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Introduction

Sous l’impulsion de la mondialisation économique et de la construction d’espaces économiques intégrés, de plus en plus d’entreprises choisissent de sceller des alliances avec des acteurs localisés dans le monde entier afin d’accéder à des ressources et des capacités spécifiques (Rothaermel et Boeker, 2008) et consolider leur compétitivité (Blanchot, 2006 ; Kale et Singh, 2009). Malgré cet engouement, les alliances sont souvent instables et les résultats obtenus ne coïncident pas toujours avec les objectifs initiaux (Brulhart, 2005). Les études traitant des issues de ces opérations de rapprochement font état d’une durée de vie limitée : sept alliances sur dix n’atteignent pas les dix ans d’existence (Meschi, 2005). En 2010, il a été fait mention d’un taux de fin prématurée des coentreprises internationales oscillant entre 30 % et 70 % selon le contexte étudié (Prévot et Guallino, 2010). Ces ruptures précoces sont notamment imputées par bon nombre de dirigeants et de chercheurs aux distances culturelles nationales et organisationnelles existantes entre les cocontractants (Franck, 2000). Même l’entreprise multinationale n’échappe pas aux contraintes et aux difficultés inhérentes à l’interculturalité. Si les filiales japonaises ayant tendance à s’aventurer progressivement dans des pays plus éloignés culturellement risquent moins de voir leurs filiales disparaître prématurément (Chang, 1995 ; Barkema et Vermeulen, 1997), les filiales américaines, dont les partenaires étrangers viennent de pays de culture différente ont en revanche plus de chances d’être prématurément dissoutes (Li et Guisinger, 1991).

Les enseignements à tirer de ces constats devraient être minimisés, car ce ne sont pas les divergences culturelles en tant que telles qui induisent la rupture précoce ou l’échec de la collaboration, mais plutôt l’inefficacité du système managérial (Egg, 2000 ; Meier, 2004). Cette inefficacité s’expliquerait par la portée limitée de l’action des dirigeants, matérialisée par une focalisation exclusive sur les inconvénients de la distance culturelle au détriment de ses avantages. Les résultats de l’étude menée en 2009 par le cabinet de conseil Bain & Co auprès de 10 000 cadres issus de 73 pays semblent aller dans ce sens : même si la culture figurait au premier rang des préoccupations managériales de réussite du développement international de leurs entreprises, ex aequo avec la stratégie, les performances des opérations à l’étranger étaient loin d’être satisfaisantes et rarement pérennes (Coisne, 2012).

Sur le plan académique, l’interculturalité continue à ce jour d’alimenter des recherches et des expérimentations. Ces dernières ne parviennent néanmoins que rarement à identifier les composantes d’une gestion efficace d’équipes multiculturelles (Ren, Gray et Kim, 2009). Une explication qui pourrait être avancée est que les firmes internationales qui réussissent l’intégration des dissemblances culturelles ne communiquent que très peu sur leurs meilleures pratiques afin de maintenir leurs avantages par rapport à la concurrence (Barmeyer et Mayrhofer, 2008).

Dans le cadre d’une contribution à l’élargissement des connaissances sur cette thématique, cet article a pour objet d’identifier les ingrédients d’un management interculturel orienté vers le maintien de l’alliance stratégique internationale sur le long terme. Nous procèderons d’abord à une analyse théorique des impacts négatifs et positifs de l’interculturalité sur les échanges interorganisationnels et interpersonnels. Nous mettrons ensuite en lumière les outils managériaux susceptibles de concourir à la maîtrise de ces impacts en vue d’une pérennisation de la relation. Enfin, nous illustrerons cette analyse par l’examen de procédés de gestion de l’interculturalité introduits dans huit cas d’alliances asymétriques franco- tunisiennes stables.

1. Interculturalité et alliances internationales : impacts et modalités de management

Les travaux en sciences sociales soutiennent que d’une organisation à l’autre, les standards qui règlent la vie en société ne sont pas identiques, voire parfois fondamentalement opposés. Les alliances ne dérogent pas à ce principe. Ces dernières se caractérisent par la rencontre de cultures hétérogènes puisqu’elles mettent en relation des groupes distincts qui jouissent d’une histoire différente (Blanchot, 2006). L’interculturalité s’articule plus précisément par des dissemblances plus ou moins profondes entre les systèmes de référence, les valeurs, les règles de décision et les procédures de travail. Dans une alliance internationale, la dimension culturelle est encore plus complexe dans la mesure où elle englobe des cultures organisationnelles, mais aussi nationales, distinctes qui cohabitent.

Dans cette section, nous mettons en exergue dans un premier temps les inconvénients et les avantages de l’interculturalité, et dans un second temps les outils managériaux contribuant à les maîtriser.

1.1. Ambivalence des impacts de l’interculturalité

Le nombre de délocalisations d’activités industrielles, commerciales ou de recherche et développement opérées par bon nombre d’entreprises sous forme d’alliances ne cesse d’augmenter d’année en année (Blanchot, 2006). Si l’analyse qualitative opérée par Peeters, Point, Garcia-Prieto et Davila (2014) sur 76 articles parus sur la période 1996-2009 dans 26 revues internationales de gestion révèle que la culture y est exclusivement présentée comme une menace pour les entreprises qui délocalisent, ces auteurs soulignent qu’il existe en fait une littérature parallèle sur la diversité nettement plus positive sur le sujet. Ce rappel suggère clairement l’adoption d’une posture analytique nuancée lors de l’étude des différences culturelles dans les opérations de développement à l’international en général, et dans les alliances internationales en particulier.

1.1.1. Inconvénients

Ne partager ni les mêmes systèmes d’interprétation de la réalité ni les mêmes croyances ou valeurs induites des divergences de jugement, de perception des problèmes rencontrés et d’approche dans le traitement des difficultés (D’Iribarne, Henry, Segal, Chevrier et Globokar, 2002). Il pourrait ne s’agir que de confrontations idéologiques, mais en raison du caractère peu négociable des normes fondamentales sur lesquelles se basent les actions des individus, il est plus probable qu’une dissonance entre les référentiels culturels ait des répercussions matérielles. En effet, les incompréhensions inhérentes aux distances culturelles génèrent des litiges managériaux et des débats chronophages empêchant les prises de décision rapides par les dirigeants (Yan et Zeng, 1999). Au niveau des équipes de travail, l’interculturalité entraîne clanisme et comportements anti-coopératifs, car la réunion d’identités sociales distinctes attise les sentiments négatifs (Salk et Shenkar, 2001) et les stratégies de résistance (Van Marrewijk, 2004).

Tous les niveaux hiérarchiques subissent ainsi de plein fouet les conséquences des écarts culturels. À cet égard, Stahl (2006) rappelle que l’alliance nouée en 1998 entre le constructeur automobile américain Chrysler et le constructeur allemand Daimler-Benz a connu des conflits internes généralisés imputés aux écarts culturels. Ils concernaient les systèmes de compensation, le processus décisionnel (au niveau des cadres dirigeants), le code d’habillement et l’horaire de travail (au niveau des employés situés sur des niveaux hiérarchiques plus bas) (Mateescu, 2008). La récurrence de tels conflits dans les alliances engendre une méfiance à l’égard de l’allié, une interprétation biaisée de ses véritables intentions stratégiques voire une adversité interne exacerbée (Sirmon et Lane, 2004). Une spirale négative peut même se former, rendant utopique la création d’une connivence censée favoriser l’autocontrôle et la solidarité dans l’action (Faulkner et Rond, 2000 ; Luo, 2002).

Quant aux dissimilitudes linguistiques et communicationnelles (verbales et non verbales), elles provoquent des maladresses, des frustrations et une carence de cohésion nuisant à la qualité de la relation (Emerson, 2001 ; Gueguen, 2011). En appauvrissant les échanges d’idées, elles rendent par ailleurs l’apprentissage organisationnel incertain, diminuent l’intégration sociale (Stahl, Maznevski, Voigt et Jonsen, 2010) et engendrent de l’insatisfaction, de la rotation du personnel (Gueguen, 2011) et une incapacité à renégocier les termes de l’accord face aux évolutions de l’environnement (Blanchot, 2006). Ce sont là autant de facteurs susceptibles de provoquer la dégradation de la compétitivité et des résultats économiques du rapprochement voire sa dissolution prématurée (Lane, Salk et Lyles, 2001).

Du fait des oppositions entre les mécanismes laborieusement transposables de résolution des conflits, de motivation des acteurs et de formation professionnelle, la construction d’une confiance partagée s’avère à son tour problématique. Par exemple, il est laborieux d’établir un rapport de confiance entre des individus provenant de cultures dites « universalistes » et « particularistes ». Alors que la règle doit l’emporter sur la relation pour les premiers, les relations personnelles doivent primer pour les seconds. Les universalistes peuvent alors penser que leurs partenaires ne sont pas dignes de confiance parce qu’ils privilégieront toujours leurs amis. Réciproquement, les particularistes peuvent penser que leurs partenaires « universalistes » ne sont pas dignes de confiance parce qu’ils sont peu enclins à aider un ami. Si l’absence de partage des mêmes principes généraux de relations, constitutifs d’un contrat social, venait à perdurer, la perception de violation de normes deviendrait fréquente. Or, cette évaluation négative est de nature à provoquer un désir de rupture de l’accord de partenariat (Monin, 2002).

1.1.2. Avantages

Les écrits académiques portant sur la diversité ont donné naissance à un courant de recherche qui reconnaît l’interculturalité comme source d’enrichissement pour l’organisation (Adler, 2002). Yeganeh et Su (2006) assimilent l’éclectisme culturel à une ressource immatérielle à exploiter et une source d’avantage compétitif. Selon Santos, Doz et Williamson (2004), l’avantage majeur de cet éclectisme est l’accroissement de la capacité d’innovation. Outre la créativité individuelle, l’innovation dérive en effet de la confrontation avec la va- riété, c’est-à-dire de rencontres entre des personnes et des organisations qui ont des vues, des objectifs et/ou des savoirs différents (Romelaer, 2002).

Par ailleurs, les entreprises de cultures nationales et organisationnelles dissemblables ont beaucoup à gagner l’une de l’autre en matière d’apprentissage, les différences perçues constituant autant d’occasions d’améliorer leurs propres processus (Faulkner et Rond, 2000). Au niveau cognitif, l’interculturalité enrichit la relation de modes de pensée, élève le niveau d’objectivité des débats en abaissant le taux d’implication personnelle et améliore la réceptivité individuelle aux idées nouvelles (Tapia, 1991). Ce faisant, elle conduit à des solutions anticonformistes où chaque culture apporte ses compétences et ses forces (Milliken et Martins, 1996 ; Stahl et al., 2010). De surcroît, la présence de pratiques culturelles variées crée une sensibilité spontanée, c’est-à-dire une conscience aigüe des défis à relever, incitant à instaurer une coopération étroite (Sirmon et Lane, 2004).

Sur le plan stratégique, l’association avec un partenaire originaire du pays dans lequel une firme souhaite se développer procure les capacités requises pour acquérir un avantage concurrentiel (Makino et Beamish, 1998). Les capacités convoitées par la firme étrangère, surtout dans une alliance de R&D, font référence aux ressources, comportements, informations et savoirs encastrés dans des routines constituant les recettes (savoir-faire) ou les principes organisationnels en vigueur dans l’entreprise locale (Langlois et Robertson, 1995). En d’autres termes, plus les dissemblances culturelles organisationnelles et nationales sont significatives, plus le potentiel de création de valeur est important, puisque l’utilité de la contribution du partenaire local s’accroît logiquement avec l’écart entre les routines sollicitées par l’entreprise qui s’internationalise et celles qui sont détenues (Blanchot, 2006). Enfin, l’encastrement des capacités des entreprises dans des contextes sociaux hétérogènes limite leur transparence, et donc le risque concurrentiel d’internalisation abusive de leurs compétences distinctives respectives (Hamel, 1991). Cette limitation assure l’interdépendance durable, laquelle influe positivement sur la stabilité de la relation.

En résumé, les différences culturelles prennent la forme d’une tête de Janus (Blanchot, 2008). Au niveau stratégique, elles recèlent un potentiel de création de valeur, d’innovation et d’élargissement du corps de compétences techniques et sociales. Au niveau opérationnel, elles sont source d’incompréhensions, de frictions, de dysfonctionnements, d’érosion de la coopération et font obstacle à l’applicabilité des compétences des partenaires (Shenkar, 2001). Ces effets ne peuvent cependant être considérés comme exhaustifs, standards et encore moins parfaitement explicatifs de la stabilité et du niveau de performance des alliances internationales. À ce sujet, s’appuyant sur les résultats de la méta-analyse effectuée par Stahl et al., (2010) sur 108 études empiriques publiées, Gueguen (2011) précise dans un cadre plus général que des facteurs de contingence modèrent les effets constatés de l’interculturalité sur les équipes multiculturelles et rendent plus difficile l’interprétation de la relation diversité culturelle – performance. Shenkar (2001) impute pour sa part l’incohérence entre les résultats des recherches sur l’impact des dissemblances culturelles sur la performance aux postulats conceptuels ou méthodologiques contestables concernant la « distance culturelle ». Enfin, comme le soulignent Egg (2000), Meier (2004) et Mead (2005), une telle interprétation est aussi fonction de l’approche managériale poursuivie dans la mesure où celle-ci conditionne la portée et l’efficacité des procédés de gestion de l’interculturalité.

1.2. Approches managériales de la diversité culturelle

Peeters et al. (2014) font apparaître dans leur recherche théorique sur la diversité culturelle dans les délocalisations deux approches managériales majeures de la diversité culturelle : la minimisation des différences culturelles, celles-ci étant perçues comme sources de problèmes relationnels ; l’intégration culturelle, cette dernière étant considérée comme source d’avantages compétitifs.

La minimisation s’apparente à l’attribution d’une importance diminuée aux dissemblances culturelles (Chen et Starosta, 1998) en raison d’une aversion à l’incertitude culturelle. Elle se matérialise essentiellement par l’abandon, par les dirigeants, des questions sous-jacentes à la composante culturelle, à la charge des individus impliqués dans les interfaces culturelles (les expatriés, les dirigeants chargés de gérer les équipes de travail multiculturelles) (Chevrier, 2003). Le choix d’individus ayant plusieurs expériences internationales réussies lors d’alliances, ou qui ont un profil multiculturel du fait de leur éducation, peut de ce point de vue constituer une précaution judicieuse (Child et Faulkner, 1998 ; Bartel-Radic, 2014). L’implémentation d’une stratégie de minimisation peut également s’opérer par une socialisation-acculturation de tous les employés selon les modèles comportementaux de la culture dominante (Adler, 2002). La coordination interculturelle est ainsi réduite à l’ajustement mutuel, n’existant pas une politique officielle cohérente dans ce sens-là.

À contresens de cette vision minimaliste de l’interculturalité, l’approche de l’intégration culturelle suppose que l’on prenne en considération aussi bien les avantages (créativité, diversité positive, enrichissement mutuel, etc.) que les inconvénients (incompréhensions, résistances, tensions, etc.) dérivés du rapprochement de systèmes culturels dissemblables (Bennett, 1993 ; Reus et Lamont, 2009 ; Coisne, 2012). Blanchot (2008) perçoit un tel management intégrateur comme une condition sine qua non à la stabilisation de l’alliance, car la diversité culturelle est par essence une arme à double tranchant. La pertinence de cette gestion bimodale est toutefois tributaire du développement d’une compétence interculturelle (Zollo et Singh, 2004). Celle-ci renvoie à la capacité de comprendre la spécificité d’une situation interculturelle et de s’adapter à cette spécificité de manière à produire un comportement qui permet d’atteindre les objectifs poursuivis (Bartel-Radic, 2013). Bien plus qu’un phénomène compensatoire, le management interculturel intégrateur peut même être appréhendé comme un processus de gestion du changement qui transforme les défis culturels en avantages pour les parties prenantes (Coisne, 2012). En d’autres termes, il s’agit de profiter de la dynamique d’adaptation mutuelle impulsée par la prévention d’affrontements culturels perturbateurs, pour créer des synergies et innover sous la base des complémentarités culturelles révélées chemin faisant.

1.3. Lecture théorique de pratiques de management interculturel

L’analyse de la diversité culturelle dans les alliances offre l’opportunité de recadrer la question du rôle du dirigeant dans la gestion d’équipes multiculturelles. À ce jour, les recherches sur le management interculturel n’ont pu aboutir à la formulation de pratiques universelles. Les pratiques les plus déployées sont souvent calquées sur celles qui appartiennent à la gestion intraorganisationnelle des ressources humaines et/ou à la culture d’entreprise (Mateescu, 2008). Une des raisons à cela serait la difficulté à délimiter les attributions d’un directeur de l’interculturel (Fontaine, 2007). Les tentatives de définir son rôle et ses actions s’accordent toutefois sur sa mission, à savoir qu’il parvienne à dépasser les écueils organisationnels et les problèmes relationnels véhiculés par l’interculturalité tout en exploitant ses bienfaits en vue de la pérennisation du partenariat.

1.3.1. Outils de gestion intégrative de la diversité culturelle

Souvent assimilé à une méthodologie de manipulation des différences culturelles perçues comme autant de sources de conflits, de frictions ou de malentendus (Soderberg et Holden, 2002), le management interculturel est habituellement perçu comme un système de pratiques permettant l’éviction des idées reçues et des appréhensions bloquant la communication et rendant la collaboration stérile (Mead, 2005). De plus en plus d’auteurs (Brulhart, 2005 ; Bouayad et Legris, 2007 ; Barmeyer et Mayrhofer, 2008) plaident à présent pour un double rôle, à savoir asseoir les conditions d’une exploitation équitable des bienfaits de l’interculturalité et contrecarrer ses effets perturbateurs. En effet, d’après Chevrier (2003), le point clé du management interculturel n’est pas de gommer les différences, ni de niveler les cultures (une entreprise probablement vouée à l’échec), mais d’identifier des manières de faire légitimes pour tous, même si cette légitimité se fonde sur des lectures hétérogènes des parties prenantes.

Dans ce cadre, les décisions managériales ayant trait à l’interculturalité devraient être prises en dehors de toute considération capitalistique ou de l’envergure de la notoriété institutionnelle de chaque partenaire (Schweiger et Goulet, 2002 ; Blanchot, 2008 ; Coisne, 2012). La promotion de la parité et de la réciprocité à travers la constitution d’équipes managériales et de travail mixtes va dans ce sens (Barmeyer et Mayrhofer, 2002). Si la non-discrimination, concrétisée par une telle représentativité partagée dans les organes décisionnels et opérationnels, constitue un préalable à l’exploitation de la variété culturelle (Harrison et Klein, 2007), elle n’est pas pour autant une garantie de la valeur ajoutée du collectif diversifié (Haas et Shimada, 2010). Seule la création d’un milieu de travail inclusif basé sur l’acceptation de la différence peut réellement stimuler les échanges d’idées et l’apprentissage interorganisationnel. Dans cette optique, Meier (2004) et Brulhart (2005) suggèrent de joindre la formation interculturelle à l’application de décisions éthiques. Ce type de formation peut s’opérer à travers la diffusion des expériences interculturelles « positives » (création de synergies imprévues, acquisition d’expertises, impulsion d’un apprentissage croisé, transfert réciproque de technologies et de savoir-faire complémentaires) vécues par d’anciens responsables expatriés, la consultation de cabinets de conseil et la participation du personnel à des séminaires sur l’interculturalité. Destinée à déconstruire les stéréotypes, les préjugés et à sensibiliser les acteurs (surtout ceux étant les plus fondamentalement hostiles à l’idée de côtoyer des collègues de nationalité et de culture différentes) à la relativité de leurs comportements et de leurs valeurs qu’ils sont tentés de croire universels, une telle formation a parallèlement vocation à leur prouver, faits à l’appui, que ce qui paraît déraisonnable ou contreproductif à un regard est légitime dans une autre culture (Blanchot, 2008).

Comme le soulignent Cerdin et Peretti (2000), les formations interculturelles ne constituent pas pour autant une garantie de succès. Leur effet dépend notamment de leur contenu, de leur durée, de la période où elles sont dispensées, de leur association ou non à une formation linguistique (Eschbach, Parker et Stoerberl, 2001). En particulier, une formation essentiellement axée sur les différences comporte le risque de renforcer les stéréotypes susceptibles d’accentuer les attitudes de type « eux contre nous », de paralyser l’action et d’empêcher la coconstruction de règles communes (Blanchot, 2008). Sans tomber dans la normalisation des comportements ou l’homogénéisation culturelle, Barmeyer et Mayrhofer (2008) préconisent, pour y remédier, l’instauration de règles de conduite (respect d’autrui, tolérance, ouverture, etc.) afin de minimiser les tensions, les incompréhensions réciproques et les dysfonctionnements. L’objectif étant d’obtenir un effet d’homéostasie, ces chercheurs prônent aussi la désignation d’un comité sur l’équité et l’éthique chargé de superviser l’application des règles ainsi établies.

En amont de la formation interculturelle des acteurs, Meschi (1997) est favorable à l’implication des gestionnaires des ressources humaines lors des négociations contractuelles des coentreprises internationales afin de s’assurer que les dirigeants s’engagent formellement à consentir des efforts significatifs en vue de la résolution des problèmes interpersonnels d’ordre culturel qui pourraient ultérieurement apparaître. En aval de la ratification du contrat de rapprochement, la stimulation de la communication interorganisationnelle améliore le niveau de compréhension sociale (Meschi, 1997), tandis que l’application de plans de motivation de groupe et l’engagement mutuel ferme à réussir collectivement aident à surmonter les divergences culturelles et stratégiques existantes entre les firmes parentes (Parkhe, 1991 ; Meschi et Roger, 1994).

1.3.2. Management par la résorption des dissemblances culturelles

Comme le suggère la théorie de l’identité sociale, les individus s’identifiant à des groupes sociaux, l’apparition de deux clans se distinguant par leur nationalité dans une alliance est un cas de figure à envisager par les responsables des équipes. Partant du principe que plus les habitudes et les comportements individuels sont similaires, et plus le terrain d’entente est large, il conviendrait d’introduire des normes relationnelles (au sens strict du terme) auxquelles les acteurs devraient se soumettre en permanence (Fréchet, 2003) ; Neyer et Harzing, 2008). Étant spécifiques à l’acte de l’échange, elles représentent l’image partagée par les parties prenantes de ce que devraient être leurs comportements en vue d’une minimisation des sources potentielles de conflit et du développement d’une considération mutuelle. Elles sont supposées fournir une trame de référence, un ordre qui les aidera à guider et à apprécier les attitudes d’autrui qui prendront place dans les situations incertaines et ambigües dans le futur.

Dans la même lignée, Gouia et Bellon (2003) militent pour l’adoption d’une culture commune. Cette dernière correspond à un ensemble unique et universel de croyances, d’opinions, de méthodes, de pratiques managériales et de normes sociales. Selon Zeng et Chen (2003), la diffusion généralisée d’une telle culture ad hoc dédiée à l’alliance est cependant tributaire de la conception, au préalable, d’une identité conjointe qui puisse créer un véritable sentiment d’appartenance. L’argument sous-jacent avancé par ces auteurs est que les membres d’équipes de travail mixtes seront moins enclins à coopérer et à adhérer à une culture partagée s’ils possèdent un faible niveau d’identification avec l’alliance. Au-delà de ce rôle, l’incorporation généralisée d’une identité partagée a vocation à transcender les problèmes culturels et à organiser les processus internes pour que les salariés puissent canaliser leur masse d’énergie sur la création d’une compétitivité collective sur le marché. Ainsi, en stabilisant la relation, cette identité partagée fera converger l’attention des acteurs vers l’atteinte des objectifs communs plutôt que vers la résolution des difficultés d’ordre culturel.

Dans le cadre des coentreprises internationales, Shenkar et Yan (2002) soulignent que l’absence de mécanismes efficaces visant à empêcher certaines routines de se transformer en conflits voire en crise peut déstabiliser et remettre en cause les modes de fonctionnement de la coentreprise. Ces mécanismes peuvent être caractérisés par des mesures internes (des réunions entre les dirigeants au plus haut niveau de chaque parent) et externes (médiation, arbitrage et procédures légales) afin de prévenir l’issue de la relation.

2. Méthodologie de recherche

L’objet de notre recherche ayant trait aux procédés de management interculturel propices à la stabilisation des alliances internationales, notre étude empirique vise à illustrer les assertions théoriques formulées plus haut, l’évaluation de leur adéquation avec la réalité voire leur enrichissement. À cet effet, nous avons analysé huit cas d’alliances asymétriques franco-tunisiennes stables créées entre 2006 et 2011 : cinq alliances de partenariat et trois coentreprises. Les parties contractantes sont de grandes firmes françaises et des PME tunisiennes opérant dans quatre secteurs d’activité : textile et habillement, agroalimentaire, électroménager et automobiles. Le critère d’asymétrie appliqué lors de la sélection de notre échantillon s’explique par notre désir d’identifier le degré d’influence des écarts culturels organisationnels (souvent significatifs et exacerbés entre grandes entreprises et PME) sur la configuration du management interculturel. Si l’asymétrie des alliances de partenariat étudiées renvoie uniquement à la taille et à la nationalité des entreprises, celle des coentreprises se manifeste également par une répartition inégale du capital (60/40) entre les deux maisons mères. Concernant notre choix d’organisations de nationalités française et tunisienne en particulier, il puise sa légitimité dans le paradoxe entre l’essor fulgurant des collaborations entre la France et la Tunisie depuis la ratification de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et la Tunisie le 17 juillet 1995 et des ruptures prématurées d’alliances interentreprises franco-tunisiennes de plus en plus fréquentes (Gouia et Bellon, 2003).

Nous avons analysé les données collectées à l’issue de seize entretiens individuels semi- directifs, d’une durée moyenne d’une heure et vingt minutes, menés auprès de dirigeants d’alliances (allianceurs) français et tunisiens. Le cadre épistémologique de notre recherche étant interprétativiste, cette analyse a porté sur leurs perceptions respectives des outils managériaux mis en place et les logiques qui les sous-tendent.

Au cours des entretiens, les répondants devaient s’exprimer de manière exhaustive et rétrospective sur leurs alliances respectives (choix du partenaire, des objectifs et des motivations des dirigeants, négociation du contrat, etc.), les composantes de la dimension interculturelle de la relation, les effets de l’interculturalité et les outils de management interculturel utilisés pour stabiliser l’accord. Ces points étaient soit abordés spontanément soit suggérés, et leur incidence sur la stabilité et la qualité de la relation systématiquement considérée.

En ce qui a trait à l’exploitation des données collectées via ces entretiens, nous avons procédé à une retranscription des enregistrements puis à une analyse des contenus des discours (Bardin, 2001 ; Miles et Huberman, 2003), à l’aide du logiciel NVivo. En dépit du fait que ce logiciel ne permette pas une interprétation directe, il a tout de même l’avantage de fournir une certaine flexibilité au codage, ce qui permet de se concentrer sur les données codées (Richards, 2005). Nous avons par la suite réalisé successivement des analyses intracas et des analyses intercas, comme préconisé par Miles et Huberman (2003). L’objectif de cette démarche est d’organiser et de réduire de manière pertinente les données recueillies, et d’identifier les possibilités et leur diversité. L’analyse inter-cas nous a ensuite permis de comparer et d’appréhender les similitudes et les différences observées entre les huit cas d’alliances étudiés.

Nous avons ainsi pu comparer le sens des comptes rendus et interpréter les processus de gestion de l’interculturalité tels qu’ils sont perçus par les personnes interviewées. Nos interprétations ont été par la suite soumises à sept répondants qui ont validé les conclusions mises en avant.

Dans le cadre d’une multiplication des évidences (Wacheux, 1996), les données collectées par entretiens ont été complétées par diverses sources d’information sur chacun des cas étudiés (Yin, 1994). Deux autres supports de données ont ainsi été mobilisés : les observations passives et l’analyse d’archives. En aval des interviews, nous avons en saisi l’occasion de nos visites dans les entreprises pour nous intéresser à l’environnement immédiat des personnes interrogées (Wacheux, 1996). Des données secondaires supplémentaires ont été recueillies via les supports de communication des entreprises (brochures, rapports d’activités, sites Internet, etc.).

Les tableaux 1 et 2 reprennent certains éléments méthodologiques. Nos répondants ayant exigé la préservation de l’anonymat de leurs entreprises, les cas d’alliances étudiés sont désignés de « A » à « H ».

Tableau 1

Guide d’entretien

Guide d’entretien

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Tableau 2

Caractéristiques des alliances de notre échantillon

Caractéristiques des alliances de notre échantillon

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3. Présentation et discussion des résultats

3.1. Présentation des résultats

Deux modes de management interculturel peuvent être dégagés des discours des dirigeants interrogés : le premier est à caractère intégratif, tandis que le second s’inscrit dans une logique de standardisation. Une batterie de procédés managériaux en phase avec l’un ou l’autre de ces modes a été déduite des affirmations de nos répondants.

Parmi ces procédés, l’audit culturel est le seul à avoir été adopté dans les deux orientations managériales. Son rôle est l’ajustement des pratiques de travail respectives sans pour autant les remettre en cause. L’identification des spécificités culturelles du partenaire à travers l’observation des actions et des réactions des collègues étrangers et le recensement des frictions, en amont et durant la phase de démarrage de l’alliance, permet d’orienter le management interculturel vers les principaux points de divergence et d’affiner son contenu dans le respect des valeurs culturelles de chaque partenaire. Ce point est illustré par les commentaires des répondants tunisien et français des cas A et B : « Nous avons profité des réunions de négociation du contrat d’alliance et de nos visites sur le site de production de notre partenaire français pour évaluer le niveau de complémentarité de nos systèmes culturels. Comme il n’y a pas mieux que les actes et les comportements pour révéler la véritable personnalité de chacun, nous avons par la suite observé durant les premiers mois de l’activité commune les agissements de notre partenaire et relevé ce qui l’intéressait, mais aussi ce qui lui déplaisait dans nos actions et nos pratiques. Sans trop bousculer les choses, on a veillé ensemble à rapprocher nos façons de faire » (le dirigeant de la PME tunisienne du cas A) ; « L’identification des spécificités culturelles de notre partenaire n’a pas été chose facile. Il fallait apprendre à mieux le connaître au jour le jour. Tous nos salariés ont été indirectement mis à contribution en faisant régulièrement part des problèmes qu’ils rencontraient avec leurs collègues tunisiens » (le dirigeant de la grande firme française du cas B).

Afin de tirer parti des bienfaits de l’éclectisme culturel (innovation, apprentissage, choix de solutions anticonformistes aux problèmes) tout en évinçant le risque de formation de clans, une fonction transversale « Ressources Humaines » a été créée dans le cas A : « … Je considère la diversité culturelle comme une aubaine. Pour en profiter pleinement, il fallait développer au préalable chez les salariés un sentiment d’appartenance à l’alliance. Nous avons tout simplement créé à cet effet un département “Ressources Humaines”. Les résultats ne se sont pas fait attendre étant donné que cela a réduit le risque de discrimination négative ou positive et intensifié les échanges interentreprises. Sans vouloir nous vanter, nous avons fait d’une pierre deux coups : nous avons rassuré les salariés et créé une coopération interculturelle fructueuse » (le dirigeant de la grande firme française du cas A).

Sur le plan organisationnel, la répartition du travail selon les domaines de compétences a vocation à générer une entente « technique ». Chaque culture professionnelle étant homogène par définition, le risque d’éclatement de conflits d’ordre professionnel entre pairs est minimal. Sur un plan plus social, lorsque des litiges viennent tout de même à apparaître, une médiation intra-alliance peut s’avérer salutaire. Le choix d’un arbitrage interne paraît d’autant plus justifié qu’il ancre en même temps le sentiment d’identification à l’alliance dans l’esprit des acteurs : « Au niveau organisationnel, aucun problème n’est apparu à ce jour. La répartition des tâches s’est effectuée selon le savoir-faire et la capacité de chaque salarié à respecter des délais d’exécution et de livraison imposés par les clients. En revanche, au niveau social, la communication a été parfois conflictuelle, car les Tunisiens ont l’habitude de travailler tout en échangeant des réflexions sur des sujets extra-professionnels. Pour avoir eu à gérer ce genre de situation par le passé, j’ai décidé d’intervenir rapidement auprès de nos salariés afin de leur expliquer que la communication informelle hors activité était monnaie courante dans les entreprises tunisiennes et qu’elle ne compromettait pas leur rendement. Encourager nos salariés à se montrer patients a été payant, car ils se sont par la suite aperçus que la productivité des salariés tunisiens était bien au rendez-vous » (le dirigeant de la grande firme française du cas B).

En phase avec les outils managériaux précédents, la promotion de la parité dans les organes décisionnels et opérationnels de l’alliance asymétrique écarte les sentiments d’injustice et évite le basculement de l’équilibre initial des rapports de force en faveur de l’entreprise de taille supérieure. Cette représentativité paritaire des firmes partenaires dans l’équipe managériale (management bicéphale) et les équipes de travail a vocation à neutraliser donc le risque de domination culturelle sur le plan décisionnel : « Aussi bien l’équipe managériale que les équipes de travail comprennent des représentants des deux entreprises. Chaque entreprise est donc constamment, et à tous les niveaux, impliquée dansles prises de décision… » (le dirigeant de la grande firme française du cas D).

Dans le prolongement du principe de partage et de décentralisation du pouvoir, la participation des acteurs à la résolution des conflits culturels favorise l’échange d’opinions et d’idées, avec à la clé un double effet : l’intégration du principe de subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt général et le renforcement de l’« autocontrôle culturel » : « … L’implication permanente des salariés dans la résolution des conflits leur a fait prendre conscience que privilégier l’entente et l’efficacité collective plutôt que ses propres principes et repères culturels par orgueil était un impératif pour le maintien de l’alliance. Si je puis dire, l’apprentissage culturel qui s’en est dégagé a permis le développement d’un autocontrôle culturel chez les salariés » (le dirigeant de la PME tunisienne du cas G).

Une formation interculturelle, via la participation des personnels à des séminaires ayant pour thématique la diversité culturelle, peut même être envisagée. Celle-ci a vocation à faire prendre conscience aux acteurs que la réunion de systèmes culturels distincts peut être davantage une source d’opportunités que de menaces si l’adaptation culturelle prime sur le conformisme. Les expériences partagées par les dirigeants et les salariés expatriés lors de ces manifestations sont à ce titre des références concrètes : « Nous avons fait participer l’ensemble des salariés français et tunisiens impliqués dans l’alliance à un séminaire portant sur la diversité culturelle dans les coopérations interfirmes Nord-Sud. Cela leur a surtout permis de réduire leurs appréhensions, de s’imprégner des expériences de participants et de développer une sorte de souplesse comportementale » (le dirigeant de la grande firme française du cas F).

La « souplesse comportementale » évoquée par ce dirigeant est susceptible de se développer plus rapidement grâce à l’intensification de la communication horizontale et à l’instauration de règles de conduite. La communication peut en effet se convertir en un moyen de rapprochement culturel et d’identification à l’alliance dès lors qu’elle offre la possibilité d’apprendre à décrypter les repères culturels des collègues étrangers. L’ajustement réciproque des comportements qui s’en suit amplifie le rattachement à l’alliance du fait d’une adaptation s’inscrivant dans le champ du partenariat. Plus en amont, l’introduction de principes éthiques prévient quant à elle les conflits, et ce en prédisposant les acteurs à s’intégrer dans des équipes multiculturelles : « Au-delà de son rôle dans la coordination des tâches, la communication entre collègues peut devenir un tremplin à la création d’un esprit d’alliance, à l’innovation et au transfert de compétences si elle est intensive et orientée vers la découverte de l’autre. J’ai constaté qu’en incitant les salariés à communiquer fréquemment avec les membres étrangers de leur équipe, ils étaient de plus en plus disposés à coopérer sans réserve et à donner le meilleur d’eux-mêmes. Seuls quelques principes de conduite, tels que le respect mutuel, l’ouverture sur autrui et l’acceptation des spécificités culturelles des collègues étrangers ont été initialement instaurés pour faciliter les premiers échanges » (le dirigeant de la PME tunisienne du cas H).

A contrario du management interculturel intégratif, l’approche axée sur la résorption de l’interculturalité s’illustre par des outils de gestion visant uniquement à contrecarrer les inconvénients de la diversité culturelle. En adéquation avec cette logique, la mise en place d’un système de travail conjoint a pour objectif d’assurer à l’alliance un démarrage exempt de tensions interpersonnelles au sein des équipes multiculturelles : « Dans le but de rendre notre alliance opérationnelle dès les premiers jours, nous avons établi avec notre partenaire lors de la négociation des conditions de notre rapprochement des pratiques de travail conjointes compatibles avec nos valeurs et nos habitudes communes. Nous avons tout simplement privilégié les bases culturelles convergentes de façon à ce que chacun puisse se comporter naturellement et avoir confiance en l’autre, sans avoir à se soucier en permanence des réactions des salariés français » (le dirigeant de la PME tunisienne du cas B). Dans une perspective davantage portée sur le long terme, la mise en garde contre les effets dévastateurs des différences culturelles sur l’alliance ou encore la diffusion d’une culture collective ad hoc peuvent même être envisagées : « J’ai sensibilisé les salariés au contexte culturel distant lors de réunions pour leur faire prendre conscience de ses risques. Je considère que la composante culturelle de l’alliance est tout aussi importante que ses composantes financière et stratégique. Afin de nous assurer que tous les salariés agissent dans l’intérêt du partenariat et non idéologiquement, nous avons d’une certaine manière standardisé les comportements : des principes culturels spécifiquement consacrés à l’alliance ont été établis » (le dirigeant de la PME tunisienne du cas E). Afin d’éviter de se heurter à la résistance au changement, notamment pour la PME tunisienne (et même orientale) dans laquelle l’esprit de famille est généralement répandu, la mise à contribution des acteurs dans la conception de tels principes est capitale : « Avec mon homologue, nous ne pouvions concevoir tous seuls de solutions efficaces et viables aux problèmes et conflitsinterculturels sans l’implication des salariés. Ces derniers sont à mon avis les plus à même de proposer des solutions adéquates étant donné que ce sont eux qui connaissent le mieux leurs appréhensions. Cette implication a été d’autant plus bénéfique qu’elle a facilité par la suite l’acceptation et l’application par tous de principes relationnels, tels que la collaboration selon des bases purement professionnelles et le partage inconditionnel des informations et des connaissances relatives à l’activité commune » (le dirigeant de la grande firme française du cas H).

3.2. Discussion des résultats

L’audit culturel (Dupriez et Simons, 2002) opéré dans les cas A, B et C montre qu’une cohabitation interculturelle viable et productive requiert le recensement des particularités culturelles du partenaire et de leurs effets prévus. Ce résultat corrobore les affirmations de nombreux auteurs tels que Egg (2000), Chevrier (2003), Blanchot (2006), Coisne (2012) et Aslanoff (2013). Le caractère implicite des représentations, des valeurs, des normes et des systèmes d’interprétation des événements du partenaire rend toute tentative de médiation culturelle improvisée ou ponctuelle vaine, celle-ci ne pouvant stabiliser la relation sur le long terme. Les défis liés aux situations interculturelles ne se limitent pas aux phases d’approche et aux premiers mois d’une situation nouvelle : ils sont permanents, récurrents et se rencontrent tout au long de l’alliance. Si l’audit culturel peut parfois s’avérer laborieux et lent (cas A), le temps nécessaire à son achèvement peut en fait devenir un levier d’action. Comme le précise Meschi (1997), les perceptions de distance culturelle ayant tendance à s’atténuer avec le temps, ce serait une erreur de considérer qu’une situation multiculturelle difficile à définir doive conduire à rompre la relation. Il ne faudrait pas non plus en conclure que les problèmes interculturels se résolvent mécaniquement. Adhérant à cette logique, Doz et Hamel (2000) suggèrent une approche progressive du management interculturel à travers l’organisation de sessions conjointes (d’information, de discussion et de formation) entre les acteurs des entreprises partenaires, de façon à estomper leurs craintes, à désamorcer les tensions par le dialogue et à augmenter leur capacité à agir efficacement dans une situation interculturelle. De telles sessions ont été organisées dans les cas E, F et G. Néanmoins, à l’inverse du cas E où la tenue de réunions sur l’interculturalité a surtout permis d’esquiver les oppositions interpersonnelles, la sensibilisation des salariés du cas G à cette composante de l’alliance a progressivement créé une empathie culturelle. La baisse conséquente des confrontations culturelles qui s’en est suivie dans le cas G est cohérente avec les affirmations de Cerdin et Peretti (2000) ou encore de Yang, Wang et Drewry (2009) sur le rôle majeur du processus d’apprentissage interculturel dans l’acquisition d’une compétence interculturelle individuelle voire organisationnelle (Bartel-Radic, 2013). Les trois principales composantes de ce processus à savoir la communication, la formation et l’expérience interculturelles sont de nature à augmenter la confiance des acteurs dans leur capacité à agir efficacement dans une situation interculturelle. La connivence en situation serait ainsi surtout le résultat de l’aptitude à retenir les comportements appropriés et à les reproduire. Deux étapes conditionnent l’acquisition de cette aptitude : la reconsidération de la manière d’agir sur la base des retours sur les réactions négatives imprévues, puis le choix de comportements alternatifs dans les interactions futures en fonction de leur apport constaté (Neyer et Harzing, 2008).

Pièce maîtresse du management interculturel intégratif, le principe de non-discrimination est appliqué dans le cas A par la création d’une fonction transversale « Ressources Humaines », et dans le cas D par la création d’équipes managériales et de travail mixtes. Si le respect de ce principe assure avant tout l’intégration sociale, il a aussi des effets stratégiques bénéfiques. Il facilite notamment l’exploitation du potentiel synergétique de l’alliance et des possibilités d’innovation et de transfert réciproque de compétences offertes par la variété culturelle, et ce en augmentant la propension des acteurs à collaborer. La promotion de la parité dans le cas D appuie la conclusion de Harrison et Klein (2007) sur la gestion de la diversité dans les partenariats interentreprises, à savoir l’impératif d’une représentativité partagée dans les organes décisionnels et opérationnels en vue d’une mutualisation des efforts. Elle est plus généralement en phase avec les affirmations de Garner-Moyer (2006) et de Gröschl et Takagi (2009) sur la préoccupation des dirigeants français face à la différence culturelle dans les organisations, en l’occurrence la recherche d’égalité, d’intégration et de lutte contre les discriminations.

Au-delà du fait que les actions managériales des dirigeants des cas B et C soient également destinées à créer un fit culturel (Sarkar, Echambadi, Cavusgil et Aulakh, 2001), elles ont en commun une autre finalité : le développement d’une confiance mutuelle entre les parties prenantes (McCutchen, Swamidass et Teng, 2008). En effet, la confiance inhérente à la proximité culturelle est positivement associée au succès et à la longévité du partenariat, car elle assure la réduction des coûts de coordination, de supervision et de transaction et incite à la création de valeur (Chung, Singh et Lee, 2000 ; Sarkar et al., 2001 ; Chen, Liu et Wei-Lan, 2009). L’identification des similitudes culturelles existantes entre les partenaires étant primordiale pour mettre en place une congruence culturelle, le dirigeant français du cas C a réalisé un audit culturel exhaustif avant même que l’alliance ne soit créée, comme le recommande Inkpen (2000).

S’inscrivant dans une perspective de minimisation pure de la diversité culturelle, d’autres procédés managériaux ont été axés sur la prévention ou la résolution de conflits culturels. À titre illustratif, parallèlement à une sensibilisation des salariés aux dangers de l’interculturalité, une culture commune ad hoc dédiée à l’alliance a été instaurée dans le cas E. Des normes relationnelles formelles ont même été établies dans le cas H. Les interventions des dirigeants des cas E et H s’inscrivent en conséquence dans une logique d’homogénéisation culturelle pour laquelle militent Zeng et Chen (2003) ou encore Gouia et Bellon (2003). En prévention des tensions interpersonnelles et dans le but d’opérationnaliser rapidement l’alliance, le dirigeant de la PME tunisienne du cas E a pour sa part basé ses interventions sur la standardisation des comportements. D’ailleurs, à l’inverse de l’approche intégrative dans laquelle l’audit culturel a pour objet le repérage des complémentarités culturelles en vue d’un enrichissement mutuel, l’existence de pressions de conformité dans l’approche de la minimisation constitue un mécanisme biaisant la convergence culturelle dégagée d’un tel audit.

En dépit de la complexité du processus managérial, les déclarations des dirigeants des cas B et H prouvent qu’il ne faudrait pas pour autant laisser traîner les choses, surtout dans le cas où les écarts culturels sont exacerbés. Contrairement aux directions qui bénéficient au début de la relation de la phase temporaire « lune de miel » au cours de laquelle le niveau élevé d’enthousiasme supplante les conflits et permet de dépasser le handicap de la nouveauté (Cheriet, 2007), une action rapide s’impose au niveau des équipes de travail. Un rythme peu soutenu d’adhésion des acteurs à l’alliance est en effet susceptible d’envenimer les échanges et de créer un clivage interorganisationnel profond avec, à la clé, une réduction des synergies et des retombées bénéfiques du rapprochement. L’alternance des procédés managériaux constatés dans les cas B et H illustre la pertinence d’une action à deux vitesses afin d’éviter un tel scénario. La stabilisation de la relation dès la ratification du contrat de rapprochement semble avoir été surtout tributaire dans le cas B de la mise en place de pratiques de travail communes de manière à évincer les risques relationnels, ou encore dans le cas H de l’implication de l’ensemble des salariés dans la résolution des conflits interpersonnels inhérents au choc culturel. Par contre, elle a été par la suite essentiellement fonction de la médiation sociale (cas B) et de l’intensité de la communication horizontale (cas H). L’approche de la minimisation des différences culturelles a ainsi été privilégiée lors de la phase de démarrage, alors que l’approche intégrative a progressivement pris le relais.

Conclusion, implications managériales et perspectives de recherche

La réunion de systèmes culturels organisationnels et nationaux dissemblables dans les alliances internationales impose un management interculturel ad hoc des équipes de travail. Les entretiens menés auprès de seize dirigeants français et tunisiens opérant dans huit alliances asymétriques franco-tunisiennes prouvent que la combinaison de certains procédés managériaux permet de stabiliser la relation tout en assurant une cohabitation interculturelle mutuellement profitable. Les résultats obtenus plaident d’abord fortement pour une approche purement intégrative et processuelle des différences culturelles (penser la diversité dans l’unité), puis pour une action managériale axée sur la résorption des distances culturelles (penser l’unité dans la diversité), et enfin pour une alternance séquentielle minimisation/intégration.

Ils montrent tout d’abord que l’audit culturel permet aussi bien de canaliser les efforts managériaux vers l’exploitation des bienfaits de la diversité que vers la prévention des problèmes culturels susceptibles de compromettre le maintien de la relation. Par la suite, la participation des acteurs à la résolution des conflits interpersonnels, la sensibilisation de ces derniers à l’interculturalité et la formation culturelle sont propices à une mobilisation générale dans l’activité commune, et donc au maintien de l’alliance sur le long terme. Sur un plan plus organisationnel, l’application du principe de parité au niveau de l’équipe managériale et des équipes de travail ainsi que la création d’une fonction transversale « Ressources Humaines » sont de nature à mettre en confiance l’ensemble des personnels. La juxtaposition de ces procédés de gestion de l’interculturalité vise à réunir les conditions d’un rapprochement culturel voulu et non prescrit et à favoriser la conversion de la diversité culturelle en une force d’action et de création de valeur. Renier ou imposer ses propres artefacts et son système de représentation dans une logique de conformisme idéologique ou d’homogénéité culturelle ne saurait, au regard des expériences des dirigeants interrogés, aboutir à une connivence renforcée et encore moins à une exploitation significative des « externalités positives » de l’interculturalité. Les pratiques du management interculturel ainsi présentées pourraient servir de modèle aux alliances internationales.

Malgré l’apport managérial de notre recherche, celle-ci se heurte à un certain nombre de limites qu’il convient de souligner. La première d’entre elles a trait au risque de biais perceptuels du fait des mesures subjectives collectées lors de nos interviews. La seconde limite, d’ordre méthodologique, est relative au niveau réduit de fiabilité des interprétations avancées dans la mesure où le traitement et l’analyse des comptes rendus n’ont été effectués que par un seul chercheur. In fine, notre enquête empirique ayant exclusivement porté sur les alliances dyadiques franco-tunisiennes, la portée des résultats obtenus est restreinte. Le nombre d’alliés et leurs nationalités sont en effet des variables qui ont des incidences non négligeables sur l’ampleur et les impacts des dissimilitudes culturelles ainsi que sur les pratiques managériales d’intégration culturelle (Makino et Beamish, 1998).

Le présent article suggère plusieurs pistes de recherche. Il serait par exemple intéressant de comparer les choix effectués par les dirigeants d’alliances de notre échantillon aux stratégies menées par les dirigeants. Pour valider leur démarche managériale, il paraît en outre nécessaire de tester les procédés de gestion de l’interculturalité mis en lumière dans notre enquête sur un échantillon plus large et multisectoriel d’alliances dans le cadre d’une étude quantitative confirmatoire. De surcroît, la distinction entre les outils de management des cultures relativement proches de ceux où la distance culturelle entre les entreprises alliées est plus marquée pourrait révéler des modes d’intégration culturelle plus hétérogènes. Cela pourrait également permettre d’identifier le degré de réplication de certains outils selon les profils organisationnels et culturels des alliés. Une étude longitudinale sur une longue période serait aussi susceptible d’évaluer le niveau d’influence progressive des procédés de gestion des écarts culturels sur le rendement des salariés et l’exploitation des effets positifs véhiculés par l’interculturalité. Enfin, une dernière piste de recherche prometteuse serait d’explorer la pratique managériale à mettre en place lors de chaque phase du processus de prise de décision (initiation, ratification, mise en oeuvre, contrôle et évaluation) afin d’amplifier son efficacité.