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01. Introduction

L’inclusion des considérations relatives aux droits humains dans les accords commerciaux est devenue un nouveau phénomène de la coopération internationale. Les droits humains ont une histoire longue et complexe, évoluant au fil du temps pour répondre aux besoins changeants de la société et refléter les valeurs émergentes de l'humanité. Reconnus dans plusieurs instruments internationaux[1], ces droits sont généralement classés en trois générations. La première génération englobe les droits fondamentaux à la vie, à la propriété et aux libertés[2], tandis que les droits de deuxième génération incluent les droits économiques, sociaux et culturels liés au travail et à la protection sociale[3]. La troisième génération élargit la portée des droits humains aux droits à un environnement sain, à la paix, au développement et au respect du patrimoine commun de l’humanité[4].

Les récents accords de libre-échange (ALE) intègrent de plus en plus des préoccupations en matière de droits fondamentaux, du travail et de l’environnement. Ce phénomène a commencé au début des années 2000, avec les accords conclus entre l’Union européenne (UE) et certains pays d’Amérique latine[5]. Ces accords ont marqué le début d’une nouvelle génération d’accords commerciaux souvent qualifiés d’« OMC plus », car ils comprennent des dispositions et mécanismes de promotion du développement durable, englobant les aspects du travail et de l’environnement. De l’autre côté de l’Atlantique, les initiatives des États-Unis d'introduire dans leurs accords négociés avec d’autres pays des clauses du travail et de l’environnement suivent une logique différente. Les plus importants de ces accords, en raison du poids économique de leurs signataires, sont susceptibles de créer des normes qui pourraient s’imposer à l’échelle mondiale.

La région indopacifique est à cet égard en passe de devenir le théâtre privilégié de confrontations entre les grandes puissances commerciales mondiales, dont l’UE et les États-Unis, pour élaborer la normativité commerciale du 21e siècle. Dans cette zone géographique qui est devenue la région clé de l’économie mondiale, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN)[6] est au cœur du nouveau régionalisme qui s’ébauche[7]. La Chine et l’Inde y sont aussi des puissances indéniables, chacune mettant en œuvre sa propre stratégie et approche. La question de droits humains est depuis toujours sujet de divergence entre les États. L’introduction des valeurs dites occidentales dans cette région par la voie de négociations commerciales aura sans doute des impacts sur la dynamique régionale et les politiques nationales.

Cet article compare, dans la première étape, les approches européenne et américaine dans l’incorporation des considérations en matière de droits humains dans les accords commerciaux avec les États de l’Indo-Pacifique. Il s’agit, d’une part, les ALE conclus par l’UE avec le Japon (APEUEJ)[8], la Corée du Sud (ALEUEK)[9], Singapour (ALEUES)[10], le Vietnam (ALEUEV)[11] et la Nouvelle-Zélande (ALEUENZ)[12], et d’autre part, les accords des États-Unis, incluant l’ALE conclue avec Singapour[13], l’Australie[14] et la Corée du Sud[15], ainsi que l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP) dont les chapitres sur le travail et l’environnement sont marqués par l’influence américaine. Dans la seconde étape, l’article examine leurs impacts sur la coopération économique régionale où se trouvent d’autres grands adversaires, la Chine et l’Inde.

02. L’intégration des droits humains dans les accords commerciaux de nouvelle génération en Indo-Pacifique

La dénomination d’Indo-Pacifique est utilisée pour la première fois dans la stratégie indopacifique des États-Unis en 2019[16], dans leurs efforts d’élargir sa portée géographique, surtout pour inclure l’Inde, le pays le plus peuplé au monde, après la Chine[17]. Le fait que cette région est entrée dans les stratégies des États-Unis, de l’UE et du Canada[18] montre son importance aux yeux des grandes puissances. Définie par les auteurs[19], la région représente plus de la moitié de la population mondiale, au moins la moitié de l’économie mondiale et une part encore plus importante des dépenses militaires mondiales. Cependant, il n’y a pas d’accord sur ce qui définit la « région » – la géographie, la géopolitique, l’économie, l’histoire ou la culture. Le concept de l’Indo-Pacifique est également vivement contesté. La Chine et la Russie insistent sur le fait que l’Indo-Pacifique n’existe pas et que l’« Asie-Pacifique » reste une désignation parfaitement appropriée pour la majeure partie de la région en question dans une large mesure[20]. Dans sa stratégie pour l’Indo-Pacifique, le Canada considère que la région comprend 40 pays et économies représentant 65% de la population mondiale, 50% du PIB mondial d’ici 2040 et 50% des émissions des gaz à effet de serre[21]. Elle comprend de grandes économies du monde – la Chine, le Japon, l’Inde, la Corée du Sud et l’Australie – mais aussi des pays en développement et 37% des populations les plus pauvres du monde[22].

Grands négociateurs d’accords commerciaux de nouvelle génération, les États-Unis et l’UE se distinguent en tant que précurseurs dans la prise en compte des préoccupations non commerciales au sein de ces accords. Ces deux puissances économiques majeures adoptent des approches différentes dans leurs négociations commerciales. Contrairement à l’UE, qui mise sur la coopération et des méthodes souples d’application pour promouvoir ses valeurs et obtenir l’adhésion de ses partenaires, les États-Unis adoptent une approche plus coercitive afin d’assurer une concurrence équitable pour leurs entreprises face à des adversaires bénéficiant de normes environnementales et de droits de l’homme moins stricts.

Dans cette première section, nous examinerons les cadres dans lesquels les questions relatives aux droits de la personne sont prises en compte au sein des accords de libre-échange de l’UE[23] (section 2.1) ainsi que dans le contexte du PTPGP (section 2.2)[24].

2.1 L’approche européenne : promouvoir les valeurs communautaires

Dotée d’un marché unique rassemblant 27 pays membres, l’UE occupe une place de premier plan dans le paysage commercial mondial. Sa position en tant que troisième puissance économique mondiale, après les États-Unis et la Chine[25], lui a conféré un pouvoir d’influence tout en façonnant sa politique commerciale sur la base des principes fondamentaux européens. Le respect de ces principes constitue depuis un certain temps un objectif primordial, qui guide et oriente toutes les initiatives internationales de l’UE[26].

Cette orientation politique est solidement ancrée dans les textes fondamentaux de l’Union. Tel qu’énoncé à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne (TUE), l’UE « est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris les droits des personnes appartenant à des minorités ». Ces valeurs fondamentales sont à nouveau soulignées à l’article 3(5) en tant qu’éléments définissant le rôle international de l’UE. L’Europe cherche à promouvoir ses valeurs communautaires par différents véhicules, dont les accords de coopération économique. Les textes adoptés par le Conseil de l’UE[27] et le Parlement européen[28] attachent les relations extérieures de l’Union à la condition du respect des droits humains et exhortent la Commission européenne à adopter une approche systématique en intégrant, dans tous les ALÉ qu’elle négocie avec des États tiers, des clauses sociales et environnementales[29].

Les accords commerciaux récemment conclus entre l’UE et le Canada – l’Accord économique et commercial global (AECG) et de l’Accord de partenariat stratégique (APS)[30] – sont fréquemment salués pour leur exhaustivité et leur caractère novateur en ce qui concerne les droits humains. Conformément à l’AECG, les parties se sont engagées à respecter et à encourager les droits de l’homme tels qu’ils sont énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies[31] ainsi que dans les instruments pertinents auxquels elles sont parties[32]. Cet accord comprend également des clauses spécifiques concernant les droits des travailleurs et la préservation de l’environnement, qui sont traitées dans des chapitres distincts.

Les chapitres 23 et 24 intitulés respectivement « Commerce et travail » et « Commerce et environnement » établissent trois catégories d’obligations :

  • obligations de mettre en œuvre certaines normes multilatérales ;

  • obligations de ne pas réduire leurs niveaux de protection existants ; et

  • obligations de moyen, en encourageant les parties à relever leurs niveaux de protection du travail et leurs normes environnementales.

L’obligation de mise en œuvre du droit du travail et des normes environnementales est prévue à deux niveaux. Dans un premier temps, les parties s’engagent de ne pas renoncer à ces normes dans le but de stimuler le commerce ou l’investissement[33]. Par la suite, elles doivent assurer une application effective de la législation relative au travail et à l’environnement[34]. L’AECG intègre aussi des clauses pour assurer que le commerce ne porte pas atteinte aux droits humains. Les parties se sont ainsi engagées à veiller à ce que les entreprises respectent les normes sociales et environnementales, à promouvoir la responsabilité sociale des entreprises et à encourager la transparence et la participation de la société civile dans les politiques commerciales[35].

L’une des dispositions cruciales de l’AECG concernant les droits humains réside dans l’incorporation d’un mécanisme de règlement des différends qui offre aux parties la possibilité de porter les violations des clauses relatives aux droits de la personne devant un groupe d’experts. Ce mécanisme suit une approche traditionnelle de résolution de conflits entre États. Néanmoins, des critiques subsistent, particulièrement quant à l’efficacité de ce mécanisme en l’absence d’une mise en œuvre concrète[36]. C’est pourquoi les dispositions de l’AECG liées aux droits de la personne sont considérées comme insuffisantes pour garantir une protection efficace de ces droits au sein des accords commerciaux[37].

En plus de l’AECG, l’APS inclut une clause de droits de la personne qui s’inscrit dans la politique officiellement adoptée par l’UE en 1995[38]. Le paragraphe 1 de l’article 2 non seulement réaffirme la confirmation du préambule de l’AECG, mais va même plus loin en mettant en exergue que

le respect des principes démocratiques, des droits de l’homme et des libertés fondamentales inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans les traités et les autres instruments juridiquement contraignants internationaux existants en matière de droits de l’homme auxquels l’Union ou ses États membres et le Canada sont parties constitue le fondement des politiques nationales et internationales respectives des parties et constitue un élément essentiel du présent accord.

L’APS fait un lien avec l’AECG en stipulant, au paragraphe 7 de l’article 28, qu’une violation particulièrement grave et substantielle en matière de droits de la personne pourrait servir de fondement à la dénonciation de l’AECG.

Alors que la conditionnalité se positionne comme l’un des principaux outils politiques pour relier les valeurs des droits humains à l’agenda commercial de l’UE, des adaptations ont été faites par l’Union dans ses négociations, en fonction du pays partenaire, y compris les pays de l’Indo-Pacifique. Pour rappel, depuis les années 1990, l’UE vise à établir une approche globale dans ses relations avec les États tiers, en s’engageant dans des négociations portant simultanément sur les aspects politiques, économiques et sectoriels. Cette démarche a été initialement entreprise avec des pays de l’ex-Union soviétique et des pays d’Asie où le respect des droits de la personne se prête à critiques. Cela s’est matérialisé à travers la négociation d’accords-cadres de partenariat et de coopération (APC) qui imposent le respect des droits de l’homme comme condition essentielle pour toute forme de collaboration. Les accords commerciaux sont ultérieurement négociés après que les parties ont établi un accord-cadre de coopération, où la protection des droits de la personne occupe une place importante. L’Union cherche ensuite à appliquer cette démarche dans ses négociations avec l’ensemble de ses partenaires à travers le monde, en ajustant son approche en fonction des spécificités de chaque partenaire[39].

La négociation commerciale avec certains pays de l’Indo-Pacifique montre la nécessité d’adaptation aux conditions nationales. Par exemple, dans ses négociations avec Singapour, premier membre de l’ASEAN à signer un ALE avec l’Europe, l’UE s’est rapidement heurtée à une forte opposition sur des questions des droits humains[40]. Face à la résistance singapourienne, elle a dû faire une concession majeure sur sa politique de conditionnalité, en acceptant les pratiques de ce pays en matière de droits humains et en se contentant d’une amélioration relative dans ce domaine[41]. La même difficulté est rencontrée dans les négociations avec la Malaisie, qui a refusé, comme Singapour, de signer un accord-cadre avant d’entamer des négociations sur l'accord commercial[42]. Pour le Vietnam, qui a été le premier pays de la région à accepter de signer l'Accord de coopération et de partenariat avec l’UE, faisant référence aux principes des droits de l'homme comme les « éléments essentiels de l'Accord » (art. 1), l'assouplissement des engagements en matière de travail dans l'ALEUEV illustrent l’adaptation européenne à un pays qui reste conservateur sur les droits des travailleurs[43].

Les ALE que l’UE a conclues avec certains pays indopacifiques, à savoir le Japon, la Corée, Singapour, le Vietnam et la Nouvelle-Zélande, regroupent les questions du travail et de l’environnement dans le même chapitre sur le commerce et le développement durable. Ils se limitent aux engagements de respecter des normes multilatérales et appellent à la coopération en la matière dans le contexte du développement durable.

Tableau 1

Les ALE de l’UE dans l’Indo-Pacifique

Les ALE de l’UE dans l’Indo-Pacifique

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2.2 L’approche américaine : pour un commerce loyal

Contrairement à l’approche européenne, qui vise à faire accepter par ses partenaires les valeurs communautaires, notamment le souci de promouvoir les droits de l’homme, les États-Unis cherchent plutôt à imposer leurs normes de travail et d’environnement par le biais des négociations commerciales dans une perspective concurrentielle. Les auteurs Morin et Rochette (2017) expliquent cette différence en ce qui concerne l’inclusion des clauses environnementales dans les accords de commerce :

Dans plusieurs cas, l’UE ne les perçoit pas comme des compétiteurs avec qui des règles de concurrence doivent être établies, mais plutôt comme des pays en développement, voire d’anciennes colonies, qui requièrent de l’assistance afin de mettre en place un niveau de protection environnementale efficace. … Ainsi, la raison pour laquelle l’UE a inséré des normes environnementales dans ses accords n’était pas la crainte d’un dumping environnemental, mais plutôt un désir d’accéder à un niveau de cohérence plus élevé entre ses objectifs de commerce, de développement et de protection de l’environnement[44].

La politique commerciale américaine reposait toujours sur trois piliers majeurs : l’ouverture multilatérale des marchés, l’instauration de la primauté du droit dans les relations commerciales, et le leadership des États-Unis dans les affaires économiques mondiales[45]. Bien que les intérêts commerciaux n’aient jamais été négligés lors de leurs négociations commerciales, une préoccupation croissante a émergé de faire respecter les normes élevées du travail et de l’environnement, sous la pression des entreprises américaines qui estiment subir une concurrence déloyale de la part des producteurs étrangers. En effet, les États-Unis ressentaient de plus en plus que d’autres pays cherchent à bénéficier de l’accès à leur marché sans offrir une réciprocité équivalente. Cette perception était renforcée par le sentiment que les États-Unis font des efforts considérables pour promouvoir la liberté économique, mais ne défendent pas suffisamment leurs propres intérêts[46].

Conséquemment, les enjeux sociaux et environnementaux ont acquis une importance significative dans leurs négociations commerciales. Cela s’est produit à la fois à l’échelle internationale, avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et à l’échelle régionale, comme observé dans l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA)[47].

Pour mémoire, le lien entre le commerce international et le travail a été l'objet des négociations de la Charte de La Havane de 1947, dont l’article 7 reconnaissait des droits fondamentaux du travail et soulignait que des conditions de travail non équitables « créent des difficultés aux échanges internationaux ». Cependant, les termes de cet article n’ont pas été repris dans le GATT, qui a remplacé la Charte suite à son échec. L’article XX du GATT prévoit un certain nombre d’exceptions générales qui concernent le travail, telles que celles concernant les articles fabriqués dans les prisons (par.e) ou pour protéger la moralité publique (par.a). Toutefois, ces exceptions sont trop limitées pour justifier les mesures commerciales restrictives appliquées contre la violation des normes fondamentales du travail dans un pays. Le débat sur l’opportunité de l’inclusion des clauses sociales dans les accords commerciaux en vue de promouvoir les « droits de l’homme au travail » a resurgi dans les années 1980, notamment avec les diverses propositions américaines soutenant leur adoption à l'échelle mondiale[48].

Les États-Unis n’ont pas réussi à faire accepter par les pays participants aux négociations du cycle d’Uruguay l’insertion dans l’Accord général d’une clause sociale prescrivant le respect des normes internationales du travail[49]. Au niveau régional, l’ALENA est perçu par les États-Unis comme un moyen de renforcer leur position sur des marchés situés au-delà de leurs frontières immédiates, tout en établissant de nouvelles normes, dont les normes sociales et environnementales. Ces questions ont été abordées dès les premières phases de négociation. Les États-Unis ont réussi à modeler l’ALENA en tant qu’accord commercial régional, accompagné de deux accords parallèles, l’un portant sur l’environnement (ANACDE)[50] et l’autre sur le travail (ANACT)[51].

L’ANACDE adopte une approche juridique forte, imposant des obligations de protection de l’environnement et des moyens pour assurer leur respect. Ainsi, chaque Membre s’engage à une « application efficace de ses lois et réglementations environnementales » (art. 5). L’article 104 indique que certains accords environnementaux prévalent sur l’ALENA, alors qu’en vertu de l’article 1114 de l’ALÉNA, le chapitre Investissement ne peut être interprété comme empêchant une Partie d’adopter ses mesures environnementales. La mise en œuvre des engagements est garantie par des procédures d’arbitrage prévues dans l’accord, pouvant aboutir à des compensations monétaires ou des contre-mesures, y compris la suspension d’avantages commerciaux (art. 24, 34 et 36). Les États-Unis cherchent aussi à faire impliquer la société civile dans le processus, d’où l’inclusion d’une disposition sur la participation du public. On remarque sans difficulté la logique compétitive de la promotion de l’environnement, car l’ANACDE vise à « permettre aux parties de s’assurer que leurs voisins n’attirent pas les investisseurs en diminuant leurs exigences environnementales »[52]. Le mécanisme de communications de citoyens, considéré comme innovateur, a rapidement fait l’objet de critiques quant à la facilité de manipulation politique pendant le processus d’examen des plaintes au niveau du Conseil, composé de représentants étatiques[53].

Comme l’ANACDE, l’ANACT repose aussi sur une prémisse concurrentielle. En visant à réduire la concurrence déloyale qui peut résulter des normes sociales peu élevées dans les États partenaires, cet accord parallèle « sert à faciliter l’application de l’ALENA de façon à ce qu’il puisse produire entièrement ses effets »[54]. Cependant, les moyens de mise en œuvre sont moins forts que l’ANACDE. En effet, l’objectif de l’ANACT est de promouvoir l’application effective de la législation du travail de chacun de ses membres[55], qui sont libres « d’établir leurs propres normes du travail ainsi que d’adopter ou de modifier en conséquence leurs lois et réglementations en matière du travail »[56]. Or, les législations nationales ne sont pas du tout équivalentes. De plus, les États membres ne sont pas tenus d’adopter des normes internationales, non plus de s’y conformer. En réalité, les trois États ne sont pas liés de la même façon aux textes internationaux de droits de la personne. Par exemple, le Canada et les États-Unis ne sont pas encore membres de la Convention américaine des droits de l’homme[57], adoptée par l’Organisation des États américains en 1969.

Le mécanisme mis en place pour permettre de vérifier l’application des normes du travail dans chaque pays repose essentiellement sur la coopération. Celle-ci figure parmi les objectifs de l’ANACT et se manifeste bien dans son fonctionnement. Les trois premières étapes du mécanisme d’examen des plaintes sont consultatives et les instances mises en place – le Conseil et le Secrétariat qui font partie de la Commission de coopération – ne sont pas juridictionnelles[58]. La possibilité d’appliquer des sanctions économiques suite à la violation de droits du travail n’est que de dernier recours et n’a jamais été réalisée dans la pratique. En conséquence, l’ANACT a fait l’objet de critiques sur sa capacité d’assurer le respect des droits des personnes visées[59].

Sur le plan bilatéral, les États-Unis ont très tôt à inclure dans leurs accords de libre-échange des chapitres sur le travail et l’environnement. Pour ce qui concerne l’Indo-Pacifique, c’est le cas des accords conclus avec Singapour, l’Australie et la Corée du Sud.

Tableau 2

Les ALE des États-Unis dans l’Indo-Pacifique

Les ALE des États-Unis dans l’Indo-Pacifique

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Différemment à l’UE, les États-Unis ne proposent ni accords-cadres ni clauses explicites sur les droits humains dans leurs accords commerciaux. En revanche, leurs clauses dites sociales et environnementales sont souvent contraignantes, mettant l’accent sur le respect des normes élevées et la mise en œuvre effective de la législation interne dans ces domaines. L'objectif est d'assurer aux entreprises américaines des conditions de concurrence équitables dans le commerce international[60]. L'analyse de ces clauses dans les accords américains conclus à différentes périodes révèle un renforcement de leur caractère contraignant[61]. Cela se manifeste par le niveau d'engagement des États signataires dans la mise en œuvre de législation interne, dans les garanties procédurales et dans le mécanisme de règlement des différends et de conformité pour ce qui concerne les aspects du travail et de l’environnement.

L'influence de cette approche pragmatique en faveur de la promotion d'un commerce loyal est également marquée dans l'accord de Partenariat transpacifique, dont le pays a initié des pourparlers[62]. En comparaison avec l’ANACT, le PTP est plus avancé en matière de protection des droits des travailleurs[63]. Le mécanisme de plaintes a ainsi été renforcé, car il est prévu, à l’article 19.15 que les différends en matière de droit du travail seront soumis aux mêmes recours que les différends en matière commerciale, et qui pourraient donner lieu à des sanctions commerciales. On observe de mêmes progrès en matière de l’environnement. Le PTP, qui « fut pour l’administration Obama une brillante réussite », n’est pourtant jamais entré en vigueur, à la suite du retrait des États-Unis en 2017 par l’administration de Trump[64]. Les efforts conjoints du Japon et du Canada ont permis de sauver ce traité[65], dont le texte consolidé est devenu le noyau du nouvel accord, le PTPGP[66], négocié et signé un an après, en 2018, regroupant 11 États de deux côtés du Pacifique, parmi lesquels sept pays proviennent de l’Indo-Pacifique[67], et ouvert à l’adhésion des autres pays, même hors de la région[68]. Par conséquent, malgré l’absence des États-Unis, leur influence sur les clauses sociales et environnementales du PTP rend l’étude du PTPGP toujours pertinente pour illustrer l’approche américaine. Cela est d'autant plus vrai que l’accord concerne les pays indopacifiques qui n'ont pas encore conclu d’ALE avec les États-Unis, à savoir le Brunéi, la Malaisie, la Nouvelle-Zélande et le Vietnam.

En somme, à la différence de l’UE, qui s’intéresse davantage à promouvoir ses valeurs par le biais de ses accords commerciaux et favorise par conséquent les moyens souples tels que la coopération et le dialogue pour atteindre cet objectif, l’approche américaine met l’accent sur la défense des intérêts économiques nationaux, notamment en garantissant que les entreprises américaines ne soient pas désavantagées sur les marchés mondiaux en raison du « dumping social » et du « dumping environnemental ».

03. Comparaison des approches européenne et Américaine en matière de travail et d’environnement dans les accords commerciaux en Indo-Pacifique

L'intégration des préoccupations humaines se fait de manière distincte dans les nouveaux accords commerciaux en Indo-Pacifique, selon qu'ils adoptent l'approche américaine ou celle de l'UE. Si les règles relatives à la santé humaine, animale ou végétale (incorporées dans des chapitres sur les mesures sanitaires et phytosanitaires, sur les obstacles techniques, sur la propriété intellectuelle et dans des exceptions générales) sont assez identiques, car elles sont modelées sur celles du GATT/OMC, il y a de différences dans les dispositions relatives au travail et à l'environnement.

L’approche européenne est manifestée dans le chapitre « Commerce et développement durable », dans lequel, les parties « soulignent les avantages de la coopération en matière de travail et de questions environnementales liées au commerce dans le cadre de l’approche globale du commerce et du développement durable »[69]. Dans les accords des États-Unis, ces questions sont traitées dans des chapitres distincts portant respectivement sur le « Travail » et l'« Environnement ». Un troisième chapitre sur le « Développement » a été ajouté au PTPGP (Chap.23), qui n'a pourtant qu'une valeur symbolique. Par conséquent, dans cette section, nous nous concentrons sur les règles relatives au travail et à l'environnement, ainsi que sur le règlement des différends relatifs à ces deux domaines.

3.1 Les règles relatives au travail

Tous les accords examinés reconnaissent les principes relatifs aux droits fondamentaux au travail tels qu'énoncés dans la Déclaration de l'OIT, soit la liberté d’association et la reconnaissance effective du droit de négociation collective; l’élimination de toute forme de travail forcé ou obligatoire; l’abolition effective du travail des enfants; et l’élimination de la discrimination en matière d’emploi et de profession.

Il y a cependant des nuances dans chaque accord. Si l’ALEUEV adopte un langage non contraignant – « les parties réaffirment leur détermination à respecter, à promouvoir et à mettre en œuvre de manière effective les principes relatifs aux droits fondamentaux au travail »[70] – l’ALEUES en faire une obligation – « les parties ont l’obligation de respecter, promouvoir et réaliser de manière effective les principes relatifs aux droits fondamentaux au travail »[71], de même que les ALE avec le Japon, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande qui utilisent le terme « s’engager ».

Si les premiers ALE des États-Unis, soit ceux avec Singapour et l’Australie, exigent seulement des efforts de la part des parties[72], c’est devenu une obligation l’ALE avec la Corée du Sud, qui est plus récent : « Chaque Partie adoptera et maintiendra dans ses statuts, règlements et pratiques, les droits suivants, tels qu'énoncés dans la Déclaration de l'OIT »[73]. Le PTPGP reprend les mêmes termes, allant plus loin en précisant que les lois et pratiques adoptées demandent aux parties d’adopter et de maintenir également des lois et règles ainsi que des pratiques régissant « les conditions de travail acceptables en ce qui concerne le salaire minimum, les heures de travail ainsi que la santé et la sécurité au travail »[74].

En ce qui concerne l’obligation de coopération, les accords de l’UE se contentent de la reconnaissance par les parties « de l’importance de coopérer », ainsi que d’une liste exemplative de domaines d’intérêt commun qui peuvent faire l’objet d’activités de coopération[75]. En revanche, les accords des États-Unis, conclus avec Singapour et la Corée, incluent dans l’annexe sur le mécanisme de coopération des dispositions détaillées sur les méthodes de travail et les activités de coopération, ce qui correspond bien avec l’approche pragmatique américaine. Dans le PTPGP, ce mécanisme est prévu aux articles 19.10 et 19.11, incluant les principes qui guident les parties dans la réalisation des activités de coopération, les domaines et les formes de coopération, la participation aux instances régionales et multilatérales, ainsi que la prise de décision concernant le financement des activités de coopération et le dialogue coopératif dans le domaine du travail.

La promotion de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) occupe une place importante dans les ALE de l’UE[76], qui se réfèrent aux principes, normes ou lignes directrices internationalement reconnus[77]. Ces accords favorisent l’échange d’informations et la coopération entre les parties « en vue d’encourager la [RSE] » et de « promouvoir des pratiques relevant de la [RSE] qui sont adoptées sur une base volontaire ». L'ALEUEV illustre de nouveau l’adaptation aux conditions du Vietnam, en soulignant que la promotion de la RSE doit être « conforme aux lois ou politiques internes » des parties et en énumérant les exemples de mesures, comprenant l’échange d’informations et de meilleures pratiques, les activités d’éducation et de formation, et les conseils techniques (art. 13.10 §2e). L'ALEUENZ est le plus avancé sur cette question, avec un article réservé à « la conduite responsable des affaires »[78] où les parties s’engagent à promouvoir la RSE à travers des actions concrètes. En revanche, aucun des trois accords de libre-échange des États-Unis n’aborde la RSE. Cette question est traitée dans le Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP), dont l’article 19.7 demande à chaque partie de faire des efforts individuels pour « encourager les entreprises à adopter volontairement, à l’égard d’enjeux dans le domaine du travail, des initiatives de responsabilité sociale des sociétés qu’elle avalise ou soutient ».

Le souci de promouvoir les droits humains dans les ALE de l’UE se manifeste par l'introduction, dans le plus récent accord, d'une disposition sur l'égalité des sexes dans le travail. Les parties reconnaissent ainsi la nécessité de faire progresser la situation économique des femmes et l'égalité des sexes pour un commerce inclusif, et s'engagent à prendre certaines mesures en ce sens (ALEUENZ, art.19.4).

Tableau 3_1

Dispositions concernant le travail dans les accords de l’UE

Dispositions concernant le travail dans les accords de l’UE

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Les accords des États-Unis mettent l'accent sur l'obligation pour les États signataires de mettre en œuvre leurs législations et des procédures permettant aux travailleurs d'avoir accès à la justice et à l'information[79], disposition absente dans les accords de l'UE. Le PTPGP favorise la participation du public au processus décisionnel, avec l'article 19.14 prévoyant la création d'instances dans chaque pays permettant aux membres du public, y compris aux délégués des organisations syndicales et patronales, de s'exprimer sur des questions relatives au travail. En revanche, l'UE s'intéresse à l'implication de la « société civile » à travers des dialogues sur des questions relatives au développement durable que les parties aux ALE sont encouragées à établir[80].

D'autres mesures concrètes ont été prévues dans le PTPGP comme l’établissement de plans d’action en matière de travail, à l’initiative des États-Unis, visant les pratiques du Viêtnam, de Brunei et de la Malaisie en la matière. L’accord inclut aussi un article novateur sur le travail forcé, qui enjoint les parties à décourager l’importation de biens produits par le travail forcé, y compris le travail des enfants (art. 19.6)

En ce qui concerne l'aspect institutionnel, les accords européens et américains prévoient tous l'établissement de points de contact dans les pays membres afin d'assurer l'échange d'informations et la coopération. De plus, une institution interétatique est mise en place, soit le Conseil du travail / Comité mixte (dans le cadre des ALE des États-Unis), soit le Comité/Conseil « Commerce et Développement durable » (dans le cadre des ALE de l'UE), composé de représentants des parties et chargé de veiller à la mise en œuvre.

Tableau 3_2

Dispositions concernant le travail dans les accords des États-Unis et le PTPGP

Dispositions concernant le travail dans les accords des États-Unis et le PTPGP

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En résumé, sous l’influence de l’approche américaine, les engagements en matière de travail sont plus concrets et exigent des actions tangibles de la part des États membres pour améliorer les conditions de travail et respecter des normes minimales de travail. L’article 19.4 de cet accord interdit les partis d’assouplir ou de réduire, en vue d’encourager le commerce ou l’investissement, les protections prévues par leur droit du travail. Cela favorisera la concurrence loyale contre le « dumping social », un objectif que les États-Unis cherchent à promouvoir dans des négociations commerciales. Au contraire, l’approche européenne est plutôt souple, ce qui s’exprime bien dans l’utilisation de termes non contraignants, tels que « s’efforcer », « convenir », « déployer les efforts », « réaffimer sa détermination », « encourager », « favoriser », etc.

3.2 Les règles relatives à l’environnement

Les accords de l’UE et ceux des États-Unis accordent une importance équivalente aux accords multilatéraux sur l’environnement, exigeant des États signataires de respecter leurs engagements internationaux et de les mettre en œuvre par le biais de la législation et des pratiques internes. Une évolution significative est notamment observée dans les accords des États-Unis, passant de la simple reconnaissance du « rôle essentiel des accords multilatéraux sur l'environnement pour lutter contre certains défis environnementaux, notamment grâce au recours à des mesures commerciales soigneusement adaptées pour atteindre des buts et des objectifs environnementaux spécifiques »[81] à l’obligation pour chaque partie d’« adopter [de] maintenir et [de] mettre en œuvre des lois, des réglementations et toutes autres mesures pour respecter ses obligations au titre des accords multilatéraux sur l’environnement »[82]. La reconnaissance de l’importance des accords multilatéraux sur l’environnement et l’engagement des parties à les respecter sont inclus à l’article 20.4 du PTPGP.

L'approche compétitive des États-Unis se manifeste également dans les clauses relatives au niveau de protection, où les parties s'engagent à promouvoir des niveaux élevés de protection de l'environnement[83], ainsi que dans la mise en œuvre effective des lois et règlements environnementaux[84].

Tableau 4_1

Dispositions concernant l’environnement dans les ALE des États-Unis et le PTPGP

Dispositions concernant l’environnement dans les ALE des États-Unis et le PTPGP

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Il est intéressant de noter que des engagements spécifiques sont pris pour plusieurs domaines environnementaux, lesquels sont inclus dans chacun des ALE de l’UE. Cela représente un succès pour l'approche européenne, qui est devenue source d'inspiration pour d'autres accords commerciaux, y compris le PTPGP[85]. Cette inclusion rend les engagements en matière d’environnement plus concrets dans les relations commerciales entre États. De manière remarquable, l’ALE entre l’UE et le Vietnam est bien plus exhaustive sur cet aspect que l’accord de Singapour qui se concentre uniquement sur les produits du bois et de la pêche, ou encore, et notamment, celui de la Corée où aucun engagement spécifique n’est pris. Cela semble montrer que l’UE se préoccupe davantage de l’environnement au Vietnam, mais aussi la volonté de ce dernier en matière de protection de l’environnement.

Différemment à l’approche uniforme et compétitive américaine, l’UE favorise la coopération dont le niveau est ajusté en fonction du contexte politique, économique et environnemental de ses partenaires[86]. Par conséquent, les accords européens mettent l’accent sur la bonne foi des parties plutôt que sur la contrainte juridique comme le font les accords américains[87]. Ils prévoient donc des obligations d’information et de sensibilisation du public, de dialogue et de coopération. L’approche préventive est aussi promue avec les dispositions sur l’évaluation d’impacts, ainsi que l’échange d’information scientifique et technique.

Tableau 4_2

Dispositions concernant l’environnement dans les ALE de l’UE

Dispositions concernant l’environnement dans les ALE de l’UE

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3.3 Le règlement des différends relatifs au travail et à l’environnement

Le règlement des différends concernant le travail et l'environnement met en évidence non seulement la différence entre l'approche compétitive américaine et l'approche coopérative européenne, mais aussi l'évolution au sein de chaque approche. Les accords de l'UE établissent souvent un mécanisme spécifique aux différends liés au travail ou à l'environnement, avec des mesures flexibles. Cependant, l'accord récemment conclu avec la Nouvelle-Zélande a marqué une évolution de l'approche européenne vers des moyens plus contraignants. Un mouvement assez semblable est observé dans les accords des États-Unis de la dernière décennie.

Pour prévenir et régler les différends concernant le travail et l'environnement, les parties aux accords de l'UE s'appuient sur le dialogue. La création d'un Comité sur le commerce et le développement durable et l’établissement des points de contact sont les mesures pour favoriser la mise en œuvre du chapitre. Les différends sont réglés par un mécanisme prévu dans le chapitre sur le commerce et le développement durable, avec des groupes d'experts composés de spécialistes en droit du travail ou de l'environnement. À la suite du rapport du groupe d'experts, les parties doivent entamer des discussions et s'efforcent de déterminer les mesures appropriées ou d'établir un plan d'action mutuellement satisfaisant dans un délai de 90 jours. Aucune mesure n'est prévue en cas de désaccords ou d'absence de mise en œuvre, sauf un suivi par le Conseil/Comité sur le Commerce et le Développement durable et des organisations de la société civile, telles que les groupes consultatifs internes et le forum commun. Il est également à noter que l'accord de libre-échange avec la Corée du Sud ne contient même pas de disposition sur la mise en conformité.

Comme les accords conclus par l’UE excluent la possibilité de recourir au mécanisme général de règlement des différends, plus stricts et autorisant mesures de sanctions en cas de non-conformité, certains auteurs ont mis en question l’efficacité pratique de ce choix[88]. L’UE cherche à améliorer son approche en se dirigeant vers un cadre plus strict de mise en œuvre des dispositions sur l’environnement. Depuis novembre 2020, elle met en place une nouvelle institution nommée « Responsable européen du respect des règles du commerce » (Chieft Trade Enforcement Officer) qui veille au respect des engagements commerciaux et non commerciaux par ses partenaires[89].

De plus, d'importantes avancées ont récemment été réalisées dans le cadre de l'ALE conclu entre l'UE et la Nouvelle-Zélande le 9 juillet 2023, concernant le règlement des différends relatifs au travail ou à l'environnement. Au lieu d’un mécanisme souple, c’est le chapitre 26 sur le règlement des différends général qui s’appliquera à ce type de litiges. Cela implique le recours aux groupes spéciaux, ainsi que la possibilité de compensation ou de mesures de rétorsion en cas de non-conformité.

Tableau 5_1

Dispositions sur le règlement des différends relatifs au travail et à l’environnement dans les ALE de l’UE

Dispositions sur le règlement des différends relatifs au travail et à l’environnement dans les ALE de l’UE

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En ce qui concerne les États-Unis, les ALE conclus avec Singapour et l'Australie au début des années 2000 montrent également une réticence à soumettre les différends liés au travail et à l'environnement au mécanisme général de règlement des différends de manière contraignante. Seuls les litiges concernant l'obligation de mettre en œuvre la législation interne peuvent être portés devant un groupe spécial, et la seule mesure de conformité est la possibilité de demander une compensation financière. L’évolution est observée dans l'ALE avec la Corée, entré en vigueur en 2012, où les parties peuvent de choisir de soumettre les différends découlant de n'importe quelle disposition des chapitres sur le travail et l'environnement soit au Comité mixte (non contraignant), soit au mécanisme de règlement général des différends prévu au chapitre 22 (contraignant). En vertu du PTPGP, les différends concernant le travail et l'environnement sont soumis au mécanisme contraignant de règlement des différends et de conformité prévu au chapitre 28.

Dans les accords des États-Unis, la négociation à l'amiable reste privilégiée, avec des délais prévus pour chaque étape de consultation, ce qui contraste avec les accords de l'UE où les délais, sauf dans des termes très vagues, ne sont pas fixés[90].

Tableau 5_2

Dispositions sur le règlement des différends relatifs au travail et à l’environnement dans les ALE des États-Unis et dans le PTPGP

Dispositions sur le règlement des différends relatifs au travail et à l’environnement dans les ALE des États-Unis et dans le PTPGP

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04. Impacts sur l’intégration économique de la région indopacifique dans le contexte de rivalité des grandes puissances

L'exportation des valeurs occidentales en matière de droits humains vers les pays indopacifiques ne se fait pas sans obstacle, que ce soit l'approche européenne en faveur d'une universalité des normes fondamentales ou l'approche américaine visant des objectifs compétitifs. Les deux puissances se trouvent également en concurrence avec des adversaires redoutables de la région.

Suite à leur retrait du PTP, les États-Unis ne sont plus en mesure d'influer sur les évolutions ultérieures de l'accord le plus significatif, le PTPGP. Leur influence dans la région se limite désormais à leurs accords bilatéraux existants avec Singapour, l'Australie et la Corée du Sud. Pour l’UE, des défis se présentent dans ses négociations d’autres ALE dans la région. Avec l’Inde, l’UE a entamé des négociations commerciales dès 2007, mais les questions de droits humains font toujours l’obstacle au succès du processus. Plusieurs raisons expliquent l’opposition du gouvernement indien. Tout d’abord, il n’y a aucune garantie que les clauses de droits humains ne seront pas utilisées comme une arme commerciale par l’UE, en particulier depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, qui a conféré davantage de pouvoirs de supervision au Parlement européen dans les aspects liés au commerce par rapport à la Commission européenne. Le Parlement européen a exprimé des préoccupations concernant la gestion insuffisante de questions telles que le travail forcé parmi les communautés dalit et adivasi, la persécution des minorités religieuses, l’insécurité et la violence au Cachemire, ainsi que l’exploitation de la main-d’œuvre enfantine par le gouvernement indien. Par conséquent, bien que de telles dispositions soient présentées comme une simple formalité par la Commission européenne, qui est l’organe de l’UE chargé de négocier l’accord, le Parlement européen peut les utiliser pour se retirer unilatéralement de l’accord ou pour exercer une pression sur l’Inde. Deuxièmement, si l’Inde intègre de telles questions non commerciales dans son ALE, elle sera contrainte de prendre une position similaire dans le cadre des négociations multilatérales de l’OMC[91]. Jusqu’à présent, soit 16 ans depuis le lancement des négociations, l’ALE entre l’UE et l’Inde n’a toujours pas été conclu. Entretemps, cette puissance économique en Indo-Pacifique n’a pas tardé à étendre son influence par le biais des ALE signés avec d’autres pays dans la région, tels que le Sri Lanka et la Thaïlande, et à travers des négociations en cours avec la Chine et Singapour.

Une autre puissance dans cette région est également en mesure de rivaliser avec l’UE et les États-Unis. En 2019, la Chine avait conclu 197 accords de coopération avec 137 pays et 30 organisations internationales, s’engageant ainsi, à divers degrés et de différentes manières, à mettre en œuvre son initiative[92]. Les responsables politiques chinois percevaient les accords conclus par leurs concurrents, l’UE et les États-Unis, tels que le PTP, comme une menace potentielle pour la cohésion économique de la région. Selon leur point de vue, en tenant également compte des négociations de l’Accord de partenariat transatlantique de commerce et d’investissement entre l’UE et les États-Unis (TTIP), le PTP était considéré comme un instrument principalement destiné à freiner la montée en puissance de la Chine sur le plan économique[93].

En concurrence avec ces adversaires économiques mondiaux, les initiatives telles que la nouvelle route de la soie (Belt and Road Initiative) de la Chine proposent des accords commerciaux sans les mêmes exigences en matière de normes non commerciales. Le méga accord commercial récemment conclu avec un autre acteur non moins important de la région – l’ASEAN – et ses autres partenaires est un exemple. Située à l’intersection de l’Indo-Pacifique, l’Asie du Sud-Est est un point focal de grande valeur stratégique dans la croissante rivalité des grandes puissances. Au fil de son histoire, l’ASEAN a mis en place divers mécanismes régionaux, en particulier, dans le domaine commercial, les mécanismes ASEAN Plus, qui lui ont offert la possibilité d’établir des liens avec des puissances de premier plan tant dans la région qu’à l’échelle mondiale. Cela a également fourni une plateforme sécurisée pour favoriser le développement de leurs interactions dans la région[94].

L’accord de Partenariat économique global régional (PERG)[95] a été signé entre les 10 pays de l’ASEAN et ses partenaires – Australie, Chine, Japon, Corée du Sud et Nouvelle-Zélande – le 15 novembre 2020 et est en vigueur depuis le 1er janvier 2022. Considéré comme l’accord commercial le plus ambitieux jamais négocié par les pays en développement[96], le PERG était conçu comme celui qui élargirait les ALE actuels entre 10 pays de l’ASEAN et ses six partenaires[97], constituant une zone économique qui représente près de la moitié de la population mondiale, et occuperait 30% du PIB mondial et plus de 25% du commerce mondial[98]. Bien qu’il fasse partie des méga-accords commerciaux régionaux récents[99], le PERG se distingue des accords commerciaux de nouvelle génération signés par l’UE et les États-Unis. En effet, cet accord continue de prioriser les intérêts commerciaux et la poursuite de l’objectif de libre-échange et conserve très peu de place aux considérations non commerciales. Il ne contient pas de clauses ou de dispositions spécifiques liées aux droits humains, à moins d’un article qui fait référence à un AME, soit la Convention sur la biodiversité[100].

Pour plusieurs pays de l’Indo-Pacifique, l’acceptation des clauses relatives aux droits de l’homme dans les accords avec l’UE et les États-Unis est souvent motivée par la nécessité de préserver l’accès à ces marchés développés. La crainte d’être exclu de l’économie mondiale est un puissant levier de négociation, les poussant souvent à accepter des clauses auxquelles ils n’auraient peut-être pas consenti autrement. Ce dilemme découle à la fois de choix politiques délibérés et du manque d’alternatives viables[101]. Il met en évidence la complexité des négociations commerciales dans cette région, où les enjeux économiques, géopolitiques et culturels se croisent.

L’insistance de l’UE et des États-Unis pour l’inclusion des droits de l’homme dans les accords commerciaux peuvent néanmoins encourager des réformes internes dans les pays de la région et entraîner des améliorations des droits du travail, des normes environnementales et de la protection des droits de l’homme en général. Tel est le cas du Vietnam qui est à la fois membre du PTPGP et de l’ALE avec l’UE. Pour se conformer aux engagements pris dans ses récents accords commerciaux, le pays a adhéré, en 2019 et 2020, aux dernières conventions de l’OIT, soit la Convention (n° 98) sur le droit d’organisation et de négociation collective et la Convention (n° 105) sur l’abolition du travail forcé [102]. D’importantes réformes du système juridique ont également été entreprises pour respecter ses engagements en matière d’environnement, avec l’adoption de la nouvelle Loi sur la protection de l’environnement [103] qui incorpore les normes internationales contenues dans les AME.

Les pays dans la région seraient également incités à prendre en considération ces valeurs non commerciales dans leurs accords futurs, en adoptant des modèles influencés par les approches américaine et européenne, sous peine d’être laissés pour compte et exclus du jeu.

En résumé, les impacts de la rivalité des approches américaine et européenne en ce qui concerne les droits humains dans les accords commerciaux sont multifacettes et dépendent en grande partie de la manière dont chaque pays de la région réagit et s’adapte à ces différences. D’une part, ces pays peuvent bénéficier de la diversification de leurs partenaires commerciaux avec lesquels, les ALE offrent des opportunités d’accès à des marchés importants et favorisent la croissance économique. D’autre part, la confrontation d’approches peut leur créer des tensions. Ils peuvent être pris au milieu de ces divergences et soumis à des pressions contradictoires pour s’aligner sur l’une ou l’autre norme, ce qui peut compliquer la gestion de leurs politiques commerciales[104].

05. Conclusion

L’intégration des droits humains dans les accords commerciaux de nouvelle génération est une évolution notable de l’économie internationale contemporaine. Cette nouvelle pratique émerge sous l’influence des grandes puissances, soit pour promouvoir les valeurs fondamentales, soit pour rétablir les conditions de concurrence loyale. En cette période de l'histoire, la région indopacifique est devenue un théâtre d'affrontement entre les principales puissances économiques mondiales, telles que l'Union européenne, les États-Unis et la Chine, auxquelles s'ajoutent l'ASEAN et l'Inde en tant que puissances émergentes, pour définir les normes commerciales du 21e siècle.

Fortement intéressés par la région indopacifique pour laquelle ils ont tous deux récemment élaboré des stratégies de coopération, les États-Unis et l'Union européenne présentent des perspectives et des objectifs distincts en matière de droits humains dans leurs accords commerciaux. Ces deux approches confrontées entrent en concurrence avec d'autres, comme celle de la Chine qui propose des accords de libre-échange sans clauses contraignantes en matière de droits humains et de normes environnementales.

L'existence d'approches divergentes dans l'Indo-Pacifique place les États de cette région face à des choix qui influenceront tant leurs politiques économiques que leur positionnement dans l'économie mondiale. La décision finale dépendra des priorités nationales et du contexte géopolitique propre à chaque État. Néanmoins, une combinaison d'approches pourrait s'avérer avantageuse pour l'accélération de la réforme juridique nationale et l'intégration internationale, à condition de mettre en place une stratégie efficace pour surmonter les défis. Au-delà des choix individuels, cette confrontation d'approches soulève des risques de fragmentation de l'économie mondiale, qui nécessiteront des études approfondies à plus grande échelle.