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Il arrive souvent que, vers la fin de leur carrière, les chercheurs ayant marqué un domaine de recherche produisent, d’une part, un ouvrage faisant le point sur l’état de la question de ce dernier pour en tirer des conséquences générales ou même une théorie englobante et, d’autre part, quelques réflexions destinées à corriger diverses erreurs notamment en relation avec les précurseurs que trop de collègues n’ont pas lus ou dont ils ont tiré de fausses prémisses.
Par exemple, la grande économiste Joan Robinson écrivait à la fin de sa vie une Economic Philosophy [1] pour rappeler les limites des analyses économiques et l’obligation de situer ces dernières selon le contexte et la période. Ou encore, le père de la nouvelle histoire, Fernand Braudel, expliquait dans son ouvrage magistral, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XV e – XVIII e [2], que non seulement les grandes décisions des chefs d’État devaient être replacées dans la conjoncture de l’époque et selon les capacités économiques de chaque pays, mais plusieurs explications devaient être remises en question. Par exemple, il rappelait que Max Weber ne voyait qu’une hypothèse à vérifier sur le rôle du puritanisme dans la révolution industrielle alors que ses disciples l’ont considéré comme l’explication clé de son origine anglaise malgré sa fausseté.
Le petit ouvrage de Michel Marchesnay, paru récemment aux éditions électroniques de l’ADREG[3], relève du même objectif. Il porte sur la notion complexe de l’entrepreneuriat toujours mal comprise à ce jour. Pour ce faire, l’auteur part de quelques concepts développés par ses devanciers pour ensuite les appliquer à la France, en particulier dans le dernier siècle et resituer cette notion dans le cadre des sciences morales et politiques.
L’ouvrage débute en interrogeant les origines fort mouvementées, d’abord, du mot entrepreneuriat[4] et, ensuite, de la notion d’entrepreneur, personnage pleinement engagé et responsable des risques de l’aventure, opposé au manager se limitant à gérer l’affaire. Il pose la question du conflit constant entre le premier et le second qui fait que cette notion ne pourra jamais être claire puisque le niveau d’engagement du dirigeant varie avec le temps.
Il part des Essais sur la nature du commerce en général, publié après sa mort, de Richard Cantillon (1680-1734), Irlandais établi à Paris, spéculateur, économiste préphysiocrate et démographe, à l’origine des premiers rudiments de l’économie spatiale[5] ; puisque ce dernier avait été reconnu à tort par Schumpeter comme le premier à avoir utilisé le mot dans son sens actuel même si sa définition était déjà dans certains dictionnaires français aux xvi e et xvii e siècles et que Cantillon voyait l’entrepreneur plutôt comme un agriculteur ou un marchand que comme un fabricant.
C’est Adam Smith, dans son ouvrage de 1776, qui définit l’entrepreneur comme celui qui réinvestit continuellement ses surplus tout en recherchant avant tout son intérêt même au détriment de la société et en ne suivant pas nécessairement les « règles morales ».
L’industriel Jean-Baptiste Say (Traité d’économie politique, 1803) parle plutôt d’un bon gestionnaire-investisseur et utilise à plusieurs reprises le mot « capitaine d’industrie », terme repris par la suite par plusieurs[6]. Il distingue ainsi celui qui fournit le capital de celui qui l’emploie et marque la différence entre le salaire de ce gestionnaire et la rente ou le profit lié au capital. Pour lui, l’entrepreneur cherche continuellement à faire croître son affaire, aidé souvent par la chance. Il trouve sa légitimité sociale en créant de l’emploi alors que le capitalisme cherche la notoriété, en particulier dans les biens fonciers, comme le relèvera près de 90 ans plus tard Veblen dans sa critique des membres de la classe oisive de la Nouvelle-Angleterre avec leurs immenses résidences et leurs fêtes à répétition[7].
Ainsi, au xix e siècle, l’entrepreneur, entremetteur dynamique se situant entre le capitaliste et la production, disparaît lentement au profit du patron de la grande industrie, analyste et planificateur. L’entrepreneur, c’est le calculateur astucieux, souvent prêt à toutes les ruses pour réussir, « sentant même le soufre », comme l’expliquait Adam Smith et le rappelle Ket de Vries. Le cas de Jean-Félix Bapterosses, à Briare, sert à Marchesnay à montrer l’évolution de l’esprit d’entreprise, du fondateur entrepreneur génial aux fils ingénieurs, moins intuitifs et analystes, mais recherchant aussi la légitimité en soutenant le milieu par divers investissements sociaux et surtout en assurant leur notabilité par l’achat de châteaux et l’élection à des postes de maires ou de députés, notamment avec la troisième génération.
On en arrive finalement, après les crises de la fin du xix e siècle bien décrites par Balzac et Zola, siècle qui voit le déclin de la production anglaise et française au profit de celles des Allemands et des Américains, aux très grandes entreprises, à la bureaucratie, à l’organisation scientifique du travail (Fayol et Taylor) et au grand patronat technicien. Desrousseaux[8] relève que ces derniers finissent par être si obnubilés par l’efficacité technique que certains pensent à mettre en place une production uniquement liée à la maximisation du coût marginal. Même Schumpeter, après sa fuite aux États-Unis dans les années 1940, change son fusil d’épaule et trouve l’origine de l’innovation dans ces grands conglomérats.
Le début du xx e siècle voit plus ou moins la disparition de l’entrepreneur. On trouve les « top managers » et la concentration de plus en plus rapide soutenue souvent par l’État, avant tout au service de la Bourse et à son besoin de rendement constant et à court terme. C’est l’ère des trois M de Williamson : multidivisions, multiproduits, multinationales. Le risque devient marginal au plan personnel. On innove à la marge, en achetant des PME innovantes ou des brevets. Et on passe d’une direction à une autre, d’une logique industrielle à une logique financière sous la gouverne des grandes caisses de retraite, aux achats d’entreprises pour en tirer le maximum de plus-value même en les vendant après les avoir scindées, à l’externalisation notamment dans les pays à faibles salaires comme la Chine sinon à la délocalisation et aux stratégies de volume avec plus ou moins de différenciation.
Les années 1950-1960 voient s’accentuer le désir du pouvoir et ainsi du contrôle. Mais le besoin de notabilité, en particulier par les pairs et les dirigeants politiques, est toujours présent. Comme l’ont décrit les sociologues[9], les grands managers prétendument innovateurs sont membres des mêmes clubs, habitent le même type de quartier, fréquentent les mêmes restaurants, s’habillent de la même façon et se partagent à tour de rôle les conseils d’administration. Bref, ils sont d’un conservatisme « à mourir » que William Ouchi[10] (1980) qualifie de comportements de clique ou de clan.
La question que pose finalement Marchesnay, avec la succession d’échecs accélérés par la crise actuelle, est de savoir si nous assistons au retour de l’entrepreneur pour compenser ces excès frôlant l’inefficacité économique. Il en trouve des indices positifs avec l’immigration entrepreneuriale, l’entrepreneuriat social, les PME de haute technologie, etc. Mais, pour lui, cela ne suffit pas pour répondre à la question. Il faut de meilleures données, notamment chez les TPE et le travail autonome et sur les multiactivités. Il faut mieux comprendre la notion du risque, les relations entre l’entrepreneur et l’organisation, les bienfaits et limites de l’enseignement en gestion, les conditions de l’innovation en continu, etc.
Marchesnay rappelle que la société a changé dans les dernières décennies. Par exemple, les notions d’éthique et d’écologie et donc des sciences morales ont pris une importance de plus en plus grande et le contrôle du temps chez les jeunes générations est devenu primordial. L’entrepreneur n’est plus ce qu’il était. Il faut donc une meilleure analyse de son rôle complexe et une plus grande distinction des différents types d’entrepreneurs dans l’économie. Il faut aussi dépasser les clivages entre le libéralisme et l’étatisme, entre la PME seule contre tous et le rôle du milieu dans l’évolution.
Le seul reproche que l’on peut faire à ce petit ouvrage est qu’il reprend, il est vrai avec beaucoup moins d’ampleur que d’autres, ce qu’on peut appeler « l’autoflagellation française » traditionnelle pour un peuple qui ne serait pas entrepreneur. En d’autres mots, les jeunes Français, à l’encontre d’autres pays, préféreraient les postes prestigieux de la fonction publique ou des grandes entreprises au détriment de l’entrepreneuriat. Comme si ce n’était pas le cas ailleurs, comme l’a bien montré Veblen pour les États-Unis et comme nous le voyons régulièrement dans d’autres pays européens. D’ailleurs, Marchesnay ne reprend-il pas à la fin la réponse de Drucker à la question que les Américains seraient les plus entrepreneurs des pays industrialisés : « Absolument pas ! C’est une illusion, même dangereuse. Nous avons peut-être le plus grand nombre de nouvelles créations et le plus grand nombre de faillites, mais c’est tout. Nous n’avons peut-être même pas les deux ! » D’autant plus que Marchesnay base son affirmation sur les résultats du Global Entrepreneurship Monitor alors que les erreurs méthodologiques, sinon les failles statistiques de cette recherche sont de mieux en mieux connues. Bref, si c’était vrai, le déclin annoncé tellement souvent de l’économie française finirait par paraître. Le cas Bapterosses se retrouve tant aux États-Unis que partout ailleurs. Sinon, comment expliquer non seulement les échecs spectaculaires de l’industrie automobile américaine actuelle mais aussi le crash, principalement à la Bourse de New York en 2000, des starts-ups en technologie de l’information et de la communication qui a touché plus ce pays que tout autre ?
Mais hormis cette limite mineure dans un ouvrage aussi fouillé, le travail de Marchesnay pose, encore une fois avec brio, la question de la légitimité des études entrepreneuriales et la question du rôle de l’entrepreneur dans l’économie et de sa dynamique entre ses fonctions de gestionnaire, de propriétaire-dirigeant et d’innovateur ou de créateur de nouvelle valeur. Comme l’auteur l’affirme, on en est encore à des balbutiements dans l’étude de certains aspects de cette dynamique et dans la compréhension du niveau d’engagement, de responsabilité et de risque personnel assumé par ces personnes dans des aventures parfois banales et d’autres fois pleines d’incertitude et d’insécurité dans lesquelles l’esprit d’entreprise ou même le défi assumé presque comme un jeu devient la règle ou le premier motif de l’action. Comme il le dit et comme nous l’avons rappelé au début, les réponses relèvent profondément des sciences morales et politiques. La question posée tout au long de ce court essai n’en est pas moins importante et on n’en attendait pas moins de lui.
Parties annexes
Notes
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[1]
J. Robinson (1962), Economic Philosophy, New York, Doubleday.
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[2]
F. Braudel (1979), Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe – XVIIIe, Paris, Armand Colin, 3 volumes.
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[3]
Association pour la diffusion des recherches sur l’entrepreneuriat et la gestion.
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[4]
En passant, pour avoir participé aux discussions il y a cinq ou six ans, il me semble que l’officialisation du mot proviendrait de l’Office québécois de la langue française, alors que l’OCDE avait plutôt adopté entreprenariat pour finalement accepter la proposition québécoise.
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[5]
Voir, sur ce point, l’ouvrage magistral de Jean-Marie Huriot et Lise Bourdeau-Lepage, Économie des villes contemporaines, Paris, Economica, 2009.
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[6]
Notamment Veblen dans sa Theory of Business Enterprise de 1904. Notons que Schumpeter, dans un article de 1924 intitulé « Unternehmer », repris dans L. Elster, A. Weber et F. Wieser (dir.), Handwörterbuch der Staatswissenscheften (Dictionnaire des Sciences de l’État), vol. 8, Jena, Gustav Fisher, p. 476-487, parle aussi de « capitaine d’industrie » : « der Typus des modernen Industriekapitans ».
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[7]
Il faut lire sa Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970, traduction de The Leisure Class, Londres, MacMillan, 1899, comme le conseille Raymond Aron dans sa préface intitulée : « Avez-vous lu Veblen ? », et le rappelle Marchesnay en appliquant cette phrase aux écrits de Say. Signalons que les confrères de Veblen de l’Université de Chicago le fuyaient à cause de ses idées trop iconoclastes pour la théorie économique traditionnelle et que cette seule raison devrait nous inciter à le lire alors que les entrepreneurs et les PME sont le plus souvent des personnages inexistants dans cette théorie, comme l’expliquait Simon avec son image du prince du Danemark qui serait également absent dans la pièce Hamlet de Shakespeare.
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[8]
J. Desrousseaux (1964), « Taille et rendement des industries à l’optimum économique », Annales des Mines, no 55, p. 43-47.
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[9]
Voir pour le cas canadien, J. Porter (1966), The Vertical Mosaic, Toronto, Toronto University Press ou P. Newman (1981), L’establishment canadien. Ceux qui détiennent le pouvoir, traduction de The Canadian Establishment, Montréal, Éditions de l’Homme.
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[10]
W. Ouchi (1980), « Markets, bureaucraties and clans », Administrative Science Quarterly, vol. 25, no 2, p. 129-141.