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Introduction

Semitour est une entreprise française d’économie mixte (SEM) détenue à 80 % par le Conseil Départemental de la Dordogne (CDD dans la suite du texte), 10 % par la Caisse des Dépôts et Consignations et 10 % par divers actionnaires privés. Semitour est responsable, entre autres, de l’animation et de la gestion des fac-similés de la grotte préhistorique de Lascaux. La fréquentation des sites culturels gérés par Semitour s’est élevée à 675 000 entrées payantes en 2018. Son chiffre d’affaires progresse (la billetterie, les ventes en boutique et la restauration ont généré 4,2 millions d’euros en 2015 et 9 millions en 2018). Le résultat net est de 265 000 € en 2018. Ce succès permet au CDD de recevoir des redevances (2 % à 4 % du chiffre d’affaires selon les sites), lesquelles étaient de 63 000 € en 2016 et de 392 000 € en 2018. L’effectif de Semitour a quasiment doublé, passant de 67 salariés en 2016 à 124 en 2018. Pour assurer la qualité de ses offres, Semitour fait appel aux services d’experts des époques représentées par les sites (Préhistoire, Moyen Âge, art contemporain). Ces experts émettent des avis sur le contenu des visites, la muséographie des sites, la rigueur de ceux-ci et participent ainsi à la crédibilité de l’offre. Semitour attache également une grande importance à sa mission culturelle et porte un intérêt marqué à l’accessibilité de ses sites et à l’accueil des publics (familles, handicapés, groupes, etc.). La réussite de Semitour nous a, en premier lieu, intrinsèquement intéressés (Stake, 1994).

La nature des activités de Semitour conduit à inscrire notre étude de cas dans le champ de l’entrepreneuriat des industries culturelles et créatives (ECC dans la suite du texte) plus singulièrement en dehors des villes et métropoles créatives (Rossheim, Kim et Ruchelman, 1995 ; Swedberg, 2006). Ce champ connaît actuellement un engouement de publications, dont témoignent par exemple le numéro spécial de l’International Journal of Arts Management, volume 20 no 2, ainsi que le volume 17, no 1, de la Revue de l’Entrepreneuriat. Google Scholar affiche plus de 373 000 références en réponse à une recherche par les mots-clés « cultural and creative industries » et « entrepreneurship ». Ces références montrent que l’ECC couvre un large champ d’activités pouvant être, comme son libellé l’indique, soit plutôt culturelles (musées, opéras), soit plutôt créatives (mode, architecture)[1]. Semitour, compte tenu des sites gérés, relève du projet entrepreneurial culturel[2]. En effet, la recherche menée sur ce cas montre que l’orientation entrepreneuriale (OE dans la suite du texte) impulsée pour l’ensemble des activités de l’entreprise a joué un rôle clé dans la conciliation des trois missions qui lui sont assignées : scientifique, culturelle et économique.

L’expression OE se formalise avec Covin et Slevin (1989), lesquels s’appuient, pour la définir, sur Miller (1983), notamment pour relever les trois attitudes d’une firme entrepreneuriale : « An entrepreneurial firm is one that engages in product-market innovation, undertakes somewhat risky ventures, and is first to come up with “proactive” innovations, beating competitors to the punch[3]. » (Miller, 1983, p. 771) La performance de ces entreprises est sous contingence de différents facteurs, principalement la structure de l’entreprise, le style des dirigeants et l’environnement (Covin et Slevin, 1989). Avec Lumpkin et Dess (1996), ce sont cinq variables qu’il convient de relever pour apprécier l’OE d’une entreprise : autonomie, innovation, prise de risque, proactivité et agressivité envers les concurrents. Il nous a semblé intéressant d’appliquer cette grille de lecture à Semitour alors qu’elle est peu mobilisée pour les entreprises culturelles, voire plus largement dans la recherche en ECC. En effet, une recherche par les mots-clés « OE » et « organisations culturelles » ainsi que « OE » et « arts » (réalisée en français et en anglais) dans les principales bases de données académiques (Google Scholar, Ebsco, Scopus) ne livre que deux articles (Giraud Voss, Voss et Moorman, 2005 ; Coombes, Morris, Allen et Webb, 2011) et, pour les mots-clés « OE » et « industries créatives », quatre articles et un chapitre, dont Aggestam (2007) et Parkman, Holloway, Sebastiao (2012). L’OE est pourtant, depuis 30 ans, un concept éprouvé par la recherche en entrepreneuriat et il nous semble utile de le porter à l’attention des chercheurs étudiant l’ECC (plus particulièrement culturel au regard de la nature des activités de Semitour). Notre travail participe à combler ce manque.

Le cadre conceptuel de l’OE n’était pas posé a priori. Semitour est d’abord une étude de cas unique, dont le terrain a été investi, car il était intrinsèquement intéressant (au sens donné par Stake, 1994, 1995). Chemin faisant, par une démarche interactionniste (voir le courant de la sociologie américaine à méthodologie qualitative), Semitour a revêtu un caractère instrumental (Stake, 1995). Ainsi, une première originalité de notre travail est de mobiliser l’OE dans le contexte d’une entreprise du domaine culturel (appartenant au secteur des ECC). L’OE permet de comprendre la réussite de Semitour par la conciliation de trois missions, dont la cohabitation est une des difficultés des entreprises culturelles : les missions scientifique, culturelle et économique.

Une autre originalité de notre travail a été d’utiliser le concept de business model (BM dans la suite du texte) pour apprécier dans quelle mesure l’OE s’y exprime, permet de comprendre le cas étudié et plus singulièrement la conciliation des trois missions. Le BM est désormais un outil éprouvé tant par les praticiens de l’entrepreneuriat (le modèle Canvas d’Osterwalder et Pigneur [2010] connaît un fantastique succès) que par les chercheurs (une revue lui est dédiée, Journal of Business Models ; un congrès annuel lui est consacré, Business Model Conference, à Venise en 2017, à Florence en 2018, à New York en 2019, à Copenhague en 2020). Le nombre d’articles publiés ne se compte plus, que le BM soit au coeur de l’objet de la recherche ou un outil permettant de comprendre cet objet (une recherche dans la base Business Source sort plus de 6 000 résultats avec l’expression dans le titre du papier, plus de 3 millions sur Google Scholar), force est de constater qu’il n’a pas été mobilisé dans le cadre du champ de recherche sur l’OE. Le BM peut être vu comme un ensemble d’attributs d’une entreprise, un modèle, un schéma cognitif/linguistique de l’entreprise ou comme une représentation conceptuelle formelle de son fonctionnement (Massa et Tucci, 2014). Ici, ces trois conceptions, non exclusives, se rejoignent puisque le BM est un artefact (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2009 ; Verstraete et Jouison, 2018 ; Laasch, 2018, 2019). Il sert de support pour mettre au jour le cas Semitour en rendant intelligibles son modèle, ses attributs et permet une représentation formelle de l’entreprise. Ainsi, en tant qu’artefact, le BM doit pouvoir exprimer l’OE de Semitour.

Notre démarche est de nature qualitative, ce que Chebbi, Sellami et Saidi (2018) appelaient à développer dans ce champ de recherche, et inductive. Ainsi, la restitution de notre travail est structurée pour répondre à la question suivante : en quoi l’orientation entrepreneuriale de Semitour a-t-elle permis de concilier ses missions scientifique, culturelle et économique ? Pour présenter notre réponse, nous avons choisi de procéder en trois sections principales. La première présente l’OE et ce qu’elle peut signifier pour une entreprise évoluant dans le secteur culturel et créatif où des missions d’ordre scientifique, culturel et économique cohabitent. La deuxième section présente le cadre opératoire, dont la démarche relève de l’étude de cas unique. La troisième section présente et discute les résultats. Les limites et les retombées de cette recherche sont présentées en conclusion.

1. L’orientation entrepreneuriale pour impulser une organisation dans le domaine culturel, dont les organisations comportent trois missions génériques

Cette section rappelle le concept d’OE (1.1.). Ses prémices remontent au texte de Miller et Friesen (1977). Ses contours se précisent avec Miller (1983). Son intitulé (l’expression OE n’était pas utilisée auparavant) est proposé par Covin et Slevin (1988). Dans notre recherche, l’OE est une grille de lecture appliquée à une entreprise évoluant dans le secteur culturel (1.2.).

1.1. Le concept d’orientation entrepreneuriale

Le périmètre de la recherche en entrepreneuriat a fait l’objet de différentes propositions renvoyant plus ou moins explicitement à des paradigmes du domaine (Verstraete et Fayolle, 2005) servant de points d’ancrage. Ils aident à définir l’entrepreneuriat et s’expriment dans les faits de façon ex nihilo ou à partir d’une entité préexistante se développant ou servant de base de lancement au nouveau projet entrepreneurial. Ainsi, ces paradigmes peuvent s’appliquer à une entreprise existante. Après tout, avec bon sens, il n’y a rien d’étonnant à considérer qu’elle doive entreprendre. Dans la mesure où les organisations ne sont peut-être pas toutes dans cette dynamique, encore faut-il pouvoir qualifier d’entrepreneuriales celles qui le sont. À cette fin, le concept d’OE est très largement sollicité, éprouvé et considéré comme solide (Rauch, Wiklund, Lumpkin et Frese, 2009 ; Basso, Fayolle et Bouchard, 2009). Covin et Lumpkin (2011) en font le constat dans un texte ouvrant un numéro spécial, dédié à ce concept, de la revue Entrepreneurship Theory and Practice. Ils montrent, entre autres, que l’OE permet de qualifier le comportement d’une firme et proposent la mise en place de protocoles autorisant sa mesure.

La littérature traitant de l’OE est abondante (Cogliser, Brigham et Lumpkin, 2008). La RIPME s’y est notamment intéressée avec la publication du texte de Chebbi, Sellami et Saidi (2018). Ces auteurs ont proposé de cerner l’OE par une analyse bibliométrique des publications. Celle-ci montre que l’intérêt des chercheurs s’est concentré principalement sur les implications managériales de l’OE, le rôle de l’environnement externe et la façon d’utiliser les ressources et les capacités internes. Les auteurs relèvent le manque de recherches qualitatives sur l’OE (pour la période 2001-2013, 240 articles sont dans une démarche quantitative, contre 32 d’essence qualitative) et le conséquent besoin de rééquilibrer cet écart. Enfin, 40 essais conceptuels ont été analysés. Ces essais se concentrent en particulier sur la maturité du concept ainsi que sur le nombre de variables à retenir (celles de Miller [1983], reprises par Covin et Slevin [1989] ou celles de Lumpkin et Dess, 1996). Il en ressort que s’il n’y a pas de véritable consensus sur les dimensions de l’OE (Gupta et Dutta, 2018), les variables retenues par Covin et Slevin (1989) ou celles proposées par l’approche contextuelles de Lumpkin et Dess (1996) restent les bases.

En effet, quelques textes servent de références pour cerner l’OE, bien qu’on y repère des nuances (Miller et Friesen, 1977, 1982 ; Covin et Slevin, 1989 ; Lumpkin et Dess, 1996, 2001 ; Dess et Lumpkin, 2005 ; Wiklund et Shepherd, 2003, 2005 ; Covin, Green et Slevin, 2006 ; Miller et Whitney, 1999 ; Rauch, Wiklund, Lumpkin et Frese, 2009 ; Covin et Lumpkin, 2011 ; Covin et Miller, 2014). Ils ont été largement commentés dans les revues de littérature des recherches mobilisant le concept d’OE. Il s’agit de comprendre, d’une part, comment les entreprises entreprennent (considérant que toutes les organisations ne sont pas dans une démarche entrepreneuriale) et, d’autre part, les configurations inhérentes (contingences) aux contextes au sein desquels elles le font, notamment pour apprécier leur performance.

Selon Miller (1983), l’entrepreneuriat se manifeste dans les firmes existantes par une combinaison de prise de risque, d’innovation et de proactivité. Les firmes s’engageant ainsi sont entrepreneuriales (les autres ne le sont pas). Covin et Slevin (1989) prennent cette base pour formaliser le concept d’OE (l’expression n’est pas employée par Miller). Ils s’intéressent à l’orientation stratégique des entreprises et à leurs caractéristiques organisationnelles selon qu’elles évoluent dans un environnement hostile ou dans un environnement favorable. Une de leurs hypothèses, vérifiée, pose que les PMI entrepreneuriales (c’est-à-dire celles qui prennent des risques, qui innovent et qui sont proactives) seraient plus à même de réaliser une bonne performance dans des contextes hostiles. L’un des apports de leur recherche est de proposer une grille permettant d’apprécier l’intensité avec laquelle une firme entreprend.

Alors que Covin et Slevin (1989) reprennent les trois variables de Miller (1983), Lumpkin et Dess (1996) portent ce chiffre à cinq :

  • l’autonomie se réfère à l’action, individuelle ou d’un groupe, à mener « an idea or a vision and carrying it through to completion » (p. 140) ;

  • l’innovation s’inscrit dans une conception schumpétérienne (1934, 1942) et se manifeste le long d’un continuum entre la « simply willingness to either try a new product line or experiment with a new advertising venue, to a passionate commitment to master the latest in new products or technological advances » (p. 142)[4] ;

  • la prise de risque. Les firmes ayant une OE sont caractérisées par un « risk-taking behavior, such as incurring heavy debt or making large resource commitments, in the interest of obtaining high returns by seizing opportunities in the marketplace » (p. 144) ;

  • la proactivité définie comme « acting in anticipation of future problems, needs, or changes » et qui a « more to do with meeting demand, whereas competitive aggressiveness is about competing on demand » (p. 147) ;

  • l’agressivité envers les concurrents enfin, rappelle l’importance « of a firm’s propensity to challenge its competitors in, e.g., improving position in the marketplace » (p. 148).

Le travail conceptuel de Lumpkin et Dess accorde une grande importance à l’environnement (aspect certes évoqué par Miller [1983] et par Miller et Friesen [1977]), lequel explique à la fois l’expression et le poids des variables entrepreneuriales. S’y ajoutent des facteurs organisationnels pour décrire dans quelle mesure les cinq variables s’expriment dans les firmes ayant une OE. Cette conceptualisation de l’OE basée sur cinq variables est moins employée que celle à trois variables (Chebbi, Sellami et Saidi, 2018), mais elle nous a semblé plus appropriée pour la lecture du cas Semitour. Ce choix est cohérent avec l’idée que les entreprises culturelles (plus que les entreprises créatives) nécessitent la prise en compte de la particularité de leur contexte, notamment en raison de la pluralité de leurs missions et de la difficulté de concilier celles-ci.

1.2. Les missions de l’entreprise culturelle

Bien qu’ils le fassent souvent de façon implicite, les économistes (Benhamou, 2010, 2017 ; Feldstein, 1991), les sociologues (Ballé, 2003 ; Zolberg, 1983), les muséologues (Hooper-Greenhill, 1992 ; Desvallées et Mairesse, 2009 ; Muniez, 2018) et les gestionnaires (Baujard, 2012 ; Weil, 2002, 2005 ; Tobelem, 2003 ; Solima, 1998) ont mis au jour un certain nombre de missions que s’assignent les organisations culturelles avec lieux d’exposition. Par exemple, Baujard (2012, p. 3) identifie des « missions traditionnelles des musées » parmi lesquelles celles d’ordres scientifique et culturel. Quant à la mission économique, elle revêt davantage la forme de l’observation factuelle de l’activité des lieux d’exposition (Gombault, 2003).

Auparavant, le registre scientifique primait, notamment au xixe siècle, quand le public était accessoire. Selon cette mission, élitiste selon Ballé (1996), les musées ont une fonction à la fois conservatrice et patrimoniale. À ces deux fonctions, s’ajoute l’activité de recherche qui complète les objectifs de la mission scientifique. Dans ce sens, le registre scientifique consiste à mettre à disposition des experts les oeuvres afin que ceux-ci puissent les étudier et produire des connaissances sur notre passé. À l’époque où ce registre s’est imposé, les musées étaient considérés comme des sanctuaires des arts et comme des autorités culturelles, gardiennes de la tradition. Ils étaient vus comme les conservateurs d’une « vraie » connaissance, capable de légitimer l’autorité de l’institution (Harrison, 2005).

À partir des années quatre-vingt, le musée « a redéfini ses missions. Cette redéfinition concerne en premier lieu sa vocation patrimoniale. Les musées ont amélioré les conditions de protection des oeuvres et des objets, de collecte ou d’acquisition, de conservation et de restauration. Ils se sont attachés à approfondir les connaissances scientifiques que requièrent les collections et à mettre en valeur ces collections » (Ballé, 2003, p. 22).

En vertu du principe de protection des oeuvres, et pour sauvegarder et conserver le patrimoine, la mission scientifique peut être d’un intérêt supérieur (Desvallées et Mairesse, 2009) conduisant à réduire, voire à fermer, l’accès à un lieu d’exposition ou à une oeuvre devenus fragiles. Custodes de cette supériorité de la mission scientifique, les conservateurs sont traditionnellement à la tête des structures muséales. La formation de ces experts chercheurs d’un domaine particulier repose sur de hautes études théoriques liées à l’histoire de l’art, à l’histoire, à l’archéologie ou encore à l’anthropologie. Elle s’enrichit, depuis peu, de contenus destinés à les sensibiliser aux activités de médiation envers les publics (Tobelem, 2003).

La médiation relève du registre culturel. Résultat de la politique culturelle de chaque nation, elle s’est développée « dans l’entre-deux-guerres les professionnels des musées américains – réunis dans des associations influentes – ont montré que la vocation patrimoniale du musée s’accompagnait d’une mission culturelle, voire démocratique » (Ballé, 2003, p. 18). Le phénomène s’est ensuite accéléré à partir des années quatre-vingt quand « la volonté de renforcer les liens avec le public a supposé la diversification des activités culturelles » (Ballé, 2003, p. 22). C’est ainsi que de nouvelles salles ont été créées, que des programmes de plus en plus riches ont été proposés au public, que des services d’accueil sont nés et que de nouveaux spécialistes (comme les médiateurs) sont devenus nécessaires (Kavanagh, 1994 ; Caillet, 1995).

En France, la mission culturelle traduit le large objectif ministériel de « démocratisation culturelle ». Il s’agit de favoriser l’accès à la culture du plus grand nombre par des actions de diffusion et de médiation. « Le rôle social du musée, […] va donner naissance, dans les pays francophones […] une rénovation de l’institution muséale stigmatisée quelques années plus tôt pour son immobilisme » (Desvallées et Mairesse, 2011, p. 31). L’objectif de démocratisation est tellement large « qu’on ne peut s’empêcher, dans un tel contexte, de se référer au principe d’exception culturelle et à l’ensemble des débats que celui-ci a engendrés (Benhamou, 2006 ; Farchy, 2002) » (Desvallées et Mairesse, 2011, p. 31). Le principe de démocratisation culturelle, lorsqu’il se déploie en milieu rural, coïncide souvent avec le besoin, d’une part, de porter au plus près du public local l’offre culturelle et, d’autre part, de développer la médiation et l’accessibilité.

La mission culturelle inclut également des activités éducatives visant par exemple à familiariser au patrimoine ou à apprendre à visiter un musée (Meunier, 2011). Ces activités sont parfois considérées comme prioritaires par certains lieux d’exposition, au point d’en justifier l’existence (Hooper-Greenhill, 1999 ; Antonaglia, 2013). Enfin, pour toucher de nouveaux publics, certaines propositions consistent à rendre l’accès au patrimoine plus ludique et décontracté (Addis, 2005, sur l’édutaitement), tout en mettant en garde face au risque de McDonaldization de l’activité muséale (Ritzer, 2000) ou de Disneylandization de la culture (Brunel, 2006).

L’évolution du rôle sociétal des musées et plus généralement des lieux de culture a favorisé l’affirmation de leur mission culturelle et les métiers de la médiation culturelle se sont affirmés[5]. Leur développement fait que de nouveaux professionnels travaillent désormais à côté des conservateurs[6]. Cette cohabitation n’apparaît pas toujours facile à mettre en place. Il a déjà été remarqué que « pour certains professionnels, les nouvelles activités culturelles se développent au détriment des missions de conservation et de recherche » (Ballé, 2003, p. 24). Ainsi, si les registres scientifique et culturel se sont développés en parallèle, une certaine tension entre les deux existe, faisant apparaître une forme de contradiction (Benhamou, 2017).

Les deux missions précédentes, traditionnelles, composent depuis une quinzaine d’années avec un objectif économique (Vivant, 2008 ; Tobelem, 2010), lequel s’affirme comme une troisième mission, en témoigne l’insertion, dans les documents officiels (ICOM, Unesco), d’aspects plus explicitement liés à la promotion et à la valorisation locale. « [Le musée] demeure avant tout recentré, comme il ne l’a sans doute jamais été, sur le développement touristique et économique de la région dans laquelle il se situe. Outil de développement, il le reste, mais au sein d’une économie mondialisée de service et d’expériences (Pine II et Gilmore, 1999), en coopétition constante. En témoigne le rapport Lévy-Jouyet présentant les musées comme des marques susceptibles, dans la logique de la Fondation Guggenheim, de participer au développement de l’économie de l’immatériel (Lévy et Jouyet, 2006) […]. » (Desvallées et Mairesse, 2011, p. 31)

La baisse des subventions publiques, entre autres en raison du nombre important de structures qui en formulent désormais la demande, est également une justification de l’intérêt grandissant porté à la mission économique et à la production de ressources propres (Mengher, 2002). Ainsi, la donnée économique est devenue un aspect que les musées ne peuvent plus ignorer (Benhamou, 2000). « Les musées ont également cherché à accroître leurs ressources propres par un ensemble d’activités commerciales – librairies, boutiques, cafétérias, restaurants – ou par des prestations susceptibles d’être une source de recettes – location des espaces du musée, manifestations plus personnalisées (Bayait et Benghozi, 1993). » (Ballé, 2003, p. 22)

L’affirmation de ces trois missions (scientifique, culturelle et économique) a entraîné l’émergence d’un nouveau modèle de fonctionnement. Néanmoins, malgré l’importance de ces modifications, les musées « n’ont pas fait de l’organisation une priorité. Quasiment à leur insu, ils sont devenus des organisations complexes » (Ballé, 2003, p. 24). La transformation en cours modifie le fonctionnement des lieux d’exposition et « fait naître des tensions » (Baujard, 2012, p. 5). C’est principalement à propos de la mission économique que des réticences s’expriment, parfois plus généralement concernant l’évolution managériale des équipements culturels (Solima, 1998). La mission économique serait incompatible avec les missions scientifique et culturelle[7] qu’elle banalise. Les artistes peuvent craindre du gestionnaire de musée un privilège donné aux superproductions au détriment de la découverte d’artistes méconnus (Chiapello, 1997). Ceci dit, d’autres craintes se manifestent, générant cette fois des tensions entre les missions scientifique et culturelle, quand par exemple les scientifiques (conservateurs) s’interrogent sur les activités de médiation, en voyant celle-ci comme « la fin de l’hégémonie des conservateurs ou des scientifiques à la tête de l’institution » (Desvallées et Mairesse, 2011, p. 34). Alors que la mission scientifique tendrait à sanctuariser les lieux, la mission culturelle pourrait répondre à des sirènes médiatiques prônant le ludique. Finalement, ce sont les trois missions qu’il est difficile de concilier. À investir le cas Semitour, il nous a semblé qu’il pouvait être une illustration d’une telle conciliation, laquelle a été possible en entreprenant, en impulsant une OE à l’organisation. Pour éclairer cette OE et voir comment elle s’exprime, et devant la complexité des missions, il nous a semblé utile de la modéliser en recourant au BM.

2. Le cadre opératoire : l’étude du cas intrinsèque et instrumentale de Semitour

Cette section livre l’acception que nous retenons de l’étude de cas unique, présente le contexte, le design de la recherche et les outils mobilisés pour analyser les données.

2.1. La méthode de la recherche : une étude de cas intrinsèque et instrumentale

L’étude de cas est un cadre méthodologique éprouvé en recherche, mais faisant l’objet de discussions afin d’en justifier la pertinence (Yin, 1984 ; Eisenhardt, 1989 ; Eisenhardt et Graebner, 2007), notamment lorsqu’il s’agit d’une étude de cas unique (Siggelkow, 2007).

Dans la typologie proposée par Stake (1994, 1995), sont distinguées, s’agissant d’étude de cas unique, l’étude de cas intrinsèque et l’étude de cas instrumentale. « I call a study an intrinsic case study if it is undertaken because, first and last, the researcher wants better understanding of this particular case. […] I call it instrumental case study if a particular case is examined mainly to provide insight into an issue or to redraw a generalization. The case is a secondary interest, it plays a supportive role, and it facilitates our understanding of something else[8]. » (Stake, 1994, p. 437)

Semitour est, au départ de la recherche, une étude de cas intrinsèque, car l’entreprise présente un caractère exemplaire invitant à la comprendre. En effet, d’une part, Semitour exploite des sites prestigieux, chargés d’histoire, notamment les fac-similés de la grotte préhistorique de Lascaux. D’autre part, Semitour est une entreprise performante, dont la réussite ne semblait pas uniquement basée sur la ressource exceptionnelle que constitue la grotte de Lascaux. Les chercheurs souhaitaient donc comprendre le cas pour son intérêt intrinsèque. Toutefois, partant de ce caractère, et en procédant par allers et retours entre le terrain et ce que la littérature apportait pour comprendre Semitour, le concept d’OE est apparu comme une source d’éclairage particulièrement pertinente du cas, lequel a alors également revêtu un statut instrumental, et sans perdre de son intérêt intrinsèque, les deux types pouvant se recouvrir (David, 2005). Cette combinaison du caractère à la fois intrinsèque et instrumental d’un cas n’est pas originale ; on pourra par exemple, dans la RIPME, consulter le texte de Verstraete, Néraudau et Jouison-Laffitte (2018).

Semitour est un outil créé par le CDD[9] pour contribuer à la mise en oeuvre de sa politique de développement touristique volontariste au sein des territoires ruraux initiée dès les années soixante. Il s’agit de mettre en valeur des sites naturels et architecturaux de la vallée de la Vézère, propriété du département. Cette mission répond à une exigence d’excellence artistique, scientifique et de service public requise, d’une part, par le caractère exceptionnel de ces sites et, d’autre part, par la nécessité de les maintenir et de renouveler en permanence l’intérêt qu’ils suscitent. Le rayonnement culturel et touristique que Semitour a pour mission de développer doit permettre d’augmenter la fréquentation du département, mais aussi d’inspirer des opérateurs privés pour qu’ils prennent des initiatives visant à rendre le tourisme du département, à caractère rural, encore plus attractif.

2.2. Le contexte du cas Semitour

Semitour fait suite à une régie départementale créée en 1967 et subventionnée par le département. En 1998, la maturité de l’économie touristique permet au CDD de transférer la mission de la structure publique (la régie) à cette structure privée. Semitour doit équilibrer ses comptes et si possible dégager des bénéfices. La société d’économie mixte (SEM) ainsi créée prend la forme d’une SA à conseil d’administration (présidé par un élu) et direction générale (confiée à un gestionnaire expérimenté). La société est basée dans la ville de Périgueux.

Parmi les sites, dont Semitour a la gestion, le « navire amiral » est incontestablement Lascaux, dont la grotte originelle est fermée à la visite pour préserver cet immense patrimoine mondial de l’humanité reconnu par l’Unesco. Ce site est réputé internationalement pour ses peintures animalières pariétales autour desquelles s’est construite une offre culturelle centrée sur la Préhistoire avec deux fac-similés de la grotte originale. Lascaux II (1983) est un fac-similé partiel et Lascaux IV est un lieu d’exposition proposant la réplique intégrale de la grotte originale et logé dans le centre international d’art pariétal de Montignac-Lascaux (le CIAPML, ouvert fin 2016). Semitour gère également le parc naturel animalier du Thot (lequel porte sur la thématique du lien entre les hommes des cavernes et les animaux), les abris préhistoriques de Laugerie-Basse (classés par l’Unesco) et la grotte du Grand Roc (grotte géologique, classée par l’Unesco). L’offre architecturale est composée du cloître de Cadouin (datant du xve siècle), du château de Biron et du château de Bourdeilles. Semitour a également développé Lascaux III, une exposition itinérante d’un fac-similé partiel de la grotte de Lascaux. Cette activité est filialisée par Semitour dans le cadre d’une société publique locale (SPL).

Enfin, l’expérience acquise dans la réalisation de fac-similés a permis la création de l’Atelier des fac-similés du Périgord, filiale de Semitour, consacrée à la création de fac-similés pouvant potentiellement opérer sur des marchés autres que celui de Lascaux, même hors département.

L’ouverture réussie de l’ambitieux projet du CIAPML en 2016 (un bâtiment de 8 000 m2 à l’architecture atypique consacré à la Préhistoire) a marqué un changement de palier significatif avec une progression du nombre de visiteurs payants de 488 000 en 2015 à 675 000 en 2018, du chiffre d’affaires de 4,2 M€ en 2015 à 9,2 M€ en 2018, du résultat net de 110 k€ en 2015 à 265 k€ en 2018, et de l’effectif de 67 équivalents temps plein en 2016 à 124 en 2018.

Suite à la réponse positive reçue à un appel d’offres lancé par le CDD, Semitour exploite ces sites par ce qu’on appelle des délégations de service public (DSP). Ces DSP sont des contrats (en général un par site) signés entre le CDD et la société. Elles formalisent les enjeux économiques et patrimoniaux liés à ces sites, dans le contexte touristique, et décrivent, de manière détaillée (particulièrement celle concernant le CIAPML et le parc du Thot) les objectifs du projet, les règles à respecter et les outils de contrôle de la délégation. Dans le cadre de ces DSP, le directeur général de Semitour depuis 2011, que nous appellerons M. AB, dispose d’une large autonomie de mise en oeuvre des opérations permettant d’atteindre les objectifs.

M. AB possède un profil hétérodoxe dans le milieu du management culturel. En effet, il n’est pas historien de l’art ni conservateur du patrimoine, mais un dirigeant riche d’une expérience dans le secteur de la grande distribution ainsi que dans la gestion de sites touristiques. Son interlocuteur au CDD est M. MB, directeur général des services.

2.3. Le design de la recherche et la méthode d’analyse

Le cadre opératoire de l’étude de Semitour relève d’un design de recherche qualitatif (Tableau 1). Les données recueillies proviennent essentiellement de trois types d’information : des entretiens semi-directifs, de la DSP et d’autres données secondaires, notamment afin de trianguler les données, ainsi l’analyse est renforcée (Patton, 2001, p. 247).

Le choix des acteurs à interviewer découle de l’analyse des données secondaires du cas. Trois acteurs représentaient les missions de l’entreprise culturelle (1.2.) : M. MB, directeur général des services du CDD, pour le registre scientifique et économique ; M. AB, gérant de Semitour, pour les registres économique et culturel ; la conservatrice régionale des monuments historiques et responsable de la grotte de Lascaux pour le registre scientifique. Malgré plusieurs relances, avec la forme évidemment inhérente aux pratiques de la recherche, cette dernière n’a jamais répondu.

Nous avons réalisé deux entretiens semi-directifs, d’une durée d’environ 2 heures, avec M. AB. Un entretien d’une durée de 1 h 30 nous a été accordé par M. MB. Ces rencontres se sont déroulées dans les bureaux des interviewés, respectivement dans les locaux de Semitour à Périgueux et dans les locaux institutionnels du CDD. Les propos ont, avec l’accord des intéressés, été enregistrés.

Ces rencontres ont également permis de collecter des données secondaires ultérieures. Ainsi, nous avons pu consulter et analyser l’organigramme de la structure et les rapports d’activités de Semitour des trois dernières années, le matériel promotionnel produit par Semitour et le CDD. Nous avons également visité l’office de tourisme de Périgueux. Ce matériel a enrichi les données secondaires préalablement collectées. Il faut préciser que, depuis quatre ans, nous réalisons de façon systématique une recherche et une collecte des données telles que des vidéos, des entretiens en ligne et dans la presse, des informations disponibles sur les sites internet des lieux gérés par Semitour, des informations contenues dans les bases de données spécialisées (par exemple Diane+ pour les informations sur la structure et sur les résultats comptables).

Un document s’est avéré particulièrement précieux pour l’interprétation du cas : la délégation de service public (DSP) du CIAPML. Ce document, rédigé par le CDD, contient les objectifs posés à la société exploitant le CIAPML, ainsi que les obligations, les contraintes et les règles à respecter. Son niveau de détail a permis de progresser grandement dans la compréhension du cas. Ce volumineux et riche document prend la forme d’une copie papier nous ayant conduits à opter pour un codage manuel des données (Annexe 1).

Tableau 1

Research Design

Research Design
Source : notre élaboration.

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Ainsi, l’analyse des données a consisté en un double codage manuel basé sur une analyse thématique (Bryman, 2008, p. 555). Cette technique prévoit deux étapes préalables : l’identification des thèmes principaux dans le matériel à coder et l’identification de sous-thèmes. Il devient alors possible de réaliser un codage manuel en recherchant, dans les données collectées, les mots et les concepts relevant du même champ lexical ou d’un champ lexical proche de celui des sous-thèmes. Ici, les trois thèmes correspondent aux missions scientifique, culturelle et économique (1.2.). Nous avons ensuite déterminé trois à quatre sous-thèmes par thème. Le tableau 2 montre la construction de la grille préalable au codage selon l’approche Framework (Bryman, 2008).

Tableau 2

L’approche framework pour apprécier les missions des lieux culturels chez Semitour

L’approche framework pour apprécier les missions des lieux culturels chez Semitour
Source : notre élaboration à partir de l’approche framework (Bryman, 2008, p. 555).

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En outre, le cadre théorique de l’OE s’étant avéré une grille de lecture particulièrement intéressante du cas Semitour, ajoutant un caractère instrumental au cas initialement intrinsèque (Typologie de Stake, 1994), nous avons alors construit une deuxième grille préalable à l’analyse thématique, toujours selon l’approche Framework (Bryman, 2008), cette fois en utilisant les variables de l’OE de Lumpkin et Dess (1996 ; innovation, prise de risque, autonomie, proactivité et agressivité envers les concurrents) comme thèmes et en définissant les mots des champs lexicaux proches de ces cinq variables comme sous-thèmes.

Ce faisant, notre travail amende le cadre conceptuel proposé par Lumpkin et Dess (1996 ; rappelé par la figure 1).

Figure 1

Le cadre conceptuel de l’orientation entrepreneuriale (Lumpkin et Dess, 1996)

Le cadre conceptuel de l’orientation entrepreneuriale (Lumpkin et Dess, 1996)
Source : Lumpkin et Dess, 1996.

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Enfin, aidés par les deux codages thématiques, nous avons apprécié la façon, dont l’OE s’exprimait plus explicitement dans les composantes du BM de Semitour mis au jour. Cela a contribué à une lecture systémique du cas (3.2.) et à comprendre la conciliation des missions par l’impulsion d’une OE.

Cette démarche est représentée dans la figure 2. Nous avons retenu une approche du BM par composantes. Les modèles Canvas (Osterwalder et Pigneur, 2010), RCOV (Demil et Lecocq, 2010) et GRP (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2009) adoptent cette conception.

Nous avons plus précisément retenu le modèle GRP, éprouvé par des recherches (avec phase empirique) publiées (Verstraete et al., 2012 ; Servantie et Verstraete, 2012 ; Krémer et Verstraete, 2014 ; Bousquet, Barbat et Verstraete, 2016 ; Krémer, Jouison et Verstraete, 2017 ; Verstraete, Jouison-Laffitte, Krémer et Hlady-Rispal, 2017 ; Verstraete, Néraudau et Jouison-Laffitte, 2018 ; Bousquet, Verstraete et Barbat, 2018) et transféré vers la pratique (voir le site grp-lab.com).

Ses auteurs (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2011a, 2011b) le définissent comme une convention relative à la génération de la valeur, à la rémunération de la valeur et au partage de la valeur (d’où l’acronyme GRP en langue française), chacune de ces dimensions comportant trois composantes elles-mêmes composées de rubriques (Figure 2).

3. Résultats et discussion : l’orientation entrepreneuriale de Semitour concilie ses missions scientifique, culturelle et économique

Cette section présente (3.1.) et discute (3.2.) les résultats de notre analyse. S’agissant de la discussion, nous mettons en évidence les trois missions telles qu’elles s’expriment pour Semitour dans les sources de données codées. Nous avons également distribué l’expression de l’OE (variables) dans les composantes du BM pour lire le cas (Figure 2). Il apparaît que l’OE a largement participé à concilier les missions scientifique, culturelle et économique de l’entreprise, ce qui explique grandement sa réussite. Cette section se termine par les apports théoriques de notre travail ainsi que par les retombées managériales.

3.1. Résultats

Le gérant de Semitour et le CDD partagent la profonde conviction qu’il reste beaucoup à apprendre à partir des sites préhistoriques de la Dordogne : « La valorisation scientifique sur les sites aujourd’hui se fera avec les découvertes sur les sites de Lascaux. Je parle de la Préhistoire. Si demain on intervient sur un autre site et ils nous expliquent pourquoi ils ont fait ça, on aura une nouveauté à apprécier et à communiquer à nos futurs visiteurs. Aujourd’hui nous on suit […] l’évolution scientifique. Cela veut dire former nos référents à la visite avec toutes les nouveautés qui sortent tous les mois du monde entier pour les tenir informés de ce qu’on trouve dans le monde et de toujours faire le lien avec. » (Entr. 1, p. 8)

Dans ce sens, la « sanctuarisation » de la grotte originale de Lascaux, fermée au public depuis 1963, protège la grotte « convalescente » et permet aux chercheurs de continuer à réaliser leurs travaux. La fermeture de la grotte originale est une décision antérieure à la naissance de Semitour ; cependant, elle a contribué à sa création. La régie départementale du tourisme est créée en 1967 ; elle deviendra Semitour en 1983 (Entr. 2, p. 1). La création de la régie départementale du tourisme trouve ses fondations dès sa naissance dans la volonté de développer l’économie du territoire par une valorisation du patrimoine culturel et prend la relève d’une initiative privée qui n’avait pas trouvé son aboutissement : « À la fin des années soixante-dix il y a la reprise du projet de fac-similé de Lascaux, qui au départ est lancé par un propriétaire privé ! Ce n’est pas une initiative publique, au départ c’est une initiative privée du propriétaire des terrains de la colline de Lascaux, le comte de La Rochefoucauld. Son projet, il n’est pas en mesure de le mener à bien et, à ce moment-là, le président du conseil général de l’époque – en lien avec le préfet – décide de reprendre le projet à leur compte. » (Entr. 2, p. 1)

Figure 2

Notre cadre conceptuel de l’orientation entrepreneuriale

Notre cadre conceptuel de l’orientation entrepreneuriale
Source : notre élaboration.

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Lorsque le délégant, le CDD, s’investit directement dans le projet Lascaux, il décide que la grotte, ses reproductions et le territoire devront faire autorité pour que le site de Lascaux devienne « la référence mondiale pour l’étude et la compréhension de l’art pariétal » (DSP, p. 5). Par contrat, Semitour doit « promouvoir des connaissances validées » (DSP, p. 6). À ce titre, tout un ensemble de compétences dans les domaines concernés est mobilisé : conservateurs, archéologues, conseillers en histoire et en histoire de l’art sont impliqués de façon permanente dans le projet. Ces experts échangent avec les représentants de la direction régionale des affaires culturelles (DRAC, représentation régionale du ministère de la Culture) pour valider les choix scientifiques et artistiques relatifs aux sites gérés par Semitour. Cette obligation contractuelle, inscrite dans la DSP pour les sites de Lascaux IV et le site du Thot, n’est pas aussi formelle pour les autres lieux gérés par Semitour. Néanmoins, M. AB emploie au moins un « référent histoire » ou un expert d’art pour chaque site : « On a aussi un comité artistique, dès que ça touche l’art contemporain. […] Sur les autres sites on a des référents, qui ont les compétences et je donne chaque année un programme d’animation au département pour qu’ils sachent ce que je fais dans l’animation de ces sites. » (Entr. 1, p. 2) ; « J’ai pris un responsable sur Biron, lui est même commissaire de nos expositions sur Lascaux. C’est un jeune qui a la compétence culturelle – que moi je n’ai pas forcement d’ailleurs – sur l’art contemporain. » (Entr. 1, p. 9)

La volonté de devenir une référence mondiale de l’art pariétal s’affiche également dans le souci d’innovation qui ressort des entretiens. M. MB indique que « l’innovation n’est pas que dans la conception du produit touristique ! Elle est dans l’ingénierie financière, elle est dans l’ingénierie juridique… donc là autour de la Préhistoire on a trois outils : on a (1) la Semitour, on a (2) la SPL Lascaux III l’exposition internationale, (3) on a l’atelier des fac-similés du Périgord qui est la filiale de la Semitour. Avec à chaque fois un même dirigeant. Tout ça est très intégré et c’est très piloté politiquement parce que si nous perdons de l’argent c’est le département qui en portera la responsabilité et financière et politique, donc on est très attentifs… » (Entr. 2, p. 8)

La rigueur du traitement des reproductions du site original a permis au CDD, et à Semitour qui en a la gestion, d’obtenir un droit exclusif de reproduction des peintures de Lascaux : « C’est une marque de confiance qui est extrêmement forte. C’est historiquement au travers de Lascaux II, puis de Lascaux III l’exposition internationale, puis de Lascaux IV et on est les seuls, personne d’autre n’a obtenu le droit de reproduction des fresques de Lascaux. » (Entr. 2, p. 10)

L’activité de médiation mise en oeuvre par Semitour respecte la singularité de chaque site géré. Elle souhaite « restituer l’art pariétal avec la plus grande finesse » (DSP, p. 5) et garder un discours accessible pour « diffuser auprès du plus grand nombre » (DSP, p. 5) et « ouvrir vers le jeune public et le monde de la pédagogie » (DSP, p. 6). Pour cela, des médiateurs motivés et bien formés sont indispensables. M. AB est persuadé que le numérique ne pourra jamais remplacer un guide bien préparé et passionné par son métier (Entr. 1, p. 5). L’offre combine systématiquement une médiation physique à la médiation virtuelle et les visites du CIAPML sont obligatoirement guidées par un médiateur. Les médiateurs sont recrutés et formés avec soin pour accueillir toutes les catégories de public, notamment étranger, et restituer un discours irréprochable sur les plans scientifique et artistique. La médiation, dans tous les sites, utilise les outils les plus performants de la technologie du moment (tablettes, réalité augmentée, cinéma 3D, etc.).

L’objectif pédagogique de la mission culturelle est également soutenu par la tutelle : « nous, en tant que collectivité publique, on est attentifs à faire comprendre ce qu’est la Préhistoire –, car les gens ont une idée aussi – vous leur dites “il y a une présence humaine attestée en Dordogne depuis 300 000 ans”, vous leur dites “Lascaux c’était il y a 20 000 ans”, ils ont du mal à se représenter tout ça… L’Homo Sapiens, Néandertal, Cro-Magnon, ils ont du mal ! Il y a un intérêt du public sur la question des origines (d’où on vient, quelle est la filiation, pourquoi ils ont peint un certain nombre des grottes). Les gens sont curieux, car ça pose plein de questions existentielles qui ramènent à nos propres existences individuelles. » (Entr. 2, p. 3)

Semitour affiche l’objectif de faire vivre une expérience unique au visiteur en proposant « une expérience inédite sur Lascaux, l’art pariétal et son influence sur l’art du xxe siècle en relation avec les autres équipements de la vallée » (DSP, p. 5). Même le bâtiment du CIAPML, oeuvre architecturale symbole de la vocation touristique de la région et particulièrement du tourisme autour de l’art pariétal, est pensé pour aider les visiteurs à vivre une expérience marquante : « Nichée dans un sobre bâtiment de béton et de verre tout en longueur (150 mètres de long) semi-enterré, qui s’inscrit telle une “faille dans le paysage”, la réplique reprend les dimensions, reliefs et couleurs de la grotte originale. » (doc. 5) ; « En arrivant on se dépouille, je me mets en position de passer un bon moment, si j’ai envie je reviens. » (Entr. 1, p. 4) M. AB fait référence à la conciergerie du CIAPML. À ce propos, certains aspects liés à la réalisation de ce lieu doivent être améliorés, comme l’espace conciergerie pour les visiteurs : « On doit pouvoir faire évoluer le site, si c’est figé, c’est trop tard. » (Entr. 1, p. 8)

Tous les aspects contribuant à l’amélioration de la visite sont pris en compte dans la gestion des sites faite par Semitour, y compris les éléments promotionnels : « Vous voyez le dépliant – M. AB indique le dépliant du château de Bourdeilles, vous avez le dépliant, en bas à gauche, vous téléchargez l’application SnapPress, une fois que vous l’avez, vous avez une vidéo sur le château, juste avec votre portable ! Ça on est les premiers à le faire dans la région, parce que je suis persuadé qu’aujourd’hui ça ne marche que comme ça. Et d’ailleurs vous pouvez réserver votre billet en ligne. C’est le numérique qui viendra apporter quelque chose, il n’y a pas autre chose ! » (Entr. 1, p. 5)

La participation à la mission de développement territorial à l’échelle régionale de Semitour est traduite dans la gestion et la promotion des sites emblématiques de la Dordogne. Semitour est conscient de jouer un rôle de « moteur touristique de la région » (doc. 4). M. AB semble interpréter ce rôle de deux façons. D’une part, il utilise les bénéfices générés par la fréquentation des sites emblématiques (Lascaux II et Lascaux IV) pour équilibrer les comptes des autres sites moins connus : « La stratégie même de la boîte elle est là. » (Entr. 1, p. 7)

D’autre part, Lascaux IV est également un navire amiral tirant les autres offres moins connues en leur apportant aussi une certaine notoriété : « Donc la stratégie est simple : nous allons vers les sites culturels – après la mutualisation bien sûr –, Lascaux II ou IV, en billet jumelé avec le Thot, ensuite le pass Préhistoire avec les deux autres sites, ensuite le billet jumelé Biron-Cadouin. Toutes ces offres-là participent bien sûr, grâce à notre site internet, à la vente de ces produits. » (Entr. 1, p. 5)

M. MB rappelle que « les prémices d’un développement touristique autour de la Préhistoire » (Entr. 2, p. 1) datent de bien avant l’explosion du tourisme culturel des années quatre-vingt-dix et « on peut dater en réalité de la fin du xixe siècle puisqu’on découvre le site de Cro-Magnon aux Eyzies-de-Tayac-Sireuil en même temps que le train arrive. Donc le développement des déplacements dans la vallée de la Vézère s’accompagne de la découverte, en l’occurrence liée à la construction de la voie ferrée entre Périgueux et Agen. La ligne de chemin de fer étant construite, cela facilite l’arrivée des chercheurs français et étrangers. » (Entr. 2, p. 1)

Semitour est également à l’initiative d’un groupement, les « Grands Sites du Périgord ». Le but de celui-ci est la promotion touristique de différents lieux, dont ceux gérés par Semitour, précisément du territoire périgourdin. M. AB met ainsi en oeuvre une stratégie de collaboration afin de proposer des synergies visant à accroître l’attractivité de la Dordogne, un territoire rural géographiquement proche de territoires métropolitains qu’il considère comme concurrents (notamment la ville de Bordeaux).

La stratégie du CDD est mutualiste, en ce sens « la stratégie du département a toujours été celle de confier à la régie puis à la société d’économie mixte Semitour la gestion de sites de manière à dégager des excédents d’exploitation sur Lascaux II qui permettent de couvrir les déficits d’un certain nombre d’autres sites (le château de Bourdeilles, le château de Biron, à l’époque le camping de Trémulât), permettant d’avoir une vraie politique d’aménagement touristique du territoire. Donc l’histoire de Lascaux II et de Lascaux IV c’est à la fois un projet en termes de structuration d’une économie touristique sur le département, mais aussi un outil d’aménagement touristique du territoire qui permet de mettre en valeur, de protéger des monuments, des sites dans des secteurs du département où il n’y a pas suffisamment d’affluence (jusqu’à maintenant) pour équilibrer les comptes des structures d’accueil. » (Ent. 2, p. 2)

Sans ambigüité, il est demandé à Semitour a minima d’équilibrer ses comptes et, mieux, de dégager des bénéfices : « Alors qu’auparavant nous attribuions annuellement une subvention d’équilibre à la régie, nous fixons comme objectif à la SEM à tout le moins d’équilibrer ses comptes et si c’était possible de gagner un peu d’argent. » (Entr. 2, p. 2) Les résultats vont au-delà de cette demande : « Je vous fais une grosse citation, Paul Bocuse “je n’ai que le choix d’être le meilleur”, voilà ! Si on est les meilleurs, on aura toujours du monde. Il y a 190 sites ouverts à la visite en Dordogne, 190 ! Il y a une soixantaine de châteaux ouverts à la visite. Est-ce que vous croyez qu’ils sont tous rentables ?! Il y a une vingtaine de grottes… des sites, un aquarium, un écomusée, deux écomusées, trois écomusées, bon… Qu’est-ce que voulez que je vous dise ? On est tous en concurrence. Quand on vient chez nous, d’abord on vient à Lascaux et, depuis Lascaux j’irrigue vers d’autres sites, d’abord sur le territoire. 3 000 000 de visiteurs en Dordogne, nous on a reçu 732 000 visiteurs l’année dernière dans nos sites. Si j’en faisais 800 000 je serais content. » (Entr. 1, p. 7) ; « Il y a un […] sujet tout à fait original et qu’on ne retrouve nulle part ailleurs : c’est l’exposition internationale Lascaux III pour laquelle on a créé aussi une société particulière qui est une SPL, une société publique locale, dont sont membres la région Aquitaine et le département de la Dordogne, mais là aussi en termes de promotion […] c’est assez original. Quand on a commencé à parler en interne de monter cette opération […] à l’époque il y avait un certain nombre de partenaires qui nous regardaient avec des yeux éberlués et qui disaient “mais qu’est-ce que c’est ce petit département qui a la prétention de faire une exposition à visée internationale”, ça fait six ans que ça tourne et ça marche ! C’est équilibré, on ne gagne pas d’argent, mais c’est équilibré et c’était l’objectif qu’on s’était fixé. » (Entr. 2, p. 2)

M. AB entend dépasser le résultat d’équilibre des comptes qui lui est demandé par contrat. Il admet devoir parfois « négocier » entre les requêtes des visiteurs (qu’il appelle « le marché ») et les avis des experts : « Voyez par exemple, il y avait le dernier comité scientifique. Il y a une scène de Lascaux qu’on ne voit pas parce qu’elle est dans un boyau… et les visiteurs ils nous demandent de la voir, donc il faut faire un mini fac-similé pour la montrer. Elle s’appelle Le Cabinet des Félins. La DRAC dit que si on ne peut pas la voir dans l’originale, les visiteurs ne peuvent pas la voir… et puis il y a les préhistoriens qui disent “mais on sait que c’est là, autant la montrer”. Moi je ne suis qu’au milieu du gué. C’est-à-dire que j’entends le marché et les visiteurs, j’entends la DRAC et les préhistoriens. Et la DRAC c’est toujours “non, non, non”, les préhistoriens aujourd’hui ont dit “oui, oui, oui” ! Maintenanton va faire une proposition pour dire [au conservateur de la DRAC] “voilà ce qu’on aimerait montrer sur un fac-similé [du Cabinet des Félins]”. » (Entr. 1, p. 3) Et il ajoute plus tard, en ciblant le prestataire du site web : « Le marché me demande à acheter les billets une heure avant, je me retourne vers le fournisseur et je lui dis : maintenant on change, je veux la vente en ligne une heure avant. [Il me répond] ah oui mais ça pas été prévu, il faut faire du développement et tout ça… Les fournisseurs nous ralentissent par rapport au marché, c’est ça qui m’embête ! Ce n’est pas normal, le marché va très, très vite aujourd’hui. » (Entr. 1, p. 6)

3.2. Discussion : la conciliation des missions scientifique, culturelle et économique au travers de l’expression de l’orientation entrepreneuriale dans le business model de Semitour

L’attention portée à la mission scientifique des sites gérés par Semitour est très présente. La fermeture de la grotte originale est un premier témoignage de la primauté de cette mission. Même si cette décision intervient avant la création de Semitour, elle est aujourd’hui un symbole de l’attention portée à la conservation et à la protection du patrimoine sur le territoire. Le cadrage contenu dans la DSP du CIAPML confirme le souci de veiller à toujours garder un discours scientifique robuste et fiable, condition sine qua non pour déléguer la gestion du site.

M. AB, gestionnaire de formation, prend très au sérieux cette mission scientifique, car il est conscient qu’elle définit la légitimité des lieux gérés par Semitour. À ce titre, il a mis en place une validation systématique des contenus de programmes proposés. Ainsi, la présence d’employés et de collaborateurs experts des domaines artistiques et/ou historiques et archéologiques participe à réduire les tensions (Baujard, 2012 ; Benhamou, 2007) entre le gestionnaire et les référents culturels tels que les conservateurs (conciliation des missions scientifique et culturelle).

La rigueur du discours scientifique et le respect de celui-ci apportent sur le plan économique, car ils ont permis de gagner la confiance des parties prenantes en lien avec la mission scientifique. Concrètement, Semitour possède aujourd’hui l’exclusivité des droits de reproduction de la grotte originale. Lascaux III, exposition itinérante basée sur la reproduction des parties de la grotte sur panneaux, permet ainsi de promouvoir le site et d’attirer de nouveaux publics. Cette itinérance active une médiation (mission culturelle), Lascaux III permettant à des publics d’apprendre sur Lascaux et sur l’époque, dont la grotte témoigne. Ce résultat démontre ainsi une conciliation de la mission scientifique avec les missions économique et culturelle.

S’agissant de la mission culturelle, les résultats confirment une volonté permanente d’être à la pointe des dernières technologies pour répondre aux attentes d’un public exigeant, qui plus est également sollicité par d’autres points d’attraction. M. AB a rappelé à plusieurs reprises le besoin « d’adapter la scénographie aux dernières évolutions techniques » (DSP, p. 6). Cet aspect montre que la mission culturelle des besoins de médiation s’accorde avec la mission économique, pour laquelle les principes du marketing expérientiel, du marketing des services et du marketing muséal nécessitent de soigner la visite dans tous ses aspects, notamment en privilégiant une approche ludique et accessible des expositions.

L’analyse traditionnelle du comportement des consommateurs dans les domaines culturels a été améliorée par les apports du modèle expérientiel (Holbrook et Hirschman, 1982) et met en évidence des processus primaires de distraction et de plaisir dans la consommation culturelle (Bourgeon-Renault, 2009), dont M. AB est convaincu : « Tout, tout doit compter aujourd’hui dans l’accueil des visiteurs ! » (Entr. 1, p. 4) Les choix de Semitour sont guidés par la volonté d’aller à la rencontre de la pleine satisfaction des publics. Il faut noter que M. AB a occupé des postes à responsabilité dans le domaine de la gestion pour la grande distribution et a ensuite repris ses études pour décrocher un master en gestion touristique. La proactivité dans ce domaine permet à chaque visiteur de créer un parcours de visite personnalisé grâce aux échanges possibles avec le médiateur qui est imposé pour visiter le CIAPML, cela contribue certainement à enrichir l’expérience et à faciliter l’apprentissage (conciliation des missions culturelle et économique).

Ceci dit, il ressort de notre analyse que, parfois, les relations entre les « représentants » des trois registres deviennent complexes. Par exemple, M. AB a souhaité protéger la marque Lascaux, découvrant que l’État ne l’avait pas fait. Son souci paraît légitime : Lascaux III fait le tour du monde et s’installe pour des expositions à succès dans des pays (Chine, pays d’Amérique latine…) où l’exploitation commerciale au travers des produits dérivés d’expositions d’art se fait avec une certaine « facilité ». Afin de limiter ce type d’exploitation par autrui (concrètement la production de produits reproduisant des morceaux de Lascaux non validés par le CDD), M. AB a alors, pour Semitour, déposé la marque. Cette action a suscité le mécontentement de la responsable de la grotte pour l’État. Le CDD est alors intervenu en rachetant à Semitour la marque Lascaux ; l’institution a ainsi apaisé les tensions. Il devient donc impossible à Semitour de développer librement des produits dérivés.

Pour apprécier en quoi l’OE irrigue le BM de Semitour et concilie ses missions scientifique, culturelle et économique, nous avons procédé à une lecture plus systémique du cas (Figure 3). Il s’agit ici d’illustrer la façon, dont l’OE (variables soulignées) s’exprime dans les composantes du BM (composantes mises en italiques), la narration liant celles-ci, et concilie les missions (MS pour mission scientifique, MC pour mission culturelle et ME pour mission économique).

Figure 3

La conciliation des missions par l’OE dans le BM de Semitour

La conciliation des missions par l’OE dans le BM de Semitour
Source : notre élaboration.

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La composante porteur affiche le haut degré de proactivité (« agir en anticipant problèmes, besoins ou changements futurs », Lumpkin et Dess, 1996, p. 147), de M. AB. Celui-ci s’interroge perpétuellement à propos de l’offre de Semitour et poursuit sans cesse la recherche d’opportunité d’affaires (agressivité concurrentielleproposition de valeur), parfois jusqu’à proposer l’évolution du statut de Semitour (conventions) afin de pouvoir concourir sur des nouveaux marchés, par exemple en obtenant la gestion d’autres sites du patrimoine sur le territoire national (ME).

L’innovation est très présente dans Semitour, par exemple par l’emploi des technologies les plus avancées pour concevoir l’accueil et la médiation (MC – proposition de la valeur, fabrication de la valeur), pour la promotion (l’exemple de SnapPress accessible depuis les flyers), mais aussi pour exploiter les données sur les flux des visiteurs (ME – performances). L’analyse de celles-ci permet de proposer des offres ciblées au public (proposition de valeur), par exemple sous forme d’opérations de dernière minute. Ce type d’opération relève, encore une fois, d’une forte proactivité nécessitant de trouver les « bonnes » parties prenantes (les fournisseurs du logiciel de vente en ligne des billets). Dans le cas contraire, M. AB pourrait prendre des distances avec les fournisseurs ralentissant l’agilité de Semitour, comme il indique dans les verbatims.

L’innovation est aussi présente dans les moyens de communication (fabrication de la valeur) avec SnapPress sur les flyers publicitaires ou dans l’offre de salles améliorées au CIAPML (proposition de la valeur), dans les nouveaux parcours de visite au Thot, ou encore avec les visites-jeux à l’aide de la réalité augmentée au château de Bourdeilles (ME, MC – proposition de valeur, fabrication de la valeur).

L’innovation est également portée par la DSP (conventions) en tant qu’expression de la volonté des parties au contrat de rechercher le meilleur compromis possible entre une politique commerciale (ME) et l’exécution d’une activité fortement imprégnée d’intérêt général (MS, MC). Cela semble montrer que l’OE de Semitour est à la fois favorisée et cadrée par les DSP (des contrats) établies par la tutelle politique. Le CDD, comme garant de l’intérêt public, assure la sauvegarde de la primauté de la mission scientifique, ainsi que la mission culturelle de démocratisation. À cet effet, les différentes DSP signées entre Semitour et le CDD (parties prenantes) représentent un cadre important (conventions) pour la conciliation des missions scientifique, culturelle et économique.

Semitour est à l’initiative d’un système de médiation homme/technologies très élaboré (innovation, proposition de valeur) promouvant l’exposition itinérante Lascaux III (MC). Cette innovation a impliqué une nouvelle prise de risque par les investissements réalisés (performances). Sur ce registre, Lascaux IV (proposition de valeur, fabrication de la valeur) est également une manifestation remarquable des investissements réalisés (prise de risque) pour innover (innovation), avec des résultats très satisfaisants (ME). Le mélange des visites, de la restauration, des produits dérivés, des actions spéciales et de la promotion à l’international a généré de nouvelles ressources (sources des revenus) par une activité rentable (performances), ce qui est rare dans le domaine (ME).

De plus, M. AB (porteur) prend ses décisions rapidement et en autonomie, notamment à propos des opérations commerciales (ME – fabrication de la valeur). Cette autonomie témoigne d’une confiance résultant, aussi, de la réussite économique (sources des revenus, performances) des actions menées. Dans le cadre des relations avec les parties prenantes, la proactivité se mesure également dans la capacité à proposer des synergies aux autres opérateurs culturels privés du département, dans le but de promouvoir les attractions touristiques patrimoniales et culturelles du territoire (MC, ME). En se donnant les moyens de ses ambitions (performances), Semitour prend des risques. Cela est illustré par le nombre de salariés qui a été doublé en deux ans (ce qui est appréciable en matière d’emploi pour un territoire rural ; ME – performances, écosystème).

L’implication des experts de la Préhistoire et de l’histoire de l’art (parties prenantes), pour ce qui touche au contenu scénographique ou à la médiation, rassure le CDD et les autres parties prenantes impliquées dans les missions scientifique et culturelle (MS et MC). Les entretiens montrent aussi que, plus largement, pour obtenir la conciliation des trois missions, M. AB compose systématiquement avec ces parties prenantes. Les verbatims montrent bien à quel point la conciliation entre les différentes missions (et les acteurs qui les représentent) n’est pas toujours aisée, mais elles montrent également que M. AB, grâce à la proactivité de son OE, parvient à dépasser ces conflits.

L’offre de Semitour se compose de tarifs incitatifs et jumelés entre les différents sites (proposition de valeur, écosystème). Bien que le secteur culturel (écosystème) ait tendance à ne pas explicitement évoquer la concurrence (proposition de valeur), Semitour affiche sans détour son agressivité concurrentielle, mais dans le respect de la vocation d’intérêt public inscrite dans les DSP (conventions). Le rôle de médiation de celles-ci (conventions) permet en effet de cadrer l’agressivité concurrentielle de Semitour et facilite le processus de conciliation entre les représentants des trois missions. À titre d’illustration, Semitour a récemment procédé au dépôt de la marque « Lascaux IV » (proposition de valeur). Ce choix a révélé une attitude entrepreneuriale ayant suscité des tensions (conventions) avec les représentants de la mission scientifique (MS), notamment le conservateur de la DRAC (parties prenantes) responsable de la conservation de la grotte originale (écosystème). Le CDD a alors joué un rôle de médiateur en rachetant la marque Lascaux. Cela a rassuré l’État (intérêt public). Par cette action, sans l’annuler, le CDD a canalisé une certaine agressivité concurrentielle de Semitour. Autrement dit, c’est comme si le CDD (parties prenantes), notamment par la DSP (conventions), à la fois, canalisait l’OE et la promouvait. Cette modération d’un « trop entrepreneurial », notamment lié au tempérament du porteur, M. AB, aide à la conciliation des missions. On remarque néanmoins une forte capacité de celui-ci à apprécier sa légitimité au sein des cercles avec lesquels Semitour compose (parties prenantes, écosystème) et les valeurs portées par ceux-ci (conventions).

M. AB a une perception aiguë de la concurrence. Il est conscient que d’autres opérateurs pourraient répondre au marché et remplacer Semitour. De plus, le gérant compose également avec la concurrence d’autres activités de loisirs (les sorties en plein air). Ce regard vers la concurrence n’est pas fréquent dans le monde de la culture (Becker, 1988).

Enfin, le recours systématique aux experts (parties prenantes) pour la définition des offres et des médiations, mais également pour ce qui relève des expositions d’art contemporain alors que ce n’est pas exigé, apporte plus largement une légitimité à l’ensemble du BM (MS, MC). Toutes les composantes sont en effet touchées par ce souci de légitimité, ce qui permet aussi à Semitour de faire reconnaître son expertise (la DSP parle de faire autorité).

La mobilisation de l’OE s’avère ainsi pertinente pour comprendre le cas Semitour et nous pouvons raisonnablement proposer de l’utiliser pour étudier d’autres cas en ECC. On peut également y voir une réponse à l’appel des chercheurs dans ce domaine pour participer à la définition de l’entrepreneuriat des ECC (Chapain, Emin et Schieb-Bienfait, 2018), ici en montrant comment s’exprime l’OE dans le cas étudié. L’OE permet la conciliation des trois missions scientifique, culturelle et économique qui, si elles peuvent paraître évidentes aux professionnels du secteur, n’ont pas été traitées de façon explicite dans la littérature. Combler ce manque ne paraît pas sans intérêt, car comme nous l’avons vu, ces trois registres rencontrent des difficultés à cohabiter alors qu’ils s’avèrent indispensables au bon fonctionnement et à la performance/pérennité des lieux de culture (et pas seulement des lieux d’exposition).

Conclusion

Pour répondre à la question de recherche (en quoi l’orientation entrepreneuriale de Semitour a-t-elle permis de concilier ses missions scientifique, culturelle et économique ?), notre travail montre que les cinq variables de l’OE se manifestent, certes à des degrés divers, dans toutes les composantes du BM de Semitour et il est possible d’y lire la conciliation des trois missions dans cette structure. Cette conciliation apparaît comme le fruit de l’OE dans la définition du modèle. Le travail réalisé apporte une contribution théorique à la fois au champ de l’OE et de l’entrepreneuriat culturel en montrant la pertinence qu’offre cette grille de lecture à la compréhension du cas.

Sur le plan académique, notre recherche comporte plusieurs originalités. En premier lieu, celle de croiser deux champs de recherche (OE, entrepreneuriat culturel). Elle apporte à l’objet OE en l’appliquant à une organisation du domaine culturel d’un milieu rural, ce qui n’avait préalablement pas été réalisé. Elle mobilise le BM pour proposer un cadre conceptuel renouvelé de l’OE (Figure 2). Elle montre que le BM est un outil pour le chercheur étudiant les organisations culturelles en permettant la mise au jour des cas étudiés et l’intelligibilité de ceux-ci. Si le BM n’a pas été utilisé auparavant pour ce type de structure, cela doit tenir à l’expression elle-même, trop « business », alors que le concept convient à bien d’autres types d’organisation (Verstraete et Jouison, 2018, p. 136). Notre recherche apporte à la recherche sur les ECC en participant à la définition de l’entrepreneuriat dans ce domaine par convocation du concept d’OE. Notre cadre opératoire, de nature qualitative, répond également à l’appel de Chebbi, Sellami et Saidi (2018).

Sur le plan managérial (ou plutôt entrepreneurial…), le travail constate que le couplage du profil entrepreneurial du dirigeant avec une tutelle consciente des enjeux scientifique, culturel et économique (elle favorise autant qu’elle cadre) participe à la réussite de Semitour. C’est une retombée intéressante pour les organisations concernées et un message peut leur être envoyé : impulsez une OE. Des missions pouvant être en conflit se concilient par cette dynamique entrepreneuriale. L’outil BM peut être mobilisé par ce type de structure afin d’identifier comment y parvenir, dans une phase de design afférent, en collaboration avec le délégant cadrant le projet. Cette formalisation est alors une façon de penser la conciliation des trois missions pour des organisations devenues complexes et permet, ainsi, une identification plus aisée des objectifs à atteindre, des exigences à respecter ou des contraintes avec lesquelles il faut composer.

Une des pistes de recherche attachée à cette considération pragmatique pourrait être, suite à notre étude de cas, de réaliser une recherche-action utilisant le BM qui a ici montré sa pertinence (cette recherche pourrait comporter une première boucle relative au « redesign » du BM, une deuxième relative à la mise en oeuvre du projet conçu, une troisième pour en évaluer les résultats). Si ce protocole de recherche-action permet que deux mondes se rejoignent (les acteurs des organisations concernées et les chercheurs), plus académiquement une étude de cas multiples participerait à apprécier la possible généralisation du propos.

C’est évidemment une limite du cas unique qui, s’il ne vise pas la généralisation, appelle des voies de recherche, notamment par le caractère instrumental que le cas a, ici, pris. Une autre limite tient au choix de la restitution de la discussion, sous forme narrative, alors que plusieurs portes d’entrée s’offraient. La démarche qualitative offre un matériel riche et délicat à synthétiser, mais dans le même temps stimulant par les interactions qu’elle provoque avec le terrain. Ceci dit, l’étude de cas unique se prête volontiers à la valorisation pédagogique. La richesse des données recueillies offre, dans ce domaine, des possibilités d’exploitation.