Là aussi, des répercussions sociales sont couramment liées à la reprise externe. Par exemple, celle de la résistance au changement (Deschamps et Paturel, 2009 ; Rollin, 2017), pour laquelle on cherchera à préciser comment et à quel point la légitimité permet de s’en préserver. Inversement, une fois acquise, on peut se demander quelle stabilité du pouvoir procure la légitimité générale. De futurs travaux seraient utiles pour découvrir, dans le contexte de reprise externe à nouveau, les principes types selon lesquels le phénomène d’assimilation (Tost, 2011) non seulement s’engage, mais aussi peut être remis en question.

Dans une approche externe, la substitution d’une direction à une autre interroge la relation de la PME avec son environnement. Sur un plan général, en premier lieu que selon les institutionnalistes, la légitimité acquise par une organisation encourage, de la part du système social qui l’entoure, le soutien (Meyer et Rowan, 1977 ; Powell et DiMaggio, 1991) et l’apport de ressources de meilleure qualité (Deephouse, 1999 ; Wiklund et Shepherd, 2005 ; Zimmerman et Zeitz, 2002). Sur le même registre, la légitimité organisationnelle peut être perçue comme un outil de gestion de la complexité (multitudes et diversité des parties prenantes) de l’environnement des entreprises (Buisson, 2005). En lien avec ces raisonnements, Bastié, Cieply et Cussy (2010) ont expliqué, dans le champ repreneurial, que la cession d’une entreprise génère pour son environnement une incertitude quant à la qualité de celle-ci et à sa gestion future, pouvant conduire les parties prenantes à des comportements de précaution qui lui seront défavorables. Aussi, dans la mesure où des contributions tendent également à montrer que la légitimité d’un dirigeant affecte celle de son entreprise (Chung et Luo, 2013 ; Karlsson et Williams-Middleton, 2015 ; Tornikoski et Newbert, 2007), certaines questions émergent et gagneraient à être investies : à quel point la légitimité de la PME peut-elle être remise en cause par les acteurs environnementaux ? Comment et jusqu’où le capital-légitimité détenu par le cédant auprès des partenaires historiques peut être transféré vers le repreneur externe ? Les effets bien connus de grossissement et de concentration du pouvoir, caractéristiques des PME (Mahé de Boislandelle et Estève, 2015 ; Torrès, 1999), favorisent-ils l’analogie entre la légitimité organisationnelle et celle du dirigeant, valorisant par là même les critères relationnels et moraux du jugement qui en est fait ? En outre, des recherches pourraient aussi explorer avec profit les types de dysfonctionnements organisationnels rencontrés durant la formation de la légitimité générale du repreneur.

Finalement, en gardant à l’esprit que la réussite repreneuriale est associée à la continuation de l’activité, il peut être intéressant de déterminer si la légitimité du repreneur a des répercussions en termes de performance de la PME reprise. En regard des effets de la légitimité, on peut tenter de confirmer les bénéfices mis en avant par la littérature, tant sur le plan de son potentiel d’influence que sur celui de la nature des comportements induits. Des singularités sont de surcroît envisageables si l’on distingue les parties prenantes et leurs intérêts propres. On peut également s’attendre à ce que la légitimité du repreneur externe favorise une ou certaines formes de performance plutôt que d’autres, qui seraient logiquement en lien avec l’exercice du pouvoir de direction. Une perspective supplémentaire est relative à la « phase d’arrimage », qui traduit la compatibilité du projet entre le cédant, le repreneur et la cible (Cadieux et al., 2020). La légitimité agissant en filigrane de la combinaison entre le profil stratégique du repreneur externe et celui de la PME, une question est de savoir si la cohérence des décisions prises au cours de cette période conditionne finalement en grande partie la suite des événements. Des études pourraient par exemple évaluer le rôle de la légitimité du repreneur dans la capacité de celui-ci à atteindre les objectifs de son plan de reprise ou encore à déterminer si cette même légitimité lui permet de naviguer plus facilement entre des modèles de rupture et de continuité (Rollin, 2017).

Conclusion

Le point de départ de cette contribution résidait dans notre volonté de mieux étayer la corrélation, souvent mise en avant, entre la légitimité du repreneur et la réussite des projets repreneuriaux. En référence à une réflexion encore émergente, des fondements conceptuels sociologiques ont été retenus. Ce prisme met globalement en lumière le système social dans lequel se déroule le changement de main. L’éclairage porté par la légitimité du repreneur invite en particulier à prendre en compte les comportements des parties prenantes, internes et externes, dans leurs tentatives d’influer sur les caractéristiques et la mise en oeuvre du projet repreneurial. Elle souligne en cela l’incidence des attentes du réseau d’interlocuteurs sur les conditions de réussite du projet repreneurial. Nous avons structuré notre cadre d’étude selon une triple perspective « déterminants, processus, effets », appropriée pour couvrir la connaissance existante et à développer. Reflétant le caractère multidimensionnel du concept de légitimité (Suddaby, Bitektine et Haack, 2017), ces pistes de réflexion montrent à quel point le sujet se complexifie dès lors qu’on sonde ses mécanismes internes, ses déterminants, ses incidences, et ce, dans les optiques du chercheur et du praticien.

Outre l’ensemble des questions qui ont pu être soulevées, cette contribution n’est pas sans répercussions envers des notions périphériques, effectivement connectées au cadre général adopté ici, sans en être directement dépendantes. En premier lieu, la diversité des conceptions de la performance (St-Pierre et Cadieux, 2011) pousse à enrichir la notion de réussite du projet repreneurial, au-delà de son affectation fondamentale à l’idée de pérennité de la PME. Cependant, le concept éminemment sociologique de légitimité renforce le besoin d’une approche anthropocentrée de la reprise (Schmitt, 2008). Il appelle en cela à réévaluer la place des objectifs moins rationnels et plus catégoriels dans les éléments de définition de la réussite repreneuriale.

En deuxième lieu, il est notable que la littérature, y compris le présent texte, se focalise sur les bénéfices de la légitimité du repreneur. En dehors des arguments relatifs au développement de la légitimité repreneuriale, les éventuelles spécificités d’un phénomène d’illégitimité confirmée sont effectivement ignorées. Le sujet paraît pourtant sensible lorsque le repreneur est totalement méconnu des parties prenantes de la PME qu’il intègre. Une première piste de travail est à chercher dans les effets attendus en termes d’instabilité du pouvoir (Weber, 1971). Plus spécifiquement, Collerette (2002) parle de mise à l’écart ou de contestation et sabotage de l’action du dirigeant. Pour le repreneur externe, les formes d’expression de l’illégitimité auxquelles il peut être confronté, comme le type de non-performance qu’elle provoque ou les modalités de prise en main de l’organisation en situation de rejet, sont de réels enjeux managériaux et de réflexions à poursuivre.

En troisième lieu, l’accent est ici placé sur le repreneur externe, mais le projet repreneurial peut également être mené par un acteur interne, familial, physique ou moral (Deschamps, 2018 ; Cadieux et al., 2020). La nature et l’origine de l’entité qui reprend ont une incidence sur le jugement des parties prenantes. Cela se conçoit par exemple avec les a priori que forment les évaluateurs envers le repreneur familial, interne ou externe, concernant ses compétences sectorielles, sa connaissance de la culture organisationnelle, son accès à l’information ou son désir de changement (Barach et al., 1988 ; Bastié, Cieply et Cussy, 2010 ; Chung et Luo, 2013).

En dernier lieu, étant admise l’importance de la légitimité du repreneur envers la réussite du projet repreneurial, il devient décisif pour les dispositifs de soutien à la reprise de s’emparer de cette problématique. Aux travaux et conceptions développés autour de l’aide au repreneur (Albert, 2017 ; Boumedjaoud et Messeghem, 2020 ; Geindre, Deschamps et Fatien-Dochon, 2014 ; Lamarque et Deschamps, 2020 ; St-Jean, 2012 ; Thévenard-Puthod, 2021 ; Thévenard-Puthod, Picard et Chollet, 2014), l’enjeu d’acceptation par les parties prenantes conforte pour l’accompagnant la dimension sociale de son action. Inscrite dans la durée du processus de reprise, cette action contribue à la préparation des acteurs en amont du projet repreneurial, ainsi qu’au repérage des profils de repreneur et d’entreprise cohérents. Elle affine également la compréhension et la gestion des phénomènes de rejet, favorise la contribution du cédant à la légitimation de son successeur ou encore aide à définir pour la PME cible des processus et des objectifs suscitant une meilleure adhésion (De Freyman, Boussaguet et Cullière, 2019). À nouveau, ces effets paraissent particulièrement bénéfiques à un repreneur externe logiquement confronté à ces difficultés. Une fois les principes d’accompagnement acceptés, l’étape suivante devient la construction d’outils permettant leur mise en oeuvre.

Au final, l’enjeu de la légitimité repreneuriale est incontournable dans la mesure où tout dirigeant, en particulier entrant à ce poste et non issu de l’entreprise, éprouve un besoin de légitimité. Investir ce thème en repreneuriat invite à dépasser le couple cédant-repreneur qui prévaut dans les analyses faites jusqu’ici. Il nourrit la dimension sociologique des projets de reprise et ouvre par là même des pistes de recherche encore à défricher.