Interventions économiques : Je vous remercie vivement pour cet entretien à propos de votre publication de la traduction de l’œuvre majeure de John R. Commons. Je l’ai organisé en quatre temps : un temps sur le processus d’édition, un temps sur la réception de l’œuvre de Commons hier et aujourd’hui, un temps sur l’œuvre elle-même, et un temps sur les perspectives de recherche. Interventions économiques : Ma première question concerne l’odyssée que fut cette traduction, pour reprendre votre terme, et j’aurais voulu pour commencer que vous nous disiez quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées, qu’est-ce qui vous a fait tenir pendant les 16 ans de gestation de cette traduction, malgré ces difficultés. Dit autrement, quelles sont les raisons qui vous ont poussés à mener à bien ce colossal travail d’édition ? Bruno Théret : Pour faire une réponse spinoziste, c’est sans doute fondamentalement une question de conatus, d’effort pour persévérer dans son être, sans vraiment savoir pourquoi. Ainsi on n’a jamais perdu la motivation qui était la nôtre à l’origine et qui trouvait sa source dans l’éclatement des hétérodoxies institutionnalistes françaises entre régulationnistes, conventionnalistes et polanyiens. On avait le sentiment que l’institutionnalisme commonsien était en fait un centre de gravité autour duquel ces hétérodoxies gravitaient. Donc, on tenait à l’idée que la popularisation de l’analyse commonsienne en France était une ressource essentielle pour faire converger ces courants francophones, au moins pour les faire cohabiter et les mettre en dialogue. Un autre facteur réside dans la manière dont on est arrivés, chacun de notre côté, à s’intéresser à Commons. De mon côté, c’est l’intuition assez forte, depuis que j’avais découvert Institutional Economics dès 1995-96 dans les rayons de la bibliothèque de l’UQAM (alors que j’étais au Québec pour un long séjour où je travaillais à la question du fédéralisme) qu’il y avait là une pensée radicalement alternative à l’économie politique traditionnelle, qu’elle soit d’origine classique ou néo-classique. Ce qui m’avait mis la puce à l’oreille, c’était un article de Jérôme Maucourant dans la Revue du Mauss en 1993 qui mettait en avant l’idée que Commons développait une économie politique des dettes, des dettes créées par divers types de transactions, alors même que se développait au même moment, à l’initiative de Michel Aglietta et André Orléan, une réflexion collective sur la monnaie en tant qu’institution, qu’on désigne aujourd’hui comme institutionnalisme monétaire à la française. L’économie transactionnelle de Commons correspondait bien à ce qui se faisait au même moment au sein de ce collectif de recherche. Cette économie politique de la dette me semblait avoir vocation à équiper scientifiquement la large communauté d’économistes qui ne se reconnaissait pas dans l'économie mainstream et qui, en pratique et également dans un temps long, s’est progressivement instituée en tant qu’Association Française d’Économie politique (AFEP) sous l’étendard de la pluralité des savoirs. Par ailleurs, un autre élément de notre persévérance, c’est l’existence d’une « communauté épistémique » francophone des « commonsiens » qui, même quand elle n’a plus vraiment été impliquée dans la traduction, est quand même restée en soutien. Un autre facteur clé, c’est que nous nous sommes très bien entendus Jean-Jacques et moi, nous nous sommes enseignés l’un l’autre sans voir le temps passer et donc là c’est le plaisir du gai savoir qui nous a motivés. Enfin un dernier élément : c’est que l’un comme l’autre on s’est toujours inscrit dans une futurité de long terme et que nous n’avions pas d’inquiétude sur la possibilité d’éditer l’ouvrage, notamment parce qu’on a été soutenu pendant de nombreuses années par les éditions de l’EHESS et ensuite par André Tiran et les Classiques Garnier. …