Résumés
Résumé
Cette étude examine la capacité des entrepreneures burkinabè à pérenniser leur activité dans le secteur formel du commerce et des services, sachant qu’elles doivent faire face à différentes formes de subordination et d’exclusion, dont l’articulation complexe n’a pas encore été clarifiée (Marlow, 2019). En tant que femmes, elles doivent négocier les normes masculines du secteur formel. En tant que cheffes d’entreprise établies, elles sont en interaction avec les normes féminines survivalistes dotées d’une véritable légitimité dans le pays. Dans ce contexte, comment naviguent-elles entre ces deux régimes de genre ? Notre approche qualitative interprétative met en regard ce que les femmes disent faire pour pérenniser leur activité et comment elles commentent leur action. Nous mettons en évidence le fait qu’elles parviennent à tirer le meilleur parti des deux univers entrepreneuriaux, masculins et féminins. Cette navigation est possible, car elles opèrent un travail approfondi des normes masculines du secteur formel et des normes féminines survivalistes, en y adhérant et en s’en distançant. Dans ce double jeu, elles éprouvent un sentiment d’incongruité et de duplicité vis-à-vis des deux communautés. Cela peut limiter de nombreux échanges, qui leur permettraient de donner plus de sens à ce qu’elles ont entrepris pour nourrir une vision stratégique.
Mots-clés:
- Genre,
- Pérennité entrepreneuriale,
- Afrique subsaharienne,
- Subordination et insubordination
Abstract
This study examines the ability of women entrepreneurs in Burkina Faso to sustain their business in the formal trade and services sector, as they face different forms of subordination and exclusion, the complex articulation of which has not yet been clarified (Marlow, 2019). As women, they have to negotiate the masculine norms of the formal sector. As an established businesswoman, they are at odds with survivalist female norms that have real legitimacy in the country. In this context, how do they navigate between these two gender regimes? Our interpretative approach compares what women say they do to sustain their business with how they comment on their actions. We show that they manage to make the most of both male and female entrepreneurial worlds. This navigation is possible because they work with, adhere to and distance themselves from both the masculine norms of the formal sector and the feminine survivalist norms. However, in this double game, they experience a sense of incongruity and duplicity with both communities. This can limit many of the exchanges that would allow them to make more sense of what they have undertaken to nurture a strategic vision.
Keywords:
- Gender,
- Entrepreneurial sustainibility,
- Sub-Saharan Africa,
- Subordination and insubordination
Resumen
Este estudio examina la capacidad de las mujeres empresarias de Burkina Faso para mantener su actividad en el sector del comercio y los servicios formales, ya que se enfrentan a diferentes formas de subordinación y exclusión, cuya compleja articulación aún no se ha aclarado (Marlow, 2019). Como mujeres, tienen que negociar las normas masculinas del sector formal. Como empresarias consolidadas, están en desacuerdo con las normas femeninas de supervivencia que tienen una legitimidad real en el país. En este contexto, ¿cómo navegan entre estos dos regímenes de género? Nuestro enfoque interpretativo compara lo que las mujeres dicen que hacen para mantener su negocio con lo que comentan sobre sus acciones. Demostramos que consiguen sacar el máximo provecho del mundo empresarial masculino y femenino. Esta navegación es posible porque trabajan, se adhieren y se distancian tanto de las normas masculinas del sector formal como de las normas femeninas de supervivencia. Sin embargo, en este doble juego, experimentan una sensación de incongruencia y duplicidad con ambas comunidades. Esto puede limitar muchos de los intercambios que les permitirían dar más sentido a lo que han emprendido para alimentar una visión estratégica.
Palabras clave:
- Género,
- Sostenibilidad empresarial,
- África subsahariana,
- Subordinación e insubordinación
Corps de l’article
Introduction
L’article fondateur de Calás, Smircich et Bourne (2009) souligne combien l’entrepreneuriat est tout autant source de changement économique que social, en particulier pour les individus en quête d’émancipation et d’accomplissement de soi. Toutefois, Biju et Kandathil (2019) dénoncent un silence persistant concernant les tensions profondes qui caractérisent l’aventure entrepreneuriale des femmes, plus particulièrement dans les pays en développement. D’après Marlow (2019), ce silence rend compte de la difficulté à comprendre l’articulation des formes très variées de subordinations sociales qui pèsent sur elles et les empêchent d’accomplir leur potentiel entrepreneurial, quelles que soient les réformes politiques.
Le Burkina Faso est une économie en très forte transition, selon le Forum économique mondial[2]. Les travaux de GEM (Song-Naba et Toé, 2015) révèlent un taux d’intention entrepreneuriale de 46 %, soit l’un des plus élevés de l’Afrique subsaharienne. Au Burkina Faso, comme dans l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest, l’entrepreneuriat informel est la norme. Il concerne 80 % des entreprises avec des degrés d’informalité plus ou moins importants selon que ces structures déclarent leurs impôts, jouissent d’un local fixe et salarient leurs employés (UEMOA et AFRISTAT, 2019). Dans ce contexte, les activités entrepreneuriales féminines se situent à 96 % dans le secteur informel contre 4 % dans le secteur formel (UEMOA et AFRISTAT, 2019). En effet, la grande majorité des femmes pratiquent une activité d’entrepreneure survivaliste en tant que marchandes de rue. Ce type d’entrepreneuriat fait partie des attributions domestiques féminines traditionnelles. Il permet d’assurer la subsistance de la cellule familiale, quels que soient les aléas socio-économiques rencontrés (Pogesi, Mari et De Vita, 2016). Toutefois, le nombre de créations par les femmes burkinabè dans le secteur formel augmente depuis vingt ans (Ministère de la Promotion de la femme et du Genre, 2015). Il devient donc important d’étudier le comportement des femmes dans ce contexte.
L’entrée des femmes dans le secteur formel est le fruit d’une volonté politique qui y voit un levier important de croissance économique. L’acte uniforme de l’Organisation pour l’harmonisation du droit des affaires en Afrique était censé faciliter la création d’entreprises et réduire le secteur informel (Sylla, 2018). En parallèle, à la fin de la deuxième décennie du xxie siècle, le Burkina Faso a promulgué des réformes économiques et socio-éducatives significatives.
En 2018, nous avions réalisé une première étude sur la perception de l’incertitude stratégique de cette population au Burkina Faso. Malgré leur persistance entrepreneuriale, nos résultats montraient combien les répondantes influencées par l’environnement social et culturel très masculin se sentaient découragées et limitées dans leurs projets de développement et de planification, ce qui les incitait à limiter leurs ambitions. Notre étude prolonge cette analyse en examinant comment ces entrepreneures burkinabè perçoivent leurs interactions avec les normes de genre (Diaz-Garcia et Welter, 2013) pour maintenir leur place dans le secteur formel.
Comme le suggère Marlow (2019), nous ne voulons pas aborder l’entrée des femmes dans le secteur formel comme une nécessité politique. Notre objectif de recherche est de comprendre comment les entrepreneures burkinabè qui ont créé dans le secteur formel y persistent en négociant avec des normes de genre spécifiquement entrepreneuriales, qu’il s’agisse des normes masculines, qui s’affirment comme une panacée, et des normes féminines survivalistes dotées d’une véritable légitimité dans le pays. Dans ce contexte, notre question de recherche est la suivante : comment les entrepreneures burkinabè du secteur formel naviguent-elles entre normes masculines et féminines pour persister dans leur activité ? Pour ce faire, nous avons adopté une méthode qualitative interprétative appliquée à un échantillon de vingt femmes oeuvrant dans le secteur formel. Notre approche croise la théorie sociologique et sémiotique (Martin, 2003, 2006 ; Butler, 1990). Nous avons cherché à étudier, dans le discours de ces individus, les conditions de possibilité de négociation avec les normes de genre, en mettant en regard ce qu’elles font, c’est-à-dire ce qu’elles déclarent faire, et ce qu’elles disent, c’est-à-dire les pratiques qu’elles commentent. Il s’agit ainsi d’observer comment tout en se conformant à certaines normes d’un champ entrepreneurial, les répondantes n’agissent pas seulement sous le coup de la subordination, mais développent une conscience de ce qu’elles font à travers des commentaires, et ce faisant, peuvent proposer des adaptations des normes établies. Nous essaierons de comprendre dans quelle mesure cette dynamique est soutenable. Comme le souligne Martin (2003), ce mouvement discursif est source d’importantes contradictions et tensions. Après une revue de littérature, nous justifierons notre choix de dessein de recherche, nous présenterons les résultats afin de discuter l’ampleur des dilemmes auxquels cette population entrepreneuriale est confrontée pour finir avec la conclusion.
1. Cadre théorique
Selon Martin (2003), la pratique du genre est un phénomène dynamique, réalisé rapidement, informé par une conscience liminale, ce qui suppose une moindre réflexivité, et ce, afin d’inscrire profondément l’institution du genre dans le comportement des individus[3]. À travers ce processus, on peut distinguer les dynamiques de subordination et d’insubordination. La subordination se traduit par un respect des normes de genre pour sauvegarder l’ordre social, c’est-à-dire maintenir la lisibilité des rôles et des prérogatives de chacun selon son sexe, tant en contexte professionnel que familial (Kelan, 2010). La subordination se traduit également par des mécanismes de discrimination qui fixent des interdits ou opposent plus subtilement des obstacles aux individus lorsqu’ils veulent occuper des tâches ou des fonctions généralement attribuées à l’autre sexe. Les individus s’engagent dans l’insubordination à partir du moment où ils ne voient plus seulement dans les normes de genre des leviers du bon fonctionnement social, mais aussi des codes qui engagent le désir collectif et individuel (Butler, 1990). Il se peut donc qu’en cherchant même à bien faire le genre, nous ne cherchions à le défaire pour clarifier la compréhension du désir qui guide notre action. Alors que Martin (2003) vise à enregistrer les tensions qui font le genre, Kelan (2010) observe comment l’insubordination affleure dans la subordination aux normes de genre à travers le phénomène de neutralisation. Kelan évoque la notion de neutralisation, qui vise à subvertir les catégories de sexe. Dans des contextes plus radicaux, elle montre que l’insubordination débouche sur la production d’une série de postures qui défient les normes genrées et produisent éventuellement de nouveaux modèles genrés dans l’espace public et privé. Notre cadre conceptuel vise à observer les dynamiques de subordination et d’insubordination à l’oeuvre dans la construction du genre en entrepreneuriat telle qu’elle est vécue par les entrepreneures concernées. La littérature portant sur l’entrepreneuriat des femmes en Afrique subsaharienne s’est davantage consacrée à l’étude des phénomènes de subordination que d’insubordination. Nous examinerons avec soin le coût émotionnel et matériel de l’insubordination, en entrepreneuriat.
1.1. Dynamiques de subordination
L’action entrepreneuriale reflète encore profondément la division sexuelle du travail (Bourne et Calás, 2013) et la persistance d’un principe hiérarchique selon lequel la contribution des hommes tend à être mieux valorisée. Comme le rappelle Ogbor (2000), la culture entrepreneuriale occidentale, telle qu’elle peut s’exporter vers d’autres cultures, a été conçue tout au long du xxe siècle pour célébrer le culte de l’entrepreneur masculin blanc, et ce faisant, renforcer la dichotomie entre entrepreneuriat des femmes et des hommes. L’entrepreneuriat des femmes est caractérisé par une certaine forme de subordination, qu’elles soient ou non diplômées (Sakola Djika, 2021). Traditionnellement, les femmes burkinabè qui désirent entreprendre sont assignées à des activités informelles, qui ont été bien étudiées, à travers le phénomène d’entrepreneuriat survivaliste concernant surtout les populations non diplômées. En revanche, sachant que les diplômées trouvent encore rarement des emplois salariés stables, l’entrepreneuriat constitue une option en partie subie. Toutefois, elles sont l’objet de multiples obstacles et discriminations qui les empêchent soit de formaliser les cadres des structures créées, soit de gagner confiance dans le processus de développement entrepreneurial.
Comme le confirment Langevang, Gough, Yankson, Owusu et Osei (2015) pour les Ghanéennes, mais aussi Akouwerabou (2018) pour le Burkina Faso, l’assignation traditionnelle de genre dans les pays de l’Afrique subsaharienne autorise les femmes à avoir une activité professionnelle si elle est limitée et permet de s’occuper du foyer. Il s’agit de l’entrepreneuriat dit survivaliste. D’après Pogesi, Mari et De Vita (2016), ces dernières cherchent à compléter le revenu familial, pour parer à toute adversité, dans un contexte socio-économique où la stabilité des emplois est aléatoire et le taux de chômage écrasant. La subordination des femmes se traduit par le fait qu’elles n’ont pas vraiment le choix de leur activité, qui constitue un appui aux revenus de l’époux ou du père. D’un point de vue pratique, d’après Langevang et ses collègues (2015), selon les ressources disponibles, les entrepreneures peuvent développer différents types d’activité. Elles mettent entre parenthèses l’une pour en reprendre une autre si certaines ressources s’épuisent et de nouvelles se présentent. Toutefois, même si ces activités sont très volatiles, les entrepreneures survivalistes constituent une caste qui révèle de fortes solidarités entre femmes et qui interagissent activement avec l’économie formelle et savent faire entendre leur point de vue dans de nombreux débats locaux (Langevang, Gough, Yankson, Owusu et Osei, 2015).
Pour les diplômées, l’entrée en entrepreneuriat correspond également à une forme de subordination, car elle demeure encore très souvent subie (Sakola Djika, 2021). Certes, le taux de diplomation et de qualification des femmes a progressé ces trente dernières années, mais les débouchés sont très décevants en termes d’emploi salarié. Comme l’évoquent D’Andria et Gabarret (2017) à propos des mampreneurs en Occident, le choix de la trajectoire entrepreneuriale peut viser prioritairement à résoudre un problème, celui de remplir des devoirs familiaux et de compter sur un revenu propre. Langevang et ses collègues (2015), Pogesi et ses collègues (2016), ainsi que Panda (2018) notent qu’à la différence des femmes occidentales, les survivalistes ont des responsabilités familiales qui s’étendent au clan tout entier. Rien n’est dit sur les créatrices d’entreprise, dans le secteur formel.
Dans les pays émergents, le flux des créatrices dans le secteur entrepreneurial formel va toutefois progressant, car comme le note Omri (2020), les jeunes diplômées sont davantage tentées par le dépôt des statuts et la déclaration du revenu de leurs entreprises que les femmes des générations précédentes. C’est le cas d’un nombre non négligeable d’entrepreneures camerounaises étudiées par Ngoasong et Kimbu (2019). Elles considèrent que la formalisation de leur structure constitue une forme d’accomplissement. Elles y voient même un gage de pérennité quand bien même, pour certaines, elles ont développé non sans succès leur entreprise sans en formaliser les cadres pendant de longues années. Ce type de croyance est certainement influencée par le gouvernement camerounais qui encourage la formalisation pour favoriser la croissance de ces structures. Sakola Djika (2021) souligne que cette marche plus ou moins subie vers l’entrepreneuriat formel comme seule alternative au salariat accentue la peur de l’échec chez les créatrices burkinabè. Il est bien possible que cette peur les hante tout au long du développement de leur structure et les amène à douter de leur choix, influant potentiellement la fermeté de leurs décisions stratégiques comme le suggèrent Brière, Auclair et Tremblay (2017) et plus généralement Panda (2018).
Cette peur de l’échec n’est pas seulement justifiée par la difficulté à se retourner vers d’autres options professionnelles. Elle est avivée par une expérience du développement de leur entreprise parsemée d’obstacles, qui révèlent les nombreuses discriminations dont ces femmes sont l’objet (Etim et Iwu, 2019). Dans des secteurs de pointe, Derera, Chitakunye et O’Neill (2014) notent l’affirmation de forts mécanismes de division et de hiérarchisation, pour les entrepreneures sud-africaines, même et surtout lorsqu’elles ont fait leurs preuves dans des secteurs de pointe et frappent à la porte des investisseurs. Selon Sakola Djika (2021), au Burkina Faso, les nombreux obstacles rencontrés par les créatrices expliquent l’importance du taux d’échec dans cette phase cruciale du processus entrepreneurial. La complexité du dépôt des statuts et des différentes formalités ultérieures peut décourager de nombreuses candidates à l’entrepreneuriat, qui sont également responsables des enfants et des tâches ménagères (Amine et Staub, 2009). Sachant que ces femmes doivent souvent obtenir rapidement un revenu, elles poursuivent le processus entrepreneurial sans s’embarrasser des formalités. Ceci explique le maintien de la majorité de leur activité dans le secteur informel et leur difficulté ensuite à obtenir des aides et des subventions, même quand elles leur sont dues (Etim et Iwu, 2019). De plus, les femmes jouissent rarement d’un capital en propre, car elles sont souvent exclues de l’héritage. L’impossibilité de posséder ou d’utiliser des biens immobiliers en garantie explique dans la plupart des cas pourquoi les entrepreneures africaines ne peuvent pas obtenir de prêts bancaires pour développer leur structure (Amine et Staub, 2008). Cette situation les pousse à travailler depuis leur domicile et donc indirectement dans le secteur informel. Ngoasong et Kimbu (2019) soulignent la difficulté que rencontrent, par la suite, les entrepreneures camerounaises qui ont du succès à intégrer le secteur formel. Plus généralement, ces auteurs notent que les entrepreneures ont un rapport complexe à leur environnement, fait de solidarités féminines ou, comme le montrent Constantinidis, Abboubi, Salman et Cornet (2017), de demandes d’aide à leurs conjoints ou leur communauté. Leur quotidien est aussi marqué de multiples formes d’exclusions tacites et explicites de cercles masculins professionnels. Les entrepreneures opèrent donc des négociations assez complexes pour accéder à des ressources rares ou des réseaux d’influence qui garantissent la pérennité de leur activité (Panda, 2018). Nous pouvons synthétiser la dynamique de subordination des entrepreneures d’Afrique subsaharienne (Tableau 1).
1.2. Dynamiques d’insubordination
Alors que Martin (2003) cherche à enregistrer les tensions qui font le genre, Kelan (2010) se concentre sur les tactiques pour défaire le genre. Selon elle, nous défaisons plus fréquemment le genre que nous le croyons à travers deux processus, celui de la neutralisation du genre et celui de la logique multiple. Kelan note d’abord l’existence d’univers professionnels où il s’agit de neutraliser le genre, c’est-à-dire de défaire non le genre, mais les catégories de sexe. Dans ce cas, femmes et hommes essaient de limiter les traits sexués distinctifs qui pourraient les caractériser.
C’est le cas des femmes dans le secteur informatique, très masculin, qui doivent veiller à ne pas paraître trop féminines au risque d’être disqualifiées. Les femmes doivent soit se masculiniser, soit s’affirmer dans le respect de certaines règles ou techniques propres au secteur pour faire oublier qu’elles ne sont pas des hommes. Ce faisant, le processus de neutralisation correspond à une forme d’insubordination. En dépit des différentes techniques de camouflage utilisées, au fil du temps, Kelan (2010) note que les femmes rendent leur présence légitime dans un secteur qui les tolérait à peine initialement.
Selon un second axe, Kelan (2010) observe une logique multiple où il s’agit non d’effacer les différences sexuées, mais de faire le genre différemment. Il s’agit alors, surtout pour les femmes, dans un secteur masculin, de changer certaines normes et d’augmenter le répertoire des normes dites féminines, voire d’interagir directement pour questionner la façon dont hommes et femmes produisent le genre dans le contexte qu’ils partagent. Le traitement du genre fait alors l’objet de commentaires privés et éventuellement publics lorsque certaines tensions professionnelles semblent impossibles à résoudre. Cela dit, très peu d’études abordent la dynamique de logique multiple chez les entrepreneures des pays émergents. Bianco, Lombe et Bolis (2017) ont exploré les dynamiques de neutralisation des entrepreneures colombiennes et leur recours à des logiques multiples. Derera et ses collègues (2014) ont observé les obstacles rencontrés par des créatrices de start-up sud-africaines en se focalisant sur les mécanismes de subordination, sans envisager que l’acte même de levée de fonds pouvait être perçu, dans la région concernée, comme un acte d’insubordination. Parce qu’ils se concentraient sur l’étude de la réussite entrepreneuriale et ses résultats des entrepreneures aguerries du Cameroun, Ngoasong et Kimbu (2019) n’ont pas vraiment mis en valeur les normes de genre qu’elles auraient pu défaire pour parvenir à leurs fins. Enfin, au Burkina Faso, Sakola Djika (2021) s’est concentrée sur les logiques de subordination qui pesaient sur les créatrices.
Dans le contexte professionnel, l’insubordination ne trouve pas toujours une issue heureuse. Dans les cas de logiques multiples où les femmes tentent de créer un nouveau modèle de leadership, elles s’exposent à d’énormes risques en termes de légitimité et d’accès aux ressources. Mavin et Grandy (2016) ont en particulier mis en évidence comment les femmes leaders, qui ne respectaient pas ce qui était censé être féminin dans leur domaine d’activité, pouvaient être considérées comme indésirables et se voir disqualifiées. Dans le contexte entrepreneurial du développement de start-up en Afrique du Sud, Derera et ses collègues (2014) notent comment cette disqualification implique pour les entrepreneures confirmées de nombreuses difficultés à obtenir des ressources essentielles, en particulier l’accès à des financements. Dans l’analyse des logiques multiples, il convient de comprendre comment une culture professionnelle et/ou un champ d’activité fixent des seuils à ne pas dépasser pour ce qui concerne le renouvellement de la performance du féminin et du masculin.
L’insubordination au genre, même sous la forme de la neutralité genrée, a un coût émotionnel. Dans leur étude empirique, Bruni, Gherardi et Poggio (2004) mettent en évidence comment des entrepreneures confirmées adhèrent non sans résistance aux normes masculines et cherchent régulièrement à les transgresser parce qu’elles nourrissent un sentiment d’imposture. Ceci génère chez elles une anxiété latente, mais persistante, qui s’ajoute au stress du déploiement de l’activité entrepreneuriale. Patterson, Mavin et Turner (2012), ainsi que Redien-Collot (2009), confirment l’état d’anxiété que peut créer la nécessité de respecter certaines normes masculines pour les femmes d’affaires. Lorsqu’ils remettent en cause les normes de genre, il est fréquent que les individus se trouvent sur le qui-vive (Butler, 1990). Cela peut constituer une très dure école de la vie. Certaines entrepreneures aguerries avouent avoir appris à développer une attention à tout message ambigu dans leur environnement d’affaires par crainte d’être prises en défaut de légitimité devant leurs interlocuteurs (Byus, 2007 ; Redien-Collot, 2009). Quelques-unes notent que ce revers peut constituer un atout, car en développant ce type de vigilance, elles parviennent à déjouer plus facilement leurs concurrents. Toutefois, ce jeu de travestissement et d’éventuelles infractions peut enfermer l’individu dans un silence plus ou moins calculé (Butler, 1990) et limiter certains échanges avec sa communauté, qui constitue aussi son meilleur soutien (Brière et Tremblay, 2017).
Comme le soulignent Angel, Jenkins et Stephens (2018), la démarche entrepreneuriale ne se nourrit pas que de résultats et de performances, mais aussi d’une certaine perception de son succès entrepreneurial, qui prend la forme de différentes interactions entre l’entreprise et les membres de la communauté. Ces auteurs (2018) notent que la perception du succès entrepreneurial s’exprime, entre autres, à travers le désir de proposer une offre qui a de la valeur pour les clients, l’accomplissement personnel, l’accumulation d’un capital ou le développement du flair des affaires. Les entrepreneurs les plus conscients de tout ce que l’entrepreneuriat peut leur apporter sont aussi ceux qui échangent le plus sur ce qu’ils font. C’est d’ailleurs une demande expresse de Marlow (2019) à l’adresse des politiques et des chercheurs en entrepreneuriat, de repenser les écosystèmes pour que les femmes puissent discerner ce que l’entrepreneuriat leur apporte à tous les niveaux et, pas seulement, en termes de revenu, d’accès aux ressources ou de survie de la structure.
Pour les entrepreneures dans les pays développés, les dynamiques d’insubordination aux normes du genre se traduisent encore plus en termes de coûts directs et indirects que d’apports. Il existe un déficit d’étude, en ce domaine, dans les pays de l’Afrique subsaharienne.
2. Méthodologie
L’objectif de recherche est de comprendre les conditions qui permettent aux entrepreneures burkinabè de s’inscrire et de persister en toute légitimité dans le domaine de l’entrepreneuriat formel dans un pays où règne une culture des affaires très masculine. Dans ce contexte, notre question de recherche est la suivante : comment les entrepreneures burkinabè du secteur formel naviguent-elles entre normes masculines et féminines pour persister dans leur activité ?
Notre approche méthodologique croise la théorie sociologique et sémiotique au sens où nous cherchons à mettre en regard, dans le discours des répondantes, ce qu’elles font et ce qu’elles en disent (Martin, 2003, 2006). Autrement dit, nous enregistrons non seulement comment elles assument, dans leur discours, la catégorie sexuée qui leur est assignée et les normes de genre masculin ou féminin qu’elles appliquent dans le processus entrepreneurial, mais aussi les commentaires éventuels qu’elles font tant à l’adresse des dynamiques de subordination que pour suggérer les postures d’insubordination qu’elles adoptent.
Ainsi, notre approche a-t-elle engagé les répondantes à reconstituer leur expérience et leur routine entrepreneuriales et à les commenter si elles estimaient que c’était nécessaire. Notre approche se veut interprétative, en observant la façon dont les répondantes interprètent les normes qui caractérisent les différentes composantes de leur action entrepreneuriale, qu’il s’agisse d’évoquer la trajectoire entrepreneuriale, la routine de l’entreprise entrepreneuriale ou l’environnement. Comme la compréhension des rapports des entrepreneures burkinabè aux codes genrés du secteur formel est encore en émergence, nous préférons mobiliser les deux notions de faire/dire ou énoncer le genre et le commenter plutôt que la notion de pratique du genre (Schatzki, 2016).
Nous avons mené une série de 20 entretiens approfondis avec des entrepreneures du secteur formel, dans les secteurs du commerce et des services au Burkina Faso. Nos critères de sélection ont d’abord porté sur l’inscription durable des structures créées dans le domaine entrepreneurial formel. Les statuts avaient été déposés il y a plus de cinq ans, ce qui démontre la relative pérennité de la structure ; les entreprises payaient toutes les taxes requises (impôts sur les sociétés, contribution des patentes, droit d’enregistrement, taxe patronale d’apprentissage) et elles comportaient un local professionnel. Toutefois, dans notre échantillon, on compte trois répondantes (Ariane, Assia et Nma-Kadi) dont les entreprises sont passées du secteur informel au secteur formel. La taille des entreprises est difficile à établir en Afrique subsaharienne, car une proportion importante des emplois n’est pas salariée. Les chefs d’entreprise tendent à recruter dans leur parentèle et à rétribuer leurs employés avec le logement et le couvert (Chameni Nembua et Fomba Kamga, 2015). Toutefois, nous savons que l’ensemble des entrepreneures interrogées compte entre deux et cinq salariés, auxquels s’ajoute un nombre plus ou moins important d’aides. Pour la région, ces entreprises ont une taille honorable. La grande majorité des profils qui se sont dégagés étaient diplômés, voire très diplômés. La tranche d’âge la plus représentée est celle des femmes de 40-50 ans. Nous avons ciblé les deux grandes villes de Ouagadougou (capitale politique) et de Bobo-Dioulasso (capitale économique), ainsi que dix villes moyennes (Koudougou, Ouahigouya, Fada-Ngourma, Kaya, Pô, Banfora, Dori, Tenkodogo, Gaoua et Dédougou). Notre objectif était de couvrir l’ensemble du pays sans se focaliser sur les grandes villes en particulier.
Nous avons utilisé le principe de saturation pour déterminer la taille de l’échantillon. Nous avons arrêté les entretiens à partir du moment où nous avons observé d’une façon récurrente dans le discours des répondantes un nombre conséquent de commentaires négatifs, tant sur la prégnance des codes genrés masculins que féminins, dans l’évocation de leur activité. Cet échantillon nous semblait refléter les tensions rencontrées par ces entrepreneures. Bien entendu, nous avons aussi enregistré les commentaires positifs, en particulier lorsque les répondantes se félicitaient de l’appui et des conseils trouvés auprès des hommes de leur entourage.
Les entretiens d’une heure, réalisés en dialecte local, ont été traduits et retranscrits dans leur intégralité. Nous avons effectué une analyse de contenu (Strauss et Corbin, 1994) en distinguant trois aspects du phénomène entrepreneurial, à savoir :
le processus, c’est-à-dire la perception par les répondantes de leur trajectoire entrepreneuriale ;
la routine, les résultats et la gestion de l’entreprise, c’est-à-dire l’évocation des tâches courantes, des urgences, du rapport aux clients et aux fournisseurs ;
le rapport à l’environnement, couvrant l’environnement économique ainsi que les communautés professionnelles et entrepreneuriales.
Il nous est apparu que les répondantes percevaient le déploiement de leur activité au sein de deux mondes, un univers entrepreneurial formel, où il s’agissait de respecter les règles du monde masculin des affaires, et l’univers entrepreneurial survivaliste, qui constituait soit un univers en contraste avec le premier univers, soit un lieu de ressources complémentaires. Pour ce faire, nous avons élaboré une synthèse (Tableau 4) pour observer ce que les répondantes disent faire dans chacun de ces univers et leurs commentaires positifs et négatifs. Puis nous avons rapporté ces propos au cadre conceptuel de la subordination et de l’insubordination, tels que nous les avons présentés.
3. Résultats
Dans cette partie, nous présenterons un tableau de synthèse (Tableau 4) qui rend compte de la façon dont les répondantes énoncent et commentent le genre dans l’univers masculin de l’entrepreneuriat formel et énoncent et commentent le genre en interaction avec les consoeurs survivalistes.
3.1. Apports et défis de l’univers masculin entrepreneurial formel
Nous avons rassemblé les propos des répondantes concernant leur activité au sein de l’univers entrepreneurial formel, en fonction des trois dimensions entrepreneuriales retenues préalablement.
3.1.1. L’expérience du processus entrepreneurial
Concernant le processus entrepreneurial, comme c’est le cas d’Abouga, d’Adissa ou de Sata, il y a, chez elles, une fierté de piloter leur propre avenir professionnel. Abouga considère qu’elle dirige mieux sa carrière professionnelle en tant qu’entrepreneure : « J’ai enchaîné. Après mes études, je suis devenue assistante, mais rien n’était sûr. Avec un professeur, j’ai créé notre centre de formation. On sait où on va et si on fait faillite, on sait qu’on repartira. C’est moins clair quand tu es salarié. » Certes, les débuts n’ont pas toujours été faciles : certaines confessent que la voie de l’entrepreneuriat a été subie. Dia raconte : « Il n’y avait pas vraiment d’emploi stable pour une jeune femme avec un BTS en gestion commerciale. J’ai dû trouver ma voie ailleurs, en créant mon entreprise. »
Aissa et Sata, qui prônent la patience, reconnaissent avoir su prendre du recul au fil de leur expérience entrepreneuriale. Maimouna note l’importance du temps qu’il faut se donner pour des projets ambitieux : « Je n’ai pas toujours su prendre les bons tournants, mais j’ai su m’arrêter quand il fallait pour des produits qui en valaient la peine. » En revanche, comme Véronique ou Awa, elles évoquent souvent leur difficulté à trouver le calme suffisant pour anticiper, voire élaborer une vision stratégique. Certaines, comme Adissa, se félicitent, non sans humour, de leur résilience : « J’ai tenu mon affaire assez de temps pour me dire qu’on peut toujours trouver des solutions. » D’autres, pour éviter le pire, se montrent très vigilantes sur ce qui a trait à l’endettement. « Pas de dette, pas de dette » répète Ariane. Dans la catégorie des acquis, elles reconnaissent avoir appris le sens tactique du temps ainsi que la patience propre au monde des affaires. De plus, comme Baoubana, elles reconnaissent jouir d’un certain respect aujourd’hui : « Ce n’est pas facile tous les jours, mais on me respecte, on respecte mon avis, même dans les cercles qui décident. » En revanche, elles peuvent se montrer très critiques sur le rôle des hommes, qu’il s’agisse du peu d’estime que leur ont montré leurs confrères au lancement de l’activité, comme le note Mimiribam, ou des pressions que leur parentèle masculine a fait peser sur elles pour prendre des décisions stratégiques concernant leur entreprise, comme l’évoque Awa. Babri rappelle les règles de modestie à respecter dès qu’il faut réaliser une requête auprès de la gent masculine : « Si tu veux obtenir ce que tu veux, il faut rester modeste et ne pas trop parler de ton business ! » C’est apparemment le prix à payer lorsqu’elles ont accepté les premiers soutiens, lors de la création d’entreprise, selon Kalirmon. Dia recommande à une entrepreneure de travailler dans un secteur féminin si elle veut être vraiment indépendante.
3.1.2. L’expérience de la routine en entrepreneuriat formel
Concernant les routines entrepreneuriales, les répondantes rendent compte d’une ferme volonté de formalisation des processus et procédures de l’entreprise. Les hommes jouent un rôle clé à ce niveau, soit comme conseillers apparemment bienveillants selon Nma Kadi, soit comme interlocuteurs réclamant des chiffres et des résultats selon Kawala. Nma Kadi dit : « Mon mari m’a encouragée à être très organisée dans ma façon de gérer l’entreprise. » À travers la formalisation s’exprime un besoin de contrôle qui fait écho au souhait de posséder son lieu de travail. Kounoungpouni note : « J’aime avoir mon espace de travail à moi. La maison n’est pas loin, mais ici je peux me concentrer. » Plus généralement, des doutes affleurent dans les commentaires des répondantes concernant leur souci de formalisation. Kapouri demeure sceptique sur les retombées des efforts réalisés : « Je suis très respectueuse de toutes les règles, mais je n’en vois pas tous les bénéfices que j’attendais, ni pour obtenir de nouveaux prêts bancaires ni pour me faire gagner du temps à moi ! » De plus, comme le souligne Zelia, les banquiers ne les prennent pas au sérieux même si elles présentent un suivi rigoureux de leur activité : « Si j’ai besoin d’argent pour attendre le règlement d’un gros client ou pour acheter une machine, je demande à mes proches. Mon banquier m’a toujours fait des promesses sans suite, même quand il voit mes résultats ! » Les bénéfices de la formalisation présentent donc des limites.
3.1.3. L’environnement perçu en entrepreneuriat formel
La majorité des répondantes reconnaissent que leur activité est fortement encastrée dans leur univers familial, même lorsqu’il s’agit d’activités de services pointus. Kalirmon, qui a reçu un fort soutien familial, considère que l’entreprise doit profiter à l’ensemble des proches. Très souvent, dans leurs propos, les répondantes se sentent redevables de leur succès : comme Baoubana ou Assia, elles expriment leur reconnaissance à un époux ou à un frère. Tout en opérant dans le commerce ou les services, elles cherchent à mieux lier leur entreprise à des réseaux d’influence, même si elles notent, comme Mimiribam, que cette initiative est venue sur le tard. Leur environnement semble bien marqué par l’intervention masculine, qu’il s’agisse d’obtenir des conseils ou de faire pression sur elles pour se dédier moins à leur entreprise. Non sans ironie, Kounougpouni dit : « C’est du travail aussi de savoir acquiescer aux conseils de ces messieurs. » On peut imaginer que certaines opèrent différentes tactiques de contournement dans leur relation avec les interlocuteurs masculins pour être au clair avec ce qu’elles veulent pour leur entreprise. Certaines recherchent même la sociabilité avec leurs pairs, comme le souligne Véronique : « Je recherche aujourd’hui à rencontrer davantage de patronnes, mais c’est difficile à trouver du temps pour se parler de nos problèmes. »
3.2. Les interactions avec l’univers féminin survivaliste
Les entrepreneures burkinabè du secteur formel considèrent que leurs consoeurs survivalistes jouent un rôle important dans le développement de leurs entreprises.
Nous présentons les propos des répondantes en fonction de trois dimensions : l’expérience du processus, l’expérience de la routine et l’environnement perçu.
3.2.1. L’expérience du processus entrepreneurial en interaction avec les consoeurs survivalistes
Les répondantes ont fortement recours à leurs consoeurs survivalistes pour maintenir leurs affaires à flot. Pour éviter le manque de ressources, elles s’approvisionnent chez les détaillantes de la rue. Elles reconnaissent y trouver les produits appropriés, fournis en temps et en heure, comme le rappelle Babri : « Ce serait une erreur de s’adresser à un fournisseur officiel. Je suis une femme et il m’enguirlanderait sur le prix ou la quantité. Je sais aller voir au bazar quand il le faut. » Cette dernière constate aussi la probité de ces marchandes qui appliquent le juste prix alors que les commerçants ayant pignon sur rue pratiquent avec elle plus volontiers des prix au-dessus du marché. Selon nos répondantes, les vendeuses des rues constituent aussi d’excellentes sources d’information sur les clients qu’elles peuvent avoir en commun. Sata explique : « Les femmes du marché, elles savent très vite si un client nouveau venu a les moyens pour payer. Je n’ai pas toujours le temps de m’en inquiéter. » Toutefois, Dia pose certaines limites à cette dynamique d’identification avec les entrepreneures du secteur informel, en contrastant son souci continu de donner de la cohérence à son activité et le caractère volatile et dispersé des initiatives de ses consoeurs : « J’avais beaucoup d’idées, mais je ne voulais pas me disperser et vendre un peu de tout à n’importe qui. J’ai décidé de me poser […] ça me permet de faire de la qualité et de durer un peu plus longtemps qu’un revendeur à la sauvette. »
3.2.2. L’expérience de la routine entrepreneuriale en interaction avec les consoeurs survivalistes
Dans le quotidien de l’entreprise, la sociabilité avec les marchandes de rue fonctionne dans les deux sens. Les répondantes vont les voir, mais reçoivent aussi leur visite. C’est pour cela que Karlimon dit : « Je ne pourrai pas travailler dans une ambiance de bureau. J’aime voir les gens venir, pas que les clients. Et ce n’est pas que du temps de perdu quand on sait rester disponible. » Cette affirmation contraste avec le besoin d’un lieu à soi que d’autres répondantes expriment, mais elle répond à la réalité même du commerce et des échanges. Plus particulièrement, les marchandes des rues font aisément la publicité des nouveautés que proposent les répondantes ; c’est pour cela qu’Adissa leur ouvre son magasin plus tardivement. Les consoeurs survivalistes sont également accompagnées de parentes ou d’amies que les répondantes peuvent observer et, in fine, décider de recruter. Toutefois, dans l’analyse de leur quotidien, certaines répondantes peuvent se sentir envahies et remarquer que cela n’arriverait pas à leurs confrères masculins qui, à leur différence, savent imposer des distances sociales.
3.2.3. L’environnement perçu en interaction avec les consoeurs survivalistes
Quelles que soient leurs ambitions, la plupart des répondantes conçoivent leur activité comme un bon compromis pour générer un revenu régulier et gérer les affaires de la famille. En ceci, elles s’identifient aisément à leurs consoeurs. Kapouri note : « Quand j’ai attendu mon premier enfant, c’est une marchande des rues qui est venue m’aider par intermittence. Je l’ai vu s’organiser avec ses enfants pour venir travailler avec et poursuivre sa vente de soupe dans la rue. Ça été une bonne leçon de flexibilité. » Les répondantes demeurent comptables de leur temps et de l’énergie, voire de l’argent que cette flexibilité requiert. Assia remarque : « L’amour et le soin des autres, ça fait partie de mes affaires. C’est du travail en plus ; je ne le regrette pas, mais ça allonge bien les journées ! » Aline reconnaît que les interactions avec les survivalistes constituent un investissement relationnel qui a de la valeur, car ses consoeurs se font l’écho des rumeurs et peuvent faire et défaire des réputations. Cependant, plusieurs barrières existent entre ces deux populations. Baoubana pointe qu’elles ne s’appuient pas sur les mêmes réseaux, mais qu’elles peuvent s’entraider grâce à leurs relations respectives. Toutefois, par prudence ou par délicatesse, elle veille à ne pas mentionner devant elles ses appuis en haut lieu. Kawala semble moins convaincue de tout le temps qu’elle consacre à ce type de relation et Maimouna est consciente d’aller dans un autre monde lorsqu’elle va au marché : « Au marché, j’y vais souvent, mais je n’ai pas la même tenue. Il ne faut pas faire envie. Elles ne comprendraient pas. » En écho à ces jugements relativement dépréciatifs, la parentèle masculine des répondantes ne goûte pas toujours leur proximité avec les entrepreneures survivalistes. Dia, par exemple, remarque que son mari ne comprend pas pourquoi elle les conserve dans son cercle rapproché. Pour éviter tout conflit, elle applique une relative loi du silence sur ses fréquentations avec les femmes du marché.
4. Discussion
Les résultats peuvent être discutés à la lumière de deux axes contributifs, à savoir l’analyse des phénomènes genrés de subordination et d’insubordination que les entrepreneures burkinabè déploient pour développer et pérenniser leur entreprise. Nous verrons comment les répondantes de cette étude entrent dans des dynamiques spécifiques de subordination et d’insubordination, sachant que ce dernier point n’a pas été traité par la littérature.
4.1. La forte présence d’une dynamique de subordination
Le phénomène de subordination présente deux formes majeures d’expression, à savoir le respect des normes de genre et l’expérience des discriminations.
4.1.1. Respect des normes plus ou moins traditionnelles de genre
La sphère entrepreneuriale que les répondantes ont créée ne permet pas seulement de concilier vie professionnelle et familiale (D’Andria et Gabarret, 2017), mais surtout d’assumer des responsabilités traditionnelles claniques très étendues. Une partie des répondantes n’y voit pas vraiment une subordination. Kalirmon note : « Avec mon entreprise, je peux être utile à beaucoup de gens autour de moi. » Sur un ton plus aigre, Awa note : « Pour moi, même au travail, je dois être disponible pour toute la misère du monde. » Toutefois, elles reconnaissent aussi tirer des avantages de cette responsabilité clanique, tant pour obtenir des informations importantes pour le développement de l’entreprise que pour identifier de futurs salariés. Ce phénomène de responsabilité clanique est évoqué à propos des survivalistes par Langevang et ses collègues (2015), Pogesi et ses collègues (2016), ainsi que Panda (2018). Pour compléter leur analyse, nous observons, toutefois, que l’existence d’une structure formelle permet presque de formaliser la responsabilité clanique. Kounougpouni, par exemple, reconnaît détenir un vrai budget en faveur de la parentèle.
Une partie de l’échantillon rappelle que le salariat n’était pas une option viable pour elles, mais aucune répondante ne présente son engagement dans l’entrepreneuriat formel comme subi (Sakola Djika, 2021). Le problème de la formalisation n’est pas évoqué, même par les trois répondantes (Ariane, Assia et Nma Kadi) qui ont fait en sorte de formaliser complètement leur activité quelques années après l’avoir créée. Le recul que donne l’expérience ou bien la satisfaction liée à une forme d’accomplissement ont permis, peut-être, à ces femmes de dépasser des débuts ou des transitions difficiles. Ngoasong et Kimbu (2019) notent que les entrepreneures camerounaises qu’ils étudient se félicitent en majorité d’avoir quitté l’entrepreneuriat informel. Point nouveau dans la grille d’analyse fournie par la littérature, la subordination s’exprime enfin pour toutes à travers le rôle important joué par les hommes de leur entourage, qui aident et conseillent, certes, mais aussi contrôlent, et vis-à-vis desquels, quels qu’ils soient, elles doivent montrer déférence et circonspection. Beaucoup de répondantes expriment leur reconnaissance à des pères, des maris et des frères pour leur soutien. Toutefois, certaines entrepreneures avouent se trouver vraiment dans une situation de soumission lorsqu’elles reçoivent encore aujourd’hui différents types de conseils, et ce, peut-être, alors qu’elles ont acquis beaucoup d’expérience.
4.1.2. Les discriminations
Toutes les répondantes évoquent avoir connu différentes formes de discrimination, qu’il s’agisse de moqueries ou d’exclusion quant à l’accès à des ressources cruciales. Concernant la nécessité de garder confiance, quelles que soient les réactions des homologues masculins, Mimiribam note : « Quand tu arrives dans les affaires, les hommes rigolent. Quand tu tiens bon, ils sont étonnés. » Abouga note la loi du silence que les hommes font régner, surtout lorsqu’ils ne sont pas de la parentèle, pour ne pas fournir des renseignements sur les subventions. Babri note que les fournisseurs masculins montent les prix lorsque c’est une femme qui achète. Enfin, certaines répondantes rappellent le mauvais accueil des banquiers et leur réticence à emprunter hors de la famille. Plus concrètement, Ariane, qui ne semble pas avoir de soutien familial masculin, trouve la parade à ce déficit de crédit en appliquant une règle de gestion très pragmatique : « Il n’y a pas de secret. Pas de dette, pas de dette. J’équilibre mes dépenses et je suis les ventes. » Toutefois, elle avoue aussi qu’elle manque de fonds pour développer de nouvelles activités.
Les épreuves liées à différentes figures de la subordination laissent des traces dans le discours des répondantes sous la forme de l’expression de l’inquiétude ou de l’incertitude, comme l’a mis en évidence Redien-Collot (2009) à propos des entrepreneures immigrées des banlieues. Toutefois, l’expression des traumatismes semble moins forte que celle adoptée par les leaders entrepreneuriales étudiées par Patterson et ses collègues (2012). Véronique, pour qui l’expérience entrepreneuriale est encore nouvelle puisqu’elle a créé une école maternelle privée en 2015, reconnaît qu’il a été difficile, une fois passée l’étape du lancement, de se fixer de nouvelles perspectives. Ses homologues plus aguerries reconnaissent n’avoir pas su toujours faire les bons choix et surtout avoir connu des moments fortement stressants pour trouver des solutions à des problèmes inattendus. Toutefois, lorsqu’il est question de leur trajectoire entrepreneuriale, mues peut-être par une dynamique de neutralisation, les répondantes mettent davantage l’accent sur ce qu’elles ont su dépasser que sur ce qui leur a fait problème. Leur ton paraît même apaisé pour expliquer, comme Adissa, qu’elle a appris à se faire confiance pour toujours trouver des solutions.
Comme le souligne Martin (2003), la dynamique de subordination s’assortit d’un profond discours critique caractérisé par des commentaires ironiques à propos de l’autorité masculine, des discriminations subies ainsi que des responsabilités claniques. Nous observons deux types de comportements par rapport à cette triple figure de la subordination propre aux entrepreneures burkinabè du secteur formel. On peut distinguer une majorité de répondantes très entourées par le milieu familial et ses représentants masculins et les autres. Dans le premier cas, il existe une forme de transaction qui amène la famille à soutenir les entrepreneures dans leur effort de pérennité, en échange d’un fort engagement auprès du clan. C’est le cas de Kalirmon, Assia, Aline, Awa ou Kounoungpouni, entre autres. Dans le second cas, les répondantes semblent plus indépendantes ou, du moins, taisent leur dépendance, en ne valorisant pas le rôle des hommes dans leur réussite et en mentionnant peu leurs responsabilités claniques. En revanche, toutes ont connu de sévères mises à l’épreuve en termes de discrimination, même lorsqu’elles étaient soutenues par les hommes de leur entourage. On retrouve des traces de ces moments difficiles dans leur discours, mais elles semblent cependant avoir fait naître une forme assez persistante de confiance en elles. Est-ce dû aux mécanismes d’insubordination qui leur ont permis d’incarner un nouveau modèle genré d’entrepreneur dans leur pays ?
4.2. Une dynamique d’insubordination affirmée
L’insubordination se traduit à travers le double phénomène de neutralisation et de logique multiple (Kelan, 2010) qui permet aux femmes d’obtenir certains acquis, mais qui révèle aussi des coûts psychosociaux.
4.2.1. La neutralisation
À travers le phénomène de neutralisation, les femmes adoptent les codes d’un univers masculin pour y affirmer puis confirmer leur place. Vis-à-vis du secteur formel, les répondantes de notre étude ont développé des attitudes de conformité (Kelan, 2010) tout en ayant conscience, comme le montrent certaines de leurs analyses, des mécanismes de subordination et d’exclusion dont elles sont victimes. Cet esprit critique a pu être aiguisé parce qu’elles ont pour la plupart bénéficié d’une solide formation, qui leur permet d’analyser les situations et de trouver des solutions. C’est un enjeu qui peut partiellement expliquer la survie et la vigueur de leur entreprise, comme l’ont évoqué Constantinidis et ses collègues (2017), à propos des Marocaines.
Dans le contexte étudié de l’entrepreneuriat formel, le phénomène de neutralisation se traduit d’abord par un grand respect des pratiques gestionnaires officielles de la part des répondantes. Des dynamiques de subordination sont à l’oeuvre puisque ce sont souvent les hommes qui imposent le respect des bonnes pratiques. À l’intérieur de leur activité, les répondantes semblent performer le genre neutre, c’est-à-dire, dans ce cas précis, adopter les codes masculins, en valorisant leur sens de l’autonomie, en s’appuyant sur la rationalité des chiffres pour guider leurs décisions (Ogbor, 2000). En se fixant une méthode, les répondantes reconnaissent avoir appris à se fixer des priorités stratégiques. À ce discours constructif fait écho un discours critique qui révèle la lucidité des répondantes. Elles semblent convaincues des bienfaits de la formalisation, qui leur apporte éventuellement une forme d’autodiscipline, mais ne procure, apparemment, aucun atout auprès des interlocuteurs masculins, tels que les banquiers.
Outre la relative confiance acquise, les répondantes estiment bénéficier d’une relative légitimité, comme le souligne Baoubana : « C’est pas facile tous les jours, mais on me respecte, on respecte mon avis même dans les cercles où on décide. » Comme l’évoque Kelan (2010), dans le secteur informatique en Occident dans les années quatre-vingt-dix, les entrepreneures burkinabè ont appris à maîtriser les codes, à persister et à occuper une place assez importante pour être écoutées, alors que la parole d’autorité, dans le monde formel des affaires du pays, est encore largement détenue par les hommes. On ne sait cependant si on les écoute parce qu’elles savent bien camoufler le féminin sous des codes masculins ou bien parce qu’on estime qu’elles incarnent un autre point de vue sur la façon de faire des affaires.
Derera et ses collègues (2014) notent qu’en Afrique du Sud les leaders entrepreneuriaux féminins qui cherchent à lever des fonds sont perçues comme trop agressives dans leur façon d’aborder la culture des affaires. On peut supposer que les répondantes burkinabè savent ne pas franchir certaines limites tacites afin d’obtenir l’autorité qu’évoque Baoubana. À travers les remarques ironiques des répondantes analysées plus haut à propos de la déférence à montrer devant les avis masculins, on peut supposer qu’elles sont passées maîtres dans l’art du camouflage genré. De plus, l’entourage familial masculin très présent permet aux entrepreneures burkinabè d’intérioriser les éléments de langage appropriés pour être crédibles en public. Enfin, à la différence des leaders étudiées par Mavin et Grandy (2016) ou par Patterson et ses collègues (2012), la majorité des répondantes ne sont pas isolées. Si elles connaissent de fortes mises à l’épreuve émotionnelles, il est possible qu’elles puissent se confier à leur entourage pour y trouver du réconfort.
4.2.2. Les logiques multiples
À travers la notion de logique multiple, Kelan (2010) voit la possibilité pour les individus de produire de nouveaux modèles genrés. Dans cette étude, nous observons que la logique multiple correspond non pas tant à la production d’un nouveau modèle de leadership au féminin qu’à une dynamique caractérisée par une navigation agile entre deux mondes entrepreneuriaux. Dans leurs propos, les répondantes ne cherchent pas tant à créer un nouveau modèle qu’à tirer parti de deux univers entrepreneuriaux. Cette démarche opportuniste révèle un aspect encore inconnu du contexte entrepreneurial des entrepreneures de cette région du monde (Brière et Tremblay, 2017).
Les entrepreneures burkinabè de notre échantillon reconnaissent devoir la pérennité de leur activité à des rapports continus et approfondis avec leurs consoeurs survivalistes. En effet, elles obtiennent des ressources livrées dans les délais et pour lesquels les détaillants officiels leur appliqueraient des surcoûts. Les marchandes des rues aident également les répondantes à discerner les clients solvables et peuvent même, lorsqu’elles sont conviées dans leurs murs, se faire l’écho des nouveautés qu’elles proposent.
En interagissant avec leurs consoeurs survivalistes, les répondantes apprennent à comprendre leurs forces, en effectuant des comparaisons implicites avec leurs confrères. Elles affirment l’importance qu’elles accordent aux clients, en valorisant, dans la pratique des affaires, le sens de la proximité et de la disponibilité. Parallèlement, les répondantes peuvent se montrer très critiques concernant les valeurs de l’univers féminin survivaliste et considérer qu’elles adoptent des attitudes en claire démarcation avec lui. Dia dénonce l’imprévoyance et la dispersion des survivalistes. Kawala se montre même dédaigneuse en évoquant toutes ses tribulations avec des marchandes de rue : « Alors je me dis : tu perds ton temps avec toutes ces femmes ! Pendant ce temps-là, tu ne rencontres pas ceux qui pourront vraiment t’apporter gros. »
Les répondantes déploient un important discours réflexif qui leur permet de se saisir jusqu’à un certain point des valeurs qui fondent les deux types d’entrepreneuriat au Burkina Faso, pour mieux y circuler et y trouver leur compte. Elles font ainsi le genre différemment, dans le secteur formel, en y persistant et en offrant à leurs consoeurs survivalistes un autre modèle d’entrepreneuriat féminin (Martin, 2003 ; Kelan, 2010).
4.2.3. Les coûts directs et indirects de l’insubordination
La double circulation des entrepreneures burkinabè entre deux univers entrepreneuriaux présente un coût direct, celui de la duplicité et de la culpabilité qu’elle engendre. Plus profondément, cet état de fait les amène à taire leur réussite entrepreneuriale. Ce faisant, elles manquent peut-être de belles occasions d’analyse et de discussion qui leur permettraient de renouveler leurs motivations et leurs perspectives de développement.
Dans les propos des entrepreneures burkinabè du secteur formel, il affleure le sentiment de jouer un double-jeu avec leurs interlocuteurs masculins et féminins et une crainte de ne pas respecter le pacte de sauvegarde de l’ordre social (Kelan, 2010). Elles savent qu’elles fleurtent avec une forme de double illégitimité. Or, si elles ont décidé de créer dans le secteur formel, c’est précisément pour acquérir une légitimité qui a pu faire défaut à un grand nombre de leurs proches (Panda, 2018 ; Etim et Iwu, 2019). De plus, prises entre deux tactiques récurrentes d’évitement, il est possible qu’elles ne trouvent pas l’espace social et imaginaire nécessaire pour exprimer et faire évoluer ce qu’Angel et ses collègues (2018) désignent comme la représentation sociale de leur succès entrepreneurial.
Les propos des répondantes, ainsi que leur souci de gérer aussi rationnellement que possible leurs affaires, montrent qu’elles s’efforcent de se conformer au modèle masculin. Toutefois, elles doivent donner d’autres gages du respect des normes entrepreneuriales masculines, en passant sous silence leurs liens avec l’entrepreneuriat survivaliste, surtout dans les milieux d’affaires officiels. Il s’agit certes d’un atout concurrentiel qu’elles ne veulent pas partager. Elles y ont souvent recours d’une façon réflexe (Martin, 2003) et, comme le mentionne l’une des répondantes, elles ne savent pas s’en expliquer même lorsque leur époux leur en fait reproche. Bien entendu, en cas de critiques, les entrepreneures burkinabè étudiées savent justifier leurs rapports fréquents aux milieux survivalistes en invoquant les devoirs que requière la parentèle ! Inversement, devant leurs collègues survivalistes, elles font modérément état des milieux d’affaires officiels qu’elles fréquentent et se montrent aussi prudentes que possible si elles doivent les mobiliser pour venir en aide à une marchande en difficulté. Cette double forme d’évitement fait écho à ce que Byus (2007) décrit comme une posture de qui-vive ou de guérilla permanente de la jeune entreprise, qui fait valoir tour à tour certains de ses atouts et les disqualifient dans une même journée. Or, la majorité des répondantes ne sont plus des créatrices débutantes, mais des entrepreneures confirmées ! Comme Baoubana, leur duplicité de classe vis-à-vis des survivalistes peut causer, en elles, une forme de culpabilité : « Je ne dis pas tout de ma vie à mes amies du marché. Je ne veux pas les choquer ni leur faire sentir que j’appartiens à un autre monde. »
C’est bien là ce que Mavin et Grandy (2016) décriraient comme une posture ambigüe qui peut perturber la confiance en soi que ces femmes ont pu développer. Toutefois, ces auteures ont seulement mis en évidence un sentiment d’incongruité des femmes vis-à-vis des codes masculins. Elles n’ont pas observé le double sentiment de duplicité que nos répondantes peuvent entretenir à l’égard des deux communautés entre lesquelles elles naviguent. Plus profondément, ce qui peut causer, chez les répondantes, un sentiment de perte de sens, c’est la discrétion qu’elles doivent montrer concernant leurs différents succès. Lorsqu’ils créent et développent leur entreprise, précisément pour soutenir cet effort, les entrepreneurs produisent une représentation psychosociale de leur succès (Angel, Jenkins et Stephens, 2018). Or, dans le cas des entrepreneures burkinabè du secteur formel, la formulation de ce succès semble fréquemment inhibée. Elles ne doivent pas trop en faire état auprès de leurs interlocuteurs masculins et, comme le mentionne une répondante, il est même recommandé de faire profil bas pour obtenir les ressources escomptées. Inversement, elles doivent aussi se montrer très modestes auprès de leurs consoeurs survivalistes, même si elles peuvent se trouver en position de les protéger. On peut prendre ombrage de leur fierté de femmes affranchies. C’est ainsi un biais qui les amène à ne pas explorer tous les aspects de ce qu’elles pourraient considérer comme les sources ou les finalités de leur réussite.
Conclusion
Pour compenser un déficit de la littérature entrepreneuriale dans l’étude de la zone subsaharienne, cet article vise à mieux comprendre comment les entrepreneures burkinabè naviguent entre normes masculines et féminines.
Notre étude propose trois contributions théoriques. La première clarifie les mécanismes de subordination perçus par des entrepreneures aguerries de l’Afrique subsaharienne et plus particulièrement du Burkina Faso. En effet, la plupart des études menées à ce sujet ont ciblé les créatrices. Il était important d’examiner ce qui, au fil de l’aventure entrepreneuriale, pouvait encore constituer un poids et ce qui pouvait avoir été relativement dépassé par ces femmes. Dans leurs propos, trois motifs de subordination à la société patriarcale se détachent, à savoir la responsabilité clanique, les expériences d’exclusion et de discrimination ainsi que la soumission aux avis masculins. Le caractère formel de leur entreprise a aussi formalisé leur responsabilité clanique, assortie de devoirs, de temps consacrés à la gestion des problèmes d’une parentèle très étendue et même d’un budget pour y pourvoir. Toutefois, elles obtiennent de nombreuses contreparties de cet état de fait. Les expériences d’exclusion, en tant que femmes d’affaires au sein du monde des affaires, si elles sont toujours monnaie courante, sont perçues comme moins cuisantes qu’au début du parcours entrepreneurial. Enfin, la tutelle masculine s’affirme à travers le soutien financier et les conseils des hommes de l’entourage proche, mais aussi à travers des rapports d’obéissance encore bien marqués, même pour les répondantes les plus expérimentées.
Notre deuxième contribution concerne les mécanismes d’insubordination qui guident les entrepreneures burkinabè. C’est un sujet qui n’est abordé qu’indirectement dans la littérature sur les entrepreneures aguerries et sur les créatrices de la région considérée. Nos résultats montrent que les entrepreneures de cet échantillon sont parvenues à pérenniser leur activité en essayant de tirer le meilleur parti de l’univers entrepreneurial masculin bien établi et de l’univers entrepreneurial féminin survivaliste. Les répondantes considèrent que leurs consoeurs survivalistes jouent un rôle important dans le développement de leurs entreprises. Les survivalistes constituent, non seulement des adjuvants précieux pour garantir le fonctionnement de l’entreprise, mais aussi des référents importants qui permettent aux répondantes de mieux comprendre leur démarche, tout en affirmant leur singularité.
Nous avons également mis en évidence combien les répondantes opèrent une navigation fluide entre l’univers entrepreneurial formel et informel grâce à un travail approfondi des normes masculines du secteur formel et des normes féminines survivalistes. Elles visent la neutralité genrée dans leur rôle de chef d’entreprise dans un domaine d’activité très masculin, tout en se montrant lucides et vigilantes concernant les mécanismes genrés de subordination et d’exclusion dont elles sont l’objet. Parallèlement, elles créent de profondes relations de solidarité avec les survivalistes, tout en identifiant les différences et les frontières qui existent entre les deux mondes.
La troisième contribution théorique concerne les coûts directs, mais surtout indirects que la dynamique d’insubordination peut générer. Les analyses développées jusque-là étaient focalisées sur l’incongruité des entrepreneures vis-à-vis du seul référent masculin (Patterson, Marvin et Turner, 2012). Les entrepreneures étudiées éprouvent un double sentiment de duplicité vis-à-vis des deux communautés. Le double jeu qu’elles mènent peut inhiber de nombreux échanges qui leur permettraient de donner plus de sens à ce qu’elles ont entrepris.
Concernant les implications managériales en entrepreneuriat, nous identifions plusieurs pistes pour permettre aux entrepreneures étudiées de dépasser cette posture de double déstabilisation. Du point de vue culturel et économique, nous recommandons l’émergence de formations permettant l’articulation entre la stratégie d’entreprise guidée par le profit et les valeurs survivalistes de proximité, de disponibilité et de gratitude que revendiquent les répondantes de notre étude. Peut-être ces valeurs peuvent-elles être réintégrées dans une démarche RSE, ce qui permettrait plus de compréhension, voire de mobilisation, des parties prenantes familiales et publiques en faveur de l’action de toutes les entrepreneures. Concernant la gestion politique de l’entrepreneuriat des femmes, nous plaidons pour la valorisation du continuum, qui peut relier les femmes de l’entrepreneuriat informel à l’entrepreneuriat formel. Il nous semblerait même utile de formaliser certaines interactions entre ces deux populations afin de mieux les accompagner et surtout de faire progresser l’agenda des réformes en leur faveur. C’est un enjeu de communication politique, mais cela suppose aussi l’émergence de coformations et de clubs mixtes qui assument certaines ruptures entre les deux mondes entrepreneuriaux tout en cherchant à les faire dialoguer et même opérer des transferts de pratiques. En nous inspirant de l’article de Brière, Auclair et Tremblay (2017), en termes de formation ou d’accompagnement, nous recommandons que les créatrices soient préparées à faire face aux dilemmes genrés qui les attendent pour mieux les déminer. Concernant les entrepreneures, il serait important de les aider à valoriser leurs efforts de formalisation auprès des parties prenantes financières, d’arbitrer certains aspects de leur leadership et enfin de clarifier leurs options stratégiques.
Malgré les nombreux apports théoriques et managériaux, notre étude présente des limites. Nous avons travaillé sur un échantillon restreint bien qu’assez diversifié géographiquement dans le même pays. Nous ne pourrons donc pas généraliser nos résultats sur toute la région d’Afrique subsaharienne. Aussi, nous n’avons pas pu faire réagir à froid les répondantes sur certains de leurs commentaires critiques, ce qui aurait pu permettre de mieux corréler un certain état d’insatisfaction avec leur difficulté à se projeter stratégiquement.
D’un autre côté, dans le contexte de défis économiques, politiques et sociaux, voire de crises que connaît cette région du monde, pour que l’entrepreneuriat des femmes soit source de bénéfices pour tous, il semble important de ne pas limiter les études portant sur cette population à la seule mise en évidence des bienfaits ou des méfaits de leur entrée ou leur transfert dans le secteur formel. Ainsi, nous préconisons l’utilisation de notre modèle doublement comparatif à d’autres zones de l’Afrique subsaharienne pour confirmer et/ou nuancer certains de nos résultats. De plus, il faut prendre en compte que les répondantes que nous avons étudiées constituent une troisième communauté que l’on peut qualifier de communauté hybride ou communauté de transition, dont il faudrait également examiner les interactions avec les professions indépendantes, ainsi qu’avec les développeuses de start-up. Enfin, les réseaux entrepreneuriaux féminins évoqués par certaines de nos répondantes méritent un examen attentif.
Parties annexes
Notes biographiques
Renaud Redien-Collot est directeur du laboratoire de recherche de l’ISC Paris. Ses domaines de recherche sont l’entrepreneuriat des femmes, les écosystèmes de l’innovation et l’innovation participative. Il est expert auprès de la Commisasion européenne dans le domaine de l’innovation et du genre.
Laurice Alexandre est professeure des universités habilitée à diriger les recherches à l’Université Paris Cité. Elle dirige le master entrepreneuriat et est membre du bureau et chargée des adhésions de l’Académie d’entrepreneuriat et d’innovation. Elle est coresponsable du groupe thématique entreprendre dans les pays émergents au sein de l’AEI. Ses thèmes de recherche sont l’innovation, l’entrepreneuriat des femmes notamment dans les pays en développement, et l’entrepreneuriat international.
Lirassê Akouwerabou est agrégé des universités en sciences de gestion, enseignant en comptabilité, management et entrepreneuriat à l’Université Thomas Sankara à Ouagadougou. Ses travaux de recherche se situent dans le champ de l’entrepreneuriat féminin.
Notes
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[1]
En France, l’arrêté français du 4 novembre 1993 ne reconnaît que les formes burkinabè (invariable) et burkinais.
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[2]
Il s’agit des pays à faible niveau de développement économique. Ces pays ont généralement un secteur agricole très étendu. Cette configuration change au fur et à mesure que l’industrie se développe, souvent autour de l’extraction des ressources naturelles.
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[3]
Selon elle, toute tentative de compréhension de l’institution du genre à travers la pratique constitue une reconstitution ex post qui peut tout au plus en examiner les conséquences dans le quotidien des individus.
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