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Introduction

Le concept d’entrepreneuriat responsable inscrit le phénomène de création d’entreprise en cohérence avec les trois piliers – économique, social et environnemental – du développement durable (DD) (Bon et Van der Yeught, 2018). Bien que les recherches portant sur la création d’entreprise en cohérence avec les principes du DD soient encore en émergence (Gast, Gundolf et Cesinger, 2017 ; Terán-Yépez, Marín-Carrillo, Del Pilar Casado-Belmonte et De Las Mercedes Capobianco-Uriarte, 2020), il s’agit d’un phénomène prenant de l’importance. En effet, non seulement les entreprises se tournent de plus en plus vers des pratiques responsables (Tiba, Van Rijnsoever et Hekkert, 2018), mais les entrepreneurs responsables constituent une nouvelle catégorie d’entrepreneurs devenant graduellement la norme (Choi et Gray, 2008).

Si la prise de décision est au coeur de la capacité des entrepreneurs à identifier et exploiter des opportunités en vue de créer de la valeur (Shepherd, Williams et Patzelt, 2015), elle est encore sous-étudiée lorsqu’il est question d’entrepreneuriat responsable (Muñoz, 2018 ; Patzelt et Shepherd, 2011). Pourtant, équilibrer les trois dimensions du DD ajoute de la complexité au processus de prise de décision, en particulier chez les entrepreneurs en démarrage qui subissent des contraintes importantes en raison de leurs ressources (financières, humaines, etc.) limitées et qui n’ont bien souvent pas le luxe de prendre les décisions idéales à leurs yeux (Belz et Binder, 2017). En ce sens, il apparaît pertinent d’analyser empiriquement le processus de prise de décision d’entrepreneurs responsables en démarrage afin d’en éclairer les ressorts, notamment la place qu’y occupent les valeurs.

En effet, Bon et Van der Yeught (2019) ont montré que l’entrepreneur responsable se caractérise par ses valeurs orientées vers le DD, de même que ses dispositions éthiques. Dans la même lignée, Persais (2020) souligne que l’entrepreneur responsable concilie à la fois une vision normative (basée sur les valeurs) et instrumentale (basée sur les opportunités). Dans un numéro thématique portant sur les manières d’enseigner l’entrepreneuriat responsable (Ballereau, Pepin, Toutain et Tremblay, 2020), plusieurs contributions convergent vers l’identification des valeurs comme levier pédagogique principal à activer (Catanzaro et Cheriet, 2020 ; Sarrouy-Watkins et Gahlam, 2020). Ainsi, les valeurs personnelles joueraient-elles un rôle prépondérant dans le processus décisionnel en entrepreneuriat responsable (Parra, 2013) ; un constat déjà démontré dans d’autres contextes, dont l’entrepreneuriat en général (Gilbert-Saad, Siedlok, F. et McNaughton, 2023), l’entrepreneuriat social (Chatterjee, Cornelissen et Wincent, 2021), le leadership responsable (Muff, Delacoste et Dyllick, 2022 ; Pourquier et Igalens, 2020) ou encore la RSE (Hemingway, 2005 ; Guan, Ahmad, Sial, Cherian et Han, 2022).

Dans le domaine de l’entrepreneuriat responsable, seules quelques contributions ont cherché à comprendre plus spécifiquement le rôle des valeurs dans la prise de décision des entrepreneurs. Cependant, ces recherches s’intéressent surtout au rôle des valeurs prosociales et proenvironnementales comme prédicteur (ou non) de l’intention entrepreneuriale durable (Muñoz, 2018 ; St-Jean et Labelle, 2018 ; Thelken et De Jong, 2020 ; Yasir, Xie et Zhang, 2022). Autrement dit, le rôle des valeurs dans les décisions qui sont à prendre lors de l’exploitation de l’opportunité a été très peu étudié. En effet, les recherches qui ont abordé la prise de décision lors de cette phase d’un processus entrepreneurial responsable l’ont plutôt fait sous l’angle des tensions que doivent gérer les entrepreneurs dans l’équilibration des trois dimensions du DD (DiVito et Bohnsack, 2017 ; Fischer, Brettel et Mauer, 2020 ; Soderström et Heinze, 2021). Dans ce contexte, notre question de recherche s’articule comme suit : quels rôles les valeurs jouent-elles dans les décisions liées à l’exploitation d’une opportunité en entrepreneuriat responsable ?

Afin de répondre à cette question, nous présentons, dans la première section du texte, la sociologie axiologique de Nathalie Heinich, mobilisée comme cadre théorique. Nous détaillons ensuite, dans la deuxième section, les éléments méthodologiques d’une étude de cas multiples avec six entrepreneurs (choisis parmi un corpus de six-sept cas qui composent l’échantillon complet de la recherche) engagés dans une démarche de création d’entreprises responsables. Des entrevues semi-dirigées ont été conduites puis analysées en profondeur pour 1) faire ressortir la logique axiologique de chaque cas, soit les principales valeurs qui sous-tendent les décisions prises et 2) identifier les valeurs récurrentes entre les différents cas afin d’esquisser une « grammaire axiologique » propre à l’entrepreneuriat responsable. Après avoir présenté les résultats dans la troisième section, les éléments de convergence dégagés des analyses permettant de mieux comprendre la prise décision des entrepreneurs responsables sont détaillés, dans la quatrième section. En définitive, l’apport premier de ce texte est de montrer comment opérationnaliser méthodologiquement la sociologie axiologique de Nathalie Heinich et de l’appliquer à l’étude des valeurs en lien avec un objet de la recherche en entrepreneuriat et PME. En continuité, cet article permet également d’offrir nos premières conclusions en ce qui a trait aux valeurs récurrentes qui caractériseraient l’entrepreneuriat responsable.

1. Cadre théorique : la sociologie axiologique ou l’étude des valeurs

L’axiologie est l’étude des valeurs et de l’acte de poser des jugements, d’évaluer (valuation). Elle s’est historiquement déclinée en deux approches principales, l’une compréhensive, l’autre normative. L’approche compréhensive est représentée par la sociologie des valeurs qui cherche essentiellement à déterminer par des enquêtes empiriques ce que des individus ou des groupes donnés valorisent. Le problème de cette approche est qu’elle tend à présenter les valeurs comme des opinions, nécessairement subjectives et relatives selon l’époque, le statut social ou l’appartenance culturelle des répondants (Heinich, 2017b). L’approche normative, qui comprend la sociologie morale (empirique) et la philosophie morale (spéculative), traite des obligations et des normes qui agissent ou devraient agir comme des idéaux et être valorisées en elles-mêmes et pour elles-mêmes.

L’axiologie formelle de Robert S. Hartman (1967) s’inscrit dans l’approche normative. Considéré comme le père de l’axiologie moderne, aux côtés du sémioticien néopragmatiste Charles W. Morris (1964), les travaux de Hartman l’ont conduit à proposer une définition formelle du bien et de la bonté et à distinguer trois types de valeurs (intrinsèque, extrinsèque et systémique) qui ont ensuite joué un rôle important dans sa hiérarchisation des valeurs selon leur mérite (Edwards, 2010). En fin de compte, ce travail monumental a abouti au développement du Hartman Value Profile qui consiste en un test de profil dont la prémisse est que les valeurs constituent la base de nos personnalités. Le caractère normatif de cette approche et sa fusion occasionnelle avec la sphère du « sacré » tendent cependant à imposer certaines valeurs en leur attribuant une valeur subjective (Heinich, 2017a).

Récemment, la sociologue française Nathalie Heinich a avancé une troisième voie à travers sa proposition de « sociologie axiologique ». Le projet général d’Heinich consiste à étudier les principes par lesquels les gens valorisent des « objets » spécifiques. L’approche d’Heinich est contextuelle. Pour elle, les valeurs se voient essentiellement dans les jugements de valeur, car les individus eux-mêmes n’ont pas accès spontanément à l’ensemble de leurs critères ou principes de jugement (leur logique axiologique) et ne sont donc pas en mesure de justifier pleinement ce qui les fait apprécier telle ou telle chose. En continuité avec l’approche pragmatique de la valuation de Dewey (1939) et de la justification de Boltanski et Thévenot (1991), la sociologie axiologique invite à enquêter sur les valeurs in situ, à travers l’observation des jugements de valeur posés par les gens, en prenant en compte trois paramètres : 1) le sujet et ses ressources axiologiques ; 2) l’objet de l’évaluation et les caractéristiques qu’il offre au jugement et 3) la situation d’évaluation et ses contraintes normatives.

Pour aborder théoriquement la notion de « valeur », cette recherche s’appuie ainsi sur la conception sociologique de la valeur de Nathalie Heinich. Comme le fait remarquer l’autrice (2017a), le terme « valeur » est extrêmement polysémique : « son spectre sémantique va de la morale à la finance, de la philosophie aux mathématiques, de la musique à la peinture et à la linguistique, tandis que son extension chronologique va de la bravoure du guerrier antique à la technique informatique » (p. 133). Elle propose une sociologie axiologique (Heinich, 2006) qui s’avère particulièrement pertinente pour aborder notre question de recherche. En effet, dans la lignée d’autres auteurs (Dewey, Boltanski notamment), la sociologie axiologique invite à s’intéresser de manière compréhensive aux principes privilégiés par les entrepreneurs pour prendre des décisions, plutôt que d’aborder la valeur dans le sens normatif qu’on lui prête fréquemment. En outre, sa conception de la valeur comme principe qui précède et appuie le jugement offre un puissant outil d’analyse du discours, dont nous allons chercher à montrer l’intérêt.

1.1. La valeur comme principe d’évaluation (logique axiologique)

Heinich distingue trois acceptions principales de la notion de valeur :

  • la valeur-grandeur se comprend strictement comme « la » valeur qui est accordée à quelque chose et est synonyme d’importance, de mérite, de qualité, de quantité, de vertu, voire de prix. C’est le sens le plus commun de la valeur, d’ailleurs cher aux économistes. La valeur-grandeur est donc le résultat d’une appréciation de « ce que vaut » quelque chose et, en conséquence, de la valeur qu’on peut lui accorder ;

  • dans son sens de valeur-objet, la valeur renvoie aux objets dotés « de » valeur, c’est-à-dire les objets auxquels nous accordons une valeur positive, même si elles ne valent rien en termes monétaires (j’ai reçu cette montre de mon grand-père, elle ne fonctionne plus, mais a de la valeur à mes yeux). Dans sa dimension concrète, la valeur-objet renvoie aux biens, mais elle s’applique également de manière abstraite à des entités auxquelles nous accordons de la valeur (la famille, la nation, le travail, l’art) ;

  • enfin, la valeur-principe n’est pas une appréciation (comme avec la valeur-grandeur), ni un objet concret ou abstrait (comme avec la valeur-objet), mais réfère plutôt au principe qui sous-tend une évaluation ou un jugement de valeur[1]. Par exemple, un film peut être apprécié pour sa beauté, son originalité, son authenticité, autant de valeurs agissant alors comme des principes qui conduiront à autant de jugements différents.

C’est ce troisième sens de la valeur, comme principe, qui sert d’assise à la sociologie axiologique. Il faut tout d’abord faire remarquer le caractère autotélique de la valeur-principe, autrement dit, le fait qu’elle soit sa propre fin. Ainsi, la valeur-principe est « ce qui cause l’évaluation, alors que la valeur-grandeur et la valeur-objet résultent de l’évaluation » (Heinich, 2017a, p. 135). Une valeur qui sert de principe pour porter un jugement « ne relève pas de la démonstration, mais de la conviction, pas de la vérité, mais de l’adhésion » (p. 203). Autrement dit, on pourra toujours essayer de convaincre une personne qu’elle a tort d’attacher de la valeur à un objet (par exemple, telle oeuvre d’art), mais non pas remettre en cause la valeur précise qui lui fait l’apprécier (par exemple, la beauté). Ceci renvoie au caractère non démonstratif d’une valeur-principe, c’est-à-dire qu’elle s’impose comme critère de jugement, mais ne se démontre pas.

Face à la multiplicité des valeurs, qui représente bien notre époque au sein de laquelle les institutions (l’Église, l’État, etc.) ont perdu leur pouvoir d’imposer « les » valeurs à privilégier et où tout un chacun peut faire état publiquement de ses jugements de valeur par l’intermédiaire d’Internet, Heinich prévient que toutes les valeurs ne se valent pas. Autrement dit, il existerait une hiérarchie des valeurs, laquelle peut être cernée à l’appui de trois paramètres.

Le premier paramètre renvoie à la différence entre valeurs publiques et privées. Les premières ont trait aux valeurs qui sont ouvertement revendiquées en tant que valeurs de référence, là où les secondes, tout en guidant l’action, restent essentiellement tacites en raison de leur non-conformité avec les valeurs publiques. Une même valeur peut jouer sur les deux tableaux. Par exemple, la beauté ne peut se revendiquer publiquement comme un critère d’évaluation en matière d’embauche (même si elle peut y jouer un rôle), alors qu’elle sera ouvertement déclarée dans le cas d’un concours de beauté. Il ne faut par ailleurs pas confondre la distinction public/privé, qui renvoie au contexte d’énonciation des valeurs, avec la distinction collectif/personnel, qui fait référence à la quantité de personnes qui adhèrent à une valeur.

Le second paramètre fait quant à lui référence au fait qu’une même valeur peut, selon les contextes, être créditée d’une « valence » positive ou négative, ce qui réfère à la « vulnérabilité contextuelle » des valeurs. Heinich parle alors de valeurs et d’antivaleurs, en fonction qu’une même valeur soit utilisée pour poser un jugement positif ou négatif. Par exemple, l’individualisme peut être loué au sens d’une admiration de l’initiative personnelle (jugement positif) ou, au contraire, être déploré au nom d’une menace envers la cohésion du collectif, jouant alors le rôle d’antivaleur (jugement négatif). Heinich distingue encore la non-valeur qui se comprend comme un principe non pertinent à l’évaluation, là où l’antivaleur est plutôt un principe évaluatif disqualifiant.

Le troisième paramètre, qui s’appuie sur les deux premiers, correspond à la distinction entre valeurs contextuelles et fondamentales. Selon Heinich, toutes les valeurs ne peuvent pas être transformées aussi facilement en antivaleurs. Certaines valeurs sont univoques, car elles ont presque toujours une valence positive, et servent publiquement de valeurs de référence : ce sont les valeurs fondamentales. Il n’existe cependant pas de valeurs fondamentales « en soi », universelles et intemporelles, mais plutôt « des degrés supérieurs de généralité identifiables à la quantité de contextes où telle valeur est fondamentale » (p. 224).

1.2. Les registres de valeurs (grammaire axiologique)

L’approche contextuelle et pragmatique d’Heinich conduit à un pluralisme des valeurs comme principes de jugement. Cela ne signifie pas pour autant que certaines valeurs ne sont pas plus généralement acceptées ou soutenues que d’autres. Cependant, comme nous venons de le voir, pour Heinich, il n’y a pas de valeurs fondamentales en soi. Contrairement à l’approche d’Hartman, ancrée dans une perspective morale (Edwards, 2014), Heinich ne pense pas que les valeurs puissent être pondérées. Elle suggère plutôt que les valeurs présentant un certain « air de famille » peuvent être regroupées en catégories évaluatives. Cette réflexion l’amène à proposer sa « grammaire axiologique », composée de seize catégories de valeurs qui ne se rapportent plus à l’explication des comportements réels, mais plutôt à leur compréhension, en mettant en évidence ce que les individus ont en commun (Heinich, 2017)[2]. Le tableau 1 résume ces registres. Pour construire ce tableau, aux fins de clarification conceptuelle, nous sommes repartis du tableau-synthèse proposé par Heinich (qui reprend les registres assortis d’exemples) et avons entrepris de définir chaque registre sur la base de la description que l’autrice en fait à différents endroits dans son ouvrage.

1.3. Objectifs de recherche

Sur la base de ce qui précède, nos objectifs spécifiques de recherche s’articulent comme suit : 1) documenter, sur une base individuelle, les valeurs-principes sur lesquelles s’appuient des entrepreneurs responsables en démarrage pour prendre leurs décisions. Il s’agit ici de mettre en lumière la « logique axiologique » individuelle inhérente à chaque entrepreneur ; 2) identifier, transversalement, les valeurs fondamentales récurrentes dans les prises de décision d’entrepreneurs responsables, de même que les registres les plus souvent convoqués. Il s’agit ici, grâce à une montée en généralité, de mettre au jour une « grammaire axiologique » propre aux entrepreneurs responsables. À travers ces objectifs, notre ambition première pour ce texte est de montrer l’intérêt de la sociologie axiologique d’Heinich pour l’étude compréhensive des valeurs en contexte entrepreneurial, en illustrant comment nous avons opérationnalisé méthodologiquement les développements théoriques qu’elle propose.

Tableau 1

Les registres de valeurs et leur définition (Heinich, 2017a, p. 246-253)

Les registres de valeurs et leur définition (Heinich, 2017a, p. 246-253)

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2. Méthodologie : une étude de cas multiples

Dans le cadre de cette étude, nous cherchons à comprendre le rôle joué par les valeurs dans les décisions liées à l’exploitation d’une opportunité en entrepreneuriat responsable. Pour y parvenir, cette recherche s’appuie sur une étude qualitative de cas multiples. L’étude de cas est une stratégie de recherche qui vise à étudier un phénomène contemporain, en prenant en compte l’interaction entre le phénomène et son contexte (Stake, 2008). En l’occurrence, l’étude de cas apparaît particulièrement adaptée pour étudier la prise de décision qui ne saurait être dissociée du contexte à chaque fois unique où elle prend place. L’étude de cas multiples se justifie ici par la volonté de comparer les valeurs-principes sous-jacentes aux prises de décision de plusieurs entrepreneurs afin de gagner en validité externe (Creswell, 2007).

2.1. Participants

Pour pouvoir parler d’un cas, ce dernier doit être suffisamment circonscrit dans l’espace et dans le temps pour déterminer méthodologiquement les données à colliger (Merriam, 2009). Les critères d’inclusion dans cette étude étaient les suivants : avoir démarré une entreprise depuis moins de cinq ans (afin de minimiser le biais de mémoire et de demeurer à l’étape du démarrage), en être le (co)fondateur (afin d’accéder à une des personnes centrales ayant pris les décisions dans l’entreprise), avoir réalisé des ventes (pour assurer le réalisme des prises de décision), démontrer une réflexion sur l’intégration du DD à la création de son entreprise (afin de demeurer concentré sur l’objet d’étude). Sur la base de ces critères, dix-sept entreprises ont été sélectionnées pour participer à cette étude, constituant son échantillon. Toutes les entreprises présentent la caractéristique commune d’avoir été créées par des universitaires, durant leurs études. Plusieurs d’entre elles s’appuient sur des technologies innovantes (par exemple, des produits cosmétiques sur mesure élaborés sur la base d’une analyse par intelligence artificielle). Les cas ne relèvent cependant pas de l’entrepreneuriat académique, où le processus entrepreneurial consiste à commercialiser une technologie issue de la recherche (sauf un cas qui n’a pas été retenu pour cet article), mais plutôt de l’entrepreneuriat étudiant, au sens où le processus entrepreneurial est vécu en parallèle des études des participants, sans avoir nécessairement de lien direct avec leur champ d’études. Dans le cadre de cet article, six des dix-sept cas ont été sélectionnés afin de développer une approche méthodologique pour opérationnaliser la sociologie axiologique d’Heinich ; méthode qui sera appliquée à l’ensemble des cas dans une contribution future. Nous avons ainsi cherché à identifier, dans notre échantillon, les cas types les plus riches et pertinents pour commencer l’analyse. Les six cas retenus sont des entreprises qui proposent un produit (et non un service) et intègrent concrètement les trois dimensions du DD (même si elles ne le font pas à la même hauteur). Ces critères ont ainsi permis une certaine uniformité de l’échantillon, le but étant à ce stade, tel que mentionné, de développer une approche méthodologique pour étudier les valeurs. Le tableau 2 décrit brièvement l’échantillon de la présente étude.

Tableau 2

Description sommaire des entreprises participantes

Description sommaire des entreprises participantes

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2.2. Documentation des cas

Les cas ont principalement été documentés à l’appui d’une entrevue semi-dirigée de 90 minutes en moyenne chacune, entre décembre 2020 et mars 2021. Les entrevues, réalisées sur la plateforme Teams, ont été enregistrées et retranscrites. Le canevas d’entrevues couvrait l’histoire de l’entrepreneur (études, antécédents, motivations) et de l’entreprise (de l’idée initiale jusqu’à l’entreprise dans sa forme actuelle), de même que les moments où des décisions importantes (incluant les pivots) ont dû être prises depuis la création de l’entreprise, ainsi que les perspectives d’avenir de l’entreprise (conception de la croissance, anticipation des futures décisions à prendre). Deux des trois membres de l’équipe de recherche étaient systématiquement présents lors de chaque entrevue, l’un conduisant l’entrevue et l’autre s’assurant de poser des questions de relance hors canevas d’entrevues afin d’approfondir les sujets d’intérêt évoqués par l’entrepreneur. Les entreprises 2, 3, 4 et 5 ont été fondées par des équipes entrepreneuriales. Cependant, seule l’entrevue 3 a été conduite avec deux des trois fondateurs. Ces données ont été complétées, d’une part, par des données factuelles sur l’entreprise recueillies par formulaire avant l’entrevue et, d’autre part, par l’analyse des sites Internet et des réseaux sociaux des entreprises participantes.

2.3. Analyse des données

2.3.1. Analyse intracas

L’analyse intracas vise à mettre en évidence la logique axiologique propre à chaque cas, individuellement. Pour les besoins de cet article, chaque membre de l’équipe de recherche a plus spécifiquement analysé le verbatim de deux cas ; analyses qui ont ensuite été discutées et validées en équipe. À noter que tous les membres de l’équipe de recherche ont par ailleurs une bonne connaissance de tous les cas. Pour identifier les valeurs-principes au niveau individuel (analyse intracas), Heinich affirme que les jugements de valeur s’appuient sur les prises offertes par les objets concrets ou abstraits qui sont évalués. La prise relève de l’objet et constitue l’un de ses attributs sur lequel s’appuie la personne pour poser un jugement. À titre illustratif, dans l’évaluation de l’intérêt d’un fournisseur, des exemples de prises peuvent être sa situation géographique, son offre, ses sources d’approvisionnement, ses prix, ses valeurs d’entreprise. Notons qu’une condition objectale ne devient une prise que si elle est reconnue comme pertinente par la personne dans le cadre d’un jugement donné. En outre, lorsque les objets d’évaluation sont plus abstraits, les prises sont parfois plus difficiles à identifier.

Pour poser un jugement, la personne va utiliser spontanément un ou des critères. Le critère renvoie aux ressources préalables à sa disposition pour poser un jugement. Il exprime ce que la personne valorise de l’objet évalué. Le critère est généralement explicite dans le discours d’une personne ou à tout le moins accessible par le questionnement, là où la prise est plus souvent implicite et doit être déduite du critère mis de l’avant pour poser un jugement. Deux situations évaluatives peuvent se présenter : soit la personne pose un jugement sur un objet donné (contexte d’évaluation), soit ce jugement est posé pour faire un choix entre deux ou plusieurs alternatives (contexte de sélection). Dans le cas du contexte d’évaluation, la personne attribue une ou plusieurs qualités à l’objet pour l’évaluer, alors que dans un contexte de sélection, ces qualités deviennent des critères pour poser un jugement d’appréciation (Heinich, 2017a, p. 228). Revenant à notre exemple, pour faire un choix entre deux fournisseurs, la personne pourrait justifier qu’elle valorise son emplacement stratégique ou sa proximité, la variété, l’unicité ou le caractère éthique de son offre, le caractère local ou écoresponsable de ses sources d’approvisionnement, ses prix réduits ou justes, l’alignement avec ses valeurs d’entreprise.

Les critères peuvent ensuite, en fonction d’une même « tonalité évaluative », être regroupés en différentes valeurs qui servent donc de principes pour poser des jugements et, ultimement, prendre des décisions. Pour poursuivre avec l’exemple du choix entre deux fournisseurs, les valeurs découlant des critères mentionnés sont l’efficacité, la commodité, la responsabilité, la localité, la cherté, l’affinité. Ces valeurs ne sont pas toujours directement explicitées dans le discours et il importe, méthodologiquement, de veiller à questionner la personne sur le pourquoi elle valorise tel ou tel critère pour faire un choix. Il faut aussi noter qu’un même critère peut renvoyer à deux valeurs différentes, en fonction du contexte d’énonciation. Par exemple, une personne pourrait valoriser la proximité de son fournisseur pour des raisons de facilité, là où une autre personne pourrait valoriser la proximité de ce même fournisseur pour des raisons qui relèvent de l’écoresponsabilité (préférer les circuits courts). A contrario, la personne peut directement expliciter la valeur à la base d’un choix sans mentionner de critère, par exemple : « j’ai choisi ce fournisseur parce que c’est plus simple ». En ce cas, il faut pousser la personne à expliciter le critère (ici, la proximité) qui l’a fait privilégier la valeur mentionnée (la commodité).

Finalement, les valeurs peuvent elles-mêmes être regroupées en catégories plus larges qu’Heinich appelle les registres, au nombre de seize (Tableau 1). Ces registres éclairent la logique axiologique fondamentale de la personne qui pose un jugement. Pour terminer l’exemple du choix entre les fournisseurs, les différentes valeurs mentionnées renvoient respectivement aux registres technique, fonctionnel, civique, domestique, économique et affectif. C’est ce cheminement des prises jusqu’aux registres qu’il s’est agi de repérer dans le discours de chaque participant pour mettre en lumière leur logique axiologique. Notons que les registres, bien qu’ils soient identifiés au stade de l’analyse intracas, serviront surtout de base de comparaison pour l’analyse intercas, tel qu’expliqué au point suivant. Le tableau 3 définit et illustre les catégories d’analyse.

Tableau 3

Définition et exemplification des catégories d’analyse

Définition et exemplification des catégories d’analyse

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En termes méthodologiques, l’analyse intracas a suivi une logique mixte. Dans l’esprit d’une analyse thématique inductive, la première étape a consisté à faire ressortir les grands thèmes autour desquels s’articulaient les discussions en entrevue, c’est-à-dire aussi les grands thèmes de prise de décision de chaque entrepreneur. Par exemple, dans l’entreprise 1 (chaussures véganes, écoresponsables et éthiques), les thèmes sont : le choix des matériaux qui composent la chaussure, le choix du lieu de production, le choix du manufacturier, le choix des fournisseurs, le choix de l’approche client, le choix du prix de vente des produits. Bien qu’ils ne soient sans doute pas infinis puisqu’ils tournent autour des décisions à prendre dans un modèle d’affaires, les thèmes varient d’un cas à l’autre en fonction des spécificités de chaque entreprise. L’analyse a ensuite consisté, pour chacun de ces thèmes, à identifier de manière déductive les prises, critères, valeurs et registres mis de l’avant par le participant pour justifier ses différentes décisions.

À titre illustratif de l’analyse intracas, le tableau 4 reprend l’analyse exhaustive des réflexions de l’entrepreneure du cas 1 autour du choix du Portugal (plutôt que du Québec) comme lieu de production (contexte de sélection). Les extraits de verbatim montrent comment elle justifie cette décision et illustrent le passage des prises, aux critères, puis aux valeurs et aux registres. L’analyse permet de mettre en évidence qu’un petit nombre de valeurs entrent en ligne de compte dans le discours de l’entrepreneure : l’efficacité, la commodité, l’affinité (de valeurs), l’impact environnemental et le respect des travailleurs. En effet, la chaussure est une industrie établie au Portugal, ce qui est moins vrai au Québec. Cela implique un écosystème bien développé où la compétence est déjà présente, la collaboration entre entreprises bien établies, où la proximité des fournisseurs permet d’être réactif et où leur abondance installe une saine compétition, notamment au niveau des pratiques écoresponsables, ce qui permet à l’entrepreneure de choisir les fournisseurs qui sont les plus alignés avec ses valeurs. Cette proximité permet aussi de minimiser le transport des matériaux et, in fine, de minimiser l’impact environnemental de l’entreprise, contrairement à ce que l’on pourrait penser initialement du choix d’une production délocalisée. De plus, les lois du travail y sont strictes et bien respectées, ce qui assure un respect des conditions de travail. Les registres technique, fonctionnel, affectif, civique et éthique sont ainsi convoqués par l’entrepreneure pour justifier la décision ici analysée.

2.3.2. Analyse intercas

Pour identifier les valeurs fondamentales (analyse intercas) et tenter de se rapprocher d’une « grammaire axiologique » propre aux entrepreneurs responsables, les valeurs issues de la première étape de l’analyse ont fait l’objet de comparaisons afin de faire ressortir les valeurs, de même que les registres de valeurs qui sont convoqués le plus souvent par les participants.

3. Résultats

La section méthodologique a permis de montrer comment l’analyse des retranscriptions d’entrevues a été conduite minutieusement pour identifier les prises, critères, valeurs et registres relatifs à chaque thème de prise de décision dans le discours des six cas ici considérés. L’intérêt de ce travail d’analyse est en définitive de mettre en évidence les valeurs, puis les registres mobilisés par les entrepreneurs dans leurs processus de décision. Dans cette section, nous présentons d’abord chaque cas sous l’angle des principales valeurs et de(s) registre(s) dominant(s) qu’on y retrouve, en lien avec les différents thèmes de prise de décision qui ont émergé des entrevues, afin d’en présenter la logique axiologique (analyse intracas). Dans une perspective transversale, nous analysons, ensuite, les valeurs récurrentes entre les cas et présentons, enfin, les registres les plus fréquemment convoqués en fonction du type de décision à prendre (analyse intercas). Ce travail permet, in fine, d’esquisser les contours d’une « grammaire axiologique » propre à l’entrepreneuriat responsable, qui restera à affiner avec le reste du corpus de données dans une prochaine contribution.

3.1. La logique axiologique des cas

Le tableau 5 présente une synthèse détaillée du travail d’analyse effectué autour de chaque cas en insistant en particulier sur les valeurs et les registres qui ont été identifiés en lien avec les thématiques émergentes dans chaque cas, afin d’en présenter la logique axiologique. Ce tableau permet dans le même temps de présenter les cas plus en détail.

Tableau 4

Exemple d’analyse (le choix du lieu de production, entreprise 1)

Exemple d’analyse (le choix du lieu de production, entreprise 1)

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Tableau 5

Principales valeurs et registres identifiés dans les différents cas

Principales valeurs et registres identifiés dans les différents cas

Tableau 5 (suite)

Principales valeurs et registres identifiés dans les différents cas

Tableau 5 (suite)

Principales valeurs et registres identifiés dans les différents cas

Tableau 5 (suite)

Principales valeurs et registres identifiés dans les différents cas

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3.2. Des valeurs communes

Une comparaison des cas permet de faire ressortir des valeurs communes partagées.

L’efficacité ressort comme étant une valeur commune à tous les cas analysés, bien qu’elle prenne à chaque fois un sens propre au projet porté par les participants. L’efficacité se présente comme un mélange de fonctionnalité (registre qui relève d’une bonne adéquation aux besoins : le produit fait ce pour quoi il est conçu) et d’une ou plusieurs valeurs propres à chaque cas. Ce constat n’est pas étonnant et renvoie à l’essence de l’entrepreneuriat en lui-même plutôt qu’à l’entrepreneuriat responsable en particulier. Il est d’ailleurs intéressant de constater que l’efficacité et l’aspect durable des entreprises peuvent être séparés, comme le montre le tableau 6. Autrement dit, l’efficacité des produits n’est pas relative à leur dimension durable (sauf peut-être pour le cas 6). Ainsi, même si elle est composée de matériaux végans, écoresponsables et éthiques, la chaussure du cas 1 doit aussi être confortable ; bien que composés à 95 % d’ingrédients naturels, les cosmétiques du cas 2 se doivent d’être efficients pour les problèmes de peau qu’ils sont censés traiter ; les skis du cas 3, s’ils sont composés de matériaux plus responsables, doivent malgré tout être efficaces en termes de glisse ; le produit congelé du cas 4, s’il est bon pour la santé, ne doit pas moins être appétissant et soutenant ; le composteur de comptoir du cas 5 doit certes composter, mais le faire surtout très simplement et sans odeur ; le manteau du cas 6, bien que composé d’isolant végétal, doit effectivement bien isoler selon les exigences élevées du plein air.

Tableau 6

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Une autre valeur qui semble commune à tous les cas renvoie à la cherté. Cela ne sous-entend pas que les entrepreneurs cherchent explicitement à vendre des produits dispendieux, mais leurs démarches responsables se répercutent sur le coût de leurs produits. Tous et toutes essaient de s’aligner sur les prix de la concurrence, en visant un marché moyen-haut de gamme. Aucun des produits ne vise un marché de masse et bien que la volonté de presque tous les entrepreneurs de l’échantillon soit de démocratiser leurs produits, de les rendre accessibles, force est de constater que la démarche responsable conduit à « écrémer la clientèle », comme le dira l’entrepreneure du cas 4, ou encore à être « abordable dans une certaine mesure », selon les termes de l’entrepreneure du cas 1.

La naturalité semble également ressortir comme une valeur commune aux discours analysés. Cette recherche de naturalité se présente comme une alternative aux produits chimiques (ingrédients naturels dans les cosmétiques du cas 2, composition à base de légumes de l’aliment congelé du cas 4), à l’exploitation animale (matériaux végans de la chaussure du cas 1, ingrédients non testés sur des animaux dans le cas 2, isolant végétal comme alternative aux isolants issus des animaux dans les manteaux du cas 6) ou encore aux matériaux synthétiques (matériaux écoresponsables dans la chaussure du cas 1, fibre de lin à la place des fibres synthétiques dans les skis du cas 3 et isolant végétal comme alternative aux isolants synthétiques dans les manteaux du cas 6) qui caractérisent en bonne partie les produits que nous consommons aujourd’hui. Elle concerne les produits eux-mêmes, mais surtout ce qui les compose, qu’il s’agisse d’ingrédients ou de matériaux.

À ce titre, le caractère local soit des matériaux/ingrédients utilisés, soit du lieu de production ou d’assemblage est une autre valeur partagée par la majorité des entrepreneurs ici analysés. Les cas 4 (skis écoresponsables) et 6 (manteaux avec isolant végétal) sont particulièrement représentatifs de l’insistance sur cette valeur, à travers la volonté de valoriser des produits locaux et de produire localement. Ceci dit, à peu près tous les cas évoquent cette valeur, même si c’est pour la mettre de côté (antivaleur), en particulier dans le cas 2 (cosmétiques naturels) où l’approvisionnement local n’est pas une option, car les ingrédients locaux ne permettent pas d’atteindre l’efficience dermatologique recherchée, de même que dans le cas 1 (chaussures véganes) où la production locale ne peut rivaliser avec l’écosystème établi au Portugal. Dans le cas 5 (composteur de comptoir), les entrepreneures déplorent que les composantes électroniques ne soient pas disponibles localement et se voient donc contraintes de s’approvisionner en partie à l’étranger.

L’authenticité ressort également comme une valeur commune à tous les cas. Être cohérent entre ses actions et son message, l’imputabilité face aux promesses faites aux clients, la transparence pour expliquer ses choix, ses démarches, ne pas tenir de propos qui ne sont pas validés par des personnes compétentes sont autant de manifestations de cette valeur d’authenticité. Dans les relations avec la clientèle, pour ne pas pervertir les efforts responsables de l’entreprise dans un climat de méfiance face à l’écoblanchiment, l’authenticité semble être une valeur qui s’impose d’elle-même dans le discours des entrepreneurs. L’authenticité est fortement liée à la fois au fait d’être honnête et transparent dans ses discours par rapport aux actions réelles qui sont posées, mais aussi à la réputation de l’entreprise par rapport à ses prétentions responsables qui constituent souvent son caractère distinctif par rapport à la concurrence.

3.3. Des registres de valeurs communs

Si l’on s’intéresse maintenant transversalement aux registres qui ressortent dans les différents cas, il est intéressant de constater qu’ils sont souvent évoqués en lien avec un thème précis. Par exemple, le registre pur (qui renvoie à l’authenticité, la transparence, l’honnêteté) est presque invariablement évoqué en lien avec les relations avec la clientèle. Le tableau 7 reprend une catégorisation des thèmes de prise de décision issus de l’analyse intracas (Tableau 5), autour desquels s’agrègent certains registres de valeurs. Quatre grandes catégories ressortent ainsi : la démarche sous-jacente à la création de l’entreprise, le produit en lui-même, la logistique et, finalement, les relations.

Tableau 7

Classification des principaux registres identifiés

Classification des principaux registres identifiés

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À l’exception du cas 2, la démarche des entrepreneurs repose sur le registre civique, qui est probablement l’un des traits distinctifs de l’entrepreneuriat responsable. En support au registre civique, le registre éthique intervient aussi dans cette catégorie, à travers la valeur de respect (des autres, des animaux, de la nature). L’entrepreneuriat en lui-même repose essentiellement sur les registres fonctionnel (qui relève d’une bonne adéquation aux besoins) et économique (vendre, faire des profits, vivre de son activité d’entreprise). En cela, les entrepreneurs de cette étude ne se distinguent pas d’une démarche entrepreneuriale « traditionnelle ». Toutes et tous visent à vendre des produits qui répondent aux besoins identifiés et, ultimement, espèrent vivre de leur activité. Cependant, la dimension responsable renvoie à cette volonté de faire mieux que ce qui se fait actuellement sur le marché en matière de durabilité et permet ainsi de distinguer l’entrepreneuriat responsable d’autres types de démarches entrepreneuriales. Le registre civique, qui renvoie précisément aux valeurs de responsabilité face à la société en général ou une communauté en particulier, au souci de l’intérêt général, illustre bien la spécificité de la dimension responsable de l’entrepreneuriat.

L’exemplarité, c’est-à-dire la volonté d’être un modèle de durabilité, de participer à la transformation de son industrie vis-à-vis du DD ressortent ainsi comme un trait distinctif, une motivation commune qui relie les cas. Cette volonté passe soit par la création d’un produit lui-même plus responsable, par une combinaison des éléments suivants : a) la recherche de matériaux plus durables (cas 1, 3, 4 et 6) ; b) l’approvisionnement local (cas 3, 4, 5 et 6 partiellement) et/ou c) la production locale (cas 2, 3, 4, 5 et 6) ; soit par la création d’un produit qui induit des comportements plus responsables (cas 5). Dans le cas 1, il s’agit de prouver qu’on peut faire des chaussures véganes, écoresponsables et éthiques. Dans le cas 3, la démarche consiste à démontrer qu’il est possible de faire des skis plus durables. Dans le cas 4, que les produits ultratransformés peuvent être bons pour la santé. Dans le cas 6, qu’on peut produire un manteau de plein air efficace, mais composé d’isolant végétal (plutôt que synthétique ou d’origine animale). Et dans le cas 5, l’ambition est bien de faire adopter des gestes plus écoresponsables aux clients. Cela étant dit, on constate que la volonté de faire mieux dont sont porteurs les cas est souvent reliée soit à l’aspect environnemental (le plus souvent), soit à l’aspect social, plutôt qu’à une réelle combinaison des trois dimensions du DD.

En ce qui concerne le produit, le registre dominant renvoie à la fonctionnalité. En effet, le produit doit avant tout faire ce pour quoi il est prévu, répondre au besoin qu’il est censé combler, ce qui est le fondement même d’une démarche entrepreneuriale. Ceci étant, à ce registre s’ajoutent presque toujours les registres sensoriel et/ou esthétique. Ainsi, non seulement le produit doit-il être fonctionnel (facilité, rapidité, commodité, etc.), mais il doit aussi le plus souvent procurer du plaisir aux clients (les chaussures du cas 1 doivent être confortables, les skis du cas 3 doivent procurer une sensation agréable de glisse, le produit congelé du cas 4 doit être appétissant, voire gourmand) et être beau (coloré, esthétique, etc.). Le registre économique est aussi indissociable du produit comme on l’a vu précédemment, la démarche responsable augmentant le prix des produits (cherté), en contradiction avec une volonté presque unanimement partagée d’accessibilité, de démocratisation.

La logistique renvoie à des activités aussi variées que l’approvisionnement, la production et la distribution. Évidemment, ces activités sont très variées en soi, mais on constate que ce sont souvent les mêmes registres qui sont convoqués pour prendre des décisions relativement à ces aspects plus logistiques. Le registre dominant est incontestablement ici le technique, qui renvoie à l’efficacité, c’est-à-dire à l’atteinte des résultats attendus. Les activités logistiques se doivent avant tout d’être efficaces, incluant d’un point de vue économique. Non loin derrière, le registre domestique occupe une place importante et est probablement un autre trait distinctif de l’entrepreneuriat responsable, à travers les valeurs d’approvisionnement local et de production locale.

Les relations, finalement, renvoient aussi bien aux communications à l’interne qu’à l’externe avec les clients et les partenaires. Ici, le registre pur joue un rôle prépondérant, comme on l’a déjà vu à travers les valeurs d’authenticité, d’honnêteté, de transparence. Le registre affectif joue aussi un grand rôle dans les relations, en particulier dans le choix de partenaires qui partagent les valeurs de l’entreprise, mais aussi dans la confiance accordée aussi bien aux employés qu’aux partenaires. Ces deux éléments viennent en soutien à un élément qui est moins souvent explicitement évoqué dans les discours des entrepreneurs, mais qui est très présent de manière latente, à savoir la réputation de leur entreprise, qui est particulièrement importante non seulement par rapport à ses prétentions responsables, mais aussi par rapport à la communauté de premiers clients qui la soutient.

Il est intéressant de constater que les entrepreneurs mobilisent plusieurs registres de valeurs et que ces derniers ne sont pas les mêmes selon la nature des décisions à prendre. Ainsi, bien que se fondant sur des registres de valeurs « responsables » dans leur démarche entrepreneuriale (civique, éthique), qui sont aussi les valeurs qui sont généralement déclarées ouvertement, en particulier aux clients, les entrepreneurs font également appel à d’autres registres lorsqu’il est question de poser des choix relatifs aux produits, à la logistique ou aux relations avec différentes parties prenantes.

Discussion et conclusion

Un courant important de recherche en management tend à montrer que l’intégration du DD dans des entreprises existantes requiert une approche paradoxale (Smith et Lewis, 2011), dans le sens où les trois dimensions du DD ne présentent pas de tensions prises isolément, mais qu’elles entrent en contradiction lorsqu’elles sont considérées simultanément. Cette perspective a conduit à mettre en évidence différentes approches d’entreprises face à la durabilité (Hahn, Figge, Pinkse et Preuss, 2018), de même qu’une diversité de stratégies plus ou moins efficaces pour intégrer (ou ignorer) ses trois dimensions (Jarzabkowski, Lê et Van De Ven, 2013 ; Van der Byl et Slawinski, 2015). Bien que cela reste encore marginal, la perspective paradoxale a été réinvestie dans le domaine de l’entrepreneuriat pour aborder les arbitrages auxquels les entrepreneurs doivent se livrer pour intégrer les trois dimensions de la durabilité (Fischer, Brettel et Mauer, 2020), notamment dans le champ des innovations de modèles d’affaires durables (Van Bommel, 2018) et de l’accompagnement entrepreneurial (Soderström et Heinze, 2021).

Un premier élément de discussion consiste à montrer que les participants de cette recherche ne considèrent pas explicitement les trois dimensions du DD dans leurs prises de décision. Spontanément, lorsqu’on les interroge sur les grandes décisions qu’ils ont dû prendre, les entrepreneurs s’appuient plutôt sur un ensemble de valeurs qui ont agi comme principes pour prendre leurs décisions. Lorsqu’on les interroge plus avant pour savoir comment ils intègrent telle ou telle dimension spécifique du DD (économique, social ou environnemental), les réponses sont moins naturelles, les répondants semblent faire un effort pour « faire plaisir » à l’interviewer en tentant d’apporter des éléments de réponse qui entrent dans son cadre (soit les trois dimensions du DD). Quoique d’une manière différente, dans leur recension systématique des écrits sur le champ de l’entrepreneuriat durable, Muñoz et Cohen (2018) contestaient déjà cette insistance du champ sur l’équilibration des trois dimensions du DD, appuyée sur la proposition séminale d’Elkington (1994). Selon ce point de vue prescriptif, il faut avoir intégré de manière égale ces trois dimensions pour être qualifié d’entrepreneur durable/responsable (Belz et Binder, 2017). À ce titre, l’approche par les valeurs nous semble constituer une piste prometteuse pour aborder, de manière plus compréhensive, l’entrepreneuriat responsable sous l’angle de ce que les entrepreneurs valorisent effectivement d’une telle démarche : « Le 3BL [triple bottom-line, soit les trois dimensions du DD] est intrinsèquement motivé par des théories économiques traitant les entrepreneurs comme des agents économiques qui prendraient des décisions intentionnelles basées sur des compromis entre des objectifs économiques, sociaux et environnementaux. La définition de l’entrepreneuriat durable à l’appui du 3BL a perpétué un biais économique dans la compréhension de l’entrepreneuriat durable et, selon nous, l’hypothèse erronée selon laquelle les entrepreneurs durables doivent équilibrer les exigences des trois dimensions du DD. » (Muñoz et Cohen, 2018, p. 314)

Ceci étant dit, alors que nous étions partis sur le terrain avec l’idée que les entrepreneurs allaient manifester, dans leurs discours, le caractère contradictoire du DD, du fait de ses trois dimensions, et en conséquence démontrer des approches paradoxales pour y faire face, ce que montrent nos analyses exploratoires est plutôt un fort alignement dans les discours des entrepreneurs, une recherche importante de cohérence axiologique. Ainsi, non seulement, tel que cela a été relevé, ce ne sont pas les trois dimensions du DD qui constituent le référent des entrepreneurs pour prendre des décisions, mais, en plus, l’approche paradoxale ne semble pas constituer leur approche décisionnelle privilégiée. Cela ne sous-entend pas qu’il n’y ait aucune tension dans ce que nous ont rapporté les répondants, bien au contraire, mais leur approche renvoie davantage à la perspective soit du dilemme (dans le cadre de laquelle il faut trancher entre deux ou plusieurs options), soit du compromis (dans le cadre de laquelle une synthèse de différents éléments de chacun des termes d’une option est réalisée) pour faire des choix ; choix qui sont par ailleurs posés pour s’assurer d’une cohérence axiologique. Il va sans dire que cette cohérence peut être reconstruite a posteriori par l’entrepreneur ou être l’effet d’un biais de désirabilité lors des entrevues, mais la récurrence de l’observation de la recherche de cohérence axiologique dans les discours nous pousse à écarter ces interprétations. Selon nous, le faible degré de formalisation des entreprises en démarrage, de même que le peu de personnes impliquées dans les décisions, mais aussi le manque de ressources en particulier financières (la rentabilité doit être assurée pour pérenniser la mission), sont des éléments qui permettent d’expliquer l’absence relative de l’approche paradoxale dans les prises de décision.

Bien entendu, cette recherche n’est pas exempte de limites. Premièrement, les analyses reposent sur un nombre limité de cas. Rappelons toutefois que l’objectif n’était pas, pour cet article, de parvenir à la saturation des données en vue de présenter des résultats définitifs, mais bien de développer une approche méthodologique pour opérationnaliser la sociologie axiologique d’Heinich. Deuxièmement, l’échantillon présente une certaine uniformité au sens où tous les entrepreneurs sont des étudiants qui ont développé leur entreprise pendant leurs études, dans la même université. De ce fait, on ne peut pas totalement exclure un « effet université », c’est-à-dire que les formations et l’accompagnement entrepreneurial que les participants ont reçus ont biaisé en partie leur approche de l’intégration du DD à leur création d’entreprise. En ce sens, il sera important d’élargir la démarche d’analyse à d’autres types de participants.

En dépit de ces limites, cette recherche offre un potentiel de contributions important. Au niveau théorique, elle contribue à valider la logique de la conception sociologique de la valeur développée par Heinich (2006, 2017a, 2017b), au-delà d’une acception normative des valeurs privilégiée par les approches morales et à en justifier la pertinence dans l’étude de l’entrepreneuriat responsable. À travers la notion de valeur-principe, il ne s’agit pas de mettre en évidence quelles valeurs les entrepreneurs devraient favoriser, mais bien plutôt de comprendre celles qu’ils invoquent spontanément et qui sous-tendent implicitement leurs prises de décision. Cette recherche permet également de contester certains présupposés du champ de l’entrepreneuriat durable, en particulier l’insistance sur les trois dimensions du DD pour caractériser la prise de décision dans ce domaine.

Sur le plan méthodologique, l’ambition consiste également à outiller la communauté de recherche pour identifier empiriquement des valeurs dans les discours, en opérationnalisant le cadre de la sociologie axiologique aux objets de la recherche managériale. En effet, d’une part, Heinich s’appuie essentiellement sur le domaine de l’art dans les exemples qu’elle fournit. D’autre part, son projet consiste avant tout à montrer la valeur ontologique de sa proposition de sociologie axiologique, moins que d’en démontrer l’applicabilité comme outil analytique pertinent pour une diversité d’objets et de domaines. Notre travail a donc surtout consisté à traduire ses propositions théoriques en termes méthodologiques, afin de les transformer en outils utiles à une démarche analytique et interprétative.

Sur le plan managérial, comprendre les valeurs sur lesquelles s’appuient les entrepreneurs responsables permettra à terme – et c’est l’ambition sous-jacente de notre projet de recherche global – de revoir nos manières de les former et de les accompagner (Ballereau et al., 2020). Pour les entrepreneurs, être en mesure de comprendre les valeurs sur lesquelles ils fondent leurs décisions favorise une prise de décision plus agile, éclairée et assumée. C’est également un exercice de communication qui peut être efficace pour aider les parties prenantes à comprendre les décisions prises par les entrepreneurs dont le modèle d’affaires et la vision intègrent le DD.