Corps de l’article

Introduction

Le recrutement de salariés est devenu plus difficile ces dernières années en Occident parce que les entreprises ont besoin de renouveler leurs compétences, mais les candidats sont moins fidèles à leurs employeurs (Maclouf et Belvaux, 2015 ; Delaye, 2013). L’explosion du secteur tertiaire et la présence sur le marché du travail de la génération Y considérée comme plus volatile (Audet, 2004) rend compliqué la situation. En réponse, praticiens et chercheurs se sont intéressés au concept de « marque employeur », dont un des leviers clés est la compréhension des décisions de choix d’entreprise des candidats à l’embauche. L’objectif sous-jacent est de développer la compétitivité de l’entreprise en attirant les bons profils et en ne retenant que les meilleurs salariés.

Nonobstant la pertinence de ce concept, il demeure peu applicable pour les très petites entreprises (TPE) artisanales ou atelier d’apprentissage en Afrique subsaharienne, surtout celles, dont les ressources humaines ne sont constituées que d’apprentis, un personnel non rémunéré, dont les caractéristiques sont à cheval entre celles d’un élève et celles d’un salarié. La question des déterminants du choix d’atelier de ce personnel n’a été que peu abordée dans la littérature. La méconnaissance des déterminants réels du choix des aspirants apprentis qui en découle fait courir aux TPE artisanales le risque de ne plus renouveler une partie de leur personnel. Des réactions en chaîne sont alors prévisibles : chute de la production, perte de clients, diminution du rendement et baisse de performance.

Au regard de ces conséquences destructrices et vu l’importance des ressources humaines (Barney, 1991) pour les TPE artisanales, la question principale à laquelle nous nous intéressons dans cet article est : quelle est l’influence du profil identitaire de l’aspirant apprenti sur son choix d’atelier d’apprentissage ? Nous voulons, à travers cette question, dépasser la seule identification des déterminants du choix d’atelier et voir en quoi les aspects psychosociologiques influencent ces déterminants. La finalité étant d’aider les TPE artisanales à prendre en compte les aspects psychosociologiques pour des recrutements plus réussis.

Si ce besoin de réponses sur ce que sont les critères de choix des candidats à l’embauche et la nécessité d’aller au-delà des critères rationnels de choix est une question de grande actualité pour la recherche en gestion, à cause des critiques (Backhaus 2004 ; Maclouf et Belvaux, 2015), il revêt un caractère encore plus important dans les TPE artisanales en Afrique subsaharienne pour deux raisons principales. Tout d’abord, la majorité des TPE artisanales de cette région n’ont pour seules ressources humaines que des apprentis non rémunérés. Le fait que la littérature en sciences de gestion n’aborde les questions de choix d’organisations que pour des employés salariés et apprentis salariés impose de s’intéresser aux spécificités des apprentis non rémunérés et d’aider les TPE artisanales à comprendre les raisons du choix d’atelier de ces ressources humaines qui constituent leur principal personnel.

Ensuite, l’Afrique de l’Ouest connaît depuis quelques années des changements qui affectent la durée passée par l’apprenti auprès de son patron. En effet, outre l’élévation du niveau de scolarisation et la relative désaffection des jeunes pour l’apprentissage des métiers, on note l’instauration par divers États d’un examen national, sanctionné par l’obtention d’un diplôme (certificat de fin d’apprentissage [CFA] introduit en 2008 au Togo et certificat de qualification aux métiers [CQM] introduit en 2009 au Bénin), en lieu et place de la « libération » donnée autrefois par chaque dirigeant de TPE artisanale. Cet « interventionnisme » de l’État fait qu’un apprenti admis aux examens nationaux peut quitter son patron sans attendre sa « libération » et s’installer à son propre compte. Ainsi, non seulement les dirigeants de TPE artisanales ont des difficultés à recruter des apprentis, mais les perdent aussi beaucoup plus vite qu’avant. Dans un tel contexte, identifier les déterminants du choix d’atelier d’apprentissage par les aspirants apprentis est capital pour la réussite des TPE artisanales.

Par ailleurs, il est reconnu qu’en Afrique la société (famille, communauté) exerce une influence importante sur les décisions des acteurs (Calvès et Marcoux, 2007 ; Codjo, 2018). Ceci est vraisemblablement plus vrai dans le cas des aspirants apprentis qui sont la plupart du temps des jeunes à faible capital scolaire considérés comme des individus n’ayant pas pris, dans le passé, de bonnes décisions en rapport avec leur scolarité. La littérature ayant démontré qu’il existe plusieurs catégories de jeunes à faible capital scolaire (Dufour et Perreti, 2008), le fait que leurs décisions ne soient pas identiques, mais tiennent à la fois compte de leurs aspirations et de celles de leurs familles ou communauté, est potentiellement fort. Pourtant, très peu de recherches font ressortir l’incidence de l’interaction entre les libertés individuelles et les contraintes objectives sur les choix d’ateliers d’aspirants apprentis en Afrique. Les travaux disponibles sont divisés sur les déterminants et les acteurs influençant les choix d’ateliers d’apprentissage.

Certains travaux soutiennent que les choix d’ateliers se font par vocation (Viti, 2013). D’autres affirment que l’influence de la communauté est forte (Fall, 1984 ; Tidjani, 2006). D’autres encore soutiennent que les individus en Afrique sont métis à cause d’un double héritage culturel (Tidjani et Kamdem, 2010 ; Nkakleu, 2016). Aucun rapprochement n’est véritablement fait entre le profil identitaire des aspirants apprentis et leurs choix d’ateliers. Cet article qui prend en compte l’incidence du profil identitaire sur les choix d’ateliers d’apprentissage a pour objet d’aider les TPE artisanales à disposer d’apprentis pour la réalisation de leurs activités étant donné la place importante que ces dernières occupent dans l’économie africaine (Sédo, 2018a ; Codjo, 2018). Au Togo par exemple, les TPE artisanales emploient plus d’un million de personnes pour une population active de 3 533 538 individus en 2017. En outre, en moyenne 20 000 nouveaux diplômés sont formés chaque année par ce secteur[1]. Les développements qui suivent présentent d’abord une adaptation des concepts de marque employeur et de déterminants de choix scolaires aux choix d’ateliers d’apprentissage ainsi que leurs relations avec les profils identitaires de Bajoit (2003). Suivent successivement l’approche méthodologique, les résultats, la discussion et la conclusion.

1. Le choix de l’atelier d’apprentissage : cadre d’analyse

Dans cette première partie, l’objectif est de présenter le cadre d’analyse qui a été utilisé pour recueillir et analyser l’information empirique. Pour ce faire, nous avons d’abord montré la spécificité des apprentis qui ont des caractéristiques proches de celles d’un salarié et de celles d’un élève (1.1.). Dès lors que cette spécificité est démontrée, il fallait préciser ce qui pousse l’apprenti à agir dans le choix d’un atelier. C’est ainsi que nous nous sommes intéressés aux travaux portant sur la marque employeur et ceux portant sur les choix scolaires, que nous avons adaptés aux choix d’ateliers (1.2.).

Cependant, ces travaux ne faisant pas ressortir les interactions entre la liberté individuelle et les contraintes objectives qui encadrent le choix de l’aspirant apprenti, nous avons en outre mobilisé le concept de profil identitaire de Bajoit (1997), qui permet de comprendre comment l’individu intègre ses propres besoins et ceux des autres à son égard dans ses choix (1.3.). La mobilisation des trois catégories d’écrits, ainsi relevées, vise la formulation de propositions théoriques, à valider empiriquement, permettant de relier les profils identitaires aux différentes dimensions du choix d’atelier.

1.1. Le choix de l’atelier d’apprentissage par les aspirants apprentis, spécificités et enjeu pour la recherche

En dépit d’un nombre important de contributions (Hernandez, 1997 ; Tidjani, 2006 ; Diouf, Kane, Mbodji et Sarr, 2010 ; Sédo, 2018a), la recherche sur les apprentis n’a, à ce jour, pas abouti à une définition unique de ce qu’est un apprenti. Il existe une multitude de définitions qui diffèrent en fonction des régions. En France par exemple, les apprentis sont des salariés en formation avec un contrat de travail à durée déterminée (Alves, Gosse et Sprimont, 2010). En Afrique subsaharienne, l’apprenti est un jeune à faible capital scolaire, non rémunéré, qui apporte sa force de travail en contrepartie d’une formation progressive sur le tas (Diouf et al., 2010 ; Viti, 2013). Ce sont les déterminants du choix du lieu d’apprentissage de ce second type d’apprenti qui font défaut dans la littérature.

Bien que le concept de recrutement ait été souvent abordé dans la littérature (Maclouf et Belvaux, 2015), les recherches sur les déterminants du choix des ateliers d’apprentissage par les aspirants apprentis sont presque inexistantes. Les travaux sur les déterminants du choix d’organisations par les ressources humaines se sont très tôt focalisés sur le concept de marque employeur. Or ce concept, aussi intéressant qu’il soit, est peu englobant. La marque employeur est définie comme l’ensemble des bénéfices potentiels, fonctionnels, économiques et psychologiques, associés à un employeur spécifique (Ambler et Barrow, 1996).

Les apprentis n’étant pas des employés, certains déterminants importants de la marque employeur, comme la rémunération et la carrière (Soulez et Guillot-Soulez, 2011), ne fondent pas leurs choix d’ateliers d’apprentissage. Bien qu’il soit possible que l’apprenti perçoive des gratifications, il n’est pas rémunéré (Diouf et al., 2010). En outre, on n’attend pas de lui qu’il fasse carrière au sein de la TPE artisanale qui le forme, moyennant souvent une rétribution. Sa durée de présence dans l’entreprise qui correspond à sa durée de formation est souvent de trois ans (Anokye et Afrane, 2014 ; Sédo, 2018a). Une autre spécificité de l’apprenti par rapport au salarié concerne la possibilité de faire des erreurs. En apprentissage, les erreurs sont beaucoup plus tolérées que lorsque l’on est salarié.

Vu sous cet angle, on aurait pensé qu’un apprenti n’est pas si différent d’un élève, et qu’il suffirait de mobiliser les déterminants des choix scolaires (Blanchard et Cayouette-Remblière, 2011) pour comprendre le choix des ateliers d’apprentissage par les aspirants apprentis. Toutefois, la situation de l’apprenti ne se résume pas à celui d’un élève pour au moins quatre raisons. D’abord, le recrutement de l’apprenti inclut une période d’essai souvent de trois mois (Anokye et Afrane, 2014 ; Sédo, 2018a), ce qui n’est pas le cas des élèves. Cette période donne la possibilité à l’apprenti de connaître certaines conditions d’atelier avant son choix. Ensuite, en apprentissage, les apprentis font l’objet d’une délégation de pouvoir et de formation, ce qui n’est pas le cas des élèves. En outre, les apprentis ne sont pas qu’en formation. Ils exécutent la plupart des activités attendues d’un employé (Tidjani, 2006 ; Viti, 2013). Enfin, la fin de la formation d’un apprenti est souvent accompagnée d’essaimage (Sédo, 2018a). Le patron aide son apprenti diplômé à s’installer et l’accompagne en début de carrière. Ceci n’est pas observé chez les élèves en fin de formation.

Ainsi, comme on peut aisément le constater, l’apprenti en Afrique subsaharienne est différent de celui du contexte européen et nord-américain sur lequel on retrouve une littérature en sciences de gestion. La prise en compte de cette différence évite d’assimiler le choix d’atelier par l’aspirant apprenti à celui d’un salarié et par conséquent permet de ne pas mobiliser uniquement le concept de marque employeur dans la compréhension de ce choix. Cette spécificité doit amener à faire d’autres recherches en gestion sur le choix d’atelier par les aspirants apprentis afin de prendre en compte cette hybridation, sans ignorer l’influence de la famille étant donné le jeune âge et le faible capital scolaire de l’apprenti.

1.2. Les travaux de la marque employeur et les déterminants des choix scolaires : une adaptation aux choix des aspirants apprentis de TPE artisanales

En l’absence de travaux sur les dimensions des choix des ateliers d’apprentissage, nous allons, suivant Paradas (2011), adapter les recherches relatives à la marque employeur et celles portant sur les déterminants des choix scolaires aux aspirants apprentis. Ce choix se justifie par le fait que les apprentis ont un profil proche de celui des salariés et des élèves.

1.2.1. La marque employeur adaptée aux aspirants apprentis

Les travaux sur la marque employeur permettent d’identifier plusieurs dimensions du choix d’une organisation par un employé (Berthon, Ewing et Hah, 2005 ; Kapoor, 2010 ; Soulez et Guillot-Soulez, 2011 ; Pelissier, 2018). Compte tenu du nombre important de ces attributs, nous allons retenir six dimensions qui nous paraissent les plus souvent mobilisées par les chercheurs sous des appellations différentes, que nous allons adapter aux TPE artisanales.

La première dimension est l’intérêt du travail. Selon cette dimension, une entreprise devient un employeur de choix lorsqu’elle recourt à la créativité de ses salariés et leur fait exécuter des tâches intéressantes (Soulez et Guillot-Soulez, 2011). Les travaux de Sédo (2018a) laissent penser que cette dimension peut être retenue pour analyser le choix d’atelier des aspirants apprentis. Les résultats des travaux de cet auteur portent sur les apprenties en couture et montrent que le recrutement de ces dernières inclut une période d’essai qui peut leur permettre d’apprécier l’intérêt du travail dans l’atelier. Ces résultats montrent également que les apprenties aiment des environnements moins conflictuels et apprécient qu’on demande leurs opinions. Ces travaux s’opposent à ceux de Viti (2013) pour qui c’est la vocation et non l’attractivité de l’environnement qui guide les choix d’ateliers d’apprentissage. Les travaux de Sédo (2018a) contrastent également avec ceux de Fall (1984) pour qui on ne choisit pas son métier.

L’aspect relationnel constitue une autre dimension de la marque employeur. Lorsqu’il y a un esprit d’équipe dans une entreprise, elle est préférée par les candidats à l’embauche (Berthon, Ewing et Hah, 2005 ; Kapoor, 2010). Les connaissances disponibles sur le secteur informel africain montrent que le relationnel y tient une place importante et donc peut influencer la décision du choix d’atelier par un aspirant apprenti. Les apprentis recrutés sont souvent les enfants des connaissances, des voisins et des parents de l’artisan (Fall, 1984 ; Tidjani, 2006 ; Sédo, 2018a). Cependant, Viti (2013) relativise cette réalité. Ses travaux montrent dans les villes ouest-africaines une préférence pour l’apprentissage en dehors des liens familiaux.

Les avantages économiques sont également, selon la littérature, une dimension importante du choix des entreprises par les salariés. Ils englobent le système de rémunération, la sécurité de l’emploi et les promotions (Berthon, Ewing et Hah, 2005 ; Kapoor, 2010 ; Soulez et Guillot-Soulez, 2011). Les observateurs des ateliers d’apprentissage en Afrique subsaharienne constatent que les dirigeants ne rémunèrent pas leurs apprentis, mais leur donnent exceptionnellement des aides financières ou matérielles (Tidjani, 2006 ; Diouf et al., 2010). Les aides peuvent également concerner l’annulation, la réduction ou le report du règlement des frais de formation (Anokye et Afrane, 2014 ; Sédo, 2018a).

La quatrième dimension souvent citée dans les études sur la marque employeur est le développement personnel. On regroupe souvent sous cette dimension la possibilité d’avoir une carrière enrichissante et évolutive (Soulez et Guillot-Soulez, 2011). La carrière organisationnelle est dépourvue de sens pour les aspirants apprentis. Ce qui les intéresse n’est pas le fait de passer leurs vies professionnelles dans l’entreprise (auquel cas ils n’auraient pas assez d’autonomie), mais leur libération rapide par le patron (dès qu’ils réussissent aux examens nationaux de fin d’apprentissage) et la diversité des compétences acquises (Sédo, 2018a).

La cinquième dimension de la marque employeur est relative à la transmission des savoirs. Elle concerne principalement l’opportunité d’appliquer et de transmettre ce que le collaborateur sait (Berthon, Ewing et Hah, 2005). Les travaux sur les ateliers d’apprentissage laissent penser que cette dimension en soi n’est pas pertinente dans le choix d’atelier par l’aspirant apprenti. Cependant, c’est la condition qui la rend possible, notamment la présence régulière dans l’atelier d’apprentis en formation, qui peut influencer les choix d’aspirants apprentis. Selon Sédo (2018a), les aspirants apprentis font une période d’essai avant de s’engager. Ils ont, en conséquence, la possibilité de vérifier si l’atelier où ils sont en essai a plusieurs apprentis. Le désir de ne pas s’y retrouver seul avec le patron (désir d’appartenance, de partager avec d’autres apprentis) peut faire que le nombre d’apprentis d’un atelier soit un critère déterminant de choix.

La dernière dimension récurrente de la marque employeur est la réputation. Il s’agit d’une représentation perceptuelle de l’attrait de l’entreprise, de la qualité de ses produits et services par rapport à ses principaux rivaux (Charbonnier-Voirin et Vignolles, 2015). La prise en compte de cette dimension dans un atelier peut faire attirer des aspirants apprentis. En effet, vivant à proximité des ateliers (Tidjani, 2006), les aspirants apprentis, leurs parents ou tuteurs consomment souvent les produits des ateliers d’apprentissage, ce qui leur permet de se faire une idée de la qualité des produits de ces structures. Qui plus est, ils peuvent se renseigner sur les dirigeants auprès de leurs apprentis. Ce qui les aidera à se faire une idée de la réputation des ateliers d’apprentissage.

La marque employeur, dont les dimensions ont été décrites, fait l’objet de nombreuses critiques. Une des critiques importantes qui lui est adressée concerne son opérationnalisation qui conduit souvent à une standardisation des critères d’évaluation et à un mimétisme institutionnel. Il est alors conseillé de ne plus se limiter aux grilles d’attributs, mais de prendre en compte les comportements individuels afin d’ouvrir de nouvelles perspectives managériales (Backhaus, 2004 ; Maclouf et Belvaux, 2015). Une autre limite concerne l’information, dont dispose le candidat au moment du choix. Selon Lievens (2007), l’individu dispose de peu de connaissances sur l’entreprise au moment du choix. Ainsi, pour évaluer chaque attribut de la marque employeur, il doit extrapoler à partir du peu d’informations en sa possession, ce qui conduit à une dépendance entre les attributs (effets de halo). D’où la nécessité d’y associer d’autres méthodes pour mieux cerner les choix d’ateliers.

1.2.2. Les déterminants des choix scolaires adaptés aux aspirants apprentis

Pour prendre en compte la situation d’apprenant de l’aspirant apprenti et l’incidence de la famille sur son choix, nous nous intéressons dans cette partie aux travaux sur les choix scolaires. Cette littérature montre qu’aux questionnements plus anciens sur l’orientation, le choix de la filière ou des options (Duru-Bellat, Jarousse et Mingat, 1993) s’est récemment ajoutée une production de plus en plus vaste sur le choix de l’établissement (Oberti, 2007 ; Van Zanten, 2009). Ramené à la condition de l’aspirant apprenti, son choix portera simultanément sur le métier, ces différentes ramifications et le patron d’atelier.

Pour Blanchard et Cayouette-Remblière (2011), la littérature portant sur les choix scolaires depuis les années soixante-dix peut être simplifiée par les travaux de Pierre Bourdieu et de Raymond Boudon. Selon Bourdieu et ses collaborateurs (Bourdieu, Boltanski et Saint-Martin, 1973 ; Bourdieu, 1974), c’est le groupe social, par l’intermédiaire de processus de conformation de leur habitus, qui informe et structure les comportements et les décisions des individus. Ainsi, en matière de choix scolaires, les individus peuvent poursuivre une stratégie sans qu’elle soit nécessairement consciente : en d’autres termes, l’habitus permet d’attribuer un sens objectif et une orientation stratégique à des choix, qui ne sont pas forcément objectifs ni dépourvus de subjectivité.

Cette prise en compte de l’environnement macrosocial ou des valeurs communautaires est adaptée lorsqu’on s’intéresse aux choix des ateliers par les aspirants apprentis. Anokye et Afrane (2014), ainsi que Sédo (2018a) signalent que les valeurs ethniques sont quelques fois mobilisées dans les rapports patrons-apprentis. Codjo (2018) montre qu’au Bénin, le recrutement d’apprentis est intracommunautaire à cause des pressions sociales fortes que subit le dirigeant d’atelier. Toutefois, si la prise en compte des valeurs communautaires est à privilégier, Nkakleu (2016) fait remarquer que l’Afrique est l’objet d’une dualité culturelle (culture occidentale imposée par la colonisation et culture traditionnelle africaine). Cette dualité est source d’hybridation des comportements (Nkakleu, 2016).

Contrairement aux travaux de Bourdieu (1974), ceux de Boudon (1973) montrent que ce ne sont plus les groupes au niveau macrosocial qui sont déterminants dans les choix scolaires, mais les familles en tant que systèmes de solidarité. La décision de choisir ou non une structure de formation se prend au niveau de la famille, parce que c’est à elle que se pose le problème du coût économique et social de la poursuite de la scolarité. Bien entendu, les décisions sont aussi influencées par la plus ou moins grande réussite scolaire de l’élève (Blanchard et Cayouette-Remblière, 2011) qui détermine le risque de poursuite d’études. De même, la diversité des connaissances dispensées ainsi que la réputation impactent les choix scolaires. Les travaux sur les ateliers d’apprentissage laissent penser que la prise en compte de la famille est appropriée lorsqu’on s’intéresse aux choix d’ateliers par les aspirants apprentis. Que ce soit les travaux de Fall (1984) ou de Tidjani (2006) au Sénégal, d’Anokye et d’Afrane (2014) au Ghana, de Sédo (2018a) au Togo ou encore de Codjo (2018) au Bénin, tous reconnaissent le rôle important que tient la famille tout au long de la formation des apprentis.

Plusieurs critiques ont été adressées aux travaux de Bourdieu (1974) et Boudon (1973). Il leur est reproché la non-prise en compte des variables contextuelles (Blanchard et Cayouette-Remblière, 2011), de la trajectoire migratoire de l’élève et/ou de sa famille (Caille, 2007) et du genre (Lemêtre, 2010).

En résumé, la littérature sur la marque employeur et celle relative aux déterminants des choix scolaires montrent que certaines de leurs dimensions sont applicables aux choix des aspirants apprentis et d’autres non. Ces deux littératures se rejoignent surtout sur les volets relationnel, économique, développement personnel et réputation. Ces travaux ont l’avantage de faire ressortir les bords de la liberté individuelle et les contraintes objectives qui encadrent le choix de l’aspirant apprenti. Toutefois, ces travaux ne font pas suffisamment ressortir l’interaction entre ces deux domaines ou les processus de décision, qui sont internes à l’individu. Blanchard et Cayouette-Remblière (2011) montrent que les chercheurs n’aiment pas trancher entre liberté individuelle et contraintes objectives. Ce qui fait que leur emploi du terme choix n’est souvent qu’à demi-mot. De même, les enjeux théoriques s’y afférent sont souvent éludés par le simple fait de mettre le terme choix entre guillemets. Voilà pourquoi nous mobilisons, dans la suite de ce travail, le profil identitaire de Bajoit (1997) qui permet de comprendre comment l’individu intègre ses propres besoins et ceux des autres à son égard dans ses choix.

1.3. La délimitation du concept de « profil identitaire » de l’aspirant apprenti et sa relation avec les déterminants du choix de l’atelier d’apprentissage

Définie de façon générale comme l’ensemble de données, de faits et de droits qui permettent d’individualiser quelqu’un (date et lieu de naissance, nom, prénom, filiation), l’identité peut être qualifiée de « concept piège » (Martuccelli, 2002) ou de « concept insaisissable » (Merhan, 2009) qui revêt un caractère polysémique et multidisciplinaire (Dubar, 1992). Le profil étant la représentation d’une chose vue de côté ; associé au concept d’identité, il permet d’individualiser des individus au regard d’une situation donnée. Ramené à notre travail, cerner le profil identitaire des apprentis c’est identifier les différentes postures qu’il adopte quand il s’agit de faire un choix d’atelier.

Pour Bourgeois (2006), « l’identité n’est pas une représentation unique et monolithique, mais plutôt une configuration particulière des représentations plurielles de soi qui peuvent parfois diverger entre elles et, en outre, changer dans le temps » (p. 67). Cette pluralité d’images de soi constitutives de l’identité est, selon l’auteur, à l’origine des tensions identitaires. À ces tensions, Honnett (2002) ajoute celles d’autrui. Pour lui, la compréhension des processus identitaires s’intègre dans la reconnaissance de soi à travers autrui. Nous choisissons dans ce travail d’aborder la construction identitaire à partir de l’idée de « gestion relationnelle de soi » ; que Bajoit définit comme « le processus par lequel l’individu est sujet, c’est-à-dire gère les tensions existentielles entre les attentes des autres vis-à-vis de lui et ses propres attentes envers lui-même » (Bajoit, 1997, p. 117). Ainsi, nous privilégions dans ce travail les profils identitaires de Bajoit (2003).

Certes, il est vrai qu’il existe plusieurs profils (Lacan, 1953 ; Picard, 2006), mais nous avons privilégié le triptyque de Bajoit (1999) pour deux raisons. D’abord, il a l’avantage d’être plus complet puisqu’il prend en compte non seulement les tensions que l’individu a avec lui-même (Bourgeois, 2006) au moment du choix (accomplissement personnel), mais aussi les tensions qu’il éprouve vis-à-vis des « autres » (reconnaissance sociale) (Honnett, 2002) et l’interaction entre ces deux tensions (consonance existentielle). En introduisant de la richesse dans la « modélisation », ces trois tensions permettent de mieux rendre compte de la spécificité du choix effectué par chaque apprenti. Ensuite, parce qu’il a démontré son caractère opérationnel, en étant un des rares modèles identitaires, à notre connaissance, à avoir été très utilisé empiriquement en sciences humaines (Larouche, 2010 ; Jorro, 2009).

Figure 1

Second cadre d’analyse mobilisé : le profil identitaire de l’apprenti

Second cadre d’analyse mobilisé : le profil identitaire de l’apprenti
Source : Bajoit (2003, p 110).

-> Voir la liste des figures

On trouve ainsi, en bas à gauche de la figure 1, le cercle représentant l’identité assignée. L’identité assignée représente les perceptions que l’individu a de ce qu’on attend de lui en vue d’être socialement reconnu (Bajoit, 2003). Il peut s’y soumettre (identité assignée débordante), les rejeter (identité assignée atone) ou nuancer en se conformant ou en ne se rebellant qu’en apparence (identité assignée moyenne) (Burrick, 2010). Bajoit (2003) appelle l’identité désirée ce que l’individu voudrait être, les projets identitaires qu’il voudrait réaliser, ce qu’il pense devoir faire pour s’accomplir. Pour ce faire, il peut adopter trois types d’attitudes : se conformer à ses désirs, ses projets (identité désirée débordante), être socialement à disposition (identité désirée atone) ou articuler les deux (identité désirée moyenne) (Burrick, 2010).

L’identité engagée, la dernière dimension du triptyque, est définie comme ce que l’individu est et devient vraiment, les engagements identitaires qu’il a pris envers lui-même et qu’il est en train de réaliser concrètement dans ses conduites, par ses relations avec les autres, par ses logiques d’action. Dans ce sens, il peut soit se persuader qu’il vaut mieux continuer (identité en continuité), soit être plus souple, autocritique et prêt à recommencer (identité repositionnée) ou encore combiner les deux (identité adaptée) (Burrick, 2010). Au milieu, on trouve le travail du sujet qui représente le choix que doit faire l’individu en rapport avec les identités précitées. Le résultat de ce travail sera son identité personnelle, le « je », constamment en évolution et tout en restant toujours la même, ce qu’Erikson (1968) appelle la « continuité de soi ».

Rapporté au contexte de notre étude et au regard des travaux de Fall (1984) pour qui le choix d’atelier s’impose à l’apprenti, on peut distinguer un premier profil d’apprenti, dont l’identité désirée est atone. De même, en s’appuyant sur les travaux de Viti (2013), pour qui le choix d’atelier d’apprentissage se fait par vocation, on peut identifier un profil opposé, dont l’identité désirée est débordante. En se référant également aux travaux qui montrent que les individus sont métis en Afrique à cause d’un double héritage culturel (Tidjani et Kamdem, 2010 ; Nkakleu, 2016), on peut formuler la proposition théorique suivante.

P1 : il existe un continuum des profils d’aspirants apprentis avec, à ses extrémités, deux configurations types : « l’aspirant dominé » et « l’aspirant libre ». Le premier est caractéristique d’une « identité désirée » atone. Le second est caractéristique d’une « identité assignée » réduite.

Figure 2

Le continuum des profils identitaires

Le continuum des profils identitaires
Source : Adaptée de Bajoit (2003).

-> Voir la liste des figures

Les différents travaux ayant mobilisé le modèle de Bajoit (Franssen, 2005 ; Larouche, 2010) ont montré que des profils différents aboutissent à des choix différents. Par ailleurs, il est de plus en plus reconnu que les comportements des jeunes à faible capital scolaire ne sont pas uniformes (Dufour et Peretti, 2008). Les aspirants apprentis étant pour la plupart des jeunes à faible capital scolaire, on peut postuler la seconde proposition théorique suivante.

P2 : lorsqu’ils ont la possibilité de choisir, les aspirants apprentis, dont le profil se rapproche de celui des « aspirants dominés », opteront pour des ateliers d’apprentissage différents de ceux qui tendent vers les profils « aspirants libres ».

L’étude qui suivra permettra de valider les dimensions, les profils et les propositions, mais avant il convient d’expliquer notre méthodologie.

2. Études empiriques

Notre recherche vise à comprendre en quoi le profil identitaire influence les déterminants du choix d’atelier par les apprentis. Avant de présenter les résultats, nous expliquons notre méthodologie.

2.1. Méthodologie de la recherche

L’absence de recherche sur les profils d’aspirants apprentis et sur les déterminants du choix d’atelier d’apprentissage ainsi que notre objectif, qui est de mieux appréhender leur relation, nous a conduits à opter pour une première démarche qualitative (Miles et Huberman, 2003). N’ayant pas « la moindre certitude sur les paramètres et la dynamique » du contexte étudié (Miles et Huberman, 2003), nous avons privilégié dans cette première phase des entretiens (Allard-Poesi, Drucker-Godard et Ehlinger, 2003) avec une posture interprétativiste. Afin d’examiner la nature variante du lien entre le choix d’atelier et la construction identitaire, nous avons opté pour le récit de vie thématique qui permettait de tenir compte à la fois de la dimension temporelle, du rapport dehors/dedans de l’atelier (notamment pendant la période d’essai), du sens donné à cette expérience par le sujet (choix ou refus) et de sa marge de manoeuvre dans la construction de son profil.

Les entretiens d’une durée moyenne de 45 minutes ont été menés auprès d’apprentis, dont la durée d’apprentissage est comprise entre six mois et un an. Cette période a été choisie d’une part pour éviter que l’apprenti ne soit en période d’essai (normalement comprise entre trois et six mois : Viti, 2013 ; Sédo, 2018a), période où le choix d’atelier est provisoire, et d’autre part pour éviter qu’il n’oublie les raisons qui ont motivé son choix.

Les entretiens étaient de type semi-directif et interrogeaient d’une part les caractéristiques personnelles de l’aspirant apprenti (état civil, origine sociale, parcours), les trois sphères du modèle de Bajoit (2003) (identité assignée, identité désirée, identité engagée) et d’autre part le contexte du choix et les déterminants (déterminants dans les dimensions retenues dans la revue de littérature) du choix de l’atelier par l’aspirant apprenti. Nous avons complété ces entretiens par celui des tuteurs lorsque c’était approprié (état civil, connaissance du milieu de l’atelier, influence). En s’inspirant des travaux antérieurs (Bajoit, 2003 ; Larouche, 2008 ; Burrick, 2010), les sphères assignée, désirée et engagée ont principalement et respectivement été évaluées par les séries de questions suivantes.

Quelle image avait ton entourage de toi à l’époque du choix d’atelier et quels étaient leurs comportements et attentes à ton égard ? Comment te sentais-tu par rapport à eux ?

Comment percevais-tu ton avenir à l’époque du choix d’atelier ? Correspondait-il à ce que tu voulais faire dans la vie ? Qu’as-tu fait par rapport à ça (pour contrer ou faire réaliser) ? Pourquoi ?

Quel a été ton cheminement depuis l’époque du choix ? Comment l’expliques-tu ?

En fonction des réponses, à chaque sphère constitutive de l’identité a été associé son attribut correspondant parmi les attributs suivants : atone, débordante, moyenne, en continuité, repositionnée et adaptée.

La collecte de données a été effectuée par trois chercheurs vivant au Ghana, au Sénégal et au Togo. Le choix des TPE et des répondants s’est fait sur la base de la bonne volonté de ces derniers de répondre à nos questions. Cependant, pour la constituer, nous avons veillé à y insérer tant les TPE artisanales que commerciales, les TPE des villes et celles des villages, les métiers de différents secteurs d’activités du Ghana, du Sénégal et du Togo (menuiserie- tapisserie, maçonnerie, couture, coiffure, soudure, mécanique, peinture, photographie). L’objectif poursuivi est d’introduire une certaine variété (Huberman et Miles, 1991). Le choix des premiers interrogés s’est effectué suivant un certain « opportunisme méthodique » (Girin, 1989)[2].

La méthode d’analyse utilisée pour la phase qualitative est l’analyse de contenu thématique. Cette analyse systématique et comparative est indispensable pour dépasser la variabilité des discours individuels, en permettant d’accéder à des significations communes. Pour ce faire, nous avons suivi les étapes de l’analyse de contenu préconisées par Wacheux (1996) : la catégorisation (codage du texte selon les thèmes retenus), l’inférence (explication de ce qui a conduit les acteurs à l’énoncé) et l’interprétation (implications quant à nos questions de recherches). Nous avons atteint la saturation après avoir analysé les données retranscrites de 4 tuteurs et de 32 apprentis. Les tuteurs ont tous plus de 50 ans et viennent des trois pays (2 pour le Togo et 1 pour chacun des autres pays). L’échantillon d’apprentis concerné par la phase qualitative est constitué de 46,88 % de jeunes hommes et de 53,12 % de jeunes femmes, âgés de 16 à 30 ans, venant du Ghana (9 apprentis), du Sénégal (8 apprentis) et du Togo (15 apprentis).

Corrélativement à notre objectif qui est de mieux appréhender la relation entre les profils identitaires et les choix d’ateliers, nous avons voulu enquêter un nombre restreint de TPE. Toutefois, en associant l’objectif de variation des données collectées (Huberman et Miles, 1991), nous nous sommes retrouvés avec un échantillon d’aspirants apprentis plus grand que celui attendu (92 apprentis). En conséquence, nous avons dû opter pour une démarche de quantification des données (Langley, 1999). Celle-ci visait à réduire la complexité de la masse des informations qualitatives collectées sur les déterminants du choix d’atelier.

Ce travail a permis d’aboutir à des tableaux binaires ne comportant que des 1 ou des 0, selon que l’individu cite ou non la modalité en question. De tels tableaux binaires ont ensuite pu être assimilés à des tableaux d’effectifs et être soumis à l’analyse factorielle des correspondances multiples. L’échantillon concerné par cette phase quantitative est constitué de 44,57 % de jeunes hommes et de 55,43 % de jeunes femmes, âgés de 16 à 30 ans, venant du Ghana (17 apprentis), du Sénégal (22 apprentis) et du Togo (53 apprentis). En tout, nos travaux ont porté sur 18 TPE artisanales (4 au Ghana, 5 au Sénégal et 9 au Togo). Nous présentons maintenant les résultats permettant d’identifier l’influence du profil identitaire sur le choix des ateliers d’apprentissage.

2.2. Résultats et discussions

Cette partie concerne nos résultats et leur mise en perspective. Elle se structure en trois parties. D’abord, nous présentons nos résultats relatifs aux profils identitaires afin de valider notre première proposition théorique. Ensuite, nous présentons les dimensions de choix d’ateliers, les différents types d’ateliers ainsi que les relations qui existent entre ces derniers et les profils identitaires des apprentis. Ces trois résultats permettent de valider notre deuxième proposition théorique. Enfin, nous discutons les résultats issus de cette recherche.

2.2.1. Confirmation des profils identitaires extrêmes et émergence d’un profil intermédiaire

Trois profils identitaires se dégagent de l’analyse des récits de notre corpus (Tableau 1). Le premier s’apparente à « l’aspirant dominé » mentionné dans notre proposition P1. C’est un aspirant qui, dans son choix, privilégie la reconnaissance sociale. « Il n’y a pas de gentillesse dans les paroles du patron, mais je ne peux pas refuser, c’est mon oncle qui m’a choisi mon patron. » (un apprenti sénégalais) « Elle est ma soeur donc j’ai pas le droit de choisir un autre atelier. » (un apprenti togolais) Ce profil est plus abondant au Sénégal. Au Togo et au Ghana, on le retrouve plus dans les villages.

Le second profil identifié lors de l’analyse peut être qualifié de profil « d’aspirant libre ». Il caractérise des aspirants qui ont eu une large marge de manoeuvre lors du choix d’atelier d’apprentissage. « C’est moi-même qui ai choisi, car j’ai voulu accompagner mes études universitaires d’une formation pratique. » (un apprenti au Ghana)

Entre ces deux profils, on en a relevé un troisième qui semble plus proche du profil de « l’aspirant dominé ». Nous l’avons dénommé le profil de « l’aspirant contraint ». Il concerne des aspirants apprentis qui ont renoncé à la fois à la reconnaissance sociale et à leur accomplissement personnel faute de moyens financiers. « J’aimais tellement la couture, mais pour signer le contrat, il fallait verser 95 000 francs cash, après les trois mois d’essai. Mes parents n’avaient pas les moyens donc j’ai dû choisir la maçonnerie. Là, le patron m’a autorisé à payer à la fin de la formation. » (un apprenti togolais) L’investissement de ces aspirants sur le plan de l’identité désirée est secondaire à celui de l’identité engagée.

Ces profils trouvés ne sont que des catégories à l’intérieur desquelles on peut encore retrouver de légères variantes. Au regard des analyses précédentes, nous pouvons confirmer notre proposition P1 : il existe un continuum des profils d’aspirants apprentis avec, à ses extrémités, deux configurations types, « l’aspirant dominé » et « l’aspirant libre ».

Tableau 1

Les profils identitaires de l’aspirant apprenti

Les profils identitaires de l’aspirant apprenti

-> Voir la liste des tableaux

2.2.2. Des choix d’ateliers différents selon le profil de l’aspirant apprenti

Le tableau 2 présente la répartition des critères de choix sur chacune des six dimensions de la marque employeur. Ce résultat montre tout d’abord que même si l’environnement attractif semble être essentiel dans le choix (« pour commencer, j’ai moi-même été dans cet atelier pour me faire coiffer comme cliente et vérifier les conditions de travail et la compétence, ce qui m’a finalement impressionnée » [une apprentie coiffeuse sénégalaise]), des apprentis choisissent quand même des ateliers, dont l’environnement est peu attractif (13 sur 92). D’où la déclaration suivante : « à moindre chose, le patron crie sur toi, il y a aussi le fait de travailler dimanche et les ragots des camarades qui font que c’est difficile pour moi ici, mais le patron est compétent, il est sollicité partout dans la région de la Kara et même à Lomé, on voyage souvent, c’est pourquoi je suis déterminé à rester avec lui » (apprenti maçon togolais).

En outre, tout semble indiqué que, depuis Fall (1984) pour qui on ne choisit pas son métier, les choses ont évolué concernant la vocation. Nombreux sont les aspirants apprentis qui ont choisi leur métier par vocation (63 sur 92) : « ce qui m’a motivé c’est la nature du métier, ça cadre avec ce que je veux, moi-même j’aime faire les tresses et j’aime rendre mes amies et ma maman belles » (une apprentie tresseuse ghanéenne). De même, si la tendance à éviter des ateliers détenus par des proches prend de l’ampleur (Viti, 2013), ce déterminant du choix subsiste et se manifeste soit dans le choix des ateliers détenus par les amis de la famille (33 sur 92), soit par le choix des ateliers de membres de famille (13 sur 92) : « quand j’ai abandonné l’école, on m’a demandé le métier que j’aimerais apprendre, j’ai dit mécanique. Mon oncle m’a alors proposé cet atelier près de son lieu de travail qui lui répare sa moto » (un apprenti mécanicien sénégalais) ; « j’ai choisi l’atelier de ma soeur parce que j’avais déjà pris l’habitude de l’aider pendant les congés » (une apprentie couturière togolaise).

Les aspirants apprentis préfèrent également des ateliers proches de leur lieu d’habitation (71 sur 92). Néanmoins, les frais élevés de formation constituent un frein à leur choix (21 sur 92) dans un contexte où les aides financières des patrons sont rares (29 sur 92) : « seules quelques rares fois, lorsque la journée est remplie de travail, et que le patron est fier de nous, il nous donne 500 francs chacun » (un apprenti menuisier-tapissier togolais). Également, peu d’apprentis considèrent la diversité des produits et services comme un critère de choix d’ateliers (29 cas) et peu sont sensibles à la durée de l’apprentissage (42 cas) : « comme mon patron n’a pas de photos de ses réalisations, ce n’est pas le nombre de meubles fabriqués qui m’a motivé, mais la qualité de son travail » (un apprenti menuisier ghanéen), « ce n’est pas la durée qui compte, mais ce que tu apprends parce que si tu réussis à l’examen du CFA et que ton patron ne veut pas te laisser, tu le quittes » (un apprenti coiffeur togolais).

De même, la possibilité de transmettre à d’autres apprentis n’est pas privilégiée dans le choix (42 sur 92). Néanmoins, la réputation de l’atelier (54 sur 92) et la qualité des produits et des services (50 sur 92) sont des critères sensibles dans le choix d’atelier : « la voiture de mon papa avait des problèmes, on a circulé de mécanicien en mécanicien, aucun n’a pu la réparer, puis quelqu’un a félicité son garage, quand on est arrivé, 30 minutes ont suffi pour qu’il répare la voiture. Quand j’ai voulu apprendre la mécanique, j’ai préféré qu’il me forme » (un apprenti mécanicien togolais).

Par ailleurs, une analyse multivariée a permis de repérer un lien entre les six dimensions et de faire émerger deux grands types d’ateliers. La figure 3, analyse factorielle des correspondances[3], permet de visualiser ces ateliers en fonction de leurs caractéristiques[4].

Tableau 2

Les résultats obtenus sur les six dimensions permettant d’appréhender le choix d’atelier des aspirants apprentis

Les résultats obtenus sur les six dimensions permettant d’appréhender le choix d’atelier des aspirants apprentis

-> Voir la liste des tableaux

Figure 3

Les deux types d’ateliers identifiés lors du choix des apprentis[5]

Les deux types d’ateliers identifiés lors du choix des apprentis5

-> Voir la liste des figures

La première forme d’atelier correspond à des ateliers que l’on qualifiera de traditionnels. Elle est caractérisée par une importance plus accrue accordée aux relations humaines plutôt qu’à la valeur travail. Dans ces ateliers, une grande proportion des apprentis viennent des proches parents (parentés) ou du voisinage (proche). En conséquence, ils sont traités comme les enfants du patron, allant même jusqu’à effectuer pour lui des travaux domestiques. Ce qui rend l’environnement de travail peu attractif pour les apprentis. Les apprentis peu nombreux de ces ateliers sont quelques fois aidés par leurs patrons. Les coûts de formation sont souvent négociés à la baisse par leurs parents et parfois annulés. Les dirigeants de ces ateliers ne sont pas trop préoccupés par l’innovation technologique. Ils comptent sur leurs proches qui, par réciprocité (Mauss, 1985), maintiendront leurs relations commerciales avec eux.

La seconde forme d’atelier correspond à des ateliers que l’on qualifiera de modernes. Dans ces ateliers, il existe une prise de conscience de l’importance de la qualité et de l’innovation (diversité). Ces éléments augmentent la réputation externe, qui à son tour entraîne un accroissement rapide du nombre des apprentis. L’atelier est également choisi par des apprentis éloignés et des parents même si le patron ne fait pas partie des proches (inconnu). Cet attrait amène le dirigeant de cette TPE, quand le contexte est favorable, à augmenter les frais de formation. La position de leader ainsi détenu fait que ce type d’atelier offre moins d’aide à ses apprentis.

En matière de proportions (Tableau 3), on trouve à peine plus d’ateliers de type traditionnel que d’ateliers de type moderne (47,83 % contre 52,17 %, ce qui, au regard de la taille de l’échantillon, ne correspond pas à une différence significative). En revanche, lorsqu’on s’intéresse à l’influence du profil de l’aspirant sur l’appartenance à ces deux formes d’ateliers, il apparaît que ceux, dont le profil se rapproche de celui des aspirants dominés ou contraints, privilégient les ateliers traditionnels, alors qu’à l’inverse, ceux s’apparentant aux aspirants libres sont statistiquement majoritairement engagés dans les ateliers modernes. Ceci va par conséquent dans le sens de notre proposition P2 étant donné que d’après nos résultats qualitatifs, le profil contraint est plus proche du dominé que du profil libre.

Tableau 3

Le lien entre le profil identitaire de l’aspirant et la forme de l’atelier[6]

Le lien entre le profil identitaire de l’aspirant et la forme de l’atelier6

-> Voir la liste des tableaux

Pour finir, on peut donc considérer que même si les déterminants relatifs à la marque employeur et aux choix scolaires semblent être importants dans le choix de l’atelier d’apprentissage, la valeur attribuée à chacun de ces déterminants varie suivant le profil identitaire des aspirants apprentis. Le tableau 4 synthétise ces résultats et peut à présent fournir la base d’un modèle à tester de façon quantitative, sur un échantillon de plus grande taille.

Tableau 4

Synthèse des résultats : choix de l’atelier d’apprentissage et profil identitaire de l’aspirant apprenti

Synthèse des résultats : choix de l’atelier d’apprentissage et profil identitaire de l’aspirant apprenti

-> Voir la liste des tableaux

2.2.3. Discussion des résultats

Les résultats de notre investigation empirique permettent d’envisager sept contributions théoriques et cinq implications managériales. La première contribution théorique est relative à la mobilisation de trois cadres théoriques (marque employeur, déterminants de choix scolaires et profils identitaires) pour la compréhension du choix d’atelier d’apprentissage. Une seconde contribution qui est liée à la première réside dans les connaissances véhiculées dans un champ relativement délaissé par les travaux en sciences de gestion, à savoir le choix d’atelier d’apprentissage. Même si le choix d’atelier apparaît de façon marginale dans certains travaux portant sur les TPE en Afrique subsaharienne (Fall, 1984 ; Tidjani, 2006 ; Viti, 2013), aucun auteur n’a traité spécifiquement des déterminants du choix d’atelier d’apprentissage. À notre connaissance, notre étude constitue le premier travail d’observation systématique des différents déterminants du choix d’atelier d’apprentissage.

Une autre contribution théorique est le fait d’avoir montré l’hétérogénéité des profils identitaires d’apprentis. De nos résultats se dégagent des profils s’étalant sur un continuum allant « d’aspirant dominé » à « aspirant libre ». L’aspirant dominé abandonne son idéal au profit de celui de son entourage soit pour lui faire plaisir ou par contrainte. L’aspirant libre satisfait son idéal sans être dérangé par son entourage. Entre ces profils extrêmes (l’aspirant libre et l’aspirant dominé), on note des formes hybrides. L’hétérogénéité des profils ainsi relevée suggère des comportements d’apprentis différenciés et remet en cause la gestion univoque des apprentis encouragée par de nombreux travaux ouest-africains (Fall, 1984 ; Tidjani, 2006 ; Anokye et Afrane, 2014 ; Sédo, 2018a). L’hybridation constatée s’explique par les contraintes économiques (aspirant contraint) et par la pluralité des influences qu’engendre l’expression inévitable des contradictions d’identité (assignée et dominée). Ces contradictions donnent lieu aussi bien à des compromis qu’à des conflits.

Certains apprentis acceptent plus facilement le choix de leur entourage ou y sont contraints (profil dominé ou contraint). D’autres s’y opposent ou ne font l’objet d’aucune opposition (profil libre). Par ces profils qu’ils permettent d’identifier, nos travaux complètent ceux de Dufour et Perreti (2008), pour qui il existe plusieurs catégories de jeunes à faible capital scolaire. Ils s’harmonisent aussi avec les travaux de Rotter (1966), pour qui les individus ont un locus de contrôle interne ou un locus de contrôle externe. Les individus à locus de contrôle interne s’attribuent les causes ou le contrôle des événements de la vie. Tandis que ceux qui ont un locus de contrôle externe octroient la responsabilité de ce qui leur arrive aux autres et à des facteurs extérieurs à eux-mêmes, comme la chance ou le destin. Il est possible que les aspirants à profil dominé ou contraint aient un locus de contrôle externe et ceux à profil libre un locus de contrôle interne. Ces résultats montrent aussi la pertinence du modèle de Bajoit (1999) dans la compréhension du comportement des apprentis.

Une quatrième contribution théorique est relative au fait qu’on retrouve plus le profil dominé dans les villages (au Togo et au Ghana) et dans le milieu urbain (plus au Sénégal qu’au Togo et au Ghana). Il est probable que le profil dominé soit caractéristique des localités à forte dominance de réseaux communautaires. Nos travaux s’harmonisent ainsi avec ceux de Viti (2018) pour qui l’apprentissage urbain est plus communautaire au Sénégal qu’au Togo.

La cinquième contribution théorique de nos résultats réside dans l’éclairage qu’ils apportent sur les ateliers d’apprentissage remettant au moins partiellement en question la vision uniforme de ces ateliers. L’identification des ateliers modernes permet de rompre avec l’image souvent caricaturale du dirigeant d’atelier d’apprentissage, considéré comme un dirigeant toujours centré sur le relationnel (Fall, 1984 ; Tidjani, 2006). Nos résultats confirment la présence de deux stratégies de conquête d’apprentis dans les TPE en Afrique subsaharienne. La première, qui a pour fondement la tradition, s’appuie sur les valeurs socioculturelles africaines comme le partage, le soutien, la solidarité et l’entraide pour acquérir des apprentis.

Les dirigeants qui mobilisent cette stratégie recrutent de proches parents, acceptent les négociations de frais d’apprentissage et aident matériellement et financièrement leurs apprentis. On en déduit que ces dirigeants cherchent à bâtir leurs richesses sur un modèle économique dans lequel les solidarités familiales permettent d’assurer une inclusion sociale et donc un avenir, une identité. Ainsi nos résultats s’harmonisent avec ceux de Simen (2017), de Simen et Nkoa (2019) pour qui les valeurs socioculturelles africaines comme la solidarité et l’entraide en contexte TPE permettent de fédérer les employés, de développer leurs talents, d’améliorer la réputation de l’entreprise et de favoriser l’innovation sociale.

La seconde stratégie, qui a pour fondement la modernité, introduit une rupture, des innovations technologiques, des valeurs marchandes et la qualité pour attirer et fidéliser ses ressources humaines. La non-prédominance du relationnel dans les recrutements, les frais d’apprentissage élevés et l’absence d’aide caractérisent les TPE qui optent pour cette stratégie. Deux phénomènes peuvent expliquer ce positionnement. D’abord, il se peut que les investissements dans l’innovation (investissements dans le matériel, le marketing et la formation) installent les ateliers modernes dans une vulnérabilité économique qui les oblige à négliger le social.

Ensuite, ce positionnement peut être aussi un choix délibéré des dirigeants d’ateliers, car comme l’expliquent Tidjani et Kamdem (2010) et Apitsa (2013), les individus en Afrique sont métis du fait d’un double héritage culturel – la culture occidentale facilitée par la colonisation et la culture traditionnelle révélatrice quant à elle des us et coutumes qui organisent la vie sociale en communauté de destin (Nkakleu, 2016). Nos résultats montrent alors qu’il n’existe pas en Afrique subsaharienne qu’un seul modèle de développement de TPE artisanale basé sur la modernité, mais qu’à côté de ce modèle coexiste un modèle basé sur l’entraide et les solidarités familiales.

La sixième contribution théorique de ce travail réside dans le fait d’avoir fait remarquer que les aspirants au profil dominé et contraint optent plus pour les ateliers traditionnels tandis que les aspirants au profil libre optent pour les ateliers modernes. En suggérant ainsi une relation entre les aspects psychosociologiques, les dimensions du choix et les choix d’ateliers, ce travail permet d’appréhender plus d’aspects du phénomène de choix que ne le font les études antérieures et réduit ainsi les critiques qui y sont associées (Maclouf et Belvaux, 2015 ; Lievens, 2007). La majorité des études antérieures sur le recrutement (Soulez et Guillot-Soulez, 2011 ; Jaïdi, Van Hooft et Arends, 2011) se limitaient principalement aux aspects rationnels et socioéconomiques.

Nos résultats vont plus loin et montrent qu’au-delà des aspects rationnels et socioéconomiques, les aspects psychosociologiques impactent les choix d’organisations. Nos travaux sont également, à notre connaissance, les premiers à avoir utilisé les profils identitaires de Bajoit (2003) pour une telle démonstration. Corrélativement à cette démonstration, nos résultats sont d’un apport important pour la recherche en gestion des ressources humaines, en ce sens qu’ils permettent de répondre à des critiques qui, à ce jour, n’ont pas trouvé de réponses dans la littérature sur le recrutement. La première concerne la non-prise en compte des aspects affectifs dans les jugements de préférence. Maclouf et Belvaux (2015) relèvent que plusieurs travaux sur le recrutement partent uniquement des attributs. Pour lui, en procédant ainsi, la recherche ne cerne que les aspects rationnels du phénomène de choix.

Nos résultats prennent en compte cette critique en mobilisant outre les attributs, les profils identitaires dans la compréhension des choix d’ateliers d’apprentissage. Une autre critique récurrente qui trouve sa réponse dans nos travaux est celle relevée par Lievens (2007). Il montre que les candidats à l’embauche disposent de peu d’informations sur l’entreprise au moment du choix et donc n’évaluent chacune des dimensions de choix qu’à partir du volume réduit d’informations, dont ils disposent. Ce qui conduit à des effets de halo, d’où l’utilité selon l’auteur de trouver d’autres méthodes pour capter l’influence des attributs ou dimensions de choix sur les choix d’organisations. Nos résultats permettent de répondre à cette inquiétude par la relation qu’ils établissent entre les profils identitaires de Bajoit (1999), les dimensions de choix et les choix d’ateliers.

Nos résultats montrent qu’en réalité, les informations, dont disposent les candidats à l’embauche sur les dimensions du choix, ne sont pas les seules prises en compte. Les candidats tiennent non seulement compte de ces informations, mais aussi de leurs perceptions du futur, de leurs attentes et contraintes dans leurs choix d’organisations. Ainsi, l’absence d’une dimension et les effets de halo qui y sont associés ont une incidence faible. Le fait que les aspirants au profil dominé et contraint optent plus pour les ateliers traditionnels tandis que les aspirants au profil libre optent pour les ateliers modernes montre que même si les attributs du choix sont importants, ils sont surtout subordonnés aux profils identitaires.

La septième et dernière contribution théorique de ce travail réside dans le fait d’avoir montré quelles dimensions de la marque employeur et quels déterminants des choix scolaires peuvent être appliqués en l’état en contexte TPE artisanales en Afrique subsaharienne et quels autres dimensions ou déterminants méritent des adaptations. Certes, il est vrai que les apprentis n’étant pas des salariés, certaines dimensions de la marque employeur comme la rémunération et la carrière se révélaient a priori inapplicables. Toutefois, notre recherche a révélé que certaines dimensions pertinentes pour les salariés, notamment l’attractivité de l’environnement (Charbonnier-Voirin et Vignolles, 2015 ; Kapoor, 2010) et la réputation de l’entreprise (Collins et Stevens, 2002 ; Kapoor, 2010), le sont également pour les aspirants apprentis. Contrairement à ces conclusions, nos résultats ont aussi montré que l’intérêt du travail doit être adapté notamment en intégrant la vocation quand il s’agit d’aborder le terrain des TPE artisanales.

En outre, même si la rémunération n’est pas applicable, des aspects économiques comme les frais d’apprentissage, la proximité par rapport à l’atelier estimée en termes de dépenses sont pris en compte dans le choix des ateliers d’apprentissage. De même, contrairement à la marque employeur, la dimension transfert de compétences n’est pas priorisée par les apprentis. Ils préfèrent plutôt tenir compte de l’effectif d’apprentis dans leur choix. Il en est de même du développement personnel où ce qui est considéré n’est pas la carrière, mais la maîtrise et la diversité des connaissances apprises. Ces résultats confirment ainsi les travaux portant sur les approches contingentes et contextuelles pour qui les pratiques de GRH doivent tenir compte des spécificités de leurs contextes (Gueguen, 2009 ; Marchesnay, 1991).

Nos résultats ont aussi montré que le fait d’être un ami de la famille ou un membre de famille détermine le choix d’atelier d’apprentissage. Nos travaux s’alignent ainsi sur ceux de Bourdieu (1974) et de Boudon (1973) pour qui le groupe social et la famille sont importants dans les choix scolaires. La présence chez les aspirants apprentis de dimensions de choix issues des déterminants scolaires comme la famille (Bourdieu, 1974 ; Boudon, 1973) et de dimensions de choix issues de la marque employeur, comme l’attractivité de l’environnement et la réputation (Charbonnier-Voirin et Vignolles, 2015 ; Kapoor, 2010), confirme le fait que l’apprenti en Afrique occidentale est différent de celui du contexte européen et nord-américain. L’apprenti en Afrique occidentale a un statut proche des profils d’élèves et de salariés.

D’un point de vue managérial, cette recherche expose la diversité des valeurs et comportements observés chez les apprentis. De ce fait, elle est utile pour faire face aux enjeux de développement et de création d’entreprises. Elle invite les entrepreneurs qui veulent réussir à créer et à développer leurs ateliers à opter pour l’une ou l’autre des deux stratégies de conquête d’apprentis identifiées. La première consiste à s’appuyer sur des valeurs comme l’entraide, la solidarité, en recrutant des proches, en acceptant des négociations sur les frais de formation et en étant disposé à aider matériellement et financièrement les apprentis pour avoir plus d’apprentis à profil dominé ou contraint, pour plus de réputation communautaire, plus d’innovations sociales et par ricochet plus de performance.

La seconde stratégie consiste à introduire des valeurs marchandes et la qualité, des innovations technologiques et de services, pour attirer et fidéliser les apprentis à profil libre et les amener à soutenir l’innovation et la qualité et par ricochet à attirer une clientèle riche pour une performance plus accrue. Le fait également que le profil dominé soit plus récurrent dans les localités à dominance de réseaux communautaires invite également les dirigeants appartenant à ces localités à privilégier le positionnement d’atelier traditionnel. Les modes de développement identifiés par nos travaux sont aussi d’une grande importance pour les États et les structures responsables de l’artisanat (ministères, centres de ressources pour l’artisanat, chambres de métiers régionales) qui pourront s’en inspirer pour adapter leurs politiques.

Par exemple, il est vrai que ces entités forment les dirigeants d’ateliers et les jeunes entrepreneurs en utilisation d’outillages, en techniques de création et de gestion de PME. Cependant, les formations dispensées ne montrent pas aux formés comment ils pourront s’appuyer sur les solidarités familiales et les autres valeurs socioculturelles propres à l’Afrique de l’Ouest pour bâtir des ateliers performants. Nos résultats semblent indiquer qu’une telle formation serait d’un grand atout, surtout pour les ateliers traditionnels.

Le continuum marqué par des positions extrêmes (profil libre et profil dominé) dégagé de nos travaux peut aussi servir de point de départ à la conception d’une grille à échelles de gradation permettant de classer les aspirants apprentis en fonction des identités. Un tel outil sera utile pour une gestion différentiée des aspirants apprentis. L’outil pourrait également servir les syndicats de patrons d’apprentis en Afrique subsaharienne. Comme l’indique Sédo (2018b), il arrive régulièrement que des conflits entre patrons et apprentis amènent des patrons à refuser d’encadrer certains apprentis jugés récalcitrants. Ces apprentis sont confiés aux syndicats des patrons pour une réintégration en apprentissage. La grille pourrait être utilisée pour identifier les profils de tels apprentis afin qu’ils soient orientés vers les ateliers adaptés. Une telle mesure augmenterait les compatibilités et en conséquence réduirait les sources de conflits.

Conclusion

Ce travail de recherche a pour objectif d’enrichir la connaissance des déterminants du choix d’atelier d’apprentissage à partir des déterminants de la marque employeur, des déterminants de choix scolaires et en introduisant l’influence des profils identitaires des aspirants apprentis.

Il est la conséquence d’un triple constat. Premièrement, les recherches sur les déterminants du choix de candidats à l’embauche ont porté sur des salariés et des apprentis différents des apprentis africains non rémunérés. Deuxièmement, le personnel apprenti non étudié en Afrique subsaharienne constitue les principales ressources humaines des TPE artisanales qui occupent une place importante dans l’économie africaine. En l’absence d’une connaissance réelle des déterminants des choix d’aspirants apprentis, ces TPE courent le risque de ne plus renouveler une partie de leur personnel et donc de produire moins, de perdre leurs clients et en conséquence leurs performances.

Nonobstant cette réalité, aucune étude sur le continent africain n’a à ce jour spécifiquement porté sur cette question. Enfin, depuis une décennie, non seulement on note une réduction de l’effectif des apprentis à cause de la relative désaffection des jeunes pour l’apprentissage de métier, mais aussi la durée qu’ils y font se restreint à cause de l’instauration par des États d’examens nationaux qui confèrent plus tôt aux apprentis le titre de maître-artisan en lieu et place de la libération autrefois donnée par les dirigeants de TPE artisanales. La méthodologie qualitative utilisée dans ce travail nous a d’abord conduits à analyser les données retranscrites de 32 apprentis appartenant à 18 TPE opérant dans trois pays (Ghana, Sénégal et Togo) afin de relever les profils et les déterminants du choix d’atelier. Nous avons ensuite eu recours à une analyse multivariée portant sur 92 apprentis venant du Ghana, du Sénégal et du Togo pour faire émerger les types d’ateliers. Enfin, l’analyse factorielle des correspondances multiples nous a permis d’établir un lien entre les types d’ateliers identifiés et les profils identitaires.

Les principaux résultats de ce travail conduisent tout d’abord à monter que les profils identitaires des apprentis sont hétérogènes. Les aspirants apprentis enquêtés ont des profils s’étalant sur un continuum allant « d’aspirant dominé » à « aspirant libre ». L’aspirant dominé abandonne son idéal au profit de celui de son entourage soit pour lui faire plaisir, soit par contrainte. L’aspirant libre satisfait son idéal sans être dérangé par son entourage. Nos résultats montrent ensuite qu’il existe deux types d’ateliers : les ateliers traditionnels et les ateliers modernes. Les ateliers traditionnels cherchent à bâtir leurs richesses sur un modèle économique dans lequel l’entraide et les solidarités familiales permettent d’assurer une inclusion sociale et donc d’avoir plus d’apprentis. Les ateliers modernes introduisent une rupture, des innovations technologiques, des valeurs marchandes et la qualité pour attirer et fidéliser les aspirants apprentis. Enfin, nos résultats suggèrent des liens entre les profils d’aspirants apprentis et les choix d’ateliers d’apprentissage. Ils font remarquer que les aspirants aux profils dominé et contraint optent plus pour les ateliers traditionnels tandis que les aspirants au profil libre optent pour les ateliers modernes.

Les apports de ce travail résident ainsi dans les connaissances véhiculées dans un champ encore relativement délaissé par les travaux en sciences de gestion, à savoir le choix d’atelier d’apprentissage. À notre connaissance, notre étude constitue le premier travail d’observation systématique des différents déterminants du choix d’atelier d’apprentissage. Ce travail apporte également un nouvel éclairage sur l’hétérogénéité des profils d’apprentis et remet au moins partiellement en question la gestion univoque encouragée par les travaux précédents. L’apport de ce travail se situe également dans l’identification de deux types d’ateliers d’apprentissage. Elle permet de rompre avec l’image unique du développement d’entreprise et montre qu’à côté du modèle de développement de TPE artisanale basé sur la modernité coexiste un modèle basé sur l’entraide et les solidarités familiales.

Nos résultats, par les relations qu’ils suggèrent entre les profils d’aspirants apprentis et les choix d’ateliers d’apprentissage, apportent aussi une contribution supplémentaire au débat portant sur les liens entre la marque employeur, les déterminants des choix scolaires et les choix d’organisations. Ils montrent contrairement aux études antérieures qu’outre les aspects rationnels et socioéconomiques, les aspects psychosociologiques semblent influencer les choix d’organisations. Enfin, nos travaux sont également d’une grande utilité pour les dirigeants de TPE et les entrepreneurs. Ces derniers pour réussir à créer et à développer leurs ateliers pourront opter pour l’une ou l’autre des deux stratégies de conquête d’apprentis identifiées. Nos travaux apportent également des éclaircissements sur les modèles de création et de développement de TPE artisanale. Les États et structures responsables de la formation dans l’artisanat pourront aussi s’en inspirer pour adapter leurs politiques et modules de formation.

Basés essentiellement sur l’analyse des discours des apprentis et une démarche de quantification des données (Langley, 1999), ces résultats restent fragiles du fait de la taille de l’échantillon. Nos futures recherches auront pour objectif d’approfondir les profils retrouvés, les dimensions du choix identifiées, de les confronter aux réalités d’un échantillon plus important. Celles-ci devront également permettre de mettre en lumière les liens retrouvés entre les profils identitaires et les déterminants du choix d’atelier et ceci dans le cadre d’une étude quantitative.