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Introduction

L’importance des PME est avérée dans la plupart des économies de l’OCDE. Au Canada, elles représentaient, en 2019, le plus important employeur et formaient 99,8 % des entreprises, en plus d’avoir été en 2016 le type d’entreprise ayant le plus contribué au PIB (Gouvernement du Canada, 2020). Dans l’environnement de forte compétition et de changement que plusieurs d’entre elles connaissent, le développement des compétences représente un enjeu clé (Saks et Haccoun, 2016), notamment pour croître et éviter de fermer (Collier, Green et Kim, 2007).

Depuis que les PME sont considérées, à la suite notamment des travaux de Julien et Marchesnay (1988) et de Julien (2005), comme un type d’organisation dont les caractéristiques communes les légitiment comme objet d’étude, plusieurs recherches ont mesuré les apports, les déclinaisons et les coûts de leurs pratiques de gestion des ressources humaines (GRH). Se rattachant à ce troisième thème, le sujet de notre recherche est l’investissement en formation, un indicateur reconnu de l’importance accordée au développement des compétences (Munro, 2011).

Dans les PME, l’investissement en formation peut être compris à la lumière de trois catégories de facteurs : 1. les contraintes, difficultés et risques provenant de l’environnement (pénurie de main-d’oeuvre de remplacement, ressources financières limitées, accès restreint à des ressources de formation, changements imposés par des évolutions, risques de perdre une main-d’oeuvre bien formée, obligations légales) ; 2. les besoins d’apprentissage à combler, qui peuvent provenir du travail (compétences exigées), de l’organisation (plans de développement, problèmes à résoudre) et des individus (lacunes, aspirations) ; 3. les caractéristiques de l’organisation d’ordre structurel (taille, secteur d’activité économique, âge ou phase de développement, propriété)[1] et d’ordre managérial, notamment celles qui influent sur sa gestion des besoins d’apprentissage (contraintes de production, influence des dirigeants et de leurs croyances, pratiques de développement des compétences, culture d’apprentissage). L’objectif de notre recherche est d’apporter un éclairage sur les effets qu’exercent conjointement, sur cet investissement, trois composantes du système organisationnel de développement des compétences : les exigences du travail (besoins à combler), les croyances des dirigeants (dynamique de gestion) et les obligations légales (contraintes externes).

Cette approche s’inspire des travaux fondateurs de Mahé de Boislandelle (1998, 2015) qui appréhende la GRH dans les PME de façon systémique en invitant à analyser leurs pratiques en fonction de caractéristiques touchant trois objets interreliés : l’organisation, le dirigeant et l’environnement. Déjà appliquée dans des études sur le développement des compétences (Bernier, 2005), cette conception a guidé le devis de notre recherche qui vise à déterminer dans quelle mesure l’investissement en formation que déclarent les PME est proportionnel aux exigences du travail qui y est effectué. Cette étape est complétée par deux autres visant à approfondir la compréhension de ce lien : l’une pour vérifier si celui-ci résiste aux craintes du dirigeant à l’égard du développement des compétences, l’autre pour déterminer si sa croyance dans les bénéfices du développement des compétences contribue à augmenter l’investissement en formation, avec ou sans contraintes légales. Le texte qui suit précise les raisons motivant le choix de ces variables et la question de recherche.

L’investissement en formation correspond aux sommes d’argent dépensées pour diverses actions concourant au développement des compétences : celles en amont (analyse des besoins, préparation) et en aval (évaluation) de la formation, ainsi que celles octroyées à des moyens de développement des compétences autres que des cours, tels que la formation en cours d’emploi et l’achat de matériel servant à l’apprentissage (RLRQ c D-8.3, Loi favorisant le développement et la reconnaissance des compétences de la main-d’oeuvre, Québec). En raison de l’importance économique et sociale des PME, il est important de comprendre pourquoi elles ont tendance, entre autres au Canada (Rabemananjara et Parsley, 2006), à moins investir en formation que les grandes entreprises et à expliquer, au-delà des effets provenant des structures et des contraintes financières (Welsh et White, 1981), la variation de leur investissement en formation.

Les exigences du travail découlant de sa nature et son organisation méritent l’attention parce qu’elles sont une des trois sources de besoins d’apprentissage[2] identifiées dans les travaux fondateurs de McGehee et Thayer (1961), soit l’organisation (améliorer des processus, soutenir des changements, atteindre des objectifs stratégiques), les tâches (aider les individus à maîtriser les compétences qu’elles requièrent ou requerront) et les individus (remédier à leurs lacunes ou satisfaire leurs aspirations). La façon dont des PME, principalement des microentreprises, s’organisent pour combler des besoins organisationnels de développement des compétences (Defélix et Sanséau, 2017) commence à être étudiée. En revanche, le lien entre les besoins d’apprentissage provenant des tâches et l’investissement en formation demeure inexploré.

Pour être effectué adéquatement, tout travail requiert la maîtrise de connaissances et d’habiletés probablement plus étendues dans le contexte des PME, où il est moins ancré dans des descriptions précises et où la polyvalence est souvent pratiquée (Mintzberg, 1979 ; Pichault et Nizet, 2013). Étudiées depuis des décennies (Wilson, 2007), les exigences du travail sont traitées, notamment, dans des ouvrages sur l’analyse d’emploi (Morgeson, Brannick et Levine, 2020) et dans les répertoires des professions élaborés par les États, comme la Classification nationale des professions (CNP) au Canada et le Occupational Information Network ou O*NET aux États-Unis. L’analyse des exigences du travail est d’intérêt pour les entreprises, entre autres parce qu’elles sont susceptibles d’engendrer des besoins d’apprentissage à l’origine d’activités de développement des compétences nécessitant des dépenses.

Toutefois, face à un travail suscitant des besoins semblables d’investissement pour développer les compétences requises, les organisations peuvent répondre différemment. Une des causes de variation est l’influence du dirigeant que Mahé de Boislandelle (1998) retient comme variable pour étudier les pratiques de GRH dans les PME. Démontrée par des études comme celle de Liouville et Bayad (1995), l’influence du dirigeant s’exprime à travers ses rôles de fondateur, de leader et de gestionnaire (Filion, 2007), dont l’exercice est teinté par ses valeurs et croyances (Amrhar et Filion, 2001) ainsi que par sa proximité hiérarchique, fonctionnelle, spatiale ou temporelle (Torrès, 2000).

Les croyances des dirigeants sont une caractéristique dont l’influence mérite l’attention. Elles renvoient, selon Judge et Kammeyer-Mueller (2012), à des tendances psychologiques s’exprimant par l’évaluation, favorable ou non, d’une entité. En conditionnant les représentations ou structures cognitives dont se dote le dirigeant pour appréhender son milieu et lui donner un sens (Fray et Soparnot, 2007), ces croyances peuvent influencer ses actions en matière de développement des compétences. D’un côté, des études de cas (Barrett, 2015 ; Panagiotakopoulos, 2011a) révèlent que l’investissement en formation est plus élevé lorsque les dirigeants croient dans ses bénéfices et valorisent le capital humain. À l’opposé, les craintes entretenues à l’égard du développement des compétences, telle celle de perdre le personnel plus qualifié, peuvent contribuer à limiter les investissements. Les effets de ces croyances sur les liens entre exigences du travail et investissement en formation n’ont toutefois pas été étudiés empiriquement.

À exigences égales du travail, les sommes d’argent consenties au développement des compétences peuvent aussi être influencées, mais différemment, par des facteurs de l’environnement. Alors que les subventions gouvernementales peuvent amener à augmenter l’argent initialement consenti au développement des compétences (Görg et Strobl, 2006), certaines législations imposant des obligations légales ont plutôt un rôle régulateur. C’est en partie pour cette raison que le Québec a adopté une loi dont l’une des dispositions est de contraindre les employeurs assujettis à consacrer au minimum 1 % de leur masse salariale au développement et à la reconnaissance des compétences. Ce cadre juridique peut contribuer à un investissement minimal, mais il ne rend pas compte de la variation des sommes allouées au développement des compétences au-delà de ce seuil.

Ancrée dans une perspective systémique, notre question de recherche se lit ainsi : quelle est l’influence conjointe de trois types de facteurs interreliés (organisation : exigences du travail ; dirigeant : ses croyances ; environnement : législation) sur le niveau d’investissement en formation ?

La réponse à cette question générale passera par celle à ces trois sous-questions complémentaires, selon la séquence illustrée à la figure 1.

  1. Est-ce que l’investissement en formation que les dirigeants de PME disent déclarer reflète l’ampleur des exigences du travail effectué dans leur entreprise, telles qu’ils les perçoivent ?

  2. Est-ce que les croyances des dirigeants concernant les avantages du développement des compétences et celles concernant les risques qu’il comporte modèrent les liens entre les exigences du travail effectué dans leur entreprise et l’investissement en formation qu’ils déclarent ?

  3. Est-ce que cette dernière relation est influencée par le fait que leur entreprise est soumise ou non par législation à un investissement minimal en formation ?

La conceptualisation proposée se rattache au paradigme fonctionnaliste (Burrell et Morgan, 1979) et sert à vérifier, dans une perspective déterministe, si les relations envisagées entre les variables s’avèrent fondées empiriquement. En choisissant cette approche, nous postulons, comme l’ont fait plusieurs chercheurs s’intéressant aux répercussions organisationnelles des pratiques de GRH (Fabi, Lacoursière, Raymond et St-Pierre, 2010 ; Lacoursière, Fabi, St-Pierre et Arcand, 2005) et à leurs déterminants (Géniaux et Mira-Bonnardel, 2001 ; Kock et Ellström, 2011), qu’il est possible, dans les PME, de dégager des tendances significatives entre ces variables. En corollaire, des suggestions seront émises, dans la discussion, pour que les résultats trouvés soient l’objet de recherches adoptant une approche constructiviste. Cette suggestion s’aligne sur la proposition de Wacheux (1996) qu’appliquent Foucher et Rhnima (2018).

La suite de cet article présente le cadre théorique traitant des quatre types de variables mesurées, les hypothèses, la méthode, les résultats et leur discussion.

Figure 1

Modélisation des variables étudiées

Modélisation des variables étudiées

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1. Cadre théorique

Plusieurs recherches sur les pratiques de GRH sont reliées aux défis de performance des PME. Certaines analysent l’influence, sur la performance de l’entreprise, des pratiques de GRH (Fabi, Raymond et Lacoursière, 2007 ; Michie et Sheehan, 2008 ; Saridakis, Lai et Cooper, 2017) et des pratiques de gestion à haute performance (Aït Razouk, 2011 ; Kroon, Van de Voorde et Timmers, 2013). D’autres explorent la déclinaison des pratiques de GRH selon la stratégie d’affaires (Aït Razouk et Bayad, 2010 ; Heneman, Tansky et Camp, 2008) et les phases de développement de l’entreprise (Barrett, Mayson et Warriner, 2008 ; Kotey et Slade, 2005). D’autres, enfin, qui ciblent des activités de GRH, étudient les liens entre le développement des compétences, les besoins stratégiques et la performance des PME (Beaucourt et Schoenaers, 2010 ; Defélix et Sanséau, 2017).

Notre recherche se rattache à l’étude du coût des pratiques de GRH et de leur efficacité. Son but est d’éclairer la relation entre les exigences du travail et l’investissement en formation à partir du postulat qu’un alignement entre les deux contribue à l’efficacité du personnel et à la productivité de l’entreprise. Étant donné que l’investissement en formation représente la variable que notre recherche vise à mieux comprendre, elle sera l’objet de la première section. Les trois suivantes traiteront respectivement des autres variables à l’étude : les effets des caractéristiques du travail sur les connaissances et habiletés requises ; les croyances ayant trait au développement des compétences ; les obligations financières découlant du cadre juridique en vigueur au Québec.

1.1. Investissement en formation

Selon les résultats d’un sondage du Conference Board du Canada (Costman et Hall, 2018), les dépenses en formation représentaient, en 2016, un peu plus de 1,4 % de la masse salariale des entreprises canadiennes. Au Québec, les données collectées par l’Institut de la statistique (ISQ) (Boulet et Côté, 2013) auprès des organisations assujetties en 2011 à un investissement minimal en formation (1 % de la masse salariale si elle excède 250 000 $) indiquent que 87,9 % d’entre elles ont satisfait à l’obligation légale et, en moyenne, leur investissement en formation équivalait à 1,5 % de leur masse salariale. D’après les données de 2014 du même institut (Direction générale du développement de la main-d’oeuvre, 2019), l’investissement semble stable : parmi les entreprises assujetties, 86,4 % ont consacré à la formation un minimum de 1 % de leur masse salariale et, dans 25,9 % des cas, le pourcentage était d’au moins 1,5 %. Cet investissement vise à satisfaire des besoins variables : l’amélioration des compétences des employés (91 %) et de la productivité (56 %), l’accroissement de la motivation et de l’autonomie des employés (53 %), un développement stratégique (23 %).

Des recherches montrent que le développement des compétences contribue effectivement à améliorer la performance de l’organisation, plus spécifiquement sa productivité (Lacoursière et al., 2005). Ce lien est confirmé par des recherches de type longitudinal (Barrett et O’Connell, 2001 ; Bernier, 2014) rapportant un impact positif du développement des compétences sur la productivité subséquente. Celle de Konings et Vanormelingen (2015) montre même que la productivité découlant de la formation augmente plus rapidement que les salaires et deux autres (Kim et Ployhart, 2014 ; Van Iddekinge et al., 2009) trouvent des relations entre le développement des compétences, la productivité et la performance financière de l’entreprise. Les effets de la formation sur la performance organisationnelle sont aussi documentés par des méta-analyses (Crook, Todd, Combs, Woehr et Ketchen, 2011 ; Tharenou, Saks et Moore, 2007).

Percival, Cozzarin et Formaneck (2013) constatent toutefois que le ratio coûts/bénéfices entre les dépenses en formation et les gains de productivité n’est pas toujours positif, même lorsque la formation apporte des améliorations. Ce résultat est attribuable à la variation des effets des pratiques de développement des compétences en fonction de deux types de facteurs : la nature, la diversité et la complémentarité des moyens utilisés à cette fin (Huang, 2001 ; Sung et Choi, 2014) ; la création d’un contexte favorable à l’apprentissage (Kock et Ellström, 2011).

Les moyens utilisés pour favoriser le développement des compétences peuvent aussi faire varier l’investissement en formation. Les résultats de l’étude menée en 2011 dans cinq pays de l’OCDE (LEED programme and skills/The OECD skills strategy) révèlent que, dans environ un tiers des entreprises, il n’y avait pas eu d’activité de formation en 2010 et que le pourcentage d’entreprises offrant une formation structurée peut varier selon la taille. En Australie par exemple, seulement un tiers des petites entreprises proposaient une formation structurée à leurs travailleurs au début du millénaire, contre 70 % pour les moyennes et 98 % pour les grandes (ABS, 2003). Au Canada, les grandes entreprises (500 employés ou plus) ont un taux de participation (formation formelle) de 37 %, soit le double de celui des entreprises de moins de 20 employés (CCL, 2007). De plus, les activités de formation sont 50 % moins fréquentes dans les PME que dans les grandes entreprises.

Les travaux traitant de la variation de l’investissement en formation et des moyens déployés pour développer les compétences ont d’abord exploré l’influence de variables structurelles censées rendre compte d’effets plus profonds. Par exemple, des études ont analysé l’influence de la taille de l’organisation en postulant qu’elle conditionne l’accès aux ressources. D’autres ont examiné les effets du secteur d’activité en présumant qu’il reflète des besoins différents de développement. Quoique des variables structurelles comme la taille (Kotey et Folker, 2007), le secteur économique (Percival, Cozzarin et Formaneck, 2013) et la nature de la propriété (Reid et Harris, 2002) aient une influence avérée sur l’investissement en formation, leur pouvoir explicatif limité a contribué à susciter l’intérêt pour des causes de variation associées au fonctionnement organisationnel : stratégie d’affaires (Valle, Martin, Romero et Dolan, 2000), recours à des pratiques novatrices de gestion (Chandler et McEvoy, 2000 ; Panagiotakopoulos, 2011b), implantation de changements (Heilmann, 2007 ; Reed et Vakola, 2006), culture d’apprentissage (Costman et Hall, 2018), interactions avec l’environnement (Bernier, 2005). L’exploration d’autres causes de variation est particulièrement pertinente au Québec où les données rapportées par l’Institut de la statistique (Boulet et Côté, 2013) n’ont pas permis d’établir que l’investissement en formation diffère significativement en fonction des caractéristiques structurelles des entreprises (région, secteur d’activité économique, taille)[3].

1.2. Exigences du travail et investissement dans le développement des compétences

Une information sur la notion de compétences servira d’assise à celle en quatre volets sur les exigences du travail : leur provenance selon la nature ou l’aménagement du travail, leurs fondements dans la littérature sur l’organisation du travail, leurs liens avec le Work Design Questionnaire (WDQ) et la description de chacune.

Le travail exige des compétences dont le niveau et la diversité varient selon sa nature et son aménagement. La littérature sur ces deux facettes servira à déterminer les caractéristiques du travail pertinentes pour notre recherche, les compétences qu’elles requièrent et les besoins de formation pouvant en découler.

Selon divers auteurs, notamment Le Boterf (1998) et Spencer et Spencer (1993), les compétences renvoient à des caractéristiques permettant d’atteindre une performance au moins adéquate, voire supérieure, par la combinaison et la mobilisation de connaissances, d’habiletés, d’attitudes et de ressources et, à un niveau plus profond, d’aptitudes. Plus faciles à modifier que les aptitudes, les connaissances, les habiletés et les attitudes, qui sont la principale cible des activités de développement des compétences, varient en fonction de la nature du travail et de son aménagement. La nature fait référence aux propriétés intrinsèques d’un travail, alors que l’aménagement renvoie à des propriétés acquises en vertu du mode d’organisation du travail. Par exemple, le travail d’un chirurgien diffère de celui d’un informaticien et exige d’autres connaissances et habiletés. Toutefois, le travail d’un chirurgien oeuvrant dans un hôpital spécialisé ayant ses propres pratiques opératoires est moins varié et laisse moins de latitude décisionnelle que celui d’un chirurgien exerçant dans un hôpital général.

La nature du travail varie selon les emplois ou les professions, indépendamment de l’organisation du travail qui prévaut. Il existe divers critères pour différencier les emplois, dont l’objet du travail considéré par l’analyse fonctionnelle d’emploi (Fine et Wiley, 1971), le type d’activités à réaliser ciblé par la typologie de Holland (1997) et le niveau hiérarchique retenu (notamment par la CNP au Canada). Selon ce qu’il demande de faire, le travail requiert donc des connaissances et des habiletés d’une étendue et d’un niveau de complexité variables.

Quant à l’aménagement du travail, Morgeson et Campion (2003) et Morgeson et Humphrey (2008) estiment qu’il peut toucher trois composantes, soit les tâches, le contexte social et l’environnement, qui ont été l’objet d’une attention variable selon les courants de pensée en organisation du travail (Parker, Morgeson et Johns, 2017). L’aménagement des tâches a des effets sur la motivation et les compétences requises. Cette influence provient de deux modalités de division du travail (Roy et Audet, 2002) : la division verticale, qui renvoie à la distribution hiérarchique de l’autorité, influence le degré d’autonomie ; la division horizontale, qui réfère à la répartition du travail entre les individus d’un même niveau hiérarchique, influence la variété des tâches effectuées. Parmi les caractéristiques du travail ayant des répercussions sur les connaissances et habiletés requises, mentionnons la réalisation d’un ensemble plutôt que de parties, retenue par Hackman et Oldham (1975), ainsi que le degré de complexité du travail et de l’information à traiter, inscrites dans des répertoires de professions tel O*NET. Quant à l’aménagement du contexte social, il demande de considérer l’interdépendance, les interactions hors de l’organisation, le soutien interpersonnel et la rétroaction d’autres personnes. Enfin, l’aménagement de l’environnement réfère à des caractéristiques comme les gestes et postures, les équipements et les demandes physiques.

Ces composantes, retenues dans la recension des écrits de Truxillo, Cadiz, Rineer, Zaniboni et Fraccaroli (2012), ont servi de base à Morgeson et Humphrey (2006) pour l’élaboration du WDQ. Parmi les caractéristiques mesurées par cet outil, nous en avons retenu cinq reliées aux exigences cognitives du travail, soit la variété des habiletés auxquelles le travail fait appel, l’autonomie nécessaire à sa réalisation, son caractère créateur (résolution de problèmes), sa complexité et le traitement d’informations qu’il exige d’effectuer. Ces caractéristiques sont logiquement reliées à deux indices de validité externe : les exigences d’ordre cognitif du travail reconnues dans le répertoire O*NET, notamment les opérations intellectuelles, les aptitudes cognitives et le traitement de données et d’informations (Jeanneret et Strong, 2003 ; Peterson et al., 2001) ; les besoins d’apprentissage suscités. Les interdépendances que le travail demande de gérer ont aussi été considérées pour deux raisons complémentaires : elles influencent les habiletés exigées sur le plan interpersonnel ; dans une PME, le travail, souvent moins bien défini, fait appel à la coordination entre individus et à la polyvalence. La nature de chaque caractéristique retenue, ainsi que les connaissances et habiletés qu’elle exige, seront précisées dans les paragraphes suivants.

La variété des habiletés requises, appelées compétences dans le WDQ, dépend de deux caractéristiques du travail : sa variété et sa complexité. La variété (Hackman et Oldham, 1975) résulte de la diversité des tâches à effectuer et des demandes à traiter. Lorsque deux emplois sont de complexité semblable, c’est donc le degré de spécialisation qui influe sur la gamme d’habiletés à maîtriser. La complexité exige aussi une large gamme d’habiletés (Pouliakas et Russo, 2015), mais différemment de la variété (Zaft, 1993).

L’autonomie est la dimension centrale de plusieurs modèles d’aménagement du travail (Hackman et Oldham, 1975 ; Karasek et Theorell, 1990) en raison de son influence sur la motivation et des possibilités qu’elle donne à l’individu, particulièrement dans un travail complexe et créateur, de déployer son expertise. La latitude accordée permet de choisir des méthodes adaptées aux besoins, de bien organiser son temps et de prendre les décisions requises, trois facettes de l’autonomie mesurées dans le WDQ. Un travail offrant plus d’autonomie nécessite la maîtrise accrue de connaissances et d’habiletés dans le domaine concerné, ainsi que la capacité de respecter des règles éthiques.

La résolution de problèmes, également mesurée dans le WDQ, s’apparente à l’innovation, une propriété fondamentale des métiers de création artistique (Menger, 2009). À l’opposé d’un travail répétitif, celui de type créateur demande de penser autrement lorsque nécessaire, notamment pour trouver des solutions originales à des problèmes et proposer des idées qui font progresser l’action. À la base des habiletés requises pour envisager les choses autrement se trouve la maîtrise de deux types de techniques : celles d’idéation (De Bono, 2009) encourageant la production de nouvelles idées et la stimulation d’associations ; celles de collecte d’informations nouvelles.

La mesure par questionnaire de la complexité (Morgeson et Humphrey, 2006) a d’abord été légitimée par Gerhart (1988) qui a trouvé un lien entre un indice objectif dérivé du Dictionary of occupational titles et un score subjectif provenant du Job characteristics inventory (Sims, Szilagyi et Keller, 1976). La complexité fait référence, comme l’indiquent diverses sources (classifications officielles d’emploi, définitions de dictionnaires, travaux de Morin, 1990), aux efforts intellectuels exigés par le travail pour disposer de l’information permettant d’agir conformément aux exigences de la situation et à l’imprévisibilité des mesures à prendre et des problèmes à résoudre pour réussir. Les connaissances et habiletés requises pour effectuer un travail complexe sont, notamment, de collecter une information rare, d’établir des relations entre des éléments d’information que l’on n’a pas l’habitude d’associer et de résoudre des problèmes nouveaux et mal définis au départ.

Cette conceptualisation de la complexité du travail semble englober le traitement d’information tel que mesuré par les énoncés du WDQ, soit la réflexion exigée par le travail, la quantité d’information à considérer et analyser, et le nombre de choses à traiter simultanément. En revanche, un travail complexe exige une mise à jour fréquente et essentielle des connaissances. Celle-ci mérite donc d’être retenue comme caractéristique du travail, même si elle n’est pas mesurée par le WDQ.

Enfin, les écrits analysés révèlent une autre caractéristique, soit l’interdépendance du travail, qui peut être de degré variable, prendre des formes différentes, comme l’interdépendance séquentielle et le partage de ressources, et se traduire dans des modalités tel le travail en groupe. Le WDQ distingue aussi l’interdépendance imposée au titulaire d’un poste par des facteurs externes et celle qu’il initie lui-même. Ces différentes formes d’interdépendance comportent toutes des interactions à gérer et ont pour commun dénominateur d’exiger la maîtrise de compétences interpersonnelles (communication, collaboration, résolution de conflits).

Les caractéristiques du travail qui ont été retenues requièrent la maîtrise de compétences d’ordre cognitif et interpersonnel suscitant des besoins d’apprentissage. Tel que le font ressortir les définitions tirées de volumes de base (Saks et Haccoun, 2016) et de recensions d’écrits sur la formation (Salas, Tannenbaum, Kraiger et Smith-Jentsch, 2012), un besoin d’apprentissage résulte d’un écart entre un état actuel et un état désiré, qui se situe sur le plan des connaissances, des habiletés, des attitudes ou des comportements et provient des exigences du travail auxquelles il faut satisfaire pour avoir le rendement requis (Taylor, O’Driscoll et Binning, 1998). Il peut être comblé par une activité de développement des compétences telle qu’une session de formation et des rencontres de coaching. Ajoutant aux avis d’experts sur l’importance des besoins d’apprentissage (Salas et al., 2012), la recherche de McGuinness et Ortiz (2016) montre qu’ils influencent l’investissement en formation. Ils constituent un lien logique implicite entre les exigences du travail et l’investissement en formation.

1.3. Croyances des dirigeants à l’égard du développement des compétences

Cette section traite de trois sujets complémentaires : la pertinence que présentent les croyances des dirigeants de PME face au développement des compétences, les racines stratégiques de ces croyances et leurs fondements psychologiques.

L’influence du dirigeant de PME se déploie dans un contexte de proximité, à travers ses différents rôles, dont l’exercice est marqué par ses croyances. Cette influence a été relevée dans des travaux portant sur l’adoption d’une orientation dite de responsabilité sociale de l’entreprise (Adla et Gallego-Roquelaure, 2018), la mise en place de pratiques formalisées de GRH (Mamboundou, 2009) et le déploiement d’une gestion valorisant le personnel (Dupont, Ferauge, Alphonse-Tilloy et Scoyez, 2019). Dès la fin des années quatre-vingt-dix, Kerr et Mcdougall (1999) et Matlay (1997) ont traité du rôle des croyances en lien avec la formation. Dans les grandes entreprises, des chercheurs se sont intéressés aux effets des croyances sur l’efficacité des pratiques de gestion haute performance (Arthur, Herdman et Yang, 2016) et l’implantation d’une culture de santé et sécurité (Gilbert, Journé, Laroche et Bieder, 2018).

Selon cette même logique, la décision de déployer les efforts nécessaires pour combler les besoins d’apprentissage est influencée, dans une PME, par son dirigeant, ce que démontrent des études de cas complémentaires. Kerr et Mcdougall (1999) trouvent que les croyances des dirigeants concernant le développement des compétences influencent l’importance qu’ils lui accordent et l’investissement qu’ils lui consentent. En corollaire, des recherches dans des microentreprises australiennes (Barrett, 2015) et grecques (Panagiotakopoulos, 2011b) montrent que l’influence positive des croyances et de l’engagement des dirigeants à l’égard de la formation s’appuie sur une conception s’inspirant de la théorie des ressources de la firme selon laquelle le développement des compétences contribue à l’acquisition d’un avantage concurrentiel (Barney, Wright et Ketchen, 2001).

Il est donc plus probable qu’un dirigeant de PME soutienne le développement des compétences s’il pense que celui-ci contribue à la performance de son organisation. Les résultats de l’étude de Subedi (2006) vont dans le sens de cette hypothèse : 61 % des 51 gestionnaires ayant répondu à son questionnaire valorisent la formation si elle améliore la performance organisationnelle. De plus, le faible investissement en formation de certaines PME s’explique, selon Yahya, Othman et Shamsu (2012), par une surestimation des dépenses qu’elle exige et une sous-estimation de ses bénéfices.

Les croyances des dirigeants peuvent aussi s’exprimer à travers la culture organisationnelle, dont elles sont une des composantes (Schein et Schein, 2016). En tant que dimension fondamentale d’une organisation, la culture influence ses choix en matière de stratégie d’affaires (Allaire et Firsirotu, 2004), de GRH (Aycan, Kanungo et Sinh, 1999 ; Jerome, 2013) et de développement des compétences (Bunch, 2007), certaines recherches révélant même des liens entre la culture d’apprentissage et l’investissement en formation (Hall et Cotsman, 2015 ; Kock et Ellström, 2011).

Les croyances amenant à voir le développement des compétences comme un déterminant de la performance organisationnelle et à le prioriser sont déclinées de façon différente selon les courants de pensée en gestion stratégique des ressources humaines (Wright et McMahan, 1992). Cette déclinaison va d’une perspective déterministe, selon laquelle le développement des compétences contribue à la performance organisationnelle en étant aligné sur les exigences de la stratégie d’affaires, à une perspective constructiviste inspirée par la stratégie basée sur les ressources ou SBR (Barney et al., 2001) d’après laquelle la capacité d’une entreprise à s’adapter à un environnement en évolution et à développer un avantage concurrentiel durable passe par la possession de ressources de valeur – rares, inimitables, non substituables – déployées avec une configuration originale de pratiques. Malgré ses limites (Priem et Butler, 2001a, 2001b), la SBR fournit une toile de fond pertinente pour appréhender les croyances touchant le développement des compétences, nommément l’importance du capital humain, les effets positifs de son développement sur la performance organisationnelle et les pratiques à déployer pour accroître sa valeur (Huang, 2001 ; Sung et Choi, 2014).

La théorie du capital humain ou TCH (Becker, 1993) cerne une autre croyance en matière de développement des compétences, celle des craintes qu’il peut susciter. Cette théorie a inspiré plusieurs recherches sur les liens entre l’investissement en formation et deux phénomènes opposés : la productivité et le roulement du personnel. D’un côté, la TCH propose qu’investir dans le développement du personnel crée de la richesse pour l’organisation en augmentant sa productivité grâce à des compétences accrues. De l’autre côté, elle fait ressortir le risque qu’une organisation perde son investissement en formation à la suite du recrutement, par ses compétiteurs, de ses employés les plus compétents (Becker, 1976). La recherche de Cart, Henguelle et Toutin (2017) révèle que les entreprises peuvent même subir la perte d’employés ayant reçu une formation ciblant des compétences leur étant spécifiques. Les craintes que suscite le développement des compétences seront donc elles aussi mesurées en raison de leurs effets possibles sur l’investissement en formation.

L’influence des croyances prend racine notamment dans deux théories ayant inspiré de nombreuses recherches : celle de l’action raisonnée ou TAR (Fishbein et Ajzen, 1975) et celle du comportement planifié ou TCP (Ajzen, 1991). La TAR se fonde sur l’hypothèse qu’une intention précédant l’action peut résulter en un comportement choisi volontairement en vue d’atteindre les résultats désirés. Cette intention est déterminée, d’une part, par les croyances personnelles qui engendrent des attitudes envers un comportement spécifique et, d’autre part, par les croyances normatives et la motivation à se plier aux normes provenant d’un groupe de référence. Formulée ultérieurement, la TCP postule que l’efficacité d’un comportement résulte d’une évaluation et planification basées sur trois critères : sa désirabilité et ses conséquences (attitudes par rapport au comportement) ; les opinions des proches à son sujet (normes sociales) ; les croyances concernant sa réussite (autoefficacité). Les croyances auxquelles notre recherche s’intéresse ont donc une double légitimité conceptuelle : elles ont des racines profondes mentionnées par la TAR ; elles peuvent filtrer l’évaluation de la désirabilité et des conséquences mentionnée par la TCP. Concrètement, cela signifie que les croyances peuvent amener à accroître l’investissement en formation si les avantages qu’on lui attribue sont élevés ou à le limiter si les craintes qu’il inspire sont fortes.

1.4. Obligations financières découlant du cadre juridique

La législation sur le développement des compétences en milieu de travail peut prendre plusieurs formes modulant son influence sur les entreprises. La catégorie que Pedrini (2017) appelle « former ou payer » comprend des lois imposant une taxe lorsque l’investissement en formation est inférieur au minimum exigé. C’est le cas au Québec depuis l’adoption en 1995 d’une loi visant à relever l’investissement en formation, la Loi favorisant le développement de la formation de la main-d’oeuvre, qui a été modifiée en 2007 pour devenir la Loi favorisant le développement et la reconnaissance des compétences de la main-d’oeuvre (L.R.Q, chapitre D-8,3). Quoiqu’elle vise à améliorer la qualification et la compétence de la main-d’oeuvre par deux autres moyens que l’investissement en formation, soit la concertation entre les parties prenantes et la pertinence des moyens d’action choisis, cette loi impose aussi un investissement minimal aux organisations dont la masse salariale est, depuis 2016, d’au moins 2 000 000 $.

Cette législation a suscité des effets et réactions variés (Bélanger et Robitaille, 2008). Selon les résultats d’enquêtes du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale (2002), elle a contribué à améliorer l’investissement en formation au Québec, mais l’amplitude de l’augmentation qui lui est attribuable demeure imprécise. Les rapports de l’ISQ que nous avons cités révèlent d’ailleurs des investissements variés : alors que certaines entreprises dépensent beaucoup plus que le minimum légal requis, d’autres ne satisfont pas à l’investissement minimal de 1 % de leur masse salariale, et d’autres encore préfèrent verser l’argent au Fonds de développement et de reconnaissance des compétences de la main-d’oeuvre plutôt que de faire état de leurs dépenses en formation. Quant aux réactions à la loi, mentionnons par exemple que les associations patronales se sont objectées en invoquant que les rapports aux instances gouvernementales augmentent la bureaucratie et les coûts de fonctionnement des PME (Bélanger et al., 2003).

La variation des effets de la loi sur l’argent consacré au développement du personnel peut avoir diverses causes. L’une serait, selon le dernier rapport de la Direction générale du développement de la main-d’oeuvre (2019), le manque de connaissance de la loi et de soutien pour organiser de la formation. L’autre, suggérée par le cadre théorique de cette recherche, serait la façon dont le dirigeant de PME réagit aux obligations légales pour que son investissement en formation satisfasse aux besoins de développement des compétences dans son entreprise. Contribuer à éclairer cette relation est l’objectif de notre recherche qui se situe ainsi dans le prolongement des études analysant comment les entreprises s’adaptent aux législations les encadrant (Mayson et Barrett, 2017).

1.5. Hypothèses

Cette recherche vise à répondre aux trois questions, évoquées précédemment, dont l’objet respectif est l’influence des exigences du travail sur le niveau d’investissement en formation, l’effet modérateur des croyances des dirigeants sur cette relation et l’influence des obligations légales d’investir en formation. Le choix de ces variables s’inspire d’écrits sur la GRH dans les PME qui invitent à formuler les hypothèses (H) suivantes.

En réponse à la première question, la première hypothèse se fonde sur les liens entre les exigences du travail résultant de ses caractéristiques et les besoins de développement de compétences qu’elles suscitent.

H1 : les exigences du travail, telles que perçues par le dirigeant de PME, influencent positivement le niveau d’investissement en formation déclaré par son entreprise.

La réponse à la deuxième question renvoie à deux hypothèses. L’hypothèse H2a prend racine dans la stratégie basée sur les ressources et dans la littérature démontrant des liens entre croyances et comportements. Elle prend aussi en compte le rôle régulateur du contexte, en postulant, à la suite des apports de la théorie du comportement planifié (bénéfices escomptés de l’investissement), que les croyances peuvent amener à dépasser l’investissement en formation requis par la loi.

H2a : l’effet des exigences du travail (perçues par le dirigeant de PME) sur le niveau d’investissement en formation déclaré par l’entreprise est plus important quand la croyance des dirigeants dans les effets positifs du développement des compétences est forte.

Ciblant elle aussi l’influence des croyances, l’hypothèse H2b est inspirée par les théories du capital humain et de l’action planifiée mettant en relief les effets des risques envisagés.

H2b : l’effet des exigences du travail (perçues par le dirigeant de PME) sur le niveau d’investissement en formation déclaré par l’entreprise est moins important quand la crainte du dirigeant d’investir dans le développement des compétences est forte.

L’hypothèse 3 répondant à la question portant sur l’influence de l’assujettissement à la loi sur l’effet de modération s’appuie sur les réactions variables à la loi, décrites précédemment.

H3 : l’assujettissement de l’entreprise à la loi n’a pas d’impact sur l’effet de modération.

2. Méthode de recherche

Un registre officiel des PME du Québec a servi à constituer un échantillon stratifié de 2 600 firmes provenant de plusieurs régions administratives et secteurs d’activité économique. Le questionnaire de recherche a été transmis par courrier au président-directeur général de chaque firme, avec un rappel écrit et vocal deux semaines plus tard. Le courrier a été choisi en raison de la disponibilité des adresses postales. Les personnes devant répondre au questionnaire sont des dirigeants de PME jugés aptes à le faire pour deux raisons reliées à leur proximité. Premièrement, la taille réduite de l’entreprise facilite la connaissance du travail effectué dans le centre opérationnel. Deuxièmement, le recours aux dirigeants d’entreprise, qui est accepté notamment pour mesurer les pratiques de GRH à haute performance, se fonde sur le postulat qu’ils ont la capacité et la volonté de rendre compte de la réalité (Jewell, Jewell et Kaufman, 2022).

Sur les 2 273 questionnaires expédiés avec succès, 301 ont été retournés dûment complétés pour un taux de réponse d’environ 13 %, ce qui est suffisant pour obtenir une amplitude modérée de l’effet (Collier, 2020). De ce nombre, 14 questionnaires provenant de très petites entreprises ou TPE (moins de 5 employés au Canada) ont été écartés pour ne garder que les PME dont la taille est entre 5 à 499 employés, pour un échantillon final de 287. L’exclusion des TPE s’inspire d’écrits soulignant la spécificité de la GRH dans ce type d’entreprise (Bentabet et Gadille, 2019).

L’échantillon conservé se compose de 253 entreprises comptant de 5 à 99 employés rémunérés, soit la catégorie référant à de petites entreprises dans la classification d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada (Gouvernement du Canada, 2020). L’autre groupe, celui constitué d’entreprises comptant de 100 à 499 employés rémunérés et considérées de taille moyenne selon cette même classification, est composé de 34 entreprises. La distribution des 287 entreprises selon le secteur d’activité économique est le suivant : 19 dans le primaire, 95 dans le secondaire et 173 dans le tertiaire.

Cet échantillon s’avère acceptable pour les raisons suivantes : 1. les taux de réponse et l’erreur d’échantillonnage des questionnaires transmis à des PME sur une plateforme électronique équivalent à ceux de l’administration par courrier (Hoonakker et Carayon, 2009) ; 2. le taux de réponse se situe dans les moyennes souvent rapportées pour des questionnaires administrés auprès de PME, soit de 6 % à 20 % (Lyness et Kropt, 2007) ; 3. nonobstant l’effet possible du biais des non-répondants sur l’appréciation de la validité externe d’une étude, la méta-analyse de Schalm et Kelloway (2001) montre que la corrélation moyenne entre le taux de réponse et l’amplitude de l’effet des résultats n’est pas significative ; 4. l’utilisation d’un échantillon de convenance pour étudier un réseau de relations fondées sur un cadre théorique solide s’avère une procédure reconnue (Zhu, Barnes-Farrell et Dalal, 2015) ; 5. l’échantillon de PME ayant répondu à notre questionnaire provient d’entreprises dont le nombre d’employés et le secteur économique d’appartenance sont assez variés pour ne pas créer de biais et il est de taille suffisante pour obtenir la puissance statistique permettant d’effectuer l’analyse subséquente des données (Murphy, Myors et Wolach, 2014).

2.1. Échelles de mesure

2.1.1. Exigences du travail

L’échelle mesurant les exigences du travail se fonde sur des résultats de recherche et des apports théoriques pertinents (DeVellis, 2017), en l’occurrence ceux sur la nature du travail et son organisation, qui ont aussi inspiré l’élaboration du WDQ dont les dimensions ont guidé le choix des énoncés composant notre échelle. Le format réduit de celle-ci vise à faciliter le travail des répondants, tout en représentant fidèlement les dimensions provenant de la documentation scientifique, comme le recommandent Flake, Pek et Hehman (2017). Ces dimensions renvoient à des exigences du travail, d’ordre cognitif et d’ordre relationnel, prises en compte dans le répertoire O*NET et pouvant être à l’origine de besoins d’apprentissage incitant à un investissement pour les combler (Jeanneret et Strong, 2003 ; Peterson et al., 2001). Les énoncés retenus pour mesurer les exigences cognitives du travail réfèrent à deux caractéristiques les influençant directement (gamme d’habiletés nécessaires à l’exercice du travail et fréquence selon laquelle les connaissances doivent être mises à jour) et à trois caractéristiques les influençant indirectement (degré d’autonomie au travail, complexité du travail et caractère créateur [résolution de problèmes] du travail). Quant aux exigences relationnelles découlant de l’interdépendance, l’une touche le fonctionnement en équipe et l’autre, le besoin de coordination entre les employés. Combler ces deux types d’exigences constitue un levier pour susciter l’innovation et la collaboration nécessaires à la compétitivité et à la pérennité des PME (Parker, Van den Broeck et Holman, 2017).

Les répondants doivent indiquer, sur une échelle Likert à six niveaux (1 = totalement en désaccord, 6 = totalement en accord), leur degré d’accord ou de désaccord avec la présence de chacun des sept énoncés associés aux exigences du travail des personnes produisant les biens ou les services offerts aux clients de leur entreprise, soit le personnel du centre opérationnel qui contribue à la création de valeur (Minztberg, 1979)[4]. Plus le score à cette échelle est élevé, plus le travail est jugé exigeant.

2.1.2. Croyances des dirigeants dans la formation

La croyance dans les apports positifs du développement des compétences est mesurée par huit énoncés et celle des craintes entretenues par six énoncés. Ces énoncés sont tirés d’échelles élaborées et validées par Foucher, Ben Mansour, Michaud et Morin (2020). Les répondants doivent indiquer, sur une échelle Likert à six niveaux (1 = totalement en désaccord, 6 = totalement en accord), leur degré d’accord ou de désaccord avec certains apports positifs du développement des compétences et certaines craintes entretenues à son endroit. Un score élevé à ces échelles (apports positifs ou craintes entretenues) signifie une croyance forte.

2.1.3. Investissement en formation

La réponse à la question sur le niveau d’investissement en formation (variable dépendante) est donnée sur une échelle ordinale comportant quatre proportions de la masse salariale référant aux niveaux des dépenses en formation de la firme : moins de 1 % (n = 61), entre 1-2 % (n = 123), de 2-3 % (n = 52), plus de 3 % (n = 23)[5]. La catégorie moins de 1 % est incluse en raison des données sur les dépenses de formation rapportées par Demers, Boucher et Côté (2016). L’usage d’une échelle ordinale pour mesurer l’investissement en formation, plutôt qu’une échelle Likert, vise à limiter l’effet possible de la variance commune dans le cadre d’un devis de recherche transversal et corrélationnel (Conway et Lance, 2010).

2.1.4. Masse salariale

À la question mesurant la masse salariale de l’entreprise, qui vise à répertorier les PME tenues par la loi québécoise à un investissement minimal en formation, les dirigeants doivent choisir parmi huit catégories de réponses allant de (1) moins de 250 000 $ à (8) 10 millions $ et plus. Sur les 287 entreprises de l’échantillon, 90 ne sont pas soumises à un investissement minimal en formation, 194 le sont et 3 n’ont pas fourni l’information.

2.2. Plan d’analyse des données

L’analyse comprend quatre étapes, dont trois sont directement reliées à la vérification des hypothèses.

La première étape consiste en une analyse factorielle confirmatoire (AFC) réalisée à l’aide du logiciel MPlus 8.2. Le recours à cette analyse est recommandé par Flora et Flake (2017) lorsque les instruments de mesure s’appuient, au moment de leur élaboration, sur des bases théoriques solides.

Les critères utilisés pour analyser les données sont doubles. D’une part, nous privilégions des saturations factorielles standardisées d’au moins 0,70 (Collier, 2020). Par ailleurs, l’interprétation des résultats devant également prendre en compte la variance expliquée de chaque facteur latent, nous conservons les énoncés possédant des saturations factorielles standardisées inférieures à 0,70 lorsque la majorité des énoncés (du facteur latent) ont des saturations factorielles standardisées importantes et l’indice de validité convergente associé à la variance expliquée du facteur latent est supérieur à 0,50 (Collier, 2020). De plus, le coefficient de fiabilité (rhô), l’équivalent du coefficient de consistance interne alpha de Cronbach (Peterson et Kim, 2013), doit être d’au moins 0,70.

La différenciation des dimensions associées aux variables est ensuite effectuée à l’aide de quatre modèles nichés de mesure : Mod1F (un seul facteur global de premier ordre intégrant tous les énoncés), Mod2F (un facteur de premier ordre pour la croyance et un facteur de premier ordre pour les exigences du travail), Mod3F (un facteur de second ordre pour les exigences de travail incluant deux facteurs de premier ordre « exigences cognitives » et « exigences relationnelles », corrélés entre eux à 0,62), un facteur de premier ordre pour la croyance apports positifs, un facteur de premier ordre pour les craintes perçues), Mod4F (un facteur de premier ordre pour les exigences cognitives, un facteur de premier ordre pour les exigences relationnelles, un facteur de premier ordre pour la croyance dans les apports positifs et un facteur de premier ordre pour les craintes perçues).

Un modèle incluant un facteur de second ordre composé simultanément des deux facteurs de premier ordre mesurant les croyances n’a pas d’appui conceptuel pour les raisons suivantes : quoique les deux facteurs en cause (apports positifs du développement des compétences et craintes qu’il suscite) soient reliés (r = 0,32), ils ne s’inscrivent pas sur un continuum de croyances et ne représentent pas deux facettes complémentaires du même construit, à l’instar du modèle de prise de décision de Ballard, Yeo, Loft, Vancouver et Neal (2016). Les deux types de croyances sont des construits distincts, un qui mesure l’attrait ou les apports du développement des compétences et l’autre, les craintes qu’il peut susciter. À l’opposé, la documentation sur les exigences cognitives et relationnelles du travail permet de justifier l’usage d’une analyse factorielle confirmatoire et d’un facteur de second ordre rendant compte de deux aspects constituant des exigences complémentaires (Dierdorff, Rubin et Morgeson, 2009). Autrement dit, les exigences globales de l’emploi représentent un construit multidimensionnel composé de deux dimensions, une cognitive et l’autre relationnelle (Johnson, Rosen, Chang, Djurdjevic et Taing, 2012).

Les seuils suivants sont retenus aux différents indices d’ajustement servant à déterminer le modèle de mesure privilégié : chi-2/degré de liberté < 5, comparative fix index (CFI) > 0,90, Tucker-Lewis index (TLI) > 0,90, root mean square error of approximation (RMSEA) < 0,08 et standardized root mean residual (SRMR) < 0,08 (Hair, Black, Babin et Anderson, 2019). C’est l’analyse globale des combinaisons d’indices d’ajustement qui permet d’attester de l’ajustement acceptable des modèles de mesure.

Les trois étapes ultérieures d’analyse se basent sur l’utilisation de la régression logistique pour vérifier si les résultats vont dans le sens des hypothèses. L’interprétation de la régression logistique repose essentiellement sur la valeur du ratio de plausibilité Exp(B), un indicateur du changement dans l’appartenance à un niveau d’investissement attribuable à une augmentation d’une unité du prédicteur. Une valeur Exp(B) supérieure à 1 signifie que, lorsque la valeur du prédicteur augmente, la plausibilité du résultat augmente. À l’inverse, une valeur inférieure à 1 indique que lorsque la valeur du prédicteur augmente, la probabilité que le résultat survienne diminue (Meyers, Gamst et Guarino, 2017).

Enfin, pour déterminer si l’effet de la croyance sur le niveau d’investissement en formation reste significatif au-delà de l’obligation légale, nous vérifions l’invariance de cet effet entre les deux groupes, l’un composé des entreprises assujetties à la loi du 1 % et l’autre, de celles qui ne le sont pas.

3. Résultats

L’étude exploratoire des statistiques descriptives atteste d’une distribution normale des données. Par ailleurs, la matrice des corrélations entre les énoncés fait ressortir que l’ampleur des relations varie de faible à modérée, la plus forte corrélation (r = 0,67) étant inférieure au seuil de 0,70 recommandé par Shaffer, DeGeest et Li (2016) pour éviter d’influencer négativement la validité discriminante[6].

Le tableau 1 présente les saturations factorielles à l’AFC des énoncés relatifs à chaque facteur de premier ordre : exigences cognitives du travail, exigences relationnelles du travail, apports positifs du développement des compétences, craintes entretenues à l’égard du développement des compétences. Ces données indiquent de bonnes saturations factorielles et des pourcentages convenables de variance expliquée par les facteurs latents. De son côté, le tableau 2 révèle une bonne validité discriminante entre les facteurs latents conformément aux recommandations de Shaffer et al. (2016) et des coefficients de fiabilité rhô acceptables. Ce tableau indique aussi que les exigences du travail telles que perçues par les dirigeants de PME sont associées positivement à l’ampleur de l’investissement en formation, alors que les deux croyances dans les apports du développement des compétences y sont aussi liées, mais différemment : celle dans ses bénéfices l’est positivement et les craintes à son endroit le sont négativement. L’amplitude de l’effet (effect size) entre les facteurs latents s’avère généralement modérée et est donc acceptable (Murphy, Myors et Wolach, 2014).

Nous avons ensuite comparé quatre modèles de mesure (Mod1F contre Mod2F, Mod2F contre Mod4F, Mod4F contre Mod3F) afin d’identifier celui qui est optimal. Cette démarche permet de guider l’application ultérieure de la régression logistique. Le tableau 3, qui présente les comparaisons entre ces quatre modèles, permet de tirer deux conclusions. D’une part, au seuil de signification de 1 %, il y a des différences significatives entre le modèle à quatre facteurs (Mod4F) et ceux à un facteur et à deux facteurs (Mod1F, Mod2F), sans compter que ces deux derniers modèles possèdent de mauvais indices d’ajustement. D’autre part, les modèles à trois facteurs (Mod3F) et à quatre facteurs (Mod4F) sont équivalents, mais celui à trois facteurs (Mod3F) est plus « parcimonieux » (Credé et Harms, 2015). Par conséquent, c’est lui qui est retenu pour les analyses subséquentes.

Tableau 1

Saturations factorielles des énoncés relatifs à chaque facteur de premier ordre

Saturations factorielles des énoncés relatifs à chaque facteur de premier ordre

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Tableau 2

Résultats des corrélations entre les facteurs latents

Résultats des corrélations entre les facteurs latents

Note : coefficient rhô sur la diagonale.

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Tableau 3

Résultats de l’analyse factorielle confirmatoire

Résultats de l’analyse factorielle confirmatoire

* dl : degré de liberté.

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La régression logistique ordinale révèle la présence d’une relation directe significative entre les exigences du travail (cognitives et relationnelles) et le niveau d’investissement en formation (Tableau 4). Les exigences du travail augmentent de 102 % la probabilité de passer à un niveau supérieur d’investissement en formation. Ce résultat va dans le sens de l’hypothèse H1 qui est acceptée.

Tableau 4

Résumé des résultats des analyses de régression logistique

Résumé des résultats des analyses de régression logistique

*B : coefficient non standardisé ; p : seuil de signification ; Exp(B) : ratio de plausibilité.

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Comme le recommandent Aguinis et Gottfredson (2010), les liens directs entre les croyances et le niveau d’investissement en formation ont été évalués avant la vérification de leur effet modérateur. La régression logistique ordinale a révélé que la relation entre les apports positifs du développement des compétences perçus par les dirigeants et le niveau déclaré d’investissement en formation est significative (Tableau 4). De plus, la croyance des dirigeants dans les apports positifs du développement des compétences augmente de 71 % la probabilité de passer à un niveau supérieur d’investissement en formation. La régression logistique ordinale révèle que la relation entre les craintes entretenues à l’endroit du développement des compétences par les dirigeants de PME et le niveau d’investissement en formation est significative, mais elles augmentent de seulement 35 % la probabilité de passer à un niveau supérieur d’investissement en formation.

Conformément à l’objectif de la recherche, nous avons vérifié l’effet modérateur de la croyance dans les apports positifs du développement des compétences (H2a) et celle des craintes entretenues à son endroit (H2b) sur la relation entre les exigences du travail et le niveau d’investissement en formation. Les résultats démontrent un effet d’interaction significatif entre la croyance dans les apports positifs et les exigences du travail qui augmente de 30 % la probabilité d’investir en formation. L’hypothèse H2a est acceptée.

Pour l’effet modérateur de la croyance mesurant les craintes entretenues à l’égard du développement des compétences sur la relation entre les exigences du travail et le niveau d’investissement en formation, les résultats démontrent un effet d’interaction non significatif (Tableau 4). En fait, les craintes entretenues (faibles contre fortes) à l’endroit du développement des compétences n’altèrent pas l’influence des exigences du travail sur le niveau d’investissement en formation. En conséquence, il n’y a pas d’appui empirique concernant l’hypothèse H2b.

En résumé (Figure 2), lorsque les exigences du travail sont perçues comme faibles, le niveau d’investissement en formation varie peu en fonction de la croyance dans les apports positifs du développement des compétences. Toutefois, lorsque les exigences du travail sont jugées importantes, le niveau d’investissement est significativement plus élevé dans les PME où le dirigeant croit aux apports positifs du développement des compétences. En revanche, aux différents niveaux d’exigences du travail (cognitives et relationnelles) correspondent des niveaux à peu près équivalents d’investissement en formation, quelles que soient les craintes du dirigeant à l’égard du développement des compétences (Figure 3).

Figure 2

Modération par la croyance du dirigeant dans les apports positifs

Modération par la croyance du dirigeant dans les apports positifs

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Figure 3

Modération par les craintes qu’entretient le dirigeant

Modération par les craintes qu’entretient le dirigeant

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En réponse à la troisième question de recherche, nous avons vérifié si la croyance a un effet modérateur sur l’investissement en formation au-delà de l’obligation légale (variable de contrôle) ; cette vérification ne concerne que la croyance dans les apports positifs, soit celle dont l’effet de modération est significatif. Pour ce faire, nous avons créé deux groupes selon que les entreprises sont assujetties (groupe 1, n1 = 194) ou non (groupe 2, n2 = 90) à la loi. Après avoir déterminé que l’invariance des mesures des deux variables latentes (exigences du travail, apports positifs) entre les deux groupes est satisfaisante, nous avons vérifié si l’effet d’interaction diffère entre les deux groupes. L’hypothèse d’égalité de l’effet d’interaction de la croyance « apports positifs » dans les deux groupes ne peut pas être rejetée (Wald test = 0,250 p = 0,6171). L’effet d’interaction de la croyance « apports positifs » avec les exigences du travail (cognitives et relationnelles) est donc présent et égal dans les deux groupes. Par conséquent, l’effet d’interaction des exigences du travail et de la croyance est significatif au-delà de l’obligation légale de la loi du 1 %. L’hypothèse H3 est donc acceptée.

Dans le cadre de notre étude, les entreprises participantes sont toutes des PME, selon la définition de statistique Canada. Rappelons qu’afin d’éviter tout biais introduit par les très petites entreprises (TPE), nous les avons exclues de l’échantillon. Or, lorsque nous avons conduit les mêmes analyses (test du même modèle) en incluant les entreprises dont la taille est inférieure à cinq employés (n = 301), les résultats sont restés les mêmes que ceux de l’échantillon initial (n = 287).

4. Discussion

Sur le plan théorique, les résultats de cette recherche montrent la pertinence du cadre systémique, tel qu’appliqué par Mahé de Boislandelle (1998, 2015) à l’étude de la GRH, pour appréhender des variables provenant de l’environnement (cadre légal), de l’entreprise (exigences du travail) et du dirigeant (croyances) et leurs interactions sur l’investissement en formation des PME sondées. Les données collectées aident à mieux comprendre les déterminants de l’investissement en formation dans les PME québécoises. Ainsi, les réponses des dirigeants rejoints indiquent que le niveau déclaré d’investissement en formation de leur entreprise est relié aux exigences perçues du travail, tant cognitives que relationnelles. Ce lien persiste nonobstant leurs craintes à l’endroit du développement des compétences. La démonstration empirique de cette relation ajoute aux apports de deux types d’écrits, ceux qui prônent d’analyser les besoins d’apprentissage découlant des exigences du travail (McGuinness et Ortiz, 2016 ; Salas et al., 2012) et ceux qui proposent d’aligner les pratiques de formation sur la stratégie d’affaires de l’entreprise et l’organisation du travail qui en résulte (Schuler et Jackson, 1999). Par ailleurs, les réponses des dirigeants de PME révèlent aussi que leurs croyances concernant les retombées positives du développement des compétences amplifient les effets des exigences perçues du travail sur le niveau déclaré d’investissement en formation de leur entreprise, que celle-ci soit obligée ou non par la loi d’y octroyer 1 % de sa masse salariale. La démonstration empirique de cette influence fournit un autre indice des effets qu’exercent les croyances et attitudes des dirigeants d’entreprise sur les pratiques de GRH, en l’occurrence celles du développement des compétences. Ces résultats s’inscrivent dans la lignée des travaux sur la prise de décision inspirés par la théorie des perspectives ou prospect theory (Martinez, 2010) et le modèle de sélection des options multiples (Ballard et al., 2016). Ainsi, l’estimation qu’un investissement accru en formation ait la probabilité d’apporter des bénéfices plus élevés que les coûts qu’il engendre contribuerait au choix de cette option. En revanche, les craintes suscitées par l’investissement en formation seraient contrebalancées par les avantages de satisfaire aux exigences du travail, ce qui amènerait à maintenir un investissement en formation correspondant au niveau de ces dernières.

Sur les plans pratique et social, les résultats de notre recherche suggèrent qu’il est important, pour un État voulant encourager l’investissement en formation, d’intervenir sur d’autres cibles que l’encadrement juridique. Plus précisément, ces résultats invitent à explorer des actions pour modifier les croyances et les attitudes des dirigeants à l’égard du développement des compétences et faciliter la réalisation des investissements à cette fin.

La théorie de l’action planifiée (Ajzen, 1991) fournit un cadre permettant d’orchestrer trois types d’actions pour stimuler les dirigeants de PME à favoriser un investissement adéquat en formation :

  • accroître leur appréciation des apports positifs du développement des compétences et diminuer leurs appréhensions à son endroit, en fournissant de l’information appropriée ;

  • les rendre plus conscients des normes conditionnant leur vision du développement des compétences et de l’investissement en formation (comme celles émanant des comparaisons institutionnelles) et les aider à identifier les dysfonctions qu’elles peuvent engendrer ;

  • augmenter leur confiance dans la possibilité de favoriser un développement approprié des compétences et un investissement en formation allant de pair, par exemple en décrivant les succès d’autres organisations.

Un apport complémentaire est fourni par des modèles (Albarracin et Johnson, 2019 ; Bohner et Dickel, 2011 ; Maio et Haddock, 2007) proposant des interventions reliées à trois objectifs :

  • informer sur les avantages résultant du développement des compétences et d’un investissement adéquat à cette fin ;

  • convaincre qu’il est possible de le faire en aidant à trouver des solutions pour diminuer les obstacles tels que les ressources financières limitées ;

  • renforcer les acquis par un suivi des résultats obtenus, notamment en matière de performance organisationnelle, et par la participation à des groupes valorisant le développement des compétences.

Nos échelles mesurant les croyances en matière de développement des compétences peuvent contribuer à analyser l’évolution des positions sur les retombées du développement des compétences.

Pour que cette évolution se produise, il est judicieux d’aider les dirigeants de PME à penser que le développement des compétences aide non seulement à satisfaire les besoins d’apprentissage engendrés par les exigences cognitives et relationnelles du travail, mais qu’il peut contribuer à deux autres objectifs cruciaux pour les PME d’aujourd’hui. Le premier est de développer les compétences facilitant le déploiement actuel des stratégies, technologies et pratiques nécessaires pour avoir les niveaux de qualité et de productivité permettant de bien performer et durer. Le second est d’encourager le développement des compétences requises à plus long terme, entre autres en offrant des cheminements de carrière appropriés. L’atteinte de ces objectifs demande de déployer des pratiques constituant aussi un moyen pour attirer et retenir la main-d’oeuvre compétente en contexte de pénurie, le développement des compétences faisant partie de la rémunération totale (WorldatWork, 2007).

Conclusion

Notre étude a été réalisée à l’aide d’une démarche méthodologique rigoureuse présentant des limites non invalidantes, mais méritant l’attention. Les nouvelles recherches suggérées sont reliées à chaque caractéristique de cette démarche (devis, instruments, etc.) et visent soit à vérifier dans quelle mesure les résultats peuvent être généralisés, à déterminer la pertinence de modifications, à approfondir la genèse des relations entre les variables étudiées ou à enrichir la problématique.

Les données ont été obtenues à l’aide d’échelles de mesure dont les propriétés métriques satisfont aux critères (validité de contenu, validité discriminante, structure factorielle, consistance interne) retenus par Colquitt, Sabey, Rodell et Hill (2019). Elles méritent donc que l’on poursuive le processus de leur validation pour consolider l’information à leur sujet et les améliorer (Flake et al., 2017). Par exemple, deux recherches complémentaires pourraient être effectuées pour consolider la validité de construit de l’échelle mesurant les exigences du travail. L’une viserait à vérifier si les réponses des dirigeants de PME concernant les exigences du travail sont reliées au diplôme requis lors de l’entrée en fonction dans un poste de production et la longueur de la période permettant d’atteindre le niveau d’efficacité requis. L’examen de cette double relation rejoint les travaux de Mainert, Niebel, Murphy et Greiff (2019) révélant qu’un travail exigeant l’usage plus intense d’habiletés de résolution de problèmes et des interactions complexes avec l’environnement est associé à un diplôme supérieur et à un apprentissage plus long. L’autre recherche viserait à vérifier si l’indice subjectif mesuré par notre échelle converge avec des données provenant d’une analyse des emplois effectuée par des professionnels. Par ailleurs, pour améliorer la consistance interne des échelles et la représentativité des énoncés qui les composent, il conviendrait de vérifier l’apport d’énoncés complémentaires à l’échelle mesurant les exigences relationnelles qui n’en compte que deux, et de revoir la formulation d’un des énoncés de chacune des échelles mesurant les croyances dont les saturations sont moins élevées.

Même si le nombre de dirigeants de PME ayant répondu à notre enquête est acceptable, il est plus prudent de considérer cet échantillon comme en étant un de convenance servant à identifier et comprendre les relations entre différentes variables (Highhouse et Gillespie, 2009). Cette position n’invalide pas la valeur des résultats, comme le suggèrent divers travaux méthodologiques selon lesquels il est approprié d’établir les relations entre les variables à l’aide d’un cadre théorique solide et d’un échantillon de convenance présentant une puissance statistique suffisante avant de progresser vers le choix d’échantillons représentatifs (Zhu, Barnes-Farrell et Dalal, 2015). Cette façon de procéder impose toutefois des limites à la généralisation des résultats et invite ainsi à la réalisation d’études additionnelles :

  • certaines pour vérifier si les tendances observées s’avèrent stables selon les pays (avec ou sans législation sur la formation) et les types d’organisations : PME à forte croissance (Heneman, Tansky et Camp, 2008) ou innovantes (Aït Razouk, 2014), conformément à la position selon laquelle les PME ne constituent pas un ensemble homogène ; TPE, en raison de leur dynamique particulière observée dans des études comme celle de Defélix et Sanséau (2017) ; grandes entreprises pour vérifier si l’effet des croyances se manifeste aussi dans un contexte de proximité moindre du dirigeant ;

  • d’autres pour déterminer si le fait de ne pas avoir détecté d’influence modératrice de la croyance, dans les risques du développement des compétences, sur la relation entre les exigences du travail et le niveau d’investissement en formation se répète dans d’autres échantillons.

Notre étude ayant été réalisée avec un devis de recherche transversal et le choix d’indices perceptuels pour mesurer les différentes variables, il serait approprié de collecter des données en recourant à un devis de recherche avec deux temps de mesure afin de séparer temporellement la mesure des différentes variables. Cette démarche pourrait être enrichie par l’utilisation de données autres qu’autorapportées pour mesurer l’investissement en formation, idéalement des données d’archive (Hamann, Schiemann, Bellora-Bienengräter et Guenther, 2013).

Une autre piste de recherche serait l’utilisation d’une approche méthodologique différente. Alors que notre étude se fonde sur la mesure de variables, il pourrait s’avérer avantageux de recourir à une approche centrée sur les personnes pour identifier les profils individuels de croyances ayant trait au développement des compétences relié aux exigences du travail. Le recours à cette approche mesurant les variations intra-individuelles aiderait à mieux comprendre la configuration des croyances des dirigeants de PME selon le contexte organisationnel (Woo, Jebb, Tay et Parrigon, 2018).

Notre recherche a mesuré les effets des croyances sur le développement des compétences, mais elle n’a permis de cerner ni leur genèse ni leurs déterminants. Conformément aux propositions de la théorie de l’action raisonnée (Fishbein et Ajzen, 2010), les réponses des dirigeants de PME ayant participé à notre enquête indiquent que l’investissement en formation varie selon la croyance dans ses effets bénéfiques. Puisque, d’après cette théorie, les croyances dépendent de facteurs individuels, sociaux et informationnels, il serait pertinent de retracer lesquels influencent les opinions des dirigeants de PME sur les bénéfices et les risques associés au développement des compétences. La théorie de l’action raisonnée s’intéressant aussi aux croyances qui ont trait aux normes, une recherche ultérieure pourrait permettre de voir dans quelle mesure les pratiques émanant d’entreprises du même secteur économique inspirent des normes influençant l’investissement en formation des dirigeants. Ce type de recherche s’inscrit dans les travaux explorant les microfondations de la gestion des PME (Foss, 2011 ; Molina-Azorin, 2014), particulièrement sa construction à travers les interactions entre l’environnement, l’entreprise et ses dirigeants (Bernier, 2005 ; Thévénard-Puthod et Picard, 2015).

Notre recherche a apporté un éclairage sur certains déterminants de l’investissement en formation, mais elle ne visait pas à préciser comment et dans quelle mesure celui-ci contribue à la performance de l’organisation. Une piste de recherche consisterait à vérifier si la relation entre les pratiques de développement déployées, l’investissement en formation, le contexte d’apprentissage et la performance organisationnelle est influencée par les croyances du dirigeant de PME en matière de développement des compétences. Cette nouvelle étude s’inspirerait donc, comme celle que nous avons réalisée, d’une analyse systémique entre des caractéristiques de l’environnement, de l’entreprise et de son dirigeant, celles-ci étant mesurées à l’aune d’apports théoriques. Cet éclairage ajouterait à la connaissance existante concernant l’influence qu’exerce, sur la performance organisationnelle, la création d’un contexte favorable à l’apprentissage (Kock et Ellström, 2011) et les pratiques déployées pour développer les compétences (Sung et Choi, 2014).