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Cette chronique d’introduction est la première de cette nouvelle rubrique portant sur différentes facettes du métier de chercheur et dont j’ai le privilège d’être responsable. Je rédigerai certaines de ces chroniques, mais je ferai aussi appel à des chercheurs qui possèdent une expertise sur un aspect particulier de notre passionnant, mais exigeant métier de chercheur. Parmi les thèmes probables des chroniques à venir, il y a la contribution théorique attendue d’une recherche, la richesse et les difficultés de la recherche en équipe, l’utilité de nos recherches pour les gestionnaires et autres intervenants, l’importance de publier en français, les caractéristiques d’un bon rapport d’évaluation, les questions à se poser en lien avec la citation et l’autocitation, la qualité de l’écriture d’un texte soumis en vue d’une publication dans une revue savante, les principaux défis que le jeune chercheur doit affronter… N’hésitez pas à m’en suggérer d’autres.
Toutes ces chroniques sur le métier de chercheur n’engageront que leurs auteurs. Les idées qu’elles contiendront ne seront donc pas nécessairement celles du comité de rédaction de la RIPME. Elles reflèteront des points de vue qui, souhaitons-le, ne seront pas partagés de tous, mais qui amèneront chacun à réfléchir et à se positionner. Il ne s’agira pas d’analyses mettant en évidence l’ensemble des points de vue sur un thème donné. Une chronique présentera plutôt une réflexion ou une vision personnelle montrant tout de même que l’auteur est bien conscient de l’existence d’autres façons de voir. Elle pourra même mettre en relief une prise de position très ferme et contestable, mais toujours bien étoffée. De façon générale, l’objectif de ces chroniques sera de faire réfléchir en vue d’aider les chercheurs francophones et francophiles à mieux comprendre leur métier et, conséquemment, à faire plus et à faire mieux.
Dans cette première chronique, je présente ma propre conception du métier de chercheur en gestion. L’idée principale est que, dans notre domaine, le chercheur serait un constructeur de connaissances et non un découvreur de vérités cachées. Je soutiens également que, à proprement parler, une recherche ne peut désigner qu’un travail empirique. Et qu’elle ne peut être considérée comme « savante » ou « scientifique » que si elle apporte une contribution d’ordre théorique.
En gestion, le métier de chercheur fait partie des métiers de la construction. Sauf qu’il est impossible de prédire la forme que prendra l’édifice des connaissances produites, ni sa solidité, encore moins sa pérennité. C’est un édifice qui se construit et se reconstruit au fil des recherches de chacun, sans plan ni devis et sans vraiment de concertation entre ses principaux acteurs que sont les chercheurs. Cet édifice constitue en quelque sorte une sculpture collective à laquelle travaillent anarchiquement de nombreux chercheurs ; sans but commun, sinon celui de satisfaire leur intérêt personnel – ce qui est tout à fait légitime –, ils sont généralement insensibles à l’allure globale du produit collectif qu’ils contribuent à façonner et qui est de toute manière condamné à être à tout jamais inachevé. La construction des connaissances en gestion, comme celle des organisations d’ailleurs, est donc sociale et se fait de façon essentiellement désordonnée, en s’appuyant sur les intérêts particuliers de chacun.
Il n’y a rien à découvrir en gestion, pas de mystères à percer, pas de lois de la nature auxquelles la réalité organisationnelle obéirait et qui seraient là, devant nous, attendant d’être mises au jour. Un chercheur en gestion ne « trouve » rien, parce qu’il n’y a rien à trouver. Ce n’est donc pas un prospecteur ou un explorateur en quête de grandes vérités immuables – donc éternelles et universelles – sur les organisations, leur fonctionnement ou leur environnement. C’est plutôt un entrepreneur en fabrication de connaissances. Il commence par scruter la littérature savante à la recherche d’une opportunité, c’est-à-dire en vue de formuler une question à laquelle personne n’a encore répondu et qui lui semble intéressante sur le plan théorique. Puis, il met en place un appareil conceptuel et méthodologique permettant, selon lui, de répondre à la question posée. Finalement, il se lance dans cette aventure intellectuelle aussi risquée qu’exaltante et dont les résultats ne seront pas toujours très heureux, bien qu’ils aient quelquefois un impact important sur le renouvellement des connaissances.
Pour être plus précis, le chercheur en gestion est un bâtisseur fasciné par les construits, théories, modèles ou cadres conceptuels rendant compte de la réalité organisationnelle. Essentiellement, ses travaux visent à en proposer des nouveaux ou à en mettre certains à l’épreuve, en tout ou en partie, en s’appuyant sur des données empiriques. Tous ces apports dits théoriques auront une durée de vie limitée, comme la réalité organisationnelle elle-même, mais le moment de leur disparition est impossible à prévoir. Par exemple, des construits relativement récents tels qu’apprentissage organisationnel, intelligence émotionnelle ou veille stratégique seront éventuellement abandonnés ou remplacés par d’autres. Qu’on pense également aux théories de la motivation (théorie de la hiérarchie des besoins, des attentes, de l’équité, du renforcement, des deux facteurs, etc.) dont plusieurs ont déjà, à toutes fins pratiques, été reléguées aux oubliettes. Il en est de même de nombreux modèles qui, bien qu’ils soient généralement moins abstraits que les théories, mettent tout de même en relief l’influence plus ou moins contingente de différents facteurs sur des phénomènes comme le stress, la résistance au changement ou le rendement, la plupart du temps sous une forme graphique. Quant aux cadres conceptuels, souvent présentés comme des structures d’observation ou d’analyse très utiles, mais non prédictives, ils ont aussi une vie parfois très courte, même si certains semblent plutôt robustes ; ainsi, le PODC (planification, organisation, direction et contrôle) dont Fayol fut à l’origine il y a une centaine d’années est encore enseigné dans la plupart des écoles de gestion bien que, de l’avis de nombreux observateurs, il ne soit plus vraiment adapté au monde actuel. Bref, les connaissances en gestion évoluent parce que la réalité organisationnelle est en perpétuel changement, contrairement aux objets de recherche en physique et en chimie, notamment.
Le plus important est peut-être de se rappeler que ces construits, théories, modèles ou cadres conceptuels seront considérés durant un certain temps comme utiles par divers intervenants (gestionnaires, employés, consultants, gouvernements, actionnaires, etc.) travaillant dans des contextes particuliers (organisations privées ou publiques, PME ou grandes entreprises, environnement économique turbulent ou non, etc.) et que c’est à partir d’eux que les chercheurs produiront de nouvelles connaissances. C’est donc la valeur instrumentale de ces connaissances théoriques qui compte et non leur prétendue vérité ou correspondance à une réalité externe.
En présumant que la réalité organisationnelle est construite et reconstruite par les acteurs de l’organisation, les connaissances produites sur cette réalité instable ne peuvent pas être cumulatives. Elles ne « progressent » pas, à strictement parler. En gestion, on n’en sait pas plus aujourd’hui qu’hier, ni moins que demain, bien que le nombre de ces construits, théories, modèles ou cadres conceptuels soit en croissance ; on n’accumule donc pas de connaissances, mais on les renouvelle. Les régularités ou relations constantes qui sont parfois mises en évidence entre diverses variables ont un caractère construit et spatio-temporel qui ne fait aucun doute ; elles ne sont pas inscrites dans la nature des choses et disparaîtront au moment où gestionnaires, employés et autres intervenants le décideront de façon plus ou moins consciente en modifiant leurs comportements. Les amateurs de vérités objectives et définitives n’ont pas tendance à devenir des chercheurs en gestion ; ou ils deviennent des chercheurs frustrés et malheureux.
Le métier de chercheur en gestion n’est pas aussi facile à cerner qu’il n’y paraît à première vue. Pour s’y retrouver un peu mieux, je vais d’abord amener l’idée qu’une recherche ne peut rigoureusement désigner qu’un travail empirique. Puis, je préciserai en quelques mots ce que désigne une recherche dite « savante ». Je conclurai cette chronique d’introduction en montrant très brièvement qu’adopter cette conception du métier de chercheur n’est pas sans conséquence.
Par définition, une recherche ne peut être qu’empirique, c’est-à-dire reposer sur des données de terrain (ou de laboratoire) obtenues à la suite d’observations plus ou moins structurées, d’entrevues plus ou moins dirigées, d’une enquête aux questions plus ou moins fermées ou de l’emploi de toute autre méthode utilisée en milieu naturel ou non ; on ne fait pas de la recherche « dans sa tête ». Ces données de terrain, quantitatives (c’est-à-dire numériques) ou qualitatives (c’est-à-dire narratives), peuvent également avoir été recueillies à l’occasion d’une autre recherche ou figurer dans une banque de données, qu’elle soit privée ou publique ; on parlera alors de données « secondaires ». De plus, des données de terrain ne désignent pas uniquement des données recueillies auprès d’individus, de groupes ou d’entités plus macro, comme les organisations ou les industries ; le terrain peut également être celui des connaissances contenues dans des bases de données (par exemple, ABI/Inform) consultées en particulier lors de métaanalyses[2].
En somme, parler d’une « recherche empirique » constitue un pléonasme et parler d’une « recherche théorique »… un non-sens, tout simplement ; mieux vaut parler d’un travail empirique – donc, d’une recherche – et d’un travail théorique (ou conceptuel ?), c’est-à-dire essentiellement d’un essai prenant la forme d’une argumentation, d’une démonstration, d’une proposition, d’une analyse, d’une critique, d’une prise de position ou d’autres types de réflexion en lien avec une idée importante, une théorie, un modèle, un cadre conceptuel, une perspective, une approche, etc. La meilleure façon de distinguer les deux, selon moi, c’est de reconnaître qu’il n’y a pas de cadre méthodologique dans un article théorique, alors qu’il y en a nécessairement un dans un article empirique, y compris dans une métaanalyse.
Faire de la recherche, ce n’est donc pas rédiger des chroniques… Ce n’est pas non plus écrire un article ou un volume à la suite d’une réflexion approfondie sur une nouvelle façon d’aborder la réalité (nouvelle théorie, nouvelle perspective, etc.), bien qu’un tel travail s’appuie inévitablement et généralement de façon très explicite sur de nombreuses recherches et qu’il soit souvent l’oeuvre d’un chercheur aguerri. Faire de la recherche, c’est poser une question à la fois nouvelle et pertinente sur le plan théorique, avant d’y répondre empiriquement de manière à convaincre ceux qui devront décider du sort de cette recherche, en particulier les évaluateurs et le rédacteur en chef de la revue où le texte sera soumis.
Par ailleurs, une recherche est dite « savante » lorsqu’elle apporte une contribution d’ordre théorique. Étant donné l’absence de consensus sur ce qu’est une théorie, on devine que cette contribution n’est pas toujours facile à apprécier. Je consacrerai bientôt toute une chronique à cette idée de contribution théorique, une composante fondamentale de tout travail empirique ou… théorique ( !) destiné à une revue savante. Pour l’instant, je voudrais simplement expliquer en quelques mots pourquoi je préfère le terme « savant » au terme « scientifique ».
Le mot « scientifique » paraît étroitement associé à la découverte de lois de la nature, c’est-à-dire de relations constantes et immuables entre divers phénomènes, donc de relations existant partout et toujours, indépendamment de l’action des êtres humains. Or, les régularités qu’on peut mettre au jour lors de recherches sur la réalité organisationnelle ne témoignent pas d’un tel ordre sous-jacent incontournable. Elles sont plutôt construites et circonstancielles, c’est-à-dire qu’elles sont le résultat des actions de tous ceux qui interviennent plus ou moins directement dans cette réalité. Ce qui explique, entre autres choses, que l’univers de la gestion ne soit pas le même en Afghanistan, en Corée du Nord, aux États-Unis, en France, au Québec et ailleurs, et qu’il se soit transformé depuis l’Antiquité. Comme le mot « scientifique » semble mieux convenir aux sciences dures (physique et chimie, entre autres), pourquoi ne pas le leur laisser ? Le mot « savant » possède un sens moins restrictif et paraît plus approprié pour désigner une contribution théorique en gestion.
Adopter cette conception du métier de chercheur n’est pas sans conséquence. Voir le chercheur en gestion comme un constructeur plutôt qu’un découvreur, considérer que toute recherche renvoie nécessairement à un travail empirique et affirmer qu’une contribution théorique est essentielle pour qu’une recherche soit dite savante invitent à se poser des questions qui peuvent être troublantes ou déstabilisantes. Par exemple, la production de connaissances en gestion ne devrait-elle pas alors être traitée comme une entreprise de rhétorique visant à convaincre des lecteurs (en particulier des évaluateurs) de la valeur et de l’utilité de son travail, plutôt qu’un exercice ayant pour but de refléter objectivement la réalité organisationnelle ? Par ailleurs, ceux qui ne réalisent à peu près jamais de travaux empiriques peuvent-ils vraiment prétendre être des chercheurs ? Et quel est l’intérêt pour une revue ou un congrès supposément savant d’accepter des textes n’apportant à peu près pas de contribution théorique à l’état actuel des connaissances ? Finalement, y a-t-il lieu de revoir certains aspects de la formation des doctorants en gestion à la lumière de cette vision du métier de chercheur ?
Toutes ces questions, en plus de celles que se pose déjà le lecteur, sont susceptibles de l’aider à découvrir certaines de ses idées implicites sur le métier de chercheur et à construire celles qu’il veut se donner pour l’avenir. Dans ce sens-là, et uniquement dans ce sens-là, le chercheur devient à la fois un constructeur et un découvreur.
Parties annexes
Notes
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[1]
Cette chronique, ainsi que toutes celles que je rédigerai, s’appuie en partie sur le contenu du petit ouvrage suivant : P. Cossette, Publier dans une revue savante : les 10 règles du chercheur convaincant, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2009, 115 p.
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[2]
Les métaanalyses constituent des travaux empiriques, contrairement à ce que certains présument. L’énoncé de mission de l’Academy of Management Journal, une revue qui ne publie que des textes empiriques, est très clair sur ce point : « All empirical methods – including, but not limited to, qualitative, quantitative, field, laboratory, meta-analytic, and combination methods – are welcome ».