Le thème de l’utilité des connaissances en gestion est une question récurrente que tout chercheur affronte à titre individuel au cours de sa carrière. Entre autres choses, confronté à des interrogations sur la nature de sa profession, chacun aura pu faire l’expérience de l’incompréhension produite par l’idée de faire de la recherche en gestion sans être soi-même un praticien. À quoi cela peut-il donc servir d’observer, analyser, débattre ou théoriser le fonctionnement des organisations ? Mais cette question ne concerne pas uniquement le niveau de l’individu, même si finalement l’expérience, l’éthique ou le parcours individuel jouent probablement un grand rôle dans la réponse apportée par chacun quant à l’utilité de la recherche. Elle est également devenue collectivement plus aigüe dans le contexte actuel de la recherche scientifique. Les réformes et changements du monde de la recherche et de l’enseignement supérieur tendent en effet depuis une dizaine d’années à promouvoir cet impératif de l’utilité ou de la contribution sociale, quel que soit le champ de connaissances (y compris celui couvert par les sciences dites « humaines et sociales ») et quel que soit le pays où la recherche se déroule. Les classements des institutions, les financements sur projets et l’utilisation massive d’indicateurs de performance traduisent la volonté de chaque système de recherche national de produire de la recherche innovante et/ou utile, susceptible de donner un avantage comparatif à son pays. Il est intéressant de constater que les dizaines d’articles et ouvrages qui abordent d’une manière ou d’une autre le thème de l’utilité de la recherche commencent souvent par mentionner l’écart entre recherche et pratique, traitent ensuite parfois des moyens de rapprocher ces deux mondes, mais s’interrogent rarement sur ce qu’est une recherche « utile ». Il semble alors y avoir un accord tacite sur ce qu’est, ou plutôt devrait être, l’utilité de la recherche. Pour la plupart des observateurs, qu’ils soient managers, journalistes, organismes de régulation (État, pouvoirs publics, organismes d’accréditations…) ou même chercheurs, il s’agit – le plus souvent implicitement – d’une recherche qui a des implications directes pour les organisations elles-mêmes. C’est la fameuse recherche « actionnable », celle dont les entreprises peuvent se saisir pour améliorer leur gestion au sens large. Verstraete (2012) remarque d’ailleurs que ce point de vue se retrouve même dans les projets de pouvoirs publics, dans lesquels la recherche doit clairement avoir un impact économique immédiat. Il nous semble que cette insistance très répandue sur l’impact quasi instantané que devrait avoir la recherche sur la gestion des organisations est renforcée par deux facteurs spécifiques : un premier, lié à l’histoire de ce domaine d’étude, et un second qui tient à une « légitimité praticienne » sensée contrebalancer une légitimité scientifique encore mal établie. Concernant le premier point, l’histoire et l’évolution du champ de la gestion indiquent un lien originel étroit entre recherche et pratique. Les premières institutions dédiées à la formation à la gestion visaient en effet à former d’abord de bons commerçants et négociants, puis des managers professionnels, en fournissant un enseignement avant tout technique (Khurana, 2007). L’objectif, pour ne pas dire le rêve, des institutions américaines d’enseignement était ainsi d’atteindre le statut de profession pour les managers au même titre que les métiers du droit ou de la médecine. Les théoriciens à succès de la première moitié du 20e siècle comme Taylor, Follett, Fayol, Barnard ou Drucker avaient également tous un pied (parfois les deux) dans l’entreprise. Grâce et à cause de ses racines, la gestion est souvent considérée comme produisant ou devant produire avant tout des techniques, doctrines ou outils pour les praticiens. Une image que la communauté renforce elle-même …
Parties annexes
Références
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