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Savoir entreprendre… mais aussi en amener d’autres à le faire ! Voilà le grand défi qui se pose à toutes les organisations d’aujourd’hui. Bien sûr, on a toujours montré beaucoup d’intérêt pour ces grands entrepreneurs qui ont bâti des entreprises à succès ou des empires, ou encore, qui ont transformé nos façons de produire, de consommer et même de vivre. De nombreux chercheurs se sont intéressés à ces personnes, mais plusieurs ont préféré adopter une vision plus globale et examiner de près l’organisation entrepreneuriale elle-même ; ce qui a donné naissance au concept d’entrepreneuriat corporatif. Ces entreprises qui souhaitent croître doivent être capables de prendre des risques et d’innover, mais elles ont besoin pour cela d’intrapreneurs, ces nouveaux complices ou héros qui n’hésitent pas à se servir de leur créativité et leur capacité d’entreprendre pour innover à la solde de leur entreprise.
Louis Jacques Filion s’était déjà intéressé à ces champions de l’innovation dans son ouvrage Oser intraprendre : douze modèles exemplaires (2010). Il récidive cette fois-ci en focalisant l’attention sur douze femmes intrapreneures. Les domaines d’activités dans lesquels ces femmes s’illustrent sont très diversifiés : tourisme, gestion immobilière, mise en valeur du patrimoine, développement durable, gestion financière, entrepreneuriat social, manufacturier, etc. Indiscutablement, les femmes sont aujourd’hui aptes à apporter une contribution significative dans plusieurs domaines traditionnellement occupés par des hommes. Comme le souligne Louis Jacques, ces femmes qui réussissent à innover ont du succès parce qu’elles ne se contentent pas de copier les modèles de succès masculins. Désireuses de faire évoluer leur organisation et la société, elles ont trouvé leur propre façon de s’investir et de diriger, à la fois créative et innovatrice.
L’ouvrage, préfacé par Nicole Beaudoin (ex-présidente du Réseau des femmes d’affaires du Québec de 1993 à 2012) commence par une introduction présentant brièvement l’esprit dans lequel il a été rédigé de même qu’une description sommaire du cas de chacune des douze femmes intrapreneures ayant accepté de partager son parcours. Il semble qu’elles pourraient posséder certaines caractéristiques les distinguant des entrepreneures. Par exemple, elles auraient un parcours scolaire plus long, étant très souvent des diplômées universitaires. De plus, elles auraient occupé des postes et accompli des tâches présentant un degré de complexité plus élevé que ceux décrivant les fonctions des entrepreneures. Les intrapreneures se caractériseraient aussi par le fait qu’elles ont généralement développé un réseau de relations plus élaboré que celui de la plupart des entrepreneures qui débutent en affaires.
Le premier chapitre présente quelques éléments de base entourant le concept d’intrapreneuriat. Le propos n’est pas ici directement en lien avec le cas des femmes. Il s’agit plutôt de rappeler de quoi on parle lorsqu’on utilise le terme d’intrapreneuriat et les facteurs qui contribuent à un intérêt qui ne cesse de croître pour le phénomène. L’un de ces facteurs réside certainement dans le besoin qu’ont maintenant les entreprises d’innover en permanence, et conséquemment, d’intrapreneures. Puis, l’auteur discute de la préparation et des compétences requises pour performer à titre d’intrapreneure. Il fait ensuite état des caractéristiques d’un environnement organisationnel favorable à l’expression intrapreneuriale ainsi qu’aux actions ou moyens à mettre en place pour offrir du soutien tant aux personnes qui sont désireuses d’innover qu’à celles qui y sont déjà activement engagées. Même si ce chapitre ne présente pas de connaissances ou d’éléments radicalement nouveaux sur l’intrapreneuriat, il nous apparaît utile pour le lecteur qui amorce la lecture de l’ouvrage en étant peu familier avec le concept.
Chacun des douze chapitres suivants présente le cas d’une intrapreneure. Après un résumé de l’action intrapreneuriale réalisée, suit une description des contextes familial et social dans lesquels l’intrapreneure a évolué dans sa jeunesse. On ne s’étonne pas de constater qu’elles sont nombreuses à émaner d’une famille d’entrepreneurs et qu’elles ont dans plusieurs cas collaboré très jeunes aux activités de l’entreprise de leur père ou de leur mère. Elles ont aussi eu tendance à s’engager activement dans diverses activités complémentaires à leur éducation. On peut également suivre le parcours professionnel de ces femmes marqué par un grand besoin d’être utiles et de contribuer significativement à leur entreprise, leur milieu et même la société dans certains cas. Par exemple, une des intrapreneures a développé une innovation importante à titre de bénévole. Cette spécialiste des ressources humaines oeuvrant alors chez Bell, constatant la difficulté à recruter des ingénieurs de sexe féminin, va s’associer avec des spécialistes en RH d’autres entreprises (dont SNC, Nortel, IBM et Telus) pour créer et développer l’événement « Les filles et les sciences : un duo électrisant ». Cet événement qui se tient chaque année depuis 1999 a contribué à augmenter le nombre de jeunes filles intéressées par les carrières scientifiques traditionnellement négligées par les femmes. Si chacun des cas permet de mettre en évidence une innovation importante ayant vu le jour grâce à l’apport d’une intrapreneure, le lecteur constatera qu’elles ne sont pas en reste pour innover à bien d’autres niveaux. Dans plusieurs cas, je pense qu’on pourrait les qualifier « d’intrapreneures en série ». Leurs stratégies pour réussir à comprendre une situation, s’adjoindre les meillleurs partenaires et parvenir à convaincre ceux et celles dont la collaboration est essentielle, viennent soutenir ce que les recherches nous ont appris sur les femmes entrepreneures, notamment qu’elles ont souvent un style de gestion plus relationnel que transactionnel. J’ai aussi été frappée par le fait qu’elles occupent des postes importants, mais presque toutes dans de grandes organisations. Il aurait été intéressant de voir quelques cas d’intrapreneures oeuvrant dans une PME.
Je vais me permettre ici de consacrer un peu plus d’attention au douzième cas (chapitre 13) qui m’est apparu particulièrement intéressant, surtout en tant que formatrice. Bon nombre d’entreprises sont actuellement conscientes de la nécessité de susciter la collaboration de leurs employés pour relever le défi de l’innovation, tout en ne sachant pas toujours comment ils peuvent s’y prendre. On leur offre encore trop peu d’exemples d’actions ou stratégies concrètes pour y parvenir. Ce cas illustre comment deux intrapreneures, Isabelle Marcoux et Brigitte Lépine, ont conçu et mis sur pied chez Transcontinental le programme « Challenge de l’innovation », un concours/compétition visant à stimuler l’innovation au sein de l’entreprise à partir des idées du personnel. Si je n’étais pas si près de la retraite, voilà un cas que j’utiliserais avec enthousiasme dans une formation en management ou en créativité.
En conclusion à cet ouvrage de cas, Louis Jacques Filion souligne avec justesse qu’on ne peut établir à partir de seulement 12 cas les éléments qui distingueraient de manière convaincante la façon d’entreprendre ou d’intraprendre selon le genre. Il note d’ailleurs de nombreuses similitudes femmes/hommes dans la pratique intrapreneuriale. Il se permet cependant quelques constats en s’appuyant sur les cas présentés ainsi que sur différentes recherches en entrepreneuriat. Selon lui, les femmes seraient plus prudentes dans la gestion du risque et accorderaient plus d’importance à la gestion de leurs ressources humaines. Leurs entreprises auraient ainsi tendance à croître moins rapidement que celles de leurs homologues masculins, mais elles seraient plus pérennes.
Cet ouvrage est certainement d’une grande pertinence pour tous ceux et celles qui s’intéressent à l’entrepreneuriat, à l’intrapreneuriat et à l’innovation. Il sera également très apprécié pour sa valeur pédagogique. Alors que les cas d’innovation décrits dans la littérature sont surtout centrés sur de nouveaux produits, de nouveaux processus ou de nouvelles technologies, cet ouvrage présente des innovations essentiellement sociales, managériales ou organisationnelles. Par ailleurs, plusieurs des cas décrits sont enrichis par des conseils ou des recommandations des intrapreneures à celles qui les suivront. Ces cas qui présentent des modèles inspirants sont susceptibles d’être stimulants pour des étudiantes ou des gestionnaires intéressés à entreprendre, mais qui n’auraient pas les ressources financières pour y parvenir. À la fin du volume, Louis-Jacques Filion offre même aux formateurs quelques exercices supplémentaires pour aider les étudiants à réfléchir au rôle d’intrapreneur et aux compétences à développer pour y parvenir. Ce geste généreux n’est pas étonnant de la part de ce chercheur et enseignant à qui l’on doit beaucoup.