Chronique sur le métier de chercheur[Notice]

  • Jean-Pascal Gond

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  • Jean-Pascal Gond
    Cass Business School City University, London (Royaume-Uni)

…me demandaient encore récemment des collègues anglais autour de la machine à expresso rouge Ferrari rutilante qui fait la fierté de notre département. La question m’est d’abord apparue un peu choquante et mon premier réflexe fut de répondre : parce que je suis français ! Et dans un second temps : et pourquoi pas ? Finalement, j’hésitais même à retourner la question : mes collègues anglais se posent rarement la question de savoir pourquoi ils écrivent et publient en anglais. L’écriture en français, et surtout la publication d’ouvrages plutôt que d’articles dits scientifiques dans une langue autre que l’anglais, apparaît comme un exercice relativement incongru, voire décalé, dans un environnement de travail où seule la publication dans les revues internationales à comité de lecture « compte », en tout cas aux yeux des comités de promotion, constituant ainsi un mode de valorisation de la recherche dominant lorsqu’il n’est pas exclusif. Je me rappelle d’un collègue qui m’avait suggéré de mettre en premier mes publications anglo-saxonnes dans mon curriculum vitae afin de faciliter l’évaluation de mon dossier. Lorsque je lui demandais quel statut donner à mes travaux en français et si je devais les faire figurer, il me répondit, un peu gêné : I see them more as… icing sugar on your résumé — bref, une cerise sur le gâteau, mais pas l’essentiel. Les arguments pour ou contre la publication dans une langue autre que l’anglais peuvent être évalués à l’aune de nombreux critères. Une première catégorie de critères consiste à reprendre précisément les raisons pour lesquelles les publications internationales sont valorisées. Dans le contexte universitaire du Royaume-Uni, la notion qui s’impose progressivement dans les institutions d’évaluation de la recherche est celle « d’impact », défini au sens très large, c’est-à-dire non seulement comme l’influence des articles au sein de communautés savantes, mais aussi celle qui s’exerce dans les médias, auprès de publics de praticiens ou d’hommes politiques, où idéalement cet « impact » devrait se traduire en résultats concrets ou en transformations tangibles dans des organisations ou dans la société. À l’aune de ce critère, quand bien même les travaux publiés en français ne sont accessibles qu’à un public francophone, ils ont été dans mon cas ceux qui ont eu le plus « d’impact » et de loin. Un ouvrage tel qu’un « Que sais-je » se vend parfois à plusieurs milliers d’exemplaires, touche des publics divers (étudiants, cadres, journalistes) et peut susciter plus de commentaires dans les médias et de réflexions auprès des praticiens qu’un article publié dans OrganizationScience ou Organization Studies. L’utilisation du moteur de recherche de Google Scholar permet d’évaluer l’impact parfois très fort de travaux publiés en français auprès de la communauté francophone. Un autre collègue anglophone fasciné par ces métriques m’avait d’ailleurs confié en aparté que pour maximiser tel index, je devrais peut-être uniquement publier en français, car mes travaux étaient relativement plus cités chaque année par le public francophone que ceux publiés en anglais par un public anglophone… Il n’est donc pas irrationnel de publier en français, même si on accepte les critères d’évaluation qui s’imposent dans un environnement anglophone. La traduction de sa recherche permet de la faire connaître auprès d’un autre public. Mais les critères qui me semblent les plus importants et qui motivent ma propre pratique d’écriture sont d’ordre identitaire et ils invitent à considérer la promotion d’une forme de recherche qui ne soit pas américano-centrée, c’est-à-dire qui mobilise des penseurs ou des théoriciens qui ne sont pas d’origine nord-américaine, qui privilégie l’étude de contextes empiriques non nord-américains anglophones, et soit éventuellement écrite en suivant des normes qui s’éloignent …

Parties annexes