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Introduction

En 2022, nous avons souligné le 35e anniversaire de la Revue internationale PME par la publication de trois articles très stimulants dans le deuxième numéro de l’année. Ces articles portaient un regard bien documenté sur l’évolution de la recherche sur les PME et l’entrepreneuriat par un historique des travaux publiés dans la RIPME, en les mettant aussi en perspective de ce que les fondateurs de cette revue avaient en tête à l’époque ! Cette analyse du passé et de l’évolution des travaux montre comment les champs de recherche de l’entrepreneuriat et des PME se sont construits pour arriver à une légitimité reconnue par tous aujourd’hui. Dans le présent article, réalisé collectivement par des membres du comité de rédaction de la revue, nous voulons prolonger cet historique en nous projetant en avant.

Les rédacteurs de la revue proposent un regard sur les perspectives qu’offrent la recherche sur l’entrepreneuriat et les PME à travers leurs spécialités respectives et principaux centres d’intérêt. Nous souhaitons ainsi mettre en lumière des avenues de recherche stimulantes, tant sur le plan des questionnements que des méthodes, qui pourront alimenter vos propres réflexions et vos projets futurs.

Les dernières années, marquées notamment par la pandémie, par des manifestations des changements climatiques qui gagnent en intensité et en fréquence, par des mouvements de population de plus en plus massifs, par des turbulences troublantes qui menacent la géopolitique mondiale, par des systèmes sociaux de gouvernance d’État négligeant les droits de leur population, ont vu le monde des affaires se modifier profondément. Les conséquences de ces événements, qui laissent des traces indélébiles sur les sociétés, remettent en question de nombreux acquis ainsi que des routines habituelles et constituent une occasion de renouveler les connaissances dans de nombreux domaines. L’environnement numérique, les pénuries de main-d’oeuvre, l’incertitude grandissante, les transformations des chaînes de valeur, le contexte international en mouvance, l’intérêt renouvelé pour l’achat local, incluant l’autosuffisance alimentaire, sont autant de réalités qui doivent être intégrées et influencer la posture, les thèmes et les méthodes mobilisés par les chercheurs en entrepreneuriat et PME que nous sommes. Les paragraphes qui suivent proposent un regard prospectif sur quelques thèmes de recherche concernant les PME avant de passer à l’entrepreneuriat pour, finalement, boucler sur le travail des chercheurs. Dans ce dernier bloc, nous évoquerons les rapprochements des chercheurs avec les praticiens et le niveau de réflexion qui serait souhaité dans le cadre d’un questionnement sur la pertinence de perpétuer des modèles ou types d’analyse qui sont en décalage avec les nouvelles réalités complexes des mondes économique et social qui nous interpellent.

1. Des connaissances à renouveler ou à développer sur les PME

Parmi les comportements de la vie courante des entrepreneurs, on retrouve notamment cette idée de resourcefulness, particulièrement observée en contexte de pénurie et de crise. Gilles Guieu et Frank Janssen convient les chercheurs à s’y intéresser en proposant quelques avenues de recherche exposées dans la section suivante.

1.1. Mobiliser le resourcefulness en contexte frugal, certes, mais aussi au-delà des contextes de pénurie chez les PME !

La littérature en entrepreneuriat a été considérablement enrichie ces dernières années des travaux autour du bricolage et de l’effectuation (An, Rüling, Zheng et Zhang, 2020 ; Janssen, Fayolle et Wuilaume, 2018 ; Malsch et Guieu, 2019). Ces deux logiques, loin d’être antagonistes, ont été observées de manière concomitante dans des projets d’entrepreneuriat social (Servantie et Hlady-Rispal, 2020), international (Servantie et Hlady-Rispal, 2019) ou dans la réponse à des situations critiques (Nelson et Lima, 2020). Récemment, dans un souci d’intégration et de conceptualisation, Williams, Zhao, Sonenshein, Ucbasaran et George (2021) ont proposé de rassembler les logiques de bricolage et d’effectuation, ainsi que d’autres telles que le bootstrapping ou l’improvisation, sous un cadre théorique unique autour du resourcefulness.

Dès l’énoncé du mot resourcefulness, une question se pose : comment traduire ce concept en français ? Cette question est importante au vu des enjeux de l’utilisation du français dans le monde scientifique et découle d’une des missions de la RIPME. Toutefois, une partie de la signification du terme anglais risque de se perdre dans la traduction et la plupart des travaux conservent d’ailleurs le terme anglais. Essayons-nous à une traduction. La traduction littérale, « plénitude de ressources », fait plutôt allusion dans notre langue à l’abondance, alors même que l’idée est bien de pallier l’absence ou le manque de ressources en se débrouillant, en étant ingénieux, en bricolant, en tirant profit de l’existant, en faisant oeuvre de frugalité, en « bidouillant[1] ». L’on pourrait aussi dire « faire avec » ou « trouver le moyen de faire » selon les différentes régions francophones. Cela renverrait toutefois trop à la définition du seul bricolage entrepreneurial. Conservons, pour l’heure, le vocable anglais pour sa richesse évocatrice, en gardant néanmoins à l’esprit les connotations possibles dans notre langue.

La littérature scientifique a largement mobilisé le resourcefulness dans le cadre de situations instables ou des contextes de pénurie (Hertel, Binder et Fauchart, 2021 ; Michaelis, Scheaf, Carr et Pollack, 2022 ; Welter, Xheneti et Smallbone, 2018). D’autres ont testé son applicabilité entre frugalité et agilité (Anasse, Bidan, Ouedraogo, Oruezabala et Plane, 2020 ; Quagrainie, Kabalan, Adams et Dankwa, 2022). Plus largement, le resourcefulness permet de mieux poser la question centrale de l’entrepreneuriat : comment les entrepreneurs et les dirigeants de PME utilisent-ils/elles les ressources pour exploiter les opportunités ? Deux questions s’imposent dans la foulée de celle-ci : 1) que se passe-t-il s’ils/elles ne contrôlent pas les ressources ? et 2) les ressources ont-elles une valeur objective comme le postule la théorie basée sur les ressources (RBV) ?

Le resourcefulness entend répondre à ces questions. Certes, ce terme s’applique aux situations limitées en ressources, marquées par l’incertitude, la pénurie et la précarité – dans lesquelles on pourrait parler de débrouillardise et de comportement frugal. Pourtant, ce cadre d’analyse est tout aussi fructueux dans des contextes plus favorables en ressources, où il est possible d’étudier les trois facettes reliées de la définition qu’en donnent Williams et al. (2021) : ignorer les limites, utiliser les ressources de manière créative, les déployer pour générer et capturer des sources de valeur nouvelles ou imprévues.

Pour cela, il est aujourd’hui pertinent de remobiliser Lévi-Strauss (1962) et Penrose (1959). Le premier mérite d’être utilisé pour le bricolage. Notons surtout que Lévi-Strauss ne présumait pas de conditions de pénurie (et n’abordait même pas la notion de ressource), contrairement à ce que présume la majeure partie de la littérature en bricolage entrepreneurial. Rappelons également que, pour Penrose, la ressource n’a pas de valeur objective, mais que c’est le processus qui transforme l’objet en ressource.

En mobilisant les concepts de frugalité et de débrouillardise, il s’agit de ne pas considérer le resourcefulness comme une simple thématique à la mode, en réinvestissant et réinterrogeant les apports et les lacunes éventuelles de l’effectuation et du bricolage. L’idée est de faire progresser la conceptualisation des ressources limitées au sein de la PME, notamment dans le contexte actuel marqué par l’incertitude, la pénurie et la précarité. L’objectif de notre communauté pourrait être de répondre aux questions suivantes : quelles applications et propositions pratiques peuvent en résulter, qui permettent de mener à bien des processus entrepreneuriaux équilibrés ? Comment transformer, traduire les réflexions conceptuelles sur la frugalité et l’ingéniosité en outils pratiques pour la PME, l’entrepreneur et leur accompagnement ?

Or, cette question de l’utilisation des ressources se pose de façon encore plus criante dans un contexte de pénurie et de crise planétaire. La durabilité qui s’impose dans la plupart des décisions d’affaires actuelles implique cette réflexion sur les ressources. En ce sens, cette notion de resourcefulness, ou d’ingéniosité, apparaît presque comme une capacité incontournable pour assurer la transition socio-écologique que nous devons opérer. Il en découle de profondes réflexions auxquelles nous invite Sandrine Berger-Douce. Voici ce qu’elle propose.

1.2. Développement durable et responsabilité sociétale des entreprises (RSE) : des notions et des approches à réinventer en contexte PME ?

Les bouleversements incessants de nos sociétés modernes sont empreints d’incertitudes et de tensions multiples (Vallaster, Maon, Lindgreen et Vanhamme, 2021), source de perturbations anxiogènes omniprésentes dans notre quotidien. À ce titre, le changement climatique sans cesse rappelé à notre bon souvenir par les rapports successifs du GIEC et ses conséquences dramatiques en termes de dérèglement des saisons invite à l’inscrire dans l’agenda des recherches en entrepreneuriat et management des PME. Les effets de l’anthropocène ne s’arrêtant pas aux portes des PME, ces entreprises ont légitimement le devoir de repenser leur stratégie à l’aune de ces enjeux. Ainsi, face à la rareté des ressources naturelles, comment poursuivre les démarches d’innovation pourtant indispensables à la pérennité des entreprises (Tashman, 2021) ?

En effet, le constat est rude. En dépit du nombre croissant de travaux publiés sur la dimension environnementale de la RSE, celle-ci peine toujours à se traduire en actes dans les pratiques des PME (Goodwill management, 2021). Or, le temps est à l’urgence de l’agir entrepreneurial, ce qui appelle des exemples inspirants et optimistes ! Des auteurs comme Sinaï (2022) invitent à réfléchir à « un nouvel imaginaire social tourné vers les ressources territoriales, vers de nouvelles échelles de vie ancrées dans des formes de proximité et de conservation écosystémiques » (p. 53). Des recherches à l’échelle des entreprises sur des concepts comme la sobriété seront utilement complétées par d’autres, centrées sur les écosystèmes entrepreneuriaux durables favorisant notamment les démarches d’économie circulaire (OPÉO et INEC, 2021).

Autre défi de taille, la transition numérique impose de profondes transformations dans les organisations en général et dans les PME en particulier. Concilier digitalisation et durabilité n’est pas un long fleuve tranquille pour ces entreprises qui doivent repenser leur fonctionnement, embarquer les collaborateurs dans cette nouvelle aventure, convaincre les clients de l’impérieuse nécessité de ce type de bifurcation, réussir à se faire accompagner par des partenaires sérieux, etc. Autant dire que le chemin est pavé d’embûches pour des dirigeants eux-mêmes parfois en proie au doute sur ces sujets, tant les connaissances sont encore insuffisamment fixées sur de nombreux aspects. Alors, pourquoi ne pas en profiter pour revisiter la notion de RSE suivant l’invitation de la plateforme nationale RSE dans ses avis publiés en 2020 et 2021 (Toppia, Berger-Douce et Metailler, 2022) ? Il pourrait s’agir d’intégrer les enjeux du numérique (notamment de la gestion des données) à la RSE au travers d’une responsabilité numérique des entreprises (RNE), par ailleurs déjà explorée par des acteurs comme Accenture et la fondation Ethos. Des secteurs d’activité comme la banque, les assurances et l’agriculture constituent à ce titre des terrains d’investigation à explorer.

La notion d’entrepreneuriat durable est sans doute également à requestionner à en croire la multiplication des vocables mobilisés par les chercheurs du domaine. Entre entrepreneuriat responsable, soutenable, durable, humaniste et, plus récemment, humain (Kim, Eltarabishy et Bae, 2018), il est parfois bien difficile de s’y retrouver… Des clarifications sémantiques ne peuvent que contribuer à renforcer la légitimité de ces approches entrepreneuriales plébiscitées par les porteurs de projet sur le terrain, notamment parmi les jeunes générations, qui sont également les plus touchées par le phénomène d’écoanxiété. En outre, des études sur les modèles d’affaires durables sont indispensables pour mieux appréhender toute la complexité inhérente à la création de valeur(s) d’aujourd’hui et de demain marquée par une soutenabilité forte (Brozovic, 2020).

De façon presque paradoxale, ces enjeux de développement durable cohabitent avec ceux d’une numérisation accrue qui transforment les modèles d’affaires et les opportunités à saisir par les entrepreneurs. Comme le mentionne Régis Coeurderoy, cela soulève de nouvelles questions auxquelles seront confrontés les organisations et leurs dirigeants, en plus de s’interroger sur leur influence sur les individus. Voyons ce qu’il en dit.

1.3. Numérisation et plateformisation : une transformation profonde de l’environnement des PME

Dans un article récent, Ben Slimane, Coeurderoy et Mhenni (2022) ont présenté un bilan des travaux de recherche sur la transformation digitale dans les petites et moyennes entreprises. Une des conclusions frappantes est que ce processus de transformation a depuis longtemps quitté le seul domaine des responsables de systèmes d’information pour concerner plus globalement le management stratégique de l’entreprise. De la même manière, l’irruption encore naissante des plateformes en ligne et la diffusion de leur modèle d’affaires dans l’ensemble de l’économie motivent à développer un calendrier de recherche pour mieux comprendre l’adaptation des petites et moyennes entreprises à ces nouveaux environnements.

Lorsque l’on parle de plateformisation de l’économie on signale que, progressivement, les formes de marché traditionnelles sont remplacées par de nouveaux modes de coordination entre les parties prenantes autour de deux facteurs structurants (Cusumano, Gawer et Yoffie, 2022) : en premier lieu, émerge un acteur central qui coordonne et organise l’activité de différentes communautés ; en second lieu apparaît l’usage et le développement constant d’algorithmes comme nouveaux outils de coordination et de régulation de l’écosystème.

Le basculement actuel, souvent considéré comme irréversible, vers ces univers de plateforme implique de profonds changements stratégiques pour de très nombreuses PME quel que soit leur secteur d’activité. Cela implique en parallèle un important agenda de recherche pour mieux comprendre cette transformation systémique, mais également pour mieux accompagner les dirigeants de ces entreprises parfois fort éloignés dans leurs représentations cognitives de ces logiques de plateforme. De ce point de vue, dans cette courte section, il est possible d’indiquer quatre domaines clés de recherche et d’investigation sur la question des PME face à la plateformisation.

La question qui se pose d’abord est celle du passage de ces entreprises vers ces nouveaux environnements concurrentiels, souvent dénommés écosystèmes (Gawer, 2022). Cela implique notamment de développer des recherches sur les nouvelles sources de valeur qui émergent à partir de l’activité numérique. Cela implique également d’explorer la capacité des PME dites traditionnelles à faire basculer leur modèle d’affaires dans ces nouveaux environnements.

Par ailleurs, la recherche devrait concentrer son attention sur le rôle et le positionnement des PME, comme acteurs, dans ces univers de plateforme. Certes, il est de bon ton de porter la lumière sur les projets entrepreneuriaux qui ont permis en quelques années de créer les nouvelles grandes entreprises de l’économie (Desantola et Gulati, 2017) – histoires de GAFAM et autres. De ce point de vue, il y a encore beaucoup de recherches à développer sur le phénomène de forte croissance (scale-up) afin de voir s’il ne s’agit que d’histoires d’exceptions ou s’il y a des régularités à mettre au jour. Il existe également un important champ de recherche à développer pour mieux comprendre leur rôle en tant que contributeurs sur ces plateformes. À ce stade, la recherche stratégique sur les entreprises qui se positionnent sur les plateformes est encore relativement modeste.

Aussi, il peut être intéressant de développer la recherche sur la capacité d’adaptation des PME aux nouvelles règles du jeu qui existent dans l’univers des plateformes. En tout premier lieu, la dynamique concurrentielle des plateformes repose sur les effets de réseau, qu’ils soient directs ou indirects. Les économistes ont déjà beaucoup contribué sur cette question, mais l’analyse stratégique en termes d’avantages concurrentiels n’en est encore qu’à ses balbutiements (Rochet et Tirole, 2006).

Enfin, et en dernier lieu, d’un point de vue plus organisationnel et ressources humaines, il serait intéressant de développer la recherche sur les nouvelles capacités individuelles des dirigeants et des entrepreneurs pour diriger les PME dans cette phase de transformation vers l’univers des plateformes (Cutolo et Kenney, 2021). Il y a très clairement ici des questions de fracture informationnelle. Ce sujet, souvent évoqué, n’est pas réellement un objet de recherche. Or, on peut s’attendre à ce que d’un point de vue cognitif ou psychologique les dirigeants ou entrepreneurs impliqués dans cette transformation radicale aient de fortes chances de réagir de manières extrêmement diverses et par là même avec des conséquences très variées.

Même si elle nous touche déjà de manière conséquente, la plateformisation de l’économie n’en est encore qu’à ses débuts. Il serait opportun que la recherche sur les PME se saisisse au plus vite de cette opportunité prometteuse.

Les potentialités qu’apporte le numérique redéfinissent les frontières et accélèrent par conséquent l’activité internationale des nouvelles entreprises et des PME. Dans la prochaine section, Véronique Favre-Bonté rappelle que le développement de l’entrepreneuriat international n’a pas atteint sa maturité comme champ de connaissance, alors qu’il faut brasser à nouveau des idées pour l’aider à prendre un peu de maturité tout en se renouvelant.

2. Différentes facettes de l’entrepreneuriat

2.1. L’entrepreneuriat international dans un monde en mouvance

L’entrepreneuriat international (EI) est un sujet de recherche qui a largement profité du développement de la mondialisation. Celui-ci a donné lieu à de nombreuses opportunités et diverses initiatives d’entrepreneuriat international. Toutefois, l’EI est également controversé au niveau académique, car c’est un sujet source d’ambigüité théorique et de débat. Ce qui en fait à la fois sa force, mais également, sous certains aspects, sa faiblesse. Ainsi, sans revenir sur les discussions autour des contours du champ et de ses définitions[2], nous proposons ici de nous nourrir de ces controverses pour proposer certaines pistes de recherche qui nous paraissent stimulantes et qui peuvent selon nous continuer à délimiter et à donner plus de maturité à ce champ.

Alors ? Quelles sont les avenues de recherche qui s’offrent aux chercheurs en EI et qui pourraient avoir des retombées managériales pour les entrepreneurs ?

Tout d’abord, la première piste qui pourrait à nouveau faire l’objet de recherches est l’entrepreneuriat des immigrants et des rapatriés, du fait du contexte géopolitique et environnemental poussant aujourd’hui les populations à se déplacer et à entreprendre dans un autre pays. Ensuite, l’étude du processus d’internationalisation, en se concentrant sur les dernières phases du développement de la start-up, pourrait non seulement éclairer la croissance de ces entreprises qui s’internationalisent rapidement, mais aussi réconcilier d’un point de vue théorique les littératures sur les entreprises nées mondiales (born global) et le processus graduel d’internationalisation (Meuric et Favre-Bonté, 2023). Cette piste pourrait aussi déboucher, dans la continuité, sur l’hypercroissance à l’international et les déterminants d’une telle envolée. Et, qui dit croissance, dit modèle d’affaires et financement : le financement des entreprises à internationalisation rapide est un sujet encore peu développé bien qu’il soit au centre des préoccupations des entrepreneurs. De même, l’impact de la digitalisation sur l’innovation des modèles d’affaires dans le cadre de l’internationalisation pourrait être une source d’inspiration et de recommandations managériales fortes pour les entrepreneurs[3]. Enfin, si les recherches sur l’écosystème entrepreneurial sont nombreuses, les chercheurs doivent continuer leurs investigations sur l’accompagnement avec un accent plus marqué sur l’international.

Sur le plan méthodologique, le domaine de l’EI est déjà caractérisé par un large éventail de méthodes de recherche, tant quantitatives que qualitatives, qu’il convient de préserver et d’enrichir. Néanmoins, nous voyons l’intérêt de développer les comparaisons entre les pays ainsi que de mener des études longitudinales. Du point de vue de la pratique, la recherche en EI peut également fournir des informations importantes aux décideurs individuels, aux entreprises et à l’industrie. Il nous semble que les chercheurs gagneraient à aller vers plus de recherches proposant des approches interdisciplinaires afin de mieux appréhender toute la richesse et la complexité de l’entrepreneuriat international.

D’une façon générale, l’environnement international en mouvance (à travers les pandémies récentes ou encore les crises environnementales), qui bouleverse les échanges internationaux, pousse les entrepreneurs à renouveler leurs approches des marchés internationaux et à concilier enjeux environnementaux et internationalisation. Ce sont autant de facteurs à explorer et de pistes de recherche prometteuses pour les chercheurs.

On considère souvent l’entrepreneuriat international sous l’angle de la création d’emplois, de richesses et de valeurs qui contribue au dynamisme des localités où il s’exerce. Il faut aussi insérer cette réflexion dans un cadre élargi où l’entrepreneuriat peut prendre une multitude de visages. L’entrepreneuriat social en est un qui suscite beaucoup d’intérêt de la part des chercheurs. Il fait désormais partie des sujets de recherche courants dans les travaux en gestion, mais il n’a pas révélé tous ses secrets comme Frank Janssen[4] nous l’explique dans la prochaine section.

2.2. L’entrepreneuriat social : générer de la richesse civique

L’entrepreneuriat social est défini comme le processus par lequel des entrepreneurs désireux d’offrir une solution à des problèmes sociaux génèrent de façon innovante de la valeur sociale au travers de moyens économiques (Janssen, Bacq et Brouard, 2012). Le fait que la mission sociale soit au coeur des motivations et des décisions des entrepreneurs sociaux distingue cette forme d’entrepreneuriat de l’entrepreneuriat dit « traditionnel » (Bacq et Janssen, 2011).

Les bénéfices transformationnels de cette forme d’entrepreneuriat pour la société, tant dans les pays développés, caractérisés par des défaillances du marché ou des gouvernements, que dans les pays en développement, dont les institutions éprouvent souvent des difficultés à répondre à certains besoins humains fondamentaux, sont à l’origine de l’intérêt pour ce phénomène. De nombreux aspects de ce dernier restent toutefois encore à étudier.

L’on sait, par exemple, que les entrepreneurs sociaux sont motivés par l’impact social (Markman, Waldron, Gianiodis et Espina, 2019) que génère leur engagement. Il est évidemment essentiel de pouvoir mesurer cet impact en tant qu’objectif final de l’engagement prosocial[5]. Sa quantification permet de s’assurer que ces activités génèrent effectivement ce qui est attendu, de prouver leur efficacité et de mesurer leur évolution. Tant la réalité de terrain que la littérature et sa recherche d’une méthodologie adéquate attestent de toute la complexité de cet exercice de mesure (Hertel, Binder et Fauchart, 2021).

L’entrepreneuriat social est intrinsèquement lié à la notion d’hybridité qui, dans ce contexte précis, a trait à la coexistence d’objectifs sociaux et économiques. Nous en savons peu sur la façon dont une identité organisationnelle hybride se forme (Cornelissen, Akemu, Jonkman et Werner, 2021) et, surtout, se maintient, ou encore sur les raisons qui poussent une entreprise à opérer des changements organisationnels visant à faciliter l’hybridité.

Chemin faisant, il arrive que certaines entreprises sociales privilégient l’objectif économique au détriment de l’objectif social. C’est ce que l’on appelle la dérive de la mission[6]. Si, pour certains, une entreprise qui dérive de sa mission sociale est en rupture avec celle-ci, d’autres y voient une adaptation aux nécessités de son environnement qui font primer, au moins temporairement, la mission économique sur la mission sociale (Grimes, Williams et Zhao, 2019). Si l’on comprend mieux aujourd’hui les raisons de cette dérive de mission, on en saisit néanmoins encore assez mal l’impact réel. L’on ne sait pas, par exemple, comment cette dérive affecte l’identification des employés avec l’entreprise sociale ou sa légitimité aux yeux des bénéficiaires. À l’inverse de la dérive, le cadenassage de mission consiste à privilégier l’objectif social au détriment du but économique (Lahaye et Janssen, 2016). Il peut conduire l’organisation à devenir dépendante de subventions publiques ou à la sortie entrepreneuriale. Le cadenassage n’a quasiment pas été étudié et présente des opportunités de recherche fort intéressantes.

Si les impacts positifs de l’entrepreneuriat social sont indéniables, il peut aussi arriver que ces activités s’accompagnent d’externalités négatives (Talmage et Gassert, 2022), que ce soit au niveau de l’entrepreneur lui-même (sa santé physique ou psychologique ; son surinvestissement dans l’entreprise), sa famille (qui peut, par exemple, être mise en danger par ses activités), son personnel, ses parties prenantes, l’équilibre social et culturel d’une communauté, etc. Trop peu de recherches sur l’entrepreneuriat social soulignent les dommages potentiels des activités des entrepreneurs sociaux. La reconnaissance de ce côté plus « obscur » et son analyse devraient mener à une vue d’ensemble plus équilibrée et réaliste de l’entrepreneuriat social. Cette reconnaissance permettra notamment de nuancer l’héroïsation de l’entrepreneur social qui conduit parfois à opposer un entrepreneuriat « noble » à un entrepreneuriat « commercial ».

Enfin, même si l’entrepreneur social a longtemps été au centre de l’étude de l’entrepreneuriat social, une vision centrée sur un seul individu est sans doute également peu réaliste. S’il peut donner l’impulsion à l’activité entrepreneuriale, l’entrepreneur social est entouré d’une série d’autres acteurs (Morris, Santos et Kuratko, 2021) tels que les communautés[7], par exemple. Leur fonctionnement, leurs dynamiques, ainsi que leurs motivations restent à étudier (Bacq, Hertel et Lumpkin, 2022). Des travaux récents mettent aussi en avant la notion de création de richesse civique pour comprendre les résultats sociétaux générés par l’entrepreneuriat social (Bailey et Lumpkin, 2021 ; Lumpkin et Bacq, 2019). Cette richesse civique est conçue comme une combinaison de ressources sociales, communautaires et économiques bénéficiant aux communautés locales dans lesquelles les bénéficiaires sont impliqués dans la création et la mise en oeuvre des solutions sociales (Lumpkin et Bacq, 2019). C’est l’interaction de différentes parties prenantes en vue de créer des synergies qui génère un changement sociétal positif, à savoir la richesse civique. Cette vision collective dépasse la vision centrée sur les individus et souligne la nécessité pour les travaux futurs de considérer l’entrepreneuriat social dans une perspective plus holistique.

Cette vision n’est pas sans rappeler toute la question de la contextualisation de la recherche en entrepreneuriat, particulièrement présente dans les recherches sur l’entrepreneuriat des femmes. Les questions sont nombreuses, les thèmes sont parfois délicats et sensibles, mais prendre en compte la construction sociale du genre dans les recherches est essentiel comme le montre Christina Constantinidis dans les paragraphes qui suivent.

2.3. L’étude du genre en entrepreneuriat : voies possibles pour un renouvellement du champ de recherche

Les premières recherches dans le champ se sont construites autour de la question centrale « qui sont les femmes entrepreneures ? », jusqu’alors absentes de la littérature entrepreneuriale. Deux avancées théoriques notables vont ensuite le faire évoluer. Une première provient de l’introduction du concept de genre, qui se distingue du sexe biologique. La seconde, associée à des recherches critiques, dénonce la prédominance d’une norme masculine. Sur base de ces avancées issues de plus de 40 ans de recherches, il devient dès lors essentiel de s’intéresser à la construction sociale du genre. Comment celui-ci se construit-il au travers de la pratique entrepreneuriale ? Comment se négocie-t-il au sein de divers contextes historiques, géographiques et sociaux ?

Sur le plan théorique, les approches institutionnelles constituent un premier cadre prometteur pour interroger la manière dont le genre façonne différents systèmes (éducatifs, économiques, financiers, médiatiques, politiques, légaux, familiaux) en lien avec l’entrepreneuriat. Ces approches vont en général de pair avec une analyse critique du discours dominant. Citons par exemple les études récentes captivantes de Dilli et Westerhuis (2018) sur la manière dont les institutions éducatives genrées façonnent l’activité entrepreneuriale, de Chasserio, Lebègue, Poroli et Pailot (2022) sur les processus d’homogénéisation des pratiques d’accompagnement au sein des écosystèmes entrepreneuriaux ou encore de Nadin, Smith et Jones (2020) sur la représentation médiatique des femmes entrepreneures dans la presse britannique.

Les recherches futures gagneront aussi à explorer les liens entre le genre et divers contextes, afin de mieux représenter la diversité entrepreneuriale. Le champ a historiquement été dominé par des études menées dans les pays occidentaux, menant à une certaine uniformité des modèles et des cadres théoriques. Le développement de recherches contextualisées dans différentes régions du monde permettra d’apporter de nouvelles connaissances, pratiques et théories. Si on assiste depuis peu à une nette progression des travaux sur le sujet, entre autres au Moyen-Orient et en Afrique (Brière, Auclair et Tremblay, 2017 ; Daou, Talbot et Jomaa, 2022 ; Ehui, 2020), de nombreux pans restent méconnus à ce niveau.

Une autre voie potentielle de recherche consiste à intégrer les dimensions identitaires, y compris (mais pas seulement) dans leurs dimensions genrées, en entrepreneuriat. S’ancrant notamment dans les travaux de Judith Butler sur la performativité du genre, plusieurs recherches ont commencé à explorer cette avenue, comme Byrne, Adu-Lefebvre, Fattoum et Balachandra (2019) qui étudient le rôle de diverses formes de masculinité et de féminité dans les processus de légitimation entrepreneuriale, Kelly et McAdam (2022) qui proposent une analyse des manières dont les femmes entrepreneures dans le domaine digital négocient leur identité entrepreneuriale ou encore Lewis (2021), qui examine les identités de genre dans le contexte de l’entrepreneuriat artisanal.

La littérature en entrepreneuriat n’a pour l’instant fait qu’effleurer le potentiel que revêtent les perspectives féministes. Mobiliser des approches telles que le féminisme noir, postcolonial, transnational, intersectionnel, queer ou encore l’écoféminisme, contribuera nécessairement à déconstruire la figure hégémonique de l’entrepreneur pour mettre en avant des réalités fragmentées et hétérogènes. Des études en ce sens se sont notamment développées au sein du GEN[8] (Jones, Martinez Dy et Vershinina, 2019 ; Martinez Dy et Jayawarna, 2020). En outre, les approches féministes peuvent, par leur nature intrinsèquement militante, contribuer à renforcer l’impact de la recherche sur le terrain en motivant l’action sociale et en suscitant le changement institutionnel en faveur de politiques plus égalitaires en entrepreneuriat.

Une voie de recherche particulièrement pertinente, surtout au regard des enjeux sociaux et environnementaux actuels, consiste à faire sortir l’entrepreneuriat d’une logique strictement économique et à en explorer des formes alternatives, jusqu’ici marginalisées. Par exemple, Ng, Wood et Bastian (2022) mettent en évidence que les femmes entrepreneures, dans le contexte d’une société collectiviste telle que les Émirats arabes unis, peuvent recouvrer du pouvoir au niveau individuel et collectif ; Vershinina, Rodgers, McAdam et Clinton (2019) explorent la façon dont les femmes entrepreneures sont susceptibles de mobiliser des espaces transnationaux pour défier les normes dominantes en termes de rôles de genre ; Notais et Tixier (2020) étudient le contexte des femmes de quartiers populaires de Paris et montrent la manière dont l’entrepreneuriat social contribue à façonner leur identité.

Ces quelques pistes et exemples illustratifs de recherches ne constituent qu’une infime partie des voies possibles à explorer. Adopter un regard genré peut ouvrir bien d’autres portes en entrepreneuriat en amenant à revoir nos postulats, à problématiser autrement nos objets de recherche, à affiner notre compréhension de phénomènes complexes, à considérer nos résultats sous de nouveaux angles et à ouvrir de nouvelles questions en lien avec les enjeux et changements sociétaux contemporains.

Les PME et l’entrepreneuriat constituent les deux principaux axes de nos recherches. Or, leur création et leur développement ne peuvent se matérialiser sans les interventions d’acteurs externes constituant un écosystème que l’on souhaite munificent et répondant aux besoins des acteurs économiques. Qu’en est-il ? Karim Messeghem explore ce domaine dans la prochaine section.

2.4. Les écosystèmes entrepreneuriaux : plus que jamais l’importance du contexte

La notion d’écosystème entrepreneurial (EE) connaît un très fort développement dans la littérature depuis le milieu des années deux mille dix (Cho, Ryan et Buciuni, 2022) et suscite un intérêt croissant de la part des décideurs politiques et des praticiens de l’accompagnement entrepreneurial. Elle permet d’enrichir la connaissance de l’entrepreneuriat, en mettant l’accent sur le contexte (Baker et Welter, 2020). Les auteurs de ces recherches soulignent l’intérêt d’une approche holistique pour comprendre la dynamique entrepreneuriale dans un territoire, mais remettent en question d’une part le manque de théorisation (Wurth, Stam et Spigel, 2022) et d’autre part le caractère statique des travaux (Audretsch, Mason, Miles et O’Connor, 2021). Pour que cette notion finisse réellement par s’imposer, elle doit parvenir à relever ces deux défis.

Les études bibliométriques récentes soulignent la croissance exponentielle de ce champ de recherche (Cho, Ryan et Buciuni, 2022). Ce filon de recherche n’est pas en voie de se tarir. Parmi les perspectives de recherche prometteuses, nous souhaitons en évoquer trois selon le niveau d’analyse privilégié :

  • au niveau micro, l’enjeu est de tenir compte des microfondations des EE en soulignant le rôle des acteurs et en mettant en exergue les logiques d’action. La notion de microécosystème peut se révéler utile pour comprendre l’entrée de nouveaux acteurs dans l’EE, à l’instar des grandes entreprises qui développent des accélérateurs d’entreprises (corporate) (Banc et Messeghem, 2020) sous un angle concurrentiel et institutionnel. Chaque structure d’accompagnement peut être vue comme un microécosystème dont la survie dépend de sa capacité à concevoir une stratégie écosystémique. Une des dimensions importantes de cette stratégie est la quête de légitimité. Des recherches sont nécessaires pour caractériser cette légitimité écosystémique entrepreneuriale et cerner quels en sont ses déterminants et ses effets. Il pourrait être ainsi intéressant de construire une échelle de mesure de cette légitimité ;

  • au niveau méso, l’enjeu est de tirer parti de la richesse d’approches comme la CAS. La littérature a négligé certains travaux fondateurs comme ceux de Simon (1962) qui insistent notamment sur la décomposition des systèmes complexes. Cette décomposition permet de théoriser des notions comme les sous-écosystèmes. Harrington (2017) suggère de s’appuyer sur cette notion pour apprécier à la fois la structure et la dynamique des EE. Pour autant, les relations entre ces sous-écosystèmes ont peu été étudiées. On peut se demander si la soutenabilité d’un EE ne dépend pas aussi de sa capacité à combiner différenciation et intégration (Scheidgen, 2021). La question du couplage entre les sous-écosystèmes mérite d’être explorée. Si un faible couplage au niveau organisationnel contribue à réguler les paradoxes associés aux changements organisationnels (Orton et Weick, 1990), qu’en est-il pour un EE ? Dans certains EE, cohabitent des sous-écosystèmes tournés vers l’innovation, vers l’entrepreneuriat féminin ou encore l’entrepreneuriat culturel. Dans quelle mesure faut-il favoriser le couplage entre ces sous-écosystèmes ? ;

  • au niveau macro, il semble intéressant de comprendre comment les EE sont connectés à l’échelle d’une nation et au niveau international. Le succès de nouveaux EE tient en partie à leur capacité à développer des relations privilégiées avec d’autres écosystèmes comme le suggèrent par exemple Han, Ruan, Wang et Zhou (2021). Cette question peut être abordée sous l’angle de la digitalisation et de la « plateformisation » de l’économie (Ben Slimane, Coeurderoy et Mhenni, 2022). Elle trouve également un écho dans le champ de l’entrepreneuriat international, à travers par exemple le rôle que peuvent jouer les entrepreneurs transnationaux (Harima, Harima et Freiling, 2021). Les transformations géopolitiques et les crises récentes qui encouragent la relocalisation et le protectionnisme conduisent à s’interroger sur la capacité des EE à maintenir un niveau suffisant d’ouverture pour assurer leur soutenabilité.

Par ailleurs, cet écosystème ne met pas en relation que des acteurs économiques, on y retrouve également des chercheurs qui jouent parfois un rôle d’observateur de ce qui s’y passe pour en extraire des connaissances à diffuser, mais aussi des chercheurs qui participent plus directement aux conversations et échanges entre les acteurs. C’est ainsi que les travaux sur les PME et l’entrepreneuriat constituent l’un des domaines de la recherche en sciences de la gestion où les rapprochements des communautés scientifiques et professionnelles sont les plus communs, sachant qu’ils ne se font pas toujours sans heurts et dans une parfaite harmonie. Toutefois, ils nous apparaissent souvent nécessaires pour éclairer des problématiques complexes vécues dans des environnements clos et à l’abri de regards externes. Comme nous l’avons montré dans notre rubrique sur la mobilisation des connaissances (2014 à 2019), de tels rapprochements peuvent prendre diverses formes qui suscitent des niveaux d’engagement différents des chercheurs et aussi de leurs institutions.

Alors qu’à une autre époque les rapprochements étaient condamnés par des chercheurs puristes, ils sont de plus en plus encouragés par les universités qui doivent montrer comment ces dernières contribuent à faire évoluer la société. Les PME et les entrepreneurs ne sont pas tous aptes à développer seuls les solutions pour répondre aux défis d’un environnement d’affaires plus complexe. Quel est le rôle des chercheurs dans ce contexte ? Deux de nos collègues nous interpellent sur ces questions afin de stimuler une conversation plus vive et dynamique. Dans un dernier temps, au-delà du rapprochement discuté entre les chercheurs et les praticiens, il faut aussi se demander comment doit se comporter le chercheur s’il souhaite produire une connaissance qui soit radicalement nouvelle et qui permette concrètement au praticien d’aller de l’avant en toute confiance. Est-ce qu’il va répliquer les modèles issus des travaux antérieurs réalisés dans un monde différent ou osera-t-il plutôt remettre en question ces acquis pour analyser une situation nouvelle à partir d’une perspective critique ?

Voyons d’abord ce que nous dit Christophe Schmitt qui nous invite à nous questionner sur la façon de faire de la recherche et ses impacts potentiels.

3. Actionnabilité, approches critiques, collaborations entre chercheurs et praticiens

3.1. L’actionnabilité des recherches en entrepreneuriat et PME… vingt ans après !

Le sixième CIFEPME se clôturait à Montréal en 2002 par une table ronde portant sur l’intérêt de l’actionnabilité de la recherche en entrepreneuriat et PME[9]. Vingt ans plus tard, quelle est la posture de notre communauté à l’égard de cette thématique ? Quelles pistes de recherche pouvons-nous proposer pour la suite ?

La table ronde susmentionnée, tout comme le numéro thématique qui s’en était suivi, avait pour objectif d’interpeler notre communauté sur la finalité de la recherche dans notre domaine et de façon sous-jacente d’attirer l’attention sur la place du terrain dans nos travaux. Comme l’évoquait Avenier (2004) à cette période, deux conceptions de la recherche cohabitaient alors et cohabitent toujours : une conception considérant que la recherche a pour finalité la connaissance scientifique sur l’entrepreneuriat et les PME ; une seconde visant à développer des savoirs pour les acteurs de l’entrepreneuriat et des PME. Sur ce dernier point, les travaux pionniers dans le domaine des PME issus de l’Institut de recherche sur les PME à Trois-Rivières (Julien, Raymond, Jacob et Abdul-Nour, 2003 ; St-Pierre, 2015) sont éminents.

Mues par les travaux portant sur l’effectuation, initiés par Sarasvathy (2001), ces vingt dernières années ont vu se développer de façon conséquente des recherches portant sur « des savoirs pour » sans pour autant délaisser des recherches orientées vers « la connaissance scientifique sur ». Outre l’effectuation, l’actionnabilité de la recherche se retrouve engagée dans des courants de réflexion comme le bricolage, l’agir entrepreneurial ou encore la cognition entrepreneuriale. Les entrepreneurs et les dirigeants sont remis, de la sorte, au coeur même de la réflexion scientifique. Ce développement de l’actionnabilité de la recherche va jusqu’à l’enseignement où, en tant qu’enseignants-chercheurs, nous mettons en oeuvre les résultats de nos propres recherches. Il peut même arriver que nos enseignements se transforment en terrains fertiles pour des recherches fécondes autour de l’éducation entrepreneuriale.

Par ailleurs, le thème de l’actionnabilité de la recherche a largement évolué au cours des dernières années à travers la notion d’impact. Si celle-ci mérite encore d’être travaillée du point de vue scientifique, il n’en demeure pas moins que la question de l’impact de la recherche en entrepreneuriat et PME se pose fortement actuellement. Cette question doit nous amener à revisiter notre posture épistémo-méthodologique. En effet, parler d’impact renvoie à la notion de pragmatisme et revient à considérer que la recherche a un lien fort avec son terrain. Non seulement, il convient de considérer le chercheur comme un tiers inclus par rapport au terrain et aux acteurs de terrain, et non plus exclus comme le suggère la posture positiviste, mais aussi potentiellement comme étant lui-même acteur de terrain par le développement de l’entrepreneuriat au sein des universités. Il l’est en effet à travers la formation et l’accompagnement entrepreneurial, car le chercheur appartient au monde vécu qu’il tente de comprendre. Finalement, la notion d’impact vient interroger plus largement le rapport entre individu et société en tant que processus, l’individu pouvant bien être le chercheur en question. L’intérêt actuel et massif pour l’entrepreneuriat dans notre société montre la nécessité du travail scientifique dans le domaine et de son actionnabilité (Schmitt, 2018) au risque d’une dérive opérationnelle déconnectée des besoins réels des entrepreneurs et des dirigeants de PME. Plus qu’il y a vingt ans, le lien entre les chercheurs et le monde socio-économique est important. Cela engendre d’autres façons de faire, comme le développement de contenu relevant de la médiation scientifique.

D’autre part, l’idée de tiers inclus nous invite à considérer l’interaction entre les parties prenantes d’une situation (Schmitt, 2020) autour d’un triptyque qu’il convient de considérer comme la plus petite unité constitutive pour comprendre l’entrepreneuriat et les PME. Cette interaction est à appréhender à travers l’individu qui agit (entrepreneur, dirigeant de PME), les artéfacts construits par ce dernier et les parties prenantes de la situation considérée. Ainsi, dans une perspective constructiviste, la réalité est-elle faite de situations construites par les humains ? Cette posture doit être accompagnée d’un renouveau méthodologique afin de développer des connaissances nouvelles sur des sujets chers à notre communauté ou qui sont en émergence. La recherche en entrepreneuriat et PME se meut d’une recherche qui cherche la signification pour aller vers celle qui cherche la compréhension, c’est-à-dire la construction de sens en situation. Dans cette perspective, le chercheur est amené à mobiliser des méthodes permettant de comprendre l’agir des entrepreneurs et des dirigeants de PME dans leur temporalité (avant, pendant et après) et dans la construction de sens en situation. Conséquemment, tout un pan des sciences humaines, encore inexploré par notre communauté, s’offre à nous, celui de l’interactionnisme. En somme, il s’agit de comprendre dans leur vie courante, à travers les connaissances ordinaires, les acteurs de l’entrepreneuriat et des PME, comme l’avait fait en son temps (Mintzberg, 1984)Mintzberg (1984) dans son ouvrage Le manager au quotidien.

Ce rapprochement du terrain peut présenter certains inconforts étant donné les mondes distincts dans lesquels évoluent les différents types d’acteurs. Que ce soit sur le plan du langage, de la relation avec le temps, du besoin de partager les informations et les connaissances, les chercheurs et les praticiens (acteurs économiques) ont peu de caractéristiques en commun. Pourtant, comme la RIPME l’a présenté dans sa rubrique, ce rapprochement n’est pas illusoire et lorsque certaines conditions sont réunies, le développement de connaissances riches et nouvelles peut être assuré. C’est à ce titre que Thierry Verstraete présente son propos en invitant les chercheurs à apprivoiser le contexte sans crainte de développer leur proximité avec les acteurs du terrain !

3.2. Rapprochement chercheurs et praticiens : des expériences riches d’enseignement

La recherche en entrepreneuriat et la recherche en PME (deux proches cousines restant irréductibles l’une à l’autre bien que couvrant quelques territoires communs) ont de parentes singularités, à savoir, pour l’une, la symbiose entre l’entrepreneur (ou l’équipe entrepreneuriale) et l’organisation qu’il (qu’elle) impulse (Verstraete, 1997, 2001, 2003) et, pour l’autre, le caractère central de la proximité dans la gestion des PME (Torrès, 1997, 2003)[10]. Dès lors, pour mieux comprendre les terrains étudiés, il n’est pas déraisonnable que le chercheur en entrepreneuriat et/ou en PME réduise les distances et substitue à la relation commensale, qu’il a trop souvent avec eux, une relation symbiotique par définition inscrite, plus encore que dans l’échange, dans le partage. Cette section présente trois façons d’y contribuer, à savoir déployer des cadres opératoires rapprochant le chercheur des acteurs, valoriser les résultats de la recherche et intégrer des praticiens aux équipes de recherche :

  • s’agissant des cadres opératoires, des méthodes éprouvées peuvent répondre à l’appel (la recherche-action), si ce n’est que les singularités précédemment évoquées ne constituent pas un motif de leur convocation. Certes, le type d’interaction avec le terrain y est rappelé, mais parfois au détour d’un propos épistémologique amputé (faute de pouvoir développer), d’une intellectualisation exagérée dans la restitution de la méthode ou d’un technicisme auquel certains logiciels d’analyse peuvent participer lorsqu’ils sont exigés par principe, tout cela histoire de faire savant (cela en deviendrait suspicieux). Sans que la justification ne devienne pour autant trop succincte, les auteurs pourraient expliquer la stratégie empirique avec simplicité. Pour qu’ils y soient autorisés, lors de la soumission d’un texte, il suffirait qu’ils fournissent, à la demande des revues, des contenus annexes à destination des seuls évaluateurs permettant à ces derniers d’apprécier la pertinence de la méthode et le sérieux du travail d’analyse (l’idée n’étant pas de livrer tout le matériel) ;

  • « Depuis sa fondation en 1936, l’Academy of Management s’est donné pour mission d’améliorer la pratique du management… Dès le départ, la revue (Academy of Management Journal) comprenait certains types d’implications pour la pratique[11]. » (Bartunek et Rynes, 2010, p. 100) Cette sensibilité s’est également exprimée lors de la création de l’AIREPME et la RIPME a proposé des rubriques témoignant cette volonté de rapprochement entre la théorie et la pratique (Demil, Lecocq et Warnier, 2014 ; Verstraete et Philippart, 2019). Quel que soit le protocole méthodologique déployé, l’idée est ici d’inciter à ce que la valorisation des résultats des travaux de recherche en entrepreneuriat et en PME ne soit pas qu’une réponse à la question devenue conventionnelle de l’implication managériale du travail effectué[12]. Autrement dit, il ne s’agirait plus de spéculer sur cette valorisation, mais de mettre en oeuvre une forme d’engagement dans les terrains pour que les connaissances apportées par la recherche soient utilisées en pratique. En effet, tout louable effort de médiation (conférences auprès de praticiens) ne garantit pas que les résultats d’une recherche soient exploités par le public visé (pas plus que n’est garanti le succès de leur utilisation). Autrement dit, si la valorisation de la recherche est un processus, il serait dommage de l’amputer de sa partie aval consistant à transférer et à apprécier un travail académique en constatant l’emploi de ses résultats[13]. Il est également grand temps de conduire des recherches sur la valorisation sociétale des recherches de nos domaines, d’ouvrir les revues aux essais de mise en oeuvre de leurs résultats et de mettre au point des cadres opératoires autorisant ce type de publication au sein même de ces revues savantes (des revues annexes créées pour l’occasion resteraient sans doute moins cotées) ;

  • l’intégration de praticiens aux équipes de recherche est un apport à considérer pour rapprocher le monde de la recherche et celui de la pratique. Parfois, des praticiens motivés par la production d’une thèse prennent ainsi part à la vie d’un laboratoire. Cette intention ne doit pas constituer l’unique condition de l’intégration. À titre illustratif, l’équipe entrepreneuriat de l’IRGO comporte deux praticiens ayant trouvé, par leur implication, à poursuivre une activité stimulante, à participer à la médiation sans laquelle la compréhension de certains terrains, mais également leur accès auraient été plus difficiles et à s’impliquer dans la valorisation des résultats de la recherche sur le business model par la création de la plateforme GRP-Lab.com. L’un d’entre eux a participé à la réalisation et à l’écriture de quatre recherches (Verstraete, Néraudau et Jouison-Laffitte, 2018 ; Verstraete, Krémer et Néraudau, 2018 ; Antonaglia, Verstraete et Néraudau, 2020 ; Jouison, Verstraete et Néraudau, 2021). Lors de ses relectures des textes en écriture, on se souviendra d’une remarque souvent réitérée en marge de certains passages : « là, je ne comprends pas ». Cette interpellation questionnait en fait les chercheurs dans leur désir de voir leur papier lu et compris par des praticiens et à rendre ces passages moins hermétiques…

En résumé, il convient de réaliser des recherches dont les cadres opératoires placent le chercheur en situation de réelle proximité avec les acteurs des terrains investis, de faire de la valorisation des résultats de la recherche à la fois un objet de recherche et un processus assumé dans toute sa longueur et d’intégrer des praticiens aux équipes de recherche (a minima de provoquer des échanges sur les retombées pratiques de la recherche et sur son opérationnalité potentielle et/ou effective). Ce propos n’oublie évidemment pas que la recherche apporte prioritairement un savant savoir (Cossette, 2016), que la production de recherches fondamentales nourrit la réflexion du travail académique (ce dessein n’est pas antinomique avec une volonté d’être utile au-delà du périmètre académique) et que le chercheur doit rester le principal décideur de l’objet à étudier (Stengers, 1993).

Finalement, poussons ensemble la réflexion jusqu’à remettre en question de nombreux acquis et des comportements qui, à la lumière du contexte de mutation introduit dans notre discussion, sont devenus questionnables et peuvent de moins en moins être sanctionnés comme étant les recettes de la « bonne économie ». Olivier Germain provoque les chercheurs par une discussion qui se positionne autant sur les plans de la sociologie que de la philosophie. Cette position est nécessaire pour produire des connaissances à la hauteur des défis que présente l’environnement des affaires mondialisé, amplement malmené au cours des dernières années. Son propos pourra aussi stimuler les travaux que nous souhaitons nombreux dans nos articles de format frontière[14] qui visent à modifier les regards que nous portons sur nos objets de recherche afin de mieux les connaître, les analyser, les comprendre.

3.3. La recherche en entrepreneuriat[15] et sur les PME peut-elle (ne pas) être critique ?

À mesure que nous approchons collectivement du mur, les chercheurs en entrepreneuriat paraissent plus préoccupés par les enjeux planétaires. Les approches critiques (Dey, Fletcher et Verduijn, 2022 ; Essers, Dey, Tedmanson et Verduyn, 2017 ; Tedmanson, Verduyn, Essers et Gartner, 2012 ; Verduijn, Dey, Tedmanson et Essers, 2014) seraient appelées à sortir du lit présumé radical de l’échiquier savant, ne relevant dès lors plus de l’opinion ou de la militance. Faire le constat d’un effondrement global en marche serait un fait total de plus en plus « objectivable ». Qui plus est, s’il était montré que les dominants (dont les chercheurs) n’en sortiront pas non plus indemnes, la critique s’approcherait du raisonnement sociologique dans la mesure où les preuves empiriques du désastre sont irréfutables. Qui pourrait dès lors ne pas se réclamer d’une approche critique en entrepreneuriat ?

Il faut alors s’entendre sur ce que les chercheurs en entrepreneuriat acceptent de prendre en charge au sein des approches critiques. Sans entrer dans les détails, un point d’entrée commode consiste dans la déconstruction des évidences entrepreneuriales sous-jacentes à la production de connaissances, dans la volonté de problématiser plutôt que de chercher des vides théoriques. Si cela stimule l’imagination, cela ne suffit pas à caractériser une critique.

La critique conduit alors à porter une attention à la manière dont les discours de tous les protagonistes de la scène entrepreneuriale façonnent et ordonnent les subjectivités, pratiques et identités (Ogbor, 2000). Elle intègre le monde savant dans les producteurs de discours qui exercent un rôle central comme pédagogue, chercheur ou accompagnateur dans la (re)production d’imaginaires. Nous ne produisons pas des concepts, mais des mots qui font les pratiques. Les travaux sur l’entrepreneurialisme se rangent de ce côté en mettant en lumière la manière dont les discours entrepreneuriaux, creux et pleins, affectent le travail identitaire, l’émergence d’un soi entreprenant, dans toutes les sphères de nos vies (Bröckling, 2015).

Les approches critiques cherchent aussi à donner expression à une pluralité de rationalités, subjectivités, possiblement contradictoires. Il ne s’agit pas seulement de mettre au jour la polyphonie ou des incohérences. Des chercheurs vont donner voix et vie aux entrepreneurs situés dans les marges, vulnérables, exclus par une figure dominante de l’entrepreneur, mais en soulignant les paradoxes de la pratique entrepreneuriale, à la fois émancipatrice et oppressante (Imas, Wilson et Weston, 2012). La critique ne supporte ainsi pas l’étude des vulnérables avec les outils anciens du système dominant, qui d’une certaine manière contribuent à les enfermer.

Cela invite donc, autre repère critique, à questionner plus encore la réflexivité du chercheur qui se doit d’interroger sa position dominante dans la construction de connaissances et sa prétention à défaire l’entrepreneur de chaînes qu’il n’aurait pas vues, mais aussi une position – non-critique – de simple extracteur de données et l’irresponsabilité qui conduit à laisser l’entrepreneur à sa misère une fois le travail empirique achevé. Ainsi, mener une recherche critique conduit, au-delà d’une empathie toute bourgeoise, mais bien peu utile, à développer des formes de solidarité aux côtés des « entrepreneurs » vulnérables et non par-dessus.

Finalement, une recherche critique en entrepreneuriat devrait ouvrir sur des possibilités de transformation des pratiques, des discours et des identités, mais aussi de formation d’autres imaginaires collectifs. Cela ne renvoie pas à de prétendues recommandations, mais à travailler, (d)écrire, avec les protagonistes, les possibilités d’émancipation individuelle et collective.

Si la critique paraît ainsi percer à l’aune de ruptures radicales en route faisant l’objet de consensus, persiste un point aveugle qui constitue pourtant le coeur de la radicalité. Ici, le champ de l’entrepreneuriat affiche(ra) plus de réticences. La critique ne peut se pratiquer en mettant de côté les rapports de force, les pratiques d’infériorisation, la reproduction systémique des hiérarchies sociales et la variété des oppressions qui s’exercent dans et par les institutions formelles et informelles de l’entrepreneuriat (dont l’enseignement et la recherche). Ensuite, même si sont tracés ici quelques repères, elles recouvrent un spectre varié, hétérogène et parfois contradictoire de préoccupations et donc de lentilles. Ignorer la complexité et la variété des oppressions constitue un défi majeur posé aux approches critiques en management qui ont provincialisé et marginalisé des combats, féministes et décoloniaux notamment, au profit de la seule question sociale. Mettre la violence, la soumission et les oppressions au coeur du projet critique soulève en entrepreneuriat plusieurs défis :

  • comprendre les dégâts et méfaits de l’entrepreneuriat fait partie du travail des chercheurs en entrepreneuriat et ne relève pas du travail d’autres disciplines en sciences humaines et sociales. Il ne s’agit pas seulement de sortir d’un optimisme béat ou d’une fausse prudence, mais de mettre les pratiques toxiques, notamment de création destructrice, d’expropriation et de surengagement des ressources, à l’agenda de nos recherches (Jones et Murtola, 2012). Il s’agit au passage de reconnaître notre rôle comme chercheur dans la gabegie, dans la production d’inconduites entrepreneuriales, par l’absence de questionnements des conséquences des connaissances produites. Nous pouvons oeuvrer avec les entrepreneurs et les protagonistes de la scène entrepreneuriale à l’extinction d’un monde dominant et à la redirection par la compréhension et la coproduction de pratiques alternatives ;

  • dès lors, ouvrir les possibilités entrepreneuriales et les rendre actualisables par des recherches inductives critiques. Les entrepreneurs et leur théâtre sont les premiers acteurs de la critique par le déploiement de pratiques mises aux marges, des formes de contestation du système dominant. Cela suppose aussi d’oeuvrer avec elles et eux dans des recherches collaboratives à produire les conditions de la libération. Cela implique de redonner une puissance aux mots en donnant place à d’autres écritures, émancipatrices, de l’entrepreneuriat au plus près de la violence de ce qui se vit, mais aussi de ce qui peut surgir ;

  • considérer la variété des leviers de l’entrepreneurialisation des sociétés, des pratiques et des identités. L’entrepreneurialisme articule de manière sophistiquée la croyance dans un devenir entrepreneurial de société, toujours prometteur, et l’illusion hypermoderne d’un devenir individuel singulier. Faire de la recherche en entrepreneuriat, c’est ainsi souvent contribuer à un projet anthropologique : nous maintenons cette emprise d’une perspective du progrès, mais en chargeant toujours un peu plus l’individu ;

  • l’entrepreneuriat, quand il charrie des idéaux de progrès et de réalisation personnelle, reste une des armes puissantes de la colonialité. La connaissance légitime est fondée sur l’autorisation d’un seul imaginaire et, dès lors, l’ignorance épistémique, voire l’interdiction tacite de repères épistémiques propres à des pratiques entrepreneuriales dans les sociétés du Sud. Toutefois, s’ils ne peuvent se conduire en nouveaux libérateurs, les chercheurs critiques, d’où qu’ils viennent, doivent considérer l’enchevêtrement des conditions sociohistoriques de production des contextes entrepreneuriaux dans les Suds (Imas et Garcia-Lorenzo, 2022).

La critique n’est pas une niche rentable occupée à temps partiel par des chercheurs en mal d’identité, d’image de marque ou de performance. La recherche critique en entrepreneuriat doit surtout être concernée par celles et ceux à qui elle doit rendre des comptes : les personnes vulnérables. Œuvrer de manière critique en entrepreneuriat, c’est admettre ce qu’il nous reste à prendre en charge avant le dépôt de bilan. C’est radicaliser le propos à la hauteur d’enjeux qui nous débordent déjà et affectent des vies et des corps assiégés. C’est résister au désarmement du langage, pratique propre aux sciences de gestion et renforcée par le capitalisme académique, dont les revues sont un vecteur puissant, qui affaiblit systématiquement la portée des connaissances produites. Cette portée ne peut être définie que par celles et ceux pris, bon gré, mal gré, dans la scène entrepreneuriale. Si renversement de domination il y a, c’est celui-là.

Conclusion

Pour les chercheurs que nous sommes, il est important de prendre le temps de réfléchir au monde dans lequel nous vivons et à ce qu’il sera. Cette projection permet de construire des avenues de recherche pertinentes et utiles, pour générer des connaissances nouvelles afin d’aborder avec plus d’acuité et de finesse le monde complexe dans lequel nous sommes entrés il y a quelques années et qui continuera d’évoluer. Dans cette ère de changements profonds, d’innovations technologiques radicales, de crises environnementales et sociales et de remises en question du système capitaliste, donner du sens à notre recherche est fondamental. Les entrepreneurs et les PME qui sont au coeur de nos recherches doivent non seulement opérer dans cet environnement complexe et nouveau, mais également réfléchir à la valeur qu’ils souhaitent créer, sachant que cette valeur a de plus en plus de résonance sociale et moins financière ou économique. Notre rôle est entre autres de les aider à le faire.

Les paragraphes précédents avaient pour objectif de partager avec notre communauté certaines pistes de recherche jugées porteuses en précisant toutefois que ces pistes sont loin d’être exhaustives étant donné les contraintes d’espace. Sommairement, mentionnons que cet environnement modifie les critères de succès des PME et de l’aventure entrepreneuriale tout en exerçant une pression constante sur la santé des dirigeants et des travailleurs ; qu’il oblige à requestionner le modèle traditionnel d’obtention de ressources monétaires, lequel ne met pas de l’avant la valeur des actifs intangibles et immatériels des entreprises qui sont les plus importants vecteurs de création de valeur ; qu’il incite la communion d’une multitude d’acteurs ayant des intérêts parfois divergents, questionnant ainsi les modes de gouvernance les plus appropriés ; qu’il impose aux entrepreneurs la nécessité de définir des objectifs pour leur entreprise, qui devront être revus régulièrement selon les tensions en jeu.

Nous espérons que cela saura alimenter les réflexions qui seront à leur tour publiées dans la RIPME.