Corps de l’article

01. Introduction

Peuplé par des populations australoïdes et austronésiennes depuis plusieurs milliers d’années, le Pacifique océanien[1] est longtemps resté en marge de la mondialisation. Il est découvert relativement tardivement par les Européens. Baptisé par un navigateur portugais, Fernand de Magellan, lors de la première circumnavigation terrestre de 1519 à 1522, l’océan Pacifique fut ensuite exploré par les Espagnols à la recherche du continent inconnu censé faire contrepoids à l’Eurasie en 1595. Le Néerlandais Jacob Roogeven découvre l’île de Pâques en 1722 tandis que les corsaires britanniques croisèrent à travers les immensités Pacifique pour alimenter l’empire thalassocratique. L’évangélisation et la politique de colonisation intervinrent plus tardivement, surtout par la France et le Royaume-Uni, tant pour vider les prisons des métropoles (Australie – 1788, Nouvelle-Calédonie – 1864) que pour exercer une influence économique et solder une rivalité politique. Théâtre de combat sanglant pendant la Deuxième Guerre mondiale, la majorité des territoires du Pacifique insulaire accéda progressivement à l’indépendance dans la seconde moitié du XXe siècle, même si certaines puissances occidentales restent aujourd’hui souveraines dans la région (les États-Unis[2], la France[3] et dans une moindre mesure le Royaume-Uni[4]).

À mesure que les puissances coloniales d’antan se désengagèrent, la question de l’intégration régionale et de la mise en place d’organisations multilatérales effectives constituèrent des enjeux fondamentaux dans une région marquée par l’insularité et l’éloignement des principales routes commerciales. En résultat, une prolifération d’organisations interrégionales, constitutives d’une architecture multilatérale protéiforme unique en son genre. Plus d’une dizaine d’organisations régionales sont aujourd’hui opérationnelles, chacune traitant de problématiques techniques, politiques ou sécuritaires spécifiques.

À cet enchevêtrement institutionnel, parfois illisible pour les non érudits, un nouveau cadre géopolitique est développé par plusieurs gouvernements depuis le début du XXIe siècle : l’Indo-Pacifique. Cette nouvelle nomenclature vise à lier deux ensembles hydrographiques distincts, les océans Indien et Pacifique. Le nouveau régionalisme indo-pacifique inclut géographiquement le Pacifique océanien en son sein, sans pour autant toujours lui accorder un positionnement central. Si l’émergence de l’Indo-Pacifique comme nouveau concept des relations internationales a déjà très largement été analysée dans la littérature universitaire, notamment francophone (Al Wardi et Régnault, 2021), l’importance du Pacifique océanien au sein de ce nouvel espace macro-régional est restée plus confidentielle[5].

Dans le cadre de cet article, il conviendra donc de se demander quelle place occupe le Pacifique océanien dans cette nouvelle construction régionale de l’Indo-Pacifique. Les deux espaces géopolitiques résultent-ils de deux visions stratégiques distinctes, incompatibles ou complémentaires ? L’émergence d’un nouveau régionalisme va-t-elle intrinsèquement marginaliser le Pacifique océanien et le condamner à terme à devenir une périphérie géopolitique ? Ou, au contraire, ces deux notions sont-elles compatibles, voire géopolitiquement indissociables ?

Pour mieux appréhender cette série d’interrogations, nous commencerons par mettre en exergue la complexité de l’architecture multilatérale existante dans le Pacifique océanien (02). Ensuite, nous explorerons l’émergence récente du concept d’Indo-Pacifique, en abordant ses origines, les différentes représentations des acteurs impliqués et les conséquences politiques qui en découlent (03). Enfin, nous analyserons comment le nouveau cadre stratégique indo-pacifique s'insère dans l'architecture multilatérale existante. Souvent promue par des acteurs extérieurs, cette nouvelle nomenclature ne fait pas l’unanimité auprès des représentants politiques du Pacifique océanien, inquiets d’être géopolitiquement marginalisés (04).

02 Pacifique océanien : Une architecture multilatérale complexe

Au XIXe siècle, l’ensemble des îles océaniennes fut progressivement intégré au système mondialisé à travers une colonisation d’abord religieuse puis politique de diverses puissances européennes (Mohamed-Gaillard, 2015). À l’heure de la décolonisation, des organisations multilatérales ont remplacé la bureaucratie coloniale. En 1947, la Commission du Pacifique Sud, rebaptisée Communauté du Pacifique (CPS) depuis 1995, fut créée à l’initiative de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, des États-Unis et de trois puissances coloniales européennes souveraines dans la zone (la France, le Royaume-Uni, les Pays-Bas). L’organisation se compose aujourd’hui de 26 États membres et son siège social est à Nouméa en Nouvelle-Calédonie. Sa mission principale est de contribuer au développement des compétences techniques, scientifiques et des capacités de recherche et de planification des territoires insulaires. La signature de l’ANZUS en 1951, un pacte militaire signé entre l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis, ancre le Pacifique Sud dans le camp américain pendant la guerre froide.

2.1 Pluralité institutionnelle

Longtemps restés en retrait de cette régionalisation, les États insulaires ont cherché dès 1971 à créer une dynamique différente visant à se détacher des anciennes puissances coloniales avec la création du forum du Pacifique Sud, devenu Forum des îles du Pacifique (FIP) en 2000. Certaines conditions, comme la nécessité d’être un État indépendant, écartaient de facto les collectivités françaises et américaines. L’institution avait pour objectif de traiter les sujets politiques absents de l’agenda de la CPS, comme la condamnation des essais nucléaires et la décolonisation (Cordonnier, 1995). Composée de 18 membres, 10 membres observateurs et 21 partenaires de dialogues, elle demeure la principale institution multilatérale dans la région. En 2009, à la suite d’un coup d’État aux Fidji, le FIP, attaché aux principes démocratiques, décida de suspendre les Fidji du Forum. Si cette suspension a été levée en 2014, l’ancien premier ministre fidjien Franck Bainimarama avait créé l’année précédente une institution concurrente au FIP, le Forum de développement du Pacifique insulaire (FDPI), largement financé par la Chine. L’organisation compte aujourd’hui 12 membres. L’Australie et la Nouvelle-Zélande n’ont pas été invitées (Tarte, 2013).

Concomitamment, d’autres organisations à vocations techniques et environnementales, centrées sur le thème du développement durable, ont émergé. C’est le cas du Conseil des Organisations régionales du Pacifique (CROP) qui regroupe neuf agences intergouvernementales de la région océanienne[6] et de l’Alliance des petits États insulaires (AOSIS pour Alliance of Small Island States), une association qui dépasse le cadre géographique de la région Pacifique qui a pour but de faire entendre la voix des petits États insulaires face aux conséquences du changement climatique.

Au niveau économique, les pays du PIF se sont regroupés au sein d’accords économiques comme le PICTA (Pacific Island Countries Trade Agreement) et le PACER (Pacific Agreement on Closer Economic Relation) signé en 2001, visant à promouvoir le commerce régional en éliminant les obstacles tarifaires et non tarifaires. Par ailleurs, depuis 2011 l’Union européenne a signé un accord de partenariat économique (APE) avec 4 pays du Pacifique[7].

Enfin, en matière de sécurité, seuls trois pays insulaires disposent de forces armées[8]. Ainsi, la plupart des initiatives de partenariats sécuritaires ont émané de puissances occidentales exerçant une influence dans la zone. C’est le cas de l’accord FRANZ signé entre la France, l’Australie et la Nouvelle-Zélande et du Quadrilateral Defence Coordination Group entre les 3 pays précédents et les États-Unis, visant chacun à rationaliser l’aide civile et militaire aux pays et territoires insulaires victimes de catastrophes naturelles. À l’échelle stratégique l’AUKUS, nouvelle alliance militaire tripartie entre les États-Unis, l’Australie et l’Angleterre annoncée en septembre 2021 visent sans équivoques le développement de l’influence chinoise et inscrit ouvertement les trois pays anglo-saxons dans une politique d’endiguement régional.

Pour complexifier encore ce panorama institutionnel, les petits territoires autonomes se sont également regroupés en associations sous-régionales, afin de revendiquer des appartenances et des intérêts parfois incompatibles avec ceux de pays voisins. Ainsi, suivant le découpage élaboré pour Jacque Dumont Durville en 1831, Mélanésiens, Polynésiens, et Micronésiens ont créé des organisations spécifiques : le Groupe Fer de lance mélanésien (GFLM), le Polynesian Leader Group (PLG), et le Micronesia Presidents Summit (MPS).

Figure

Réalisation : Paco Milhiet,2024

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Tableau 1

Les organisations régionales dans le Pacifique océanien

Les organisations régionales dans le Pacifique océanien
Réalisation : Paco Milhiet, 2024

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Dans le Pacifique océanien, plusieurs organisations régionales complémentaires cohabitent et facilitent l’action de petits pays aux capacités administratives limitées. Les puissances riveraines tentent également de tisser leur influence, à travers une myriade de forums qui témoignent de l’intérêt croissant pour la région.

2.2 Quand le Pacifique océanien suscite les convoitises

Les États et territoires associés ou autonomes du Pacifique océanien représentent seulement 0,1 % de la population mondiale, mais totalisent 6,7 % des voix aux Nations unies et près 40 % de l’espace maritime international. Assez donc pour attiser toutes sortes de convoitises de la part de puissances riveraines, qui tentent d’homogénéiser l’ensemble régional à leur avantage. À titre d’exemple, le nombre de partenaires de dialogues du FIP a connu une croissance conséquente : de 5 en 1988 à 21 aujourd’hui[9] auxquels s’ajoutent les partenaires institutionnels comme la Banque asiatique de développement et l’ASEAN. D’autres types de coopérations sont à l’œuvre.

Les formats Oceania +1 désignent la coopération entre une organisation régionale, ou un ensemble d’acteurs de la même région, et un pays national (Lechervy, 2020). Ce sont des partenariats réduits, en dehors du multilatéralisme traditionnel, aussi appelé minilatéralisme (Janardhan et Haqqani, 2023). Ce type de fora se multiplient dans le Pacifique océanien. Elles constituent une opportunité pour les pays organisateurs de discuter des bonnes pratiques et des solutions que celui-ci peut apporter en matière de développement économique, d’aménagement du territoire, de gestion des ressources en eau, de santé et d’éducation, de développement durable et de protections de l’environnement.

Tableau 2

Forum au format Océania+1

Forum au format Océania+1

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D’autres pays, à défaut de forums régionaux, ont développé des slogans diplomatiques accrocheurs pour marquer leurs intérêts en Océanie. C’est principalement le cas des deux principaux bailleurs de fonds régionaux, l’Australie (Pacific Step up [10] ) et la Nouvelle-Zélande (Pacific Reset [11]), mais le Royaume-Uni (Pacific uplift [12]), l’Indonésie (Pacific elevation [13]), et le Japon (Pacific Bond [14]) ont également développé des politiques diplomatiques à destination des États insulaires.

Tableau 3

Stratégie à destination des diplomaties océaniennes

Stratégie à destination des diplomaties océaniennes

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Les puissances régionales multiplient donc les initiatives diplomatiques afin de leur légitimer leur présence et influence croissante dans la région du Pacifique océanien. À ces stratégies souvent menées dans le cadre bilatéral ou minilatéral, se superpose désormais la nomenclature indo-pacifique, visant à englober les océans Indien et Pacifique dans un même continuum sécuritaire.

03. L’émergence du concept Indo-Pacifique : une construction géopolitique bicéphale

Espace géographique, maritime et terrestre englobant les océans Indien et Pacifique, et s’étendant à l’ensemble des pays riverains des côtes de l’Afrique orientale au littoral américain, l’Indo-Pacifique représente une zone immense de plus de 230 millions de km2, soit 64 % de l’océan mondial. Au-delà des caractéristiques purement géographiques, l’Indo-Pacifique peut aussi être appréhendé comme un concept indéfini et incomplet, que chaque acteur s’approprie en fonction de ses intérêts propres. Il constitue un nouveau paradigme géopolitique plutôt qu’une région géographique aux frontières clairement définies. Cette construction régionale est avant tout une nouvelle rhétorique géopolitique, notamment construite en réaction au développement de l’influence chinoise dans la zone (Jaknanihan, 2022).

Le terme Indo-Pacifique, emprunté à la biologie marine, n’est pas un nouveau cas d’étude géopolitique. Il est théorisé dès le début du XXsiècle par le maître à penser de l’école géopolitique allemande, Karl Haushofer (Korinman, 1990), mais fut peu à peu abandonnée au profit de schèmes géostratégiques concurrents (Extrême-Orient, Asie-Pacifique, Bassin Pacifique). La sémantique Indo-Pacifique réapparaît au début du XXIe siècle au Japon en 2007 sous la plume de l’ancien Premier ministre Shinzo Abe (Abe, 2007), rapidement reprise en Inde en 2012 (Mohan, 2012) et en Australie en 2013 (Department of Defence, 2013), ainsi qu’aux États-Unis. Hilary Clinton emploie le terme dès 2010 (Clinton, 2010), puis l’administration Trump se l’approprie à partir de 2017. La transformation en 2018 du United States Pacific Command (PACOM) en Indo-Pacific Command (INDOPACOM) marque l’officialisation de l’adoption d’un nouveau schème stratégique par les autorités militaires américaines. D’autres acteurs des relations internationales vont progressivement adopter le concept (Saint-Mézard, 2022) : la France et l’Inde en 2018, l’ASEAN, l’Allemagne et les Pays-Bas en 2019, l’Union européenne en 2021, l’Indian Ocean Rim Association (IORA) et la Corée du Sud en 2022. Construction politique plutôt que région géographique précisément définie, les déclinaisons du concept Indo-Pacifique sont multiples, chaque acteur adoptant sa propre stratégie indo-pacifique en fonction d’intérêts stratégiques spécifiques.

3.1 L’Indo-Pacifique, une construction politique

L’ascension économique de la RPC depuis le début des années 1980 modifie les rapports géopolitiques internationaux (Boisseau du Rocher et Dubois de Prisque, 2019). La Chine mène une offensive économique et politique globale et concurrence désormais directement l’influence mondiale des États-Unis. Les nouvelles routes de la soie, projet transnational initié par Xi Jinping en 2013, matérialisent cette phase de développement et d’ouverture internationale inédite (Duchâtel, 2017). Les océans Indien et Pacifique n’échappent pas à ce phénomène.

Traduction sémantique d’une ambition partagée de limiter l’influence de Pékin, le nouveau régionalisme indo-pacifique reflète la prépondérance du continent asiatique dans les relations internationales, combinée à la maritimisation de l’économie au XXIe siècle (De Villepin, 2019). Si chaque acteur interprète et caractérise le nouveau narratif indo-pacifique en fonction de ses intérêts (Fisher, 2022), la portée sinocentrée du concept est bien comprise. Ainsi, la RPC et ses partenaires régionaux, comme la Russie, le Pakistan et la Corée du Nord, n’ont pas adopté le concept, tandis que les États-Unis et leurs alliés historiques en ont été les initiateurs. La diplomatie américaine y voit un moyen de préserver le statu quo dans les relations internationales et d’asseoir leur domination maritime en s’appuyant sur un réseau d’alliés, de l’Inde au Pacifique insulaire (Mearsheimer et Walt, 2016). Le Japon, acteur économique majeur, espère concurrencer les multinationales chinoises dans la construction d’infrastructures en Asie et en Afrique (Oryu, 2022). L’Inde, autre grande puissance asiatique très influente dans l’océan Indien, malgré une tradition diplomatique de non-alignement, se rapproche des États-Unis et s’oppose frontalement à la Chine le long de sa frontière himalayenne. La diplomatie indienne a entériné le nouveau concept d’Indo-Pacifique le 14 avril 2019 en lui dédiant un département au ministère des Affaires étrangères (Bagchi, 2019). L’Australie, île-continent bordée par l’océan Pacifique et l’océan Indien, est par sa géographie la quintessence de l’État indo-pacifique. Oscillant un temps entre les deux grandes puissances, la diplomatie australienne a récemment favorisé son alignement stratégique sur Washington par rapport à sa dépendance économique vis-à-vis de Pékin (Medcalf, 2019). D’autres acteurs exerçant une influence dans la zone ont également repris la sémantique. La France, puissance souveraine dans la région à développer sa propre stratégie indo-pacifique depuis 2018[15]. L’ASEAN a intégré en 2019 le concept dans le cadre d’un « ASEAN Outlook on the Indo-Pacific »[16]. Le Canada[17], la Nouvelle-Zélande[18], l’Allemagne[19], les Pays-Bas[20], l’Union européenne[21], la Corée du Sud[22] et l’IORA[23] ont également adopté des stratégies Indo-Pacifique propres. Les différents gouvernements ayant souscrit au concept n’ont donc pas la même représentation régionale de l’Indo-Pacifique, leurs ambitions et leurs moyens divergent. Si l’adoption du concept Indo-Pacifique comporte des intérêts, voire est un impératif géostratégique (Al Wardi, 2021), il n’en demeure pas moins que ce concept tente d’unifier deux espaces hydrologiques distincts aux caractéristiques géopolitiques propres.

3.2 Une bicéphalie régionale

Les contextes géopolitiques des océans pacifique et indien sont très différents. Cette bicéphalie régionale de l’Indo-Pacifique est d’ailleurs retranscrite dans la formulation en langue anglaise du mot Indo-Pacifique (Indo-Pacific en anglais), les termes « Indo » et « Pacific » étant systématiquement séparés par un tiret de ponctuation. Géographiquement, l’océan Indien est plus petit que l’océan Pacifique (166 millions de km2 contre 68 millions de km2), mais bien plus peuplé, près de 2,5 milliards d’êtres humains résident dans les pays riverains (contre 42 millions en Océanie).

C’est un espace de rivalité stratégique avec de nombreuses puissances régionales qui s’y côtoient quotidiennement. Traditionnellement sous domination britannique pendant l’époque coloniale, l’océan Indien est devenu progressivement une sphère d’influence américaine pendant la guerre froide avec l’installation d’une base américaine à Diego Garcia dans l’archipel des Chagos en 1971. Mais d’autres puissances régionales exercent une influence dans la zone : la Chine, l’Inde, la Russie et dans une moindre mesure, l’Iran, le Pakistan, l’Indonésie, l’Australie ou encore la France. L’arc de militarisation dans l’océan Indien s’étend donc de l’Égypte à l’Australie. Toute escalade militaire y aurait des conséquences globales, car c’est un espace vital de la mondialisation. Certains passages, comme le détroit de Malacca, le canal de Suez ou le détroit d’Ormuz sont indispensables au commerce mondial : 80 % du pétrole mondial y transite. Aux traditionnelles tensions interétatiques séculaires et toujours omniprésentes s’ajoutent des conflits moins conventionnels : piraterie, terrorisme, enlèvement. Dernier exemple en date, une série croissante d’attaques perpétrées par les rebelles Houthis contre des navires civils et militaires, compromettant la sécurité maritime dans le détroit de Bab El-Mandeb et en mer Rouge.

Si l’océan Indien est un espace de rencontre entre civilisations islamique, occidentale, bouddhiste, la diversité religieuse, les 40 États riverains qui le composent sont très hétérogènes sans personnalité globale, et sans vision d’ensemble (Racine, 2012). En résultent une absence d’intégration régionale et une agrégation d’organisations qui se superposent, souvent sans lien sans visions d’ensemble et miné par des rivalités interétatiques (Sermet, 2021)[24]. Dans le Pacifique océanien, le contexte politique est plus apaisé. Nettement moins peuplés et plus éloignés des grands axes du commerce mondial, les différents pays y ont développé une diplomatie régionale propre tout en revendiquant une identité commune.

La promotion d’une nouvelle appellation régionale Indo-Pacifique est donc ici un produit de l’esprit humain, une création cognitive, une représentation internationale sans réalité géographique propre, qui regroupe en son sein deux espaces géographiques distincts. Émanant principalement d’acteur extérieur, l’inclusion du Pacifique océanien au sein d’un ensemble macro-régional a suscité localement quelques critiques. Certains leaders régionaux ont exprimé leurs craintes de voir le Pacifique océanien marginalisé dans un tel ensemble régional.

04. Perspectives océaniennes de l’Indo-Pacifique

Attentifs aux problématiques spécifiquement régionales, certaines personnalités politiques et organisations multilatérales du Pacifique océanien ont exprimé des réticences à l’idée d’adopter le verbiage Indo-Pacifique. Celui-ci entre parfois en concurrence avec d’autres schèmes diplomatiques déjà mis en avant. Ainsi, les déclarations du FIP, organisation multilatérale de référence, n’entérinent pas, pour l’instant, l’Indo-Pacifique comme cadre géopolitique de référence. Les dirigeants océaniens revendiquent une culture, une personnalité qui leur est propre. Certains leaders politiques ont même ouvertement critiqué le concept.

4.1 Un lexique régional exclusif de l’Indo-Pacifique

Dans la continuité de l’immense succès de la formule « Pacific Way » (Panoff, 1991) popularisée par l’ancien premier ministre fidjien Kamisese Mara, les dirigeants océaniens ont revendiqué une culture et une personnalité spécifique à travers plusieurs déclarations prises au sein du FIP, comme la déclaration Biketawa en 2000[25] et la déclaration de Boe en 2018[26]. Ces deux textes fondateurs affirment plusieurs grands principes : l’engagement à la bonne gouvernance, la croyance en la liberté de l’individu en vertu de la loi, le maintien des processus et des institutions démocratiques et la reconnaissance de la vulnérabilité des pays insulaires aux menaces à leur sécurité sont autant de valeurs régionales fondamentales reconnues par l’ensemble des membres du Forum. Dans ces deux déclarations, les dirigeants du FIP ont conceptualisé une vision élargie de l’environnement sécuritaire traditionnel en se focalisant sur la sécurité humaine et environnementale. Dans la déclaration Boe, le changement climatique est même défini comme « la plus grande menace » sécuritaire pour la région. Déjà proactifs en 2015 lors de la signature des accords de Paris sur le climat, l’ensemble des pays de la région Pacifique se sont souvent exprimés d’une même voix contre les défis climatiques.

Ainsi, l’autre texte majeur du FIP, la « 2050 Strategy for the Blue Pacific Continent » adoptée en 2019, ajoute la lutte contre le réchauffement climatique comme enjeu régional fondamental. L’identité collective, les intérêts et les défis des nations de la région du Pacifique, particulièrement les problématiques liées aux océans, sont particulièrement mis en avant. Cette approche vise à renforcer la coopération régionale sur plusieurs fronts, notamment la gestion durable des ressources océaniques, la conservation de l’environnement, la résilience face au changement climatique et la sécurité régionale. Loin d’une rhétorique pessimiste axée sur l’étroitesse territoriale, l’isolation géographique et la fragilité économique, ce texte fondateur fait plutôt la promotion d’une « identité panocéanique » qui rassemble l’ensemble des acteurs régionaux au sein d’un même espace commun, l’océan Pacifique, dans la définition des aspects économiques, environnementaux et culturels des nations insulaires. En adoptant cette approche, les membres du FIP cherchent à amplifier leur voix dans les instances internationales, en abordant des défis communs tels que le changement climatique, la surpêche et la sécurité maritime, tout en promouvant un développement durable et en préservant le bien-être de leurs environnements océaniques. La terminologie « Pacifique bleu » a depuis fait des émules, reprise par certaines puissances extérieures au FIP, notamment les États-Unis[27] et l’Union européenne[28]. Pourtant, les grandes puissances régionales ont pour l’instant démontré un engagement limité face à la problématique du réchauffement climatique, principale source d’inquiétude sécuritaire dans le Pacifique. Par exemple, la Chine et l’Australie sont tous de grands producteurs de charbon, tandis que les États-Unis sont sortis des accords de Paris. Ainsi, un lexique régional, exclusif de l’Indo-Pacifique, se développe en faisant la promotion des valeurs et des principes spécifiquement « océaniens ». La conscience d’appartenance régionale des Océaniens ne se conjugue pas systématiquement avec la stratégie Indo-Pacifique. Cette dernière a même été ouvertement critiquée.

4.2 Critiques locales d’un concept global

Conçue et promue par des acteurs extérieurs, il est parfois reproché à la nomenclature Indo-Pacifique de négliger les particularités et les intérêts des îles du Pacifique, et de concevoir la région principalement à travers le prisme de la compétition géostratégique entre grandes puissances. Par exemple l’ancien Premier ministre Samoan Tuilaepa Sailele Malielegaoi déclarait en 2019 : « Les grandes puissances poursuivent avec acharnement des stratégies pour élargir et étendre un sentiment d’insécurité. La vigueur avec laquelle est préconisé l’Indo-Pacifique nous laisse avec beaucoup d’incertitude »[29]. L’ancienne secrétaire générale du FIP, Meg Taylor, va encore plus loin : « Les initiatives occidentales, telles que l’AUKUS, la stratégie Indo-Pacifique relèvent du fait accompli pour le Pacifique sans consultation préalable »[30].

À l’heure où la rivalité sino-américaine structure et polarise l’ensemble des relations internationales dans la région, l’utilisation du Pacifique océanien comme caution géopolitique à des fins stratégiques inquiète une partie de la classe politique océanienne. L’ancien représentant permanent des Fidji aux Nations unies, Satyendra Prasad, estime que l’analyse géopolitique autour des petits États insulaires du Pacifique est « assez surréaliste. Lire l’analyse du Pacifique insulaire comme étant uniquement un théâtre, une arène, un lieu de contestation géopolitique est déshumanisant »[31]. Si certains pays occidentaux adoptent une nomenclature Indo-Pacifique, implicitement dirigée contre la Chine, les pays du Pacifique océanien veulent rester maitres de leur destin. Meg Taylor avait même vanté les opportunités économiques que la RPC apporte pour les pays insulaires, comme moyen de ne plus dépendre exclusivement des bailleurs de fonds traditionnels : « De manière générale, les membres du Forum considèrent l’action croissante de la Chine dans la région est un développement positif, qui offre de plus grandes options de financement et d’opportunités de développement »[32].

Conscient de leur dépendance économique, souvent isolée de leur propre environnement régional, les pays insulaires du Pacifique océanien voient en la Chine des perspectives de croissance économique que nul autre acteur ne peut offrir dans la région. C’est aussi sous cet angle qu’il faut analyser le développement de l’influence chinoise dans la région, un moyen de contrebalancer la stratégie Indo-Pacifique par une collaboration active avec la RPC sans dépendre exclusivement des partenaires occidentaux. C’est le sens d’un autre adage communément utilisé dans la région océanienne « Friends to all, ennemies to none » (amis de tout le monde, ennemis de personne). Dans la pratique, les États du Pacifique océanien vont adopter des stratégies ad hoc pour équilibrer leur positionnement vis-à-vis des deux superpuissances que sont les États-Unis et la Chine. Cette théorie de Strategic Hedging (couverture du risque) (Koga,2017) implique une attitude nuancée à la recherche de la stratégie optimale. Des politiques internes et externes peuvent alors paraitre contradictoires. Ainsi, certains pays du Pacifique participent officiellement au projet transnational des routes de la soie, tout en accueillant favorablement les coopérations d’ordres sécuritaires avec l’Australie et les États-Unis.

À cet égard, les collectivités françaises du Pacifique n’échappent pas à ce hiatus. Moetai Brotherson, actuel Président de la Polynésie française, et principal leader du mouvement indépendantiste tahitien, a souvent été critique du concept Indo-Pacifique :

« Ça me rappelle malheureusement l’époque des essais nucléaires (…) nous on ne veut pas être juste des pions sur le jeu d’échecs d’autres personnes. On veut être partie prenante de la réflexion et de la mise en place de cette stratégie Indo-Pacifique tant qu’on est dans l’ensemble français et on veut aussi avoir de bonnes relations avec l’ensemble des partenaires qui sont dans cette région »[33].

Même rhétorique chez les indépendantistes kanaks. Daniel Goa, président de l’Union calédonienne, l’un des principaux partis indépendantistes déclarait peu de temps après la tenue du troisième referendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie : « Nous ne voulons plus être des faire-valoir de la “ France Pacifique ” avec le nébuleux axe Indo-Pacifique »[34].

Il reste donc beaucoup à faire que les acteurs politiques du monde océanien s’approprient le concept Indo-Pacifique. Ce nouveau cadre stratégique, conçu et promu par des acteurs extérieurs, ne résulte pas de l’évolution sociétale locale spécifique à chaque territoire, mais plutôt à des ambitions géopolitiques globales sans considération ni connaissance du contexte local. Les Océaniens étant ici considérés pour leurs intérêts géostratégiques et non dans leurs singularités.

05. Conclusion

Le multilatéralisme dans le Pacifique océanien est donc un processus évolutif et complexe, impliquant de multiples acteurs. Dans ce contexte, la promotion du nouveau schème macro-régional Indo-Pacifique, regroupant en son sein deux espaces hydrographiques et régions géopolitiques distinctes, relève largement du fait accompli, sans que les Océaniens n’aient été consultés au préalable. À terme, si le concept Indo-Pacifique se généralise dans l’ensemble des chancelleries internationales, et que le régionyme devient un espace géopolitique de référence, il y a un réel risque de résistance voire de défiance locale face à l’émergence de ce concept. Chez les Océaniens, on craint que l’ « Indo » soit privilégié par rapport au « Pacifique ». Une réelle réticence à s’engager dans des discussions ouvertes sur la question s’observe, tandis que les principaux dirigeants politiques de la région exigent que leurs intérêts spécifiques soient pris en compte. Pour les acteurs extérieurs, enclins à développer des stratégies diplomatiques visant à étendre leur influence dans la région, mais théorisant des concepts qui risquent de l’invisibiliser, il conviendrait de « sous régionaliser » l’approche Indo-Pacifique, au risque de se couper des Océaniens.

Par son positionnement unique, la République française, un acteur à la fois extérieur, car européenne et occidentale, mais aussi intérieur à travers l’exercice de la souveraineté dans les collectivités françaises de la zone, a, semble-t-il, entamé ce virage conceptuel de sous régionalisation. En effet, l’exécutif français encourage depuis plusieurs décennies les collectivités françaises du Pacifique océanien à s’insérer dans leur ensemble régional. Déjà en 2003 lors du premier sommet France Océanie, le président Jacques Chirac déclarait « la France souhaite accompagner l’intégration le plus large possible de la Nouvelle-Calédonie, de Wallis et Futuna et de la Polynésie française dans leur environnement régional »[35]. Depuis 2016, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française sont membres de plein droit du FIP. À travers des statuts d’autonomie sui generis très développés[36], l’État délègue une partie de sa souveraineté aux collectivités ultramarines. Ce processus de souveraineté partagée peut permettre d’accroitre l’influence de la France dans des régions éloignées de la métropole. Les collectivités pouvant ici faire office de véritables plateformes régionales en relai de l’influence française. Par exemple, la Nouvelle-Calédonie a le droit de disposer d’un représentant à l’étranger dans certains pays pour faciliter l’intégration régionale de la Nouvelle-Calédonie[37]. Pour la Polynésie française, la révision en 2019 de la loi organique de 2004 permet à la collectivité de devenir membres d’organisations internationales en dehors de la zone géographique du Pacifique (Zarka, 2019). De surcroit, les présidents de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie rencontrent régulièrement des chefs d’État internationaux, sans la présence d’une autorité de l’État. Ce fut le cas en 2022 quand Édouard Fritch et Louis Mapou ont rencontré Joe Biden à Washington. Enfin, Emmanuel Macron, implique les autorités locales dans la diplomatie régionale française. Moetai Brotherson et Louis Mapou ont par exemple accompagné le président de la République au Vanuatu et en Papouasie Nouvelle-Guinée en juillet 2023. Un positionnement français singulier, de prise en compte des particularités régionales du Pacifique océanien pour définir une stratégie Indo-Pacifique nationale.