Corps de l’article

01. Introduction

Les corridors économiques sont devenus à la fois des espaces d’interaction et des vecteurs de concurrence pour les puissances, et leur importance va bien au-delà des dimensions commerciales. Le développement de ces nouveaux cadres de coopération multidimensionnels occupe aujourd’hui une place centrale au sein de la diplomatie géoéconomique des États et de leurs efforts stratégiques. Cela est particulièrement évident en Asie, où deux géants, la Chine et l'Inde ont lancé différentes initiatives pour atteindre leurs objectifs géopolitiques et socioéconomiques ainsi que pour renforcer leurs positions régionales.

Le couloir international du transport Nord-Sud (International North-South Transport Corridor ou INSTC) fut conçu comme un réseau multimodal connectant l’Inde à l’Iran, l’Asie centrale et la Russie. Bien que les premiers jalons officiels de cette initiative soient établis dans les années 2000[1], elle est aujourd’hui considérée par certains hommes politiques, journalistes et experts indiens, iraniens, russes et centrasiatiques comme une artère de transport capable à terme concurrencer les corridors de transport trans-eurasiens en train de se mettre en place dans le cadre du projet chinois des Nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative ou BRI) (Khorrami, 2023). En effet, aux yeux de New Delhi, l’INSTC a le potentiel de renforcer la position géostratégique de l'Inde dans la région, puisqu’il pourrait à la fois poser des limites à l'expansionnisme de la Chine dans l’espace euroasiatique et contrebalancer l’importance croissante de Pakistan dans les chaînes logistiques régionales grâce au développement de la coopération plus étroite de l’Inde avec l'Iran et l'Asie centrale.

Quant à la place de cette initiative dans la stratégie globale de Moscou dans la région, elle a beaucoup évolué depuis le début du conflit en Ukraine et l’introduction des sanctions occidentales. Coupée des réseaux de transports et des marchés européens, la Russie cherche à sortir de son nouvel isolement, en développant, de façon quelque peu frénétique, les corridors de transport et des chaînes logistiques alternatives vers la Chine, l’Iran et la Turquie. Toutefois, ces deux partenaires du Kremlin, devenus essentiels pour son commerce extérieur, ne sont pas libres de contraintes imposées par les sanctions occidentales et ont chacun leurs propres visées géopolitiques, souvent peu compatibles avec les intérêts russes dans la région. Le développement de l’INSTC qui s’appuie sur l’Iran et l’Inde, devrait aider à Moscou de réduire sa dépendance d’Ankara et de Pékin en diminuant du même coup leurs moyens de pression géopolitiques sur le Kremlin.

Aux deux extrémités de ce corridor de transport qu’appellent de nouveau de leurs vœux Moscou et New Delhi, des motifs différents ont conduit tant la Russie que l’Inde à se réinvestir dans ce projet après s’en être détourné, à la différence de l’Iran qui ne s’est pas départi de son intérêt depuis 2000 et dont la constance stratégique est l’objet d’une autre analyse (Lasserre et Alexeeva, 2024). Comment expliquer le retour en grâce de l’INSTC aux yeux de la Russie et de l’Inde, et comment se conjuguent les intérêts, parfois divergents, de ces deux partenaires dans la mise en œuvre de ce corridor ? À travers une analyse des politiques russes et indiennes sur ce projet, cet article propose un retour sur le déploiement de ce projet de corridor Nord-Sud, dans ses aspects économiques, mais aussi géopolitiques. L’article repose sur une revue de la littérature afin de proposer une analyse croisée des objectifs des partenaires russe et indien. Après avoir présenté les enjeux, les défis et les intérêts en jeu pour la Russie et l'Inde dans la réalisation de l’INSTC, nous allons ensuite nuancer les perspectives du corridor.

02. Le corridor Nord-Sud : un projet de développement des capacités de transport confronté à des obstacles majeurs

L'idée du corridor de transport Nord-Sud entre la Russie et l'Inde a émergé dans les années 1990, dans le contexte de l'effondrement de l'Union soviétique et du changement notable de la conjoncture internationale. L'accord initial pour le corridor a été signé en 2000 entre l'Inde, la Russie et l'Iran. Plus tard, d'autres pays, notamment l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan, ont rejoint l'initiative[2]. Depuis lors, quelques travaux d'infrastructure ont été entrepris pour améliorer les routes, les ports et les liaisons ferroviaires tout au long des différents itinéraires envisagés dans le cadre de ce corridor. Par exemple, les autorités russes ont aménagé le port d’Olya, situé sur la Volga, près de son embouchure dans la mer Caspienne, en le connectant au réseau ferroviaire national ; un terminal de conteneurs devrait y mis en exploitation dès l’automne 2024 (Morskie vesti Rossii, 2024). En 2014, un nouveau chemin de fer liant le Kazakhstan, le Turkménistan et l’Iran (Aktau-Bereket-Etrek-Incheh Borun) s’est ajouté au réseau de l’INSTC, mais il restait peu utilisé jusqu’au très récemment à cause des prix de transport et des opérations de transit trop élevés en Asie centrale (Logirus, 2022). Finalement, en 2009, pour assurer la connexion ferroviaire avec l’Azerbaïdjan, l’Iran a débuté la construction du chemin de fer Qazvin-Astara, mais, au bout de dix ans de travaux, cette artère de transport reste toujours inachevée faute de financement : la ligne s’arrête à Rasht et le transport des marchandises jusqu’à la frontière azérie est essentiellement assuré par les camions (Smagin, 2023). En effet, la topographie complexe de l’Iran augmente sensiblement les coûts de travaux puisqu’il faut construire un grand nombre de ponts et de tunnels pour tracer les chemins de fer et les autoroutes. Ainsi, malgré la présence de ce projet dans les discours et préoccupations politiques des principaux acteurs depuis une vingtaine d’années, l’exploitation de l’INSTC n’a réellement débuté qu’en 2020, car des nombreuses difficultés financières, défis techniques et barrières administratives retardaient sans cesse la réalisation du projet, tout comme les problèmes de sécurité récurrents qui déstabilisaient la situation politique dans la région.

L’INSTC est un corridor de transport multimodal long de plus de 7 200 km, qui intègre plusieurs modes de transport différents, en particulier les rails, les routes et les voies maritimes (voir la figure 1). En partant de Saint-Pétersbourg et ses installations portuaires, les cargaisons sont transportées par les voies ferrées ou autoroutes russes jusqu’à la ville d’Astrakhan, d’où ils peuvent emprunter trois itinéraires – occidental, oriental et transcaspien. L’itinéraire transcaspien, au départ des ports russes d’Astrakhan, d’Olya ou de Makhatchkala, offre le transport de marchandises jusqu’à l’Iran (Anzali, Nowshahr et Amirabad). Des liaisons maritimes existent également avec d’autres grands ports sur la mer Caspienne, dont Bakou (Azerbaïdjan), Aktaou et Kuryk (Kazakhstan), et Turkmenbachy (Turkménistan). L’itinéraire occidental longe la rive occidentale de la mer Caspienne et transite par le territoire d’Azerbaïdjan jusqu’à la frontière iranienne. Finalement, l’itinéraire oriental emprunte la voie ferroviaire qui traverse d’abord le territoire du Kazakhstan, puis du Turkménistan pour se connecter au réseau national de l’Iran à Serakhs (ligne ferroviaire Tedjen-Machhad). En Iran, l’essentiel du trafic est assuré par des camions, alors que le rôle des voies ferrées, assez vétustes et peu développées, reste faible : environ 100 millions de tonnes de marchandises passent annuellement par le principal port iranien de Bandar-Abbas, situé dans le détroit d’Ormuz, dont seulement 7 millions sont transportés par les trains (Skorlygina, 2023). En quittant les ports iraniens sur le golfe Persique (Bandar-Abbas et Chabahar), les cargaisons arrivent enfin en Inde, à Mumbai, par la voie maritime.

Figure 1

Les trois itinéraires de l’INSTC

Les trois itinéraires de l’INSTC

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En absence de statistiques officielles[3], il est difficile de savoir quel est le volume réel de transport des marchandises le long de l’INSTC puisque les différentes sources journalistiques citant les propos des différents responsables politiques donnent les chiffres très variés. Ainsi, selon Serguei Saburov, le vice-directeur de la Direction des corridors de transports internationaux créée en 2020 sur l’initiative du Kremlin pour planifier et superviser le fonctionnement des corridors passant par le territoire russe, en 2022, le trafic total sur l’INSTC s’élevait à 14,5 millions de tonnes (Agence Interfax de l’Azerbaïdjan, 2023). Or Valentin Ivanov, le vice-ministre du ministère des Transports russe affirme que ce volume n’a atteint que 8,4 millions de tonnes (PortNews, 2023), ce qui semble être plus plausible étant donné l’état des infrastructures ferrées et portuaires concernées par ce trafic. Les informations partielles citées par de rares études académiques russes (voir le tableau 1) nous permettent néanmoins de constater qu’en 2022, on a enregistré une augmentation notable du trafic le long de l’INSTC par rapport aux deux années précédentes et que l’essentiel de son développement est soutenu par des échanges commerciaux entre la Russie et l’Azerbaïdjan et la Russie et la Géorgie. L’Inde et l’Iran sont également devenus plus actifs dans leur utilisation de ce corridor de transport, sans toutefois révolutionner les flux des échanges régionaux.

Figure

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Selon les déclarations officielles, l’utilisation de l’INSTC devrait réduire de manière considérable le délai de livraison des marchandises de l’Inde vers la Russie : de 30 à 45 jours en suivant l’itinéraire traditionnel qui passe par le canal de Suez, ce délai passerait à 15-25 jours si l’on utilise l’INSTC, ce qui devrait réduire le coût de transport de 30% (Vydashenko et Vydashenko, 2023, p. 241 ; Belov et Binish, 2021, p. 21). Or, dans les faits, ce délai de livraison avoisinait 45 jours avant le début du conflit en Ukraine ; puis, en 2023, il s’est encore allongé pour atteindre 60 jours (Potaeva et Litova, 2023). Comment expliquer un tel écart entre les prévisions officielles et la réalité ?

En théorie, les corridors multimodaux permettent d’optimiser le transport de marchandises en réduisant son coût et en favorisant la connectivité régionale. Toutefois, une gestion et une coordination efficaces sont essentielles pour garantir le bon fonctionnement d’un tel corridor. Or, dans le cas de l’INSTC, cette intermodalité reste difficile à assurer puisqu’elle exige une modernisation très coûteuse des infrastructures existantes sur le territoire de six pays différents pour qu’elles soient capables de gérer efficacement l’augmentation du trafic commercial. L’un des problèmes majeurs reste, par exemple, la différence d’écartement des rails entre les pays participants au projet, ce qui entraîne des problèmes opérationnels importants[4]. Pour les résoudre, il faudrait installer à chaque passage frontalier les équipements permettant soit de lever les trains et changer les bogies, soit effectuer le transfert de marchandises d'un train à l'autre ; sans les installations modernes, ces opérations peuvent prendre des heures, voire des journées.

La baisse du niveau de la mer Caspienne est un autre facteur qui affecte, quant à lui, le développement de l’itinéraire transcaspien. La faible profondeur de la mer dans les zones d’installations portuaires limite le tonnage des navires que les ports russes peuvent accueillir, ce qui nécessite la réalisation d’importants travaux de dragage afin d’approfondir le chenal maritime[5]. À cela s’ajoute le nombre insuffisant de navires circulant entre la Russie et l’Iran et le manque des terminaux et des grues modernes capables de charger et décharger rapidement des conteneurs. De plus, les ports capsiens russes ne sont pas toujours libres de glace en hiver : de décembre à mars, la navigation se voit réduite alors que les navires doivent être accompagnés par des brise-glaces, ce qui augmente sensiblement la durée et le coût de transport de la marchandise par la route transcaspienne (Potaeva et Litova, 2023).

Au-delà de ces contraintes opérationnelles réelles, comment se décline le renouveau d’intérêt de la part de la Russie pour ce projet de corridor ?

03. Les intérêts russes dans le corridor Nord-Sud

3.1 Un intérêt initial à saveur économique

En promouvant le projet de l’INSTC, Moscou poursuivait un nombre d’objectifs économiques et géopolitiques différents, qui vont ensuite connaître une évolution importante sous l’influence du changement du contexte international. Initialement, le Kremlin imaginait que ce corridor pouvait être intégré aux réseaux de transport européens, en transformant ainsi le territoire russe en zone de transit du commerce international entre l’Asie, le Moyen-Orient et l’Europe. De plus, en tirant des avantages financiers de ce transit, le Kremlin espérait donner un nouvel élan au développement des régions du centre de la Russie, de la Volga et de la mer Caspienne, qui sont toutes incluses dans l'itinéraire de l’INSTC (Malysheva, 2021, p. 63). Le développement de ce corridor de transport devait également créer de nouvelles opportunités pour l'expansion et la modernisation des différentes infrastructures en Russie avec l’aide des technologies et investissements occidentaux, en améliorant sa connectivité économique au monde globalisé. En effet, avant le début de l’invasion russe de l’Ukraine, plusieurs investisseurs occidentaux s’intéressaient aux projets liés au développement des infrastructures de l’INSTC sur le territoire russe. Ainsi, Murphy Group Holdings britannique envisageait de participer dans la construction d’un complexe douanier et logistique dans la région d’Astrakhan, la société allemande HPC Hamburg Port Consulting offrait ses services en matière d’audit des projets de terminal de conteneurs alors que les compagnies logistiques britannique et allemande, All Seas Global, et Bundesvereiningung Logistik ont même signé un mémorandum de coopération avec les partenaires russes privés et étatiques dans le but de développer le potentiel de transport de conteneurs via les ports capsiens russes (Kryukova, 2020, p. 145-146).

3.2 Depuis 2022 s’éloignent les perspectives de coopération avec les Occidentaux

En 2022, avec le début du conflit en Ukraine et l’introduction des sanctions à l’encontre de la Russie, ces projets de collaboration ont été abandonnés ou mis sur glace. Moscou se voit désormais contraint de financer elle-même la plupart de travaux d’infrastructure qui sont nécessaires pour augmenter le volume d’échanges via ce corridor, y compris la construction du dernier tronçon de chemin de fer Rasht-Astara en Iran qui sera financée presque en totalité par l’État russe (Smagin 2023). Certes, le Kremlin déclare vouloir investir d’ici 2030 entre 250 et 280 milliards de roubles russes (entre 2,78 et 3,12 milliards dollars américains) dans le développement des infrastructures de l’INSTC sur le territoire de la Russie, mais aussi en Asie centrale et dans le Caucase (Borodaevskaya, 2023). Toutefois, étant donné l’ampleur des travaux envisagés (voir le tableau 2), ce montant ne serait pas suffisant et devrait probablement être revu à la hausse.

Figure

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Dans son rapport sur les problèmes logistiques de l’INSTC, l’Eurasian Development Bank a identifié 102 projets d’infrastructures et équipements prioritaires, voire critiques, dont le coût total est estimé à 38,3 milliards de dollars américains (Vinokurov et al., 2022, p.45), ce qui dépasse largement le montant annoncé par le Kremlin. En Russie, on prévoit, par exemple, la construction d'autoroutes de contournement d'Astrakhan, de Derbent et de Khasavyourt (Daghestan), la modernisation des trois anciens ports du bassin de la mer Caspienne et la construction d’un nouveau, à Lagan (république de Kalmoukie). À cela s’ajoute la nécessité absolue de reconstruire de nombreux postes de contrôle ferroviaires et routiers dans le Caucase et en Asie centrale afin qu’ils puissent gérer la croissance du trafic prévu. La Russie devrait également trouver une solution au problème de déficit des conteneurs, y compris réfrigérés, causé par le départ du marché russe des grandes compagnies internationales, comme Maersk et Hapag Lloyd, ainsi qu’au manque des équipements modernes pour le contrôle non intrusif des camions, voitures de train et conteneurs devenus désormais inaccessibles à case de sanctions occidentales (Vinokurov et al., 2022, p. 23). Ainsi, pour tirer le profit de l’exploitation de l’INSTC, la Russie doit d’abord résoudre le problème de financement de différents projets d’infrastructure, car sans leur réalisation, ce corridor de transport ne pourrait pas fonctionner au maximum de sa capacité et donc apporter les gains escomptés.

3.3 Un projet à vocation fondamentalement géopolitique

L’enthousiasme du Kremlin au sujet de l’INSTC est également et peut-être surtout alimenté par des calculs géopolitiques. Projet à la rentabilité économique incertaine, l’INSTC ressort plus d’une vision politique que strictement économique. En développant ce corridor, la Russie réduira sa dépendance à d’autres couloirs de transport qui sont vitaux pour ses échanges commerciaux, mais qu’elle ne contrôle pas. La Russie pourra ainsi éviter, par exemple, de faire passer ses marchandises par la mer Noire, dont les accès sont contrôlés par la Turquie et où ses navires risquent de subir des attaques des drones ukrainiens. De plus, l’INSTC pourrait devenir un itinéraire alternatif à ceux qui contournent la Russie, dont le Transport Corridor Europe-Caucasus-Asia (TRACECA) et la Trans-Caspian International Transport Route (TITR), et qui promeuvent, aux yeux de Kremlin, l’agenda politique des acteurs extrarégionaux, celle de l’UE et des États-Unis (Malysheva, 2021, p. 64). Finalement, l’INSTC pourrait aussi servir de contrepoids à l’influence chinoise dans l’Asie centrale, qui a sensiblement augmenté depuis la mise en place de la BRI. Certes, la Russie a officiellement rejoint l’initiative chinoise et a accepté d’accorder ses projets en Asie centrale avec ceux de Pékin, mais dans les faits, la coopération sino-russe dans le cadre de la BRI reste assez peu développée, malgré les déclarations grandiloquentes à Moscou et à Pékin (Alexeeva et Lasserre, 2020).

La guerre en Ukraine a donné au projet de l’INSTC une nouvelle dimension. D’une part, en étant de plus en plus coupée des corridors traditionnels, la Russie n’a plus d’autres choix que développer des itinéraires alternatifs, peu importe les risques économiques que cela représente. D’autre part, la Chine est désormais le principal partenaire commercial de la Russie et le seul moyen pour Moscou à limiter l’ampleur de sa dépendance économique de Pékin c’est d’approfondir ses relations avec d’autres pays de la région et en particulier avec l’Inde, le seul grand acteur de l’espace eurasiatique non intégré au réseau de la BRI.

Toutefois, ses calculs stratégiques pourraient avoir un coût économique non négligeable. Au-delà de la nécessité de financer la réalisation d’une série de projets d’infrastructure très coûteux, la Russie va devoir faire face aux problèmes de conversion des roupies indiennes et des rials iraniens. En effet, après l’invasion de l’Ukraine, suite à l’entrée en vigueur des sanctions, la Russie est contrainte de ne plus utiliser le dollar américain et l’euro dans ses échanges commerciaux : elle a été déconnectée du système SWIFT et ses réserves à la banque centrale ont été gelées, en l’obligeant de trouver d’autres options. Puisque les banques occidentales refusent de traiter les transactions en dollars ou en euros des compagnies russes, l’essentiel du commerce de la Russie avec l’Inde et l’Iran se fait désormais en monnaies nationales. Cela représente un véritable casse-tête pour les géants énergétiques russes, Gazprom et Rosneft, qui ont accumulé des sommes importantes en devises difficilement convertibles. En Inde, tout comme en Chine d’ailleurs, le gouvernement impose une limite sur les transferts de la monnaie nationale à l’étranger ; en résultat, les compagnies russes ont désormais un équivalent de 30 milliards de dollars américains en roupies bloqué en Inde (Aroutunov, 2023). Pour l’instant, la seule solution que New Delhi propose à Moscou c’est d’investir cet argent dans l’économie indienne en capitalisant ainsi sur l’isolement croissant de la Russie. Si le trafic sur l’INSTC augmente, ce problème risque de prendre une ampleur encore plus importante.

04. Les défis indiens dans la réalisation du corridor

4.1 Un intérêt économique grevé d’une relation complexe avec l’Iran

L’Inde s’est nettement désintéressée du projet d’INSTC au tournant du siècle peu après la signature de l’accord initial, face aux pressions américaines contre l’Iran et tout partenariat économique avec la République islamique ; mais aussi face aux difficultés de mise en œuvre logistique du corridor et l’absence de volonté apparente des partenaires russe et iranien pour établir un régime plus efficace de dédouanement (Eurasian Research Institute, 2015). L’Inde n’était pas seule dans ce cas : de 2007 à 2017, le Conseil de coordination de l’INSTC ne s’est jamais réuni, traduisant la désaffection du projet pendant de nombreuses années (Vinokurov et al., 2022).

L’Inde a affiché un regain d’intérêt pour l’INSTC dès 2012, à travers la politique Connect Central Asia (Singh Roy, 2015), et à nouveau lorsqu’une étude et des essais logistiques menés par la Federation of Freight Forwarders Associations en 2014 ont souligné la pertinence d’un corridor de transport entre Mumbai et Moscou, permettant de réduire le temps de transport de 40% et les coûts de 30%, en évitant le trajet via le canal de Suez et Gibraltar (Eurasian Research Institute, 2015 ; Vinokurov et al., 2022). En avril 2015, un accord provisoire sur le nucléaire iranien permettait d’envisager la levée des sanctions internationales contre l’Iran, sanctions effectivement levées le 16 janvier 2016. Cet argument de temps de transport plus court entre l’Inde et la Russie est récurrent dans les publications des médias, bien qu’il soit contredit par les réalités du trafic depuis 2020.

4.2. Le poids des enjeux géopolitiques

Le gouvernement indien a par la suite développé un vif intérêt pour ce corridor permettant de diversifier les voies de transport pour les marchandises indiennes et de renforcer sa coopération avec la Russie. Cette coopération permet d’affirmer sa politique d’autonomie stratégique, surtout dans un contexte de rapprochement avec le Japon, les États-Unis et l’Australie dans le contexte du Quad et des réflexions sur l’Indo-Pacifique (Saint-Mézard, 2022). Elle permet aussi de bénéficier du besoin russe de réorienter ses exportations de matières premières, bloquées par les embargos européens sur le charbon et le pétrole ou contraintes par la recherche d’une moindre dépendance européenne sur le gaz liquéfié et l’arrêt russe des livraisons de gaz par gazoduc. Ainsi, les exportations de charbon de Russie vers l’Inde sont-elles passées de 6,6 millions de tonnes en 2021 à 20,1 millions de tonnes en 2022 (Zakharov, 2023).

Le corridor sert également les intérêts régionaux de l’Inde. Il permettait d’ouvrir un accès vers l’Asie centrale et l’Afghanistan en contournant le Pakistan avec lequel les relations demeurent d’autant plus difficiles qu’Islamabad, dès 2013, s’est lancé avec enthousiasme dans le projet de corridor Pakistan-Chine dans le cadre de la BRI (Lasserre et al., 2020). L’Afghanistan constituait alors un point d’intérêt majeur pour la politique extérieure indienne : il s’agissait de consolider le régime pour tenter d’empêcher le retour au pouvoir des talibans, proches du Pakistan. Il s’agissait aussi de défendre les intérêts économiques indiens, dont les projets de mines de fer d’Hajigak, concédées en 2011 à un consortium indien (Nissenbaum, 2011). Ces projets miniers ont fait l’objet d’un accord en 2016 portant sur une voie ferrée à bâtir de Zahedan à Zaranj puis Hagijak (Contessi, 2020 ; Omidi et Noolkar-Oak, 2022) via le port de Chabahar, dont les plans d’expansion ont été annoncés par l’Inde dès 2003 (Wani, 2023) et une voie ferrée se connectant au réseau existant à Zahedan, objet d’un accord irano-indien signé en 2016. Des sociétés indiennes ont investi dans le développement de nouveaux terminaux à Chabahar – le nouveau terminal Shahid Behesthi est exploité par l’opérateur indien Indian Ports Global (IPGL) depuis décembre 2018 (Chaudhury, 2018) – et dans la construction de la route de Zaranj à Delaram (217 km) permettant de connecter le réseau routier iranien au réseau afghan. La première expédition indienne de blé vers l’Afghanistan a transité par Chabahar en 2017 et le trafic a connu depuis une forte croissance, 80% du trafic maritime vers l’Afghanistan transitant en 2019 par Chabahar et contournant ainsi le Pakistan (Contessi, 2020).

Le régime des talibans semble maintenir un vif intérêt pour le transit de ses importations via le port de Chabahar (Kaleji, 2023a). Le port de Chabahar et l’ouverture vers l’Asie centrale constituent pour l’Inde un élément de sa stratégie du « collier de diamants » destinée à contrer ce que New Delhi interprète comme la stratégie chinoise du « collier de perles » visant à l’encercler à travers une série de points d’appui portuaires autour de l’océan indien (Kaleji, 2023a). Il s’agit aussi, de manière plus générale, de répondre au projet chinois des nouvelles routes de la soie, en proposant des corridors reliant l’Inde à l’Asie centrale, à la Russie et à l’Arctique tout en assurant une connexion avec les corridors est-ouest développés entre Chine et Europe (PRPI, 2018). La branche orientale de l’INSTC correspond ainsi à des objectifs économiques et politiques cruciaux pour New Delhi (Sadykova, 2023).

4.3. Le défi de concilier des intérêts différents

Malgré l’intérêt porté par l’Inde pour le développement du port de Chabahar et la construction de la voie ferrée, la mise en œuvre de ces projets n’avançait pas assez au goût de l’Iran. Les sanctions américaines contre Téhéran après le retrait des États-Unis du protocole nucléaire avec l’Iran en 2018 sont en cause. Si New Delhi a pu obtenir de Washington de ne pas voir ses investissements au port de Chabahar ou la voie ferrée vers Zahedan tomber sous le coup des sanctions (Sahakyan, 2020 ; Wani, 2023) en faisant valoir la valeur du port pour soutenir l’Afghanistan, mais aussi la position indienne face à la Chine et au Pakistan, en revanche l’insistance de Téhéran de voir le chantier de la voie ferrée confiée à l’entreprise Khatam al-Anbiya, propriété du Corps des Gardiens de la Révolution, expose clairement le chantier aux dites sanctions. L’Inde s’est donc temporairement désengagée du projet ferroviaire (Mohan, 2020 ; Wani, 2023), un geste qui a irrité Téhéran et qui fait suite à une relation complexe marquée par plusieurs frictions, notamment en 2004 lorsqu’un groupe industriel indien, Ashok Leyland Project Services, s’était efforcé de monter un projet de développement portuaire à Chabahar pour se heurter à un désaccord sur les modalités de mise en œuvre financière et de propriété, ou plus récemment face au manque d’investissement indien, aux yeux de Téhéran, pour activer le développement du port (PRPI, 2018 ; Kaleji, 2023a). New Delhi a réaffirmé en 2021 son intention de poursuivre le développement de Chabahar, après y avoir investi environ 2,1 milliards de dollars américains (Tashjian, 2023).

Au chapitre des différends indo-iraniens, figure peut-être aussi, même s’il n’est encore que théorique, le positionnement de l’Iran entre Inde et Chine. Depuis les vives tensions au Cachemire à ligne de contrôle effectif sino-indienne (Line of Actual Control) et le développement du discours indo-pacifique de l’Inde, le dogme indien de l’autonomie stratégique, héritage du non-alignement pendant la guerre froide est de plus en plus perçue comme dépassé (Bajpaee, 2022) pour une prise de position davantage pro-occidentale, même si l’Inde s’en défend en privilégiant encore une approche inclusive (Panda, 2021). Parallèlement, l’impatience iranienne face aux hésitations indiennes et l’ouverture chinoise à octroyer des prêts pour financer des infrastructures ont sans doute poussé Téhéran à signer un accord de partenariat avec la Chine en mars 2021. L’Inde comme la Chine accepteront-elles de maintenir leur coopération avec l’Iran sans exercer de pression pour en écarter le rival ? (Quamar, 2021).

L’Inde cherche à contourner le Pakistan, pour tenter de maintenir un lien vers ses intérêts économiques en Afghanistan et pour développer ses liens avec l’Asie centrale, mais maintient aussi une certaine ouverture. Ainsi, le projet de gazoduc Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde (TAPI), longtemps remisé tant que régnait l’instabilité politique et militaire en Afghanistan, représente de nouveau un projet qui suscite l’intérêt d’Islamabad comme de Delhi, quoiqu’avec des réserves pour l’Inde (Fazl-e-Haider, 2023), et même si ce projet doit faire face à des difficultés considérables dont l’isolement politique de l’Afghanistan de même, développer la connectivité avec l’Asie centrale peut ne pas être un jeu à somme nulle entre les deux voisins, en témoigne l’adhésion tant du Pakistan (2017) que de l’Inde (2018) à l’accord d’Achgabat (2011) qui prévoit le développement des infrastructures multimodales de transport de l’Asie centrale vers le golfe Persique. En 2018, l’ambassadeur du Pakistan en Azerbaïdjan avait déclaré, en réponse à une invitation de Bakou, que son pays envisageait de se joindre à l’INSTC (SputnikNews, 2018), déclaration restée sans effet, semble-t-il ; tandis que le Pakistan a dévoilé en 2023 un projet de voie ferrée Pakistan-Afghanistan-Turkménistan (Papatolios, 2023). Compte tenu de graves difficultés financières du Pakistan et le resserrement du crédit décidé par la Chine (Courmont et al., 2023), il n’est pas certain que ce projet aille bien loin, mais il dénote la volonté d’Islamabad de ne pas s’aligner sur les projets de Delhi.

05. Conclusion

Créé en 2002, l’INSTC a longtemps végété, même si l’Inde a timidement tenté de le développer sous l’impulsion du secteur privé vers 2004, mais sans grand résultat. Ce n’est que récemment, d’abord à l’initiative de l’Inde vers 2015, anticipant la levée des sanctions contre l’Iran, que New Delhi a renouvelé son intérêt pour le corridor, puis en 2022 avec l’invasion russe de l’Ukraine et les sanctions occidentales, que la Russie a convergé vers la porte ouverte indienne. La Russie y voit un moyen de contourner les sanctions et l’isolement que cherchent à lui imposer les Occidentaux ; l’Inde cherche à maintenir des relations stratégiques avec plusieurs partenaires et à cultiver un projet – et une relation avec Moscou – dont elle espère qu’elles permettront de contrer l’ascension économique et politique de la Chine.

Par ailleurs, l’essor du corridor semble bien davantage refléter un volontarisme des États, qu’un intérêt du monde économique. De plus, l’intérêt commercial du corridor n’est pas évident pour nombre d’entreprises. Les promoteurs font valoir des temps de transport nettement plus courts entre Mumbai et Saint-Pétersbourg, en évitant le canal de Suez vulnérable à une possible fermeture (Vinokurov et al., 2021), mais ces temps de transport concernent quelle proportion des échanges ? Un exportateur indien voudra-t-il écouler ses produits en Russie ou en Europe, marchés pour lesquels l’argument du temps de transit apparaît bien moindre ? Certes, le corridor permet de diversifier les routes entre l’Inde et la Russie, mais s’agit-il là de marchés porteurs qui justifient les investissements importants à consentir ? Offrir des occasions d’affaires ne nuit jamais, mais qu’il s’agisse d’entreprises manufacturières indiennes ou autres, il faut convenir que le marché russe demeure un marché de taille modeste, a fortiori dans un contexte de sanctions. La rationalité économique du corridor semble clairement subordonnée à une logique politique, celle de ne pas se laisser isoler et, pour l’Iran comme pour l’Azerbaïdjan, de se poser en pivot logistique entre des axes de transport méridiens et latitudinaux. Dans quelle mesure ce marché sera-t-il porteur ? Déjà plusieurs voix s’élèvent dans le secteur industriel indien pour relever que le coût du transport par l’INSTC est environ deux fois trop élevé, tandis que la structure même des échanges indo-russes, essentiellement composée de ressources naturelles qui n’empruntent guère le rail, ne permet pas pour l’heure d’envisager un essor important des échanges (Zakharov, 2023).

Dans les récits officiels, qu’ils soient russes ou indiens, le potentiel du corridor de transport Nord-Sud se voit souvent exagéré alors que le poids des défis à affronter est minimisé. Ainsi, ce corridor devrait non seulement raccourcir le temps de transit entre la Russie et l'Inde, réduire les coûts de transport, favoriser le commerce bilatéral ainsi que la connectivité régionale, mais aussi jouer un rôle clé dans le renforcement des relations politiques et économiques entre les pays participants et contribuer à l'intégration économique de l'Asie centrale. Certes, les échanges commerciaux de la Russie avec le Kazakhstan, l’Inde et l’Iran ont beaucoup augmenté depuis le février 2022 et cela a eu un impact positif sur le trafic le long de l’INSTC. Toutefois, dans son état actuel, ce corridor n’est pas à même de soutenir cette croissance, faute de capacité, d’organisation logistique et d’harmonisation douanière et règlementaire entre les États, ce qui cause des retards, problèmes logistiques et goulots d’étranglement dans ses différents segments. À bien des égards, l’INSTC ressemble à un patchwork d’infrastructures assez mal coordonnées qui ne forment pas véritablement un corridor de transport bien rodé, même si, en théorie, il a un grand potentiel de développement. C’est sans doute cet avenir incertain qui explique le silence de la Chine à l’endroit de ce projet. Quant aux États-Unis, ils cherchent à contrer tant les nouvelles routes de la soie que l’INSTC, en faisant la promotion, pour des raisons politiques, du corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEC) à l’avenir commercial tout aussi incertain.

Morskie vesti Rossii (2024). Порт Оля увеличивает грузооборот, 26 avril , https://morvesti.ru/analitika/1688/108931/ , c . le 21 juin 2024.