Résumés
Résumé
Certains succès d’entreprises lancées durant la dernière décennie ont de quoi faire réfléchir les chercheurs, les entrepreneurs et les accompagnateurs. Au coeur de leurs modèles d’affaires, on trouve souvent une proposition de valeur originale que nous nommons ici « valeur de liaison ». Nous soutenons ici que cette mise en liaison entre consommateurs est la raison principale du succès de ces entreprises. Cette « clé de contact » proposée aux consommateurs se traduit en équipe, entraide et communauté. En premier lieu, nous discutons comment s’envisage, se cocrée et se capture une proposition de valeur de liaison. Ensuite, nous questionnons les conséquences pour l’ensemble des acteurs concernés de placer la valeur de liaison au coeur de la proposition de valeur.
Mots-clés :
- Cocréation de valeur,
- Communauté,
- Entrepreneuriat,
- Marketing,
- Proposition de valeur,
- Valeur de liaison
Abstract
Certain successful enterprises launched during the last decade have given researchers, entrepreneurs, and business coaches food for thought. At the heart of their business model, there is an original value proposition that we call a “linking value proposition”. In this article, we argue that their ability to link consumers is the main explanation for the success of these enterprises and that this form of linkage is a “contact key” they propose to consumers that translates into team spirit, mutual aid, and community. We begin by discussing how a linking value proposition is conceived, cocreated, and captured. We then examine how placing linking value at the heart of the value proposition impacts all the actors involved.
Keywords:
- Value cocreation,
- Community,
- Entrepreneurship,
- Marketing,
- Value proposition,
- Linking value
Resumen
Algunos éxitos empresariales de la última década son motivo de reflexión para investigadores, empresarios y mentores. En el centro de sus modelos de negocio, a menudo encontramos una propuesta de valor original que llamamos linking value (traducido como valor de vinculación, valor vinculante o valor de enlace). Sostenemos aquí que esta vinculación entre consumidores es la razón principal del éxito de estas empresas. Esta clave de contacto ofrecida a los consumidores se traduce en equipo, colaboración y comunidad. En primer lugar, discutimos cómo se concibe, se co-crea y se captura una propuesta de valor de vinculación. Luego, nos interrogamos acerca de las consecuencias para todos los actores involucrados al colocar el valor de vinculación en el centro de la propuesta de valor.
Palabras clave:
- Co-creación de valor,
- Comunidad,
- Emprendimiento,
- Marketing,
- Propuesta de valor,
- Valor de vinculación
Corps de l’article
Introduction
Cet essai porte sur la proposition de valeur de liaison fondée sur la mise en relation des consommateurs. Cet objet, étudié par la sociologie de la consommation et par le marketing sous le vocable de « linking value » (Cova, 1997 ; Mathwick, Wiertz et De Ruyter, 2008 ; Schwarz, Aufschnaiter et Hemetsberger, 2023) est absent de la recherche en entrepreneuriat. Il présente pourtant un intérêt pour appréhender un des ressorts majeurs de la consommation contemporaine. Dans certaines situations, les consommateurs achètent des produits, des services et des marques plus pour la mise en liaison avec d’autres consommateurs qu’ils permettent que pour les bénéfices fonctionnels ou symboliques qui leur sont associés. Au lieu de la considérer comme un bénéfice inexistant ou marginal, les chercheurs pourraient reconsidérer la valeur de liaison pour l’intégrer dans le schéma général de la proposition de valeur. Quant aux entrepreneurs, ils pourraient la placer au coeur du modèle d’affaires pour mieux différencier leurs offres et assurer le succès de leurs projets. Et les accompagnateurs devraient ainsi réinventer des modèles et des processus pour guider les entrepreneurs.
Nous adoptons ici la traduction littérale de l’anglais, soit « valeur de liaison », plutôt que le vocable français « valeur de lien » utilisé en sociologie (Godbout et Caillé, 1992), car ce dernier semble entériner l’existence préalable de liens plutôt que la mise en liaison d’individus jusque-là plus ou moins isolés. Nous définissons ainsi la valeur de liaison d’une offre comme ce que vaut un produit, un service ou une marque pour la mise en liaison de consommateurs (Cova, 1997). Nous nous positionnons ici non comme des chercheurs, professeurs ou autres experts, mais comme des sujets pensants avec leurs façons uniques d’observer et de parler (Gabriel, 2016) et qui s’autorisent à croire qu’une telle proposition de valeur de liaison mérite l’attention de nos collègues et des praticiens. Pour introduire notre propos, nous synthétisons le cas d’une jeune entreprise qui a fondé son succès sur une proposition de valeur de liaison. À partir de ce cas, nous cherchons à atteindre une certaine généralisation pour ainsi mieux définir cette valeur dans l’ensemble pluriel des notions de valeurs pour le consommateur. Ceci nous conduit ensuite à discuter quelles sont les façons de créer, et surtout de cocréer, une telle valeur de liaison et les enjeux qui en découlent pour les entreprises. Enfin, nous réintégrons ces idées dans une vision prospective de cette proposition de valeur de liaison, rapprochant les deux disciplines de l’entrepreneuriat et du marketing.
1. Tough Mudder : un cas emblématique de proposition de valeur de liaison entre consommateurs
Tough Mudder est une course d’endurance longue de 16 à 20 kilomètres comportant une vingtaine d’obstacles élaborés initialement pour les forces spéciales britanniques. Son fondateur, Will Dean[1], la qualifie de course à obstacles la plus difficile au monde. Durant la demi-journée de course, les participants doivent plonger dans un bain de glace, escalader des murs, traverser un cours d’eau à l’aide d’une corde suspendue dans les airs, ramper dans des tunnels remplis de boue ou d’eau, transporter des troncs et même survivre à des décharges électriques, dont certaines font jusqu’à 10 000 volts ! Depuis sa création en 2011, plus de 6 000 000 de participants venus des quatre coins de la planète ont déjà mesuré leur endurance en se frottant à cette compétition, qui se veut avant tout collaborative. « On ne peut pas réaliser Tough Mudder en solitaire », annonce le site Internet. L’épreuve se fait en équipe, au sein de laquelle les participants doivent s’entraider (Dean, 2017). Chaque participant doit d’ailleurs jurer formellement avant le départ : « J’aide les membres de mon groupe à finir la course et je place l’esprit d’équipe et la camaraderie au-dessus de mon temps de course » (extrait du serment des Mudders – participants à la course d’obstacles). Tough Mudder se positionne ainsi à l’opposé de ses concurrents, au premier rang desquels figure Spartan[2], qui privilégient la performance individuelle et organisent des classements à l’arrivée : on y court chacun pour soi. Au contraire, à chaque étape, les participants à Tough Mudder se donnent la main, se poussent, se tirent, pour passer l’obstacle. Tough Mudder a été construit sur le principe que le véritable exploit est de franchir la ligne d’arrivée ensemble. Après l’arrivée, les participants reçoivent rituellement une bière fraîche et un bandeau orange siglé Tough Mudder.
Comme l’écrit Will Dean, le coeur de l’offre de Tough Mudder, c’est « l’esprit d’équipe et la camaraderie ». Tough Mudder, selon lui, ce sont « des gens qui aident des gens ». Tough Mudder pousse les individus à s’entraider pour ressentir la camaraderie, qui est la promesse première de cette entreprise. Cependant, Tough Mudder ne délivre pas de la camaraderie, elle fournit juste les éléments permettant aux clients de la produire par leurs interactions durant la course. L’entreprise fournit en effet le support matériel – les obstacles – et la logistique permettant et obligeant une telle entraide durant la course. Elle fournit aussi les conditions pour maintenir cette entraide et cette camaraderie après la course par un ensemble de rituels en ligne. Il en est ainsi du Headband Monday (le lundi des bandeaux), qui invite les Mudders à poster sur le site de l’entreprise leurs plus belles photos des bandeaux qu’ils ont obtenus.
L’entreprise Tough Mudder ne s’arrête pas là. Chaque course se déroule dans un lieu naturel éloigné des villes et nécessite une logistique de support importante pour réaliser les tâches suivantes : enregistrer les participants, distribuer les dossards, gérer le flux des participants jusqu’au point de départ, maintenir leur hydratation, les encourager à passer les obstacles, placer un bandeau sur le front de ceux qui ont terminé et distribuer ensuite bières et bananes. Des bénévoles réalisent ces tâches nécessaires à la course et encouragent les participants. Will Dean, le fondateur de Tough Mudder, dit explicitement, dans une vidéo de motivation des bénévoles postée sur YouTube, que son « business ne pourrait pas fonctionner sans le recours à ce système d’entraide » ! Et les bénévoles sont, en retour, très contents de contribuer à la réussite de cette course par obstacles grâce à l’aide qu’ils peuvent apporter aux participants.
La participation en tant que coureur ou bénévole à une course Tough Mudder génère ainsi de la valeur pour les individus impliqués. Cette valeur est plurielle. Durant la course, le ressenti physique au sein de chaque équipe – les Mudders sont toujours en contact pour s’entraider – génère de la camaraderie et de la solidarité, soit une valeur sociale. Durant et après la course, tout est fait par l’entreprise pour développer une valeur à la fois sociale et symbolique, celle de faire partie de la communauté des Mudders. Le bandeau, par exemple, symbolise l’appartenance à la communauté, mais le bandeau symbolise aussi, à un niveau personnel, le fait d’avoir réussi à accomplir le petit exploit de finir la course, soit une valeur identitaire. Toujours au niveau personnel, l’expérience vécue pendant la course, mêlant plaisir et douleur, génère une valeur hédonique.
2. De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de « proposition de valeur de liaison » ?
La valeur consommateur de Tough Mudder est donc plurielle et multidimensionnelle au sens donné par Bonneveux et Rivière (2016), mixant valeur économique, valeur sémiotique et valeur sociale (Karababa et Kjeldgaard, 2014). Cependant, notre lecture du cas nous pousse à affirmer que la valeur de Tough Mudder pour les consommateurs présente une dominante originale qui est à la base de son succès : une valeur de liaison. Acheter la participation à la course Tough Mudder c’est la certitude de pouvoir entrer en contact avec d’autres participants et même des bénévoles de Tough Mudder. C’est sur cette proposition de valeur de liaison que l’entreprise a bâti son succès et développé son chiffre d’affaires (Dean, 2017). C’est cette même valeur de liaison que l’on retrouve au coeur des propositions de valeur des entreprises à succès de la dernière décennie (Interbrand, 2020).
La notion de valeur de liaison n’est pas nouvelle théoriquement (Cova, 1997 ; Mathwick, Wiertz et De Ruyter, 2008 ; Schwarz, Aufschnaiter et Hemetsberger, 2023), comme au niveau de la pratique : il y a bien longtemps que des entreprises et autres organisations proposent de la valeur de liaison. L’exemple qui vient immédiatement en tête est celui du Club Med qui, à partir des années cinquante, a placé la rencontre avec d’autres personnes au coeur de sa proposition de valeur (Reau, 2007). Dans le même ordre d’idées, nombre d’organisations sportives ou culturelles, des clubs de sport et de danse (Hewer et Hamilton, 2010) aux galeries et musées (Jafari, Taheri et Vom Lehn, 2013), font ressortir leurs capacités à mettre en liaison les personnes, même si elles n’en font pas expressément le coeur de leur proposition de valeur, comme l’a fait historiquement le Club Med. De même, toutes les activités de jeux hors ligne ou en ligne (Sirola, Savela, Avolainen, Kaakinen et Oksanen, 2021) et les lieux de lien tels les bistrots de pays[3] permettent de mettre en liaison de parfaits inconnus. Tout cela est notable, mais n’a jamais bouleversé notre représentation de la proposition de valeur d’une entreprise, qui reste centrée sur des propositions de valeur façonnées pour un individu pris isolément.
L’importance de la valeur de liaison dans la consommation actuelle relève d’une évolution sociologique à l’oeuvre depuis deux décennies, en réaction à la montée de l’individualisme dans nos sociétés (Cova, 1997). Plus les individus se retrouvent libres de choisir ce qu’ils veulent quand ils veulent, et d’agir sans la nécessité de considérer les autres, plus ils ressentent la nécessité d’être en liaison, au moins éphémère, avec d’autres personnes. Ainsi, Mathwick, Wiertz et De Ruyter (2008, p. 832) notent « un changement fondamental de la valeur d’usage des produits ou des services vers une consommation motivée par le désir de renforcer les liens entre consommateurs » au sein de communautés et autres groupes, tribus ou sous-cultures. De son côté, le rapport du cabinet Interbrand (2020, p. 7) remarque que « l’accent mis sur la communauté est évident dans les marques de la dernière décennie […]. Et cette nouvelle génération de marques la place au coeur de son identité dès le départ. Certaines construisent des entreprises pour servir des sous-cultures florissantes […] tandis que d’autres nourrissent des communautés grâce à des options interactives intégrées ». Si les propositions de valeur de liaison existent depuis longtemps, le nombre d’entreprises les mettant au coeur de leur offre augmente, ainsi que la magnitude des succès de ces entreprises.
En effet, lorsque l’on s’intéresse à certains succès marquants de la dernière décennie dans le domaine de l’entrepreneuriat et des PME, on ne peut qu’être frappé par la montée de solutions entrepreneuriales facilitant les interactions entre consommateurs et proposant de la valeur de liaison. Un bon exemple est Mirror[4], qui commercialise une solution de gym à domicile créée en 2018, mélangeant miroir de salle de danse, écran, caméra et coach, pour faire une séance de gymnastique entre participants à distance, mais apparaissant à l’écran et faisant ensemble les mêmes mouvements. Mirror ne fournit que l’infrastructure et ce sont les clients qui en se réunissant en ligne produisent de l’entraide et de la communauté. Dans tous ces cas, la proposition de valeur est une promesse de mise en liaison. L’entreprise ne propose pas du lien, mais seulement une « clé de contact » que les consommateurs peuvent utiliser pour interagir avec d’autres consommateurs. Notons qu’il n’est pas aisé de comprendre « pourquoi certains produits de consommation et certaines activités ont le potentiel pour produire de la valeur de liaison » (Österg, 2007, p. 94). Cette valeur de liaison est, en fait, une valeur d’usage non conventionnelle (Godbout et Caillé, 1992) : l’usage d’un bien au service d’une mise en liaison. Elle est rarement incluse dans le concept habituel de valeur d’usage, car celui-ci ne tend à reconnaître que l’utilisation d’un bien par un individu pris isolément ; de fait, il exclut que ce bien puisse être au service de la mise en liaison des individus. Offrir de la valeur de liaison oblige donc à concevoir une proposition qui ne cible pas le consommateur isolé et heureux de l’être, mais qui s’adresse à des consommateurs ayant envie de vivre une expérience en équipe, en groupe, en communauté, en tribu, etc.
3. Cocréation et capture de la valeur de liaison
Si Tough Mudder propose de la valeur de liaison entre consommateurs, il faut souligner que l’entreprise ne génère pas seule cette valeur. Un processus de cocréation de valeur est à l’oeuvre, qui repose, d’un côté, sur une programmation par l’entreprise de tous les éléments de l’expérience consommateur, de l’autre, sur la capacité des consommateurs à générer entre eux de la valeur de liaison durant leur expérience.
Dans le cas Tough Mudder, l’entreprise dispose d’une équipe dédiée à l’innovation, qui renouvelle sans cesse les obstacles en gardant toujours en tête que l’obstacle doit être difficile à passer (tough = dur) et que le corps des autres participants doit être nécessaire pour passer l’obstacle. L’entreprise a même ouvert des cours de préparation dans lesquels tous les exercices se font au minimum à deux en mobilisant le corps de l’autre. L’environnement de la course fait aussi l’objet d’attention. Chaque lieu d’accueil d’une course est soigneusement étudié pour s’assurer qu’il puisse rester assez boueux pour coïncider avec le nom de marque (mud = boue). Si Tough Mudder utilise une armée de bénévoles pour les tâches simples listées précédemment, elle dispose à chaque obstacle des professionnels de la santé et des professionnels de la plongée pour assurer la sécurité des participants. Tough Mudder fournit aussi en ligne un ensemble de tutoriels pour recruter et entraîner son équipe. C’est donc toute une organisation soigneusement anticipée de l’expérience consommateur que fournit Tough Mudder. Sur cette base, Tough Mudder peut faire émerger sa proposition de valeur comme une invitation à la cocréation (Desmarteau et al., 2020).
Tough Mudder produit ainsi une plateforme expérientielle sur laquelle va se dérouler la course qui va générer de la mise en liaison si les participants font leur part de travail. En effet, une entreprise peut vendre par avance sa proposition de mise en liaison en mobilisant certaines images et certains symboles dans sa communication, mais la valeur de liaison ne se réalise que dans l’interaction entre consommateurs qui permet de la cocréer. Elle n’existe pas avant ou après cette interaction, c’est pourquoi elle est collective par nature et non individuelle ; elle émane des compétences des consommateurs à mobiliser la plateforme expérientielle en ce sens. Le processus de cocréation de la valeur de liaison ne fonctionne que par la mise au travail des consommateurs sur la plateforme organisée par l’entreprise. La notion de « mise au travail du client » n’est apparue que depuis les années deux mille dans la littérature sociologique (Dujarier, 2008). C’est une hypothèse nouvelle dans le champ de la sociologie du travail, des organisations et de la consommation, qui permet de faire état de la généralisation comme de la mutation du phénomène de coproduction, c’est-à-dire des activités que réalisent les consommateurs : « La coproduction, en se généralisant et en changeant de nature [devenant cocréation], n’est alors plus un phénomène aux marges des organisations. Par son ampleur, elle devient un mode de production spécifique, une nouvelle division du travail qui a pour caractéristique centrale de mettre les clients au travail. » (Bernard, Dujarier et Tiffon, 2012, p. 6) La cocréation de valeur de liaison entre l’entreprise, les consommateurs et les bénévoles est un exemple de ce mode nouveau de production qui met les consommateurs au travail et requiert un agencement de compétences et de ressources spécifiques de l’entreprise (Desmarteau et al., 2020).
Sur la base de la plateforme expérientielle créée en anticipation par l’entreprise, la cocréation de la valeur de liaison peut être instantanée du fait des activités pratiquées par les participants, ensemble dans l’effort. La dimension corporelle et tactile des interactions entre consommateurs est alors importante. Quand les corps se touchent volontairement, comme dans la danse, la valeur de liaison est élevée : on approche la communion des corps. Cependant, les individus peuvent faire de nombreuses activités ensemble, en coprésence, sans se toucher comme chanter ensemble, jouer ensemble, écouter ou regarder ensemble à l’instar d’un spectacle ou d’un concert. Dans tous ces cas, la coprésence génère un sentiment de communauté et donc de la valeur de liaison quasiment instantanément. La tâche de l’entreprise est d’orchestrer au mieux de telles possibilités d’interaction (Barès et Cova, 2023). La cocréation de la valeur de liaison peut aussi ne pas être instantanée. Elle nécessite alors du temps pour voir le jour : le temps consacré notamment aux rituels qui permettent d’inscrire la proposition de l’entreprise dans la vie des consommateurs. Comme évoqué précédemment, les participants à la course Tough Mudder sont très fiers de l’avoir terminée. Avec le rituel du Headband Monday, Tough Mudder permet aux participants de cocréer de la valeur de liaison, mais en dehors du coeur de l’offre, dans une interaction virtuelle et différée. Elle orchestre un mécanisme de cocréation en liaison directe avec le lieu de vie ou d’activité des consommateurs.
Au-delà de l’organisation de la cocréation, la capture de la valeur de liaison qui a été cocréée dans l’interaction entre consommateurs requiert une habileté certaine de l’entreprise. En effet, la capture de valeur doit se faire par l’intermédiaire de dispositifs de monétisation acceptables par les parties prenantes. Il ne s’agit pas de donner aux consommateurs l’impression que l’entreprise exploite leur capacité à générer cette valeur de liaison, mais de permettre la viabilité économique de l’entreprise. Même s’ils sont très satisfaits de la camaraderie et des contacts que leur apportent leurs achats, les consommateurs peuvent toujours avoir le soupçon que l’entreprise profite de leurs efforts collectifs. En effet, sans l’aide de ses camarades, un participant à Tough Mudder peut ne rien vivre d’exaltant durant la course. Il faut donc que l’entreprise apparaisse légitime aux yeux des consommateurs pour capturer la valeur qu’ils ont largement contribué à générer. Pour ce faire, Tough Mudder communique fortement sur ses obstacles et sur leur renouvellement actuel, sans lesquels tous les efforts des Mudders ne pourraient exister. Le fondateur et dirigeant de l’entreprise, Will Dean, se pose plus en chef de tribu qu’en président de société : il est aussi un membre de la communauté des Mudders (Dean, 2017).
Côté consommateur, la capture de cette valeur de liaison influence de façon éphémère ou durable leur vie sociale. Pour certains, son influence ne dure que le temps de la course, le temps de l’usage de l’expérience organisée par Tough Mudder. Ces consommateurs se satisfont totalement de ce moment intense de camaraderie – de tribalisme diraient certains (Maffesoli, 1988) – et retournent ensuite à leur vie d’individu indépendant. D’autres consommateurs, plus en mal de collectif, cherchent à prolonger ce moment en devenant membre de la communauté des Mudders, en interagissant en ligne avec d’autres participants et en arborant le bandeau remis à la fin de la course, à la maison, au bureau ou en ligne, notamment à l’occasion du rituel du Headband Monday. Cette camaraderie née sur un fond commercial, à partir de la cocréation de valeur de liaison, c’est celle des communautés de marque (Muniz et O’Guinn, 2001), qui recomposent nos sociétés en collectifs de passionnés d’un même produit, d’une même expérience et d’une même marque. Cependant, la cocréation de valeur de liaison ne regarde pas que des entreprises à but commercial. Prenons l’exemple de Couchsurfing, cette plateforme à but non lucratif créée en 2003 par Casey Fenton pour favoriser l’hébergement des routards (backpackers) chez des hôtes bénévoles dans tous les pays du monde (O’Regan et Choe, 2019). La proposition de valeur de liaison était inscrite clairement dans le but initial du projet : « créer un monde où chacun peut explorer et créer des liens significatifs avec les personnes et les lieux qu’il rencontre ». La communauté Couchsurfing générée par la mise en liaison durable d’individus a soutenu la création d’un « commun » de nature participative. Une proposition de valeur de liaison peut ainsi émaner autant du monde de l’économie de marché que de celui de l’économie sociale et solidaire.
L’ensemble du processus peut s’intégrer dans le cadre de gestion d’une proposition de valeur présenté récemment par Rintamäki et Saarijärvi (2021) et qui comprend : 1) l’identification de propositions de valeur (soit le niveau stratégique) ; 2) le développement des compétences et de ressources (soit la traduction des orientations stratégiques en anticipation des opérations de cocréation) ; 3) la facilitation de la création de valeur (soit le niveau opérationnel) ; 4) la capture de la valeur (soit le niveau économique). Le tableau 1 met en exergue comment à chaque niveau de gestion de la proposition de valeur, l’entreprise peut agir en termes de valeur de liaison. Il illustre chaque niveau en reprenant l’exemple de ce qu’a fait Tough Mudder.
4. Mettre la valeur de liaison au centre de la proposition de valeur
Il faut faire sortir la valeur de liaison des limites dans lesquelles elle a longtemps été enfermée. Les jeux vidéo en ligne, les jeux de société collaboratifs type escape game, les vacances organisées, les voyages ou excursions en groupe, les activités d’animation culturelles et même les expériences fournies par le service civique, les services communautaires dans l’univers hors marchand ou de l’économie sociale et solidaire (Chanial, Cova, Caillé, Gaglio et Weber, 2018) semblaient former le domaine de prédilection pour des propositions de valeur de liaison. Un monde souvent à la frontière entre l’économique et le social et par-là même loin des préoccupations de la majorité des entrepreneurs. Pour les autres secteurs, cette proposition de valeur ne représentait qu’une valeur périphérique au coeur de l’offre, qui était de nature fonctionnelle. Néanmoins, les consommateurs vont acheter les produits et les services de la marque davantage pour la mise en liaison, même éphémère, qu’ils permettent que pour leurs attributs fonctionnels. La valeur de liaison n’est pas un simple habillage de l’offre. Elle ne représente pas un bénéfice complémentaire ou marginal, mais peut constituer le coeur de la proposition de valeur de l’entreprise. La proposition de valeur constitue ainsi le vecteur privilégié de la socialité entre consommateurs ; elle doit les mettre en contact plutôt que de les isoler. Ceci requiert un travail d’anticipation des mécanismes d’interaction entre consommateurs comme de soutien des consommateurs dans la mise en jeu de ces mécanismes, que nombre d’entreprises sont loin de maîtriser.
Il faut aussi contourner l’écueil du « ce n’est pas pour nous » des entrepreneurs qui pensent qu’il est difficile de convoquer la valeur de liaison dans leur modèle d’affaires. Certains croient, en effet, qu’il y a des propositions qui sont individuelles par nature, et d’autres, collectives ou communautaires, et que l’on ne peut rien y changer. C’est une belle erreur d’appréciation qui empêche de développer des propositions de la valeur de liaison au coeur de l’offre de l’entreprise. On peut ainsi réinventer une pratique solitaire pour en faire la base d’une proposition de valeur de liaison. C’est ce qu’ont fait les créatrices de SoulCycle (Collis, 2019) avec le vélo d’appartement, pratique solitaire s’il en est, qu’elles ont replacé dans une pratique collective. Sur la base du premier studio créé en 2006 à New York avec 31 vélos d’intérieur, SoulCycle couvre aujourd’hui les grandes villes des États-Unis et du Canada, avec 95 studios, et commence à s’étendre en Europe. Les raisons de ce succès phénoménal outre-Atlantique ? Des clubs très design à la décoration minimaliste, des salles plongées dans l’obscurité et éclairées seulement par des bougies et une musique très cadencée. Surtout, la mise en liaison avec les autres, ceux qui pédalent ensemble. Comme le disent ses créatrices, « À SoulCycle, on croit que le fitness peut être joyeux. On monte, on jogge, on sprinte, on danse, on se fixe des objectifs et on les dépasse. Le mieux dans tout ça : on fait ça ensemble comme une communauté ![5] » SoulCycle propose ainsi la chaleur réconfortante d’une communauté, qui crée des émotions collectives à partir d’une ancienne pratique individuelle.
Il faut regarder avec un oeil neuf nombre de marques à succès qui nous entourent. Si vous utilisez votre barbecue Weber, c’est pour cuisiner entre amis ou en famille. Si vous prenez votre moto Harley-Davidson, c’est pour aller faire une randonnée avec vos amis motards. Si vous organisez une Nutella Party, c’est pour que vos enfants ou adolescents reçoivent leurs copains autour de tartines de crème chocolatée aux noisettes. Qu’est-ce qu’ont en commun ces marques stimulant ces pratiques collectives ? Ce ne sont pas des marques marginales appartenant à des secteurs mineurs du marché. Ce sont des marques premium et leaders dans leur secteur. La marque de Chicago, Weber, est le leader mondial des barbecues. Nutella, appartenant au groupe italien Ferrero, est le roi incontesté des pâtes à tartiner chocolatées avec plus de la moitié du marché. Harley-Davidson détient le leadership mondial dans la catégorie des motos Heavyweight (modèles Touring et Cruiser). Ces marques leaders en part de marché sont aussi des leaders cognitifs dans leur catégorie de produit ; quand on pense à un produit de la catégorie, on pense à la marque en question. Ces marques, provenant de secteurs très différents, présentent toutes trois une forte valeur de liaison pour les consommateurs. Cette valeur n’a pas été créée stratégiquement, mais a émergé avec le temps pour devenir aujourd’hui la motivation principale d’achat des consommateurs, dans la mesure où les produits, services ou expériences proposés par ces marques leur permettent d’entrer et de rester en relation avec d’autres consommateurs, de vivre des moments d’émotion partagée, d’appartenir à un groupe, de ressentir une certaine fraternité… Ces immenses succès soutiennent l’hypothèse que la valeur de liaison puisse être aujourd’hui l’élément central des propositions de valeur.
Si l’on accepte ces idées, cela questionne à la fois la théorie et la pratique de l’entrepreneuriat et du marketing.
Au regard des exemples des marques leaders précitées, la valeur de liaison doit-elle être pensée stratégiquement au lancement de la marque ou vaut-il mieux la laisser émerger avec le temps ? L’exemple de la marque Dacia, qui a vu spontanément ses acheteurs que l’on croyait motivés par le seul gain économique se réunir en pique-niques de « dacistes » autoproclamés, peut fournir une bonne étude de cas aux chercheurs. Tout comme la réaction de Renault, le propriétaire de la marque, qui a rapidement coopté la valeur de liaison créée par ces pique-niques pour la réintégrer dans la proposition de valeur de Dacia. Les conditions de construction ou d’émergence de la valeur de liaison devraient focaliser l’attention des chercheurs.
Peut-on injecter de la valeur de liaison dans une marque une fois qu’elle est lancée ou est-ce trop tard ? Cette question taraude les entrepreneurs qui ne sont pas à l’aise avec l’idée d’inclure de la valeur de liaison dans leur projet et leur modèle d’affaires, mais pensent qu’ils pourront le faire plus tard. Bien souvent, les entrepreneurs n’évaluent pas l’importance de la valeur de liaison ou ne veulent pas s’embarrasser d’une dimension de la proposition de valeur qu’ils ne maîtrisent pas. Il est donc nécessaire de les guider dans le parcours de découverte de cette dimension pour arriver, comme dans le cas SoulCycle, à transformer un projet centré sur l’individu à un projet centré sur la liaison entre individus.
Peut-on continuer à financer des projets entrepreneuriaux qui ne prendraient pas en compte la valeur de liaison ? Beaucoup d’argent est dépensé dans des incubateurs et autres structures de soutien pour accompagner les entrepreneurs dans leurs projets. À notre connaissance, aucun modèle, aucun processus n’existe pour venir aider les conseillers en entrepreneuriat à guider les porteurs de projet lors de la conception de leur offre vers le développement de la valeur de liaison. Alors qu’Interbrand (2020) a bien montré comment les succès des entrepreneurs de la dernière décennie se sont bâtis sur la mise en jeu de la valeur de liaison au coeur de leurs propositions de valeur, rien n’a changé dans la théorie et la pratique de l’accompagnement des jeunes pousses.
Conclusion
La liste des questions suscitées par la prise en compte de la notion de proposition de valeur de liaison ne se limite pas à cela. Celles-ci nous semblent les plus immédiates, mais nous espérons que notre essai ouvrira sur de nombreuses autres. Notre ambition, en effet, est de mettre en avant cette valeur relativement passée sous silence, mais qui, selon nous, pourrait permettre aux chercheurs en entrepreneuriat, comme aux entrepreneurs, d’élargir leurs perspectives. Nous voulons ainsi contribuer « d’une économie du lien […] à la place d’une trop grande concentration sur l’économie du bien en misant sur l’importance de la communauté et des interactions humaines » (Hallée et Delattre, 2021, p. 12). Plus largement, en considérant que la notion de proposition de valeur se positionne à la croisée de l’entrepreneuriat et du marketing (Bonneveux et Rivière, 2016), notre essai veut contribuer au rapprochement de ces deux disciplines, qui toutes deux sont concernées par la valeur de liaison.
Parties annexes
Notes biographiques
Franck Barès est professeur titulaire à HEC Montréal au sein du département entrepreneuriat et innovation. Ses activités de recherche s’inscrivent principalement dans le champ de l’accompagnement entrepreneurial.
Bernard Cova, docteur HDR de l’Université Paris Dauphine, est professeur à Kedge Business School. Par ses nombreuses publications sur les communautés et tribus de consommateurs, il a participé à la création et au développement de la CCT (Consumer Culture Theory).
Notes
Références
- Barès, F. et Cova, B. (2023). Mouvements de consommateurs activistes : entre cadrage des fondateurs et auto-organisation des membres. Recherche et Applications en Marketing, 53(1), 14-39.
- Bernard, S., Dujarier, M.A. et Tiffon, G. (2012). L’hypothèse de la mise au travail des clients. Sciences de la Société, (82), 3-19.
- Bonneveux, E. et Rivière, A. (2016). Les PME face à l’achat d’offres low-cost : une approche exploratoire par la valeur perçue. Revue internationale PME, 29(2), 145-175.
- Chanial, P., Cova, B., Caillé, A., Gaglio, G. et Weber, J.(2018). Gérer par la valeur sociale : un pari impossible pour les mutuelles ? Dans A. Béji-Bécheur, P. Codellon et P. Château-Terrisse (dir.), GESS : gestion des entreprises sociales et solidaires (p. 83-104). Caen, Éditions EMS.
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