Corps de l’article

01. Introduction

La coopérative de travail est un modèle d’entreprise dit « classique », dans lequel l’hybridation entre missions « sociale » et économique prend la forme d’une « réciprocité entre pairs » (Gardin 2006). On lui reconnaît généralement sa dimension « sociale » du fait même du développement d’une coopérative économiquement prospère, ses propres activités étant socialement bénéfiques (emplois équitables à ses membres, résilience face aux crises, favorise le développement local plutôt que la délocalisation de capitaux) (CICOPA 2005).

Or, lors d’une enquête qualitative auprès d’entrepreneurs collectifs (EC) québécois[1], j’ai pu identifier certaines pratiques qui permettent de voir que la dimension « sociale » prend aussi la forme d’aides et de redistributions effectuées par le biais de leur entreprise, mais s’adressant à des acteurs non impliqués dans leur coopérative de travail. Ces pratiques, qui relèvent de ce que Gui (1991) qualifie « d’intérêt général », sont certes cohérentes avec le principe de « l’engagement envers la communauté », prôné par l’Alliance coopérative internationale (ACI) et par le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM 2024). Cependant, elles ne font pas partie des obligations juridiques d’une coopérative de travail et les EC ne s’y adonnent pas tous. Le présent article vise à remédier au manque d’attention portée à ce genre de pratiques en coopérative de travail en les interprétant comme l’expression, chez les EC, d’une logique du don dont il faut identifier les conditions d’expression et d’absence.

Après avoir passé en revue la littérature sur la réciprocité, l’hybridation et la dégénérescence dans les entreprises d’économie sociale (ÉS) et spécifiquement les coopératives en section 1, l’article présente consécutivement trois objectifs pour expliquer l’existence et l’absence de ces pratiques. Premièrement, il vise en section 2 à situer les origines sociohistoriques de l’économie sociale et coopérative québécoise contemporaine dans l’appropriation canadienne-française de la logique socioéconomique du don[2]. Il offre ainsi des points de repère pour en identifier des traces réactualisées sous de nouvelles formes au fil du temps. Deuxièmement il propose en section 3 une sociologie de la connaissance comme approche originale à l’analyse des cas investigués par l’étude des raisonnements et des discours des EC. À partir de la perspective élaborée dans les sections 2 et 3, la section 4 propose finalement une analyse de cas comparative articulant deux échelles d’identification de traces réactualisées de la logique du don dans sa mouture canadienne-française. D’une part, une étude des raisonnements et des expériences d’entrepreneurs collectifs de trois coopératives; et d’autre part l’insertion de ces derniers dans des réseaux d’acteurs de l’économie sociale et coopérative québécoise.

L’analyse permet de constater que l’absence comme la présence de pratiques d’intérêt général (au sens de Gui 1991) parmi les EC investigués relève de différentes articulations observées de ces deux échelles de manifestation de la logique du don et de leur évolution dans le temps. Il est alors notable que, malgré des trajectoires de compétition commerciale et de rationalisation accrue laissant croire à une trajectoire dégénérative, les EC ayant intégré une telle logique ne cessent pas de la mobiliser. Ils l’expriment plutôt par d’autres voies, selon leurs expériences et la situation socioéconomique dans laquelle ils se trouvent, notamment en rapport avec les secteurs institutionnalisés des coopératives et de l’ÉS québécois. L’article contribue ainsi par un angle original à la littérature sur la dégénérescence en coopérative. En sus, outre l’étude de pratiques d’intérêt général peu documentées en coopératives de travail, l’apport du présent article se trouve aussi dans la documentation sociographique des transformations contemporaines de l’économie du don québécoise.

02. Hybridation et dégénérescence coopérative dans l’économie plurielle

Les entreprises d’économie sociale, aujourd’hui largement institutionnalisées sous le terme d’économie sociale (ÉS)[3], seraient le fruit d’une « impulsion réciprocitaire » (Gardin 2006, Lévesque 2007) où la réciprocité est un « principe d’action économique original fondé sur le don » (Gardin 2006 p. 43) (voir encadré 1) plutôt que sur l’accumulation capitaliste. Si elles participent ainsi à la pluralité économique des sociétés aux côtés des entreprises privées et d’institutions publiques (Laville 2008), elles sont également elles-mêmes intrinsèquement plurielles en ce qu’elles recourraient à « [...] une pluralité de ressources : ressources marchandes, ressources non marchandes (aides financières des pouvoirs publics) et ressources non marchandes et non monétaires [...] » (Lévesque 2007 p. 4).

En tant que composantes de l’ÉS, les entreprises coopératives suivent cette tendance en s’engageant dans diverses pratiques et contextes économiques, ce qui peut les mener à dévier du modèle coopératif « idéal ». Plusieurs éléments contextuels peuvent ainsi expliquer cette variabilité dans leurs formes formes et leurs modalités de fonctionnement. C’est notamment le cas des cadres juridiques nationaux, des dynamiques internes propres aux entreprises, et de leur insertion dans des secteurs économiques variés pouvant chacun exercer des « pressions isomorphes » externes sur leurs formes et leurs pratiques (Bidet 2003, Spear 2011).

L’effet dégénératif de ces dynamiques internes et externes sur la mission coopérative de ces entreprises serait cependant à nuancer. D’abord parce que l’hybridation, lorsqu’elle résulte de l’insertion d’une entreprise dans les réseaux appropriés, peut elle-même mitiger leur rationalisation croissante sous la pression de la concurrence marchande (Laville et Nyssens 2001, Malo et Vézina 2005). Ensuite parce que la dynamique démocratique interne d’une coopérative gagne à être comprise comme un processus social continu pouvant, sous certaines conditions, lui permettre de se « ré-inventer » plutôt que d’être mécaniquement condamnée à se dégrader (Byrne 2023, Langmead 2016).

Plus fondamentalement, en appelant à un « étayage ontologique plus large » pour étudier les entreprises coopératives[4], N. Byrne (2023) avance deux propositions théoriques significatives pour le présent article. Elle cadre premièrement la coopérative comme un phénomène relationnel produisant une « propriété émergente » : une forme sociale (ici nommée we-relation) indépendante de la présence d’individus spécifiques et constituant une compréhension commune parmi les membres coopérants de leur entreprise. Deuxièmement, elle inscrit la coopérative dans un « système vivant » de relations avec d'autres entités sociales de tailles différentes (groupes, organismes, institutions).

L’approche privilégiée dans le présent article s’inscrit dans le prolongement des apports des paragraphes ci-haut, tout en s’en distinguant par certains aspects explorés dans les prochaines sections. L’article ne s’intéresse pas à la « santé » de coopératives du point de vue de leur mission, de leurs valeurs ou de leur gouvernance démocratique. Il vise à expliquer l’existence de pratiques d'aide adressées à des tiers observées dans des coopératives de travail québécoises investiguées, pratiques qui ne cadrent pas avec les expressions usuelles de la réciprocité attendues dans ce type d'entreprise (i.e. « réciprocité entre pairs » servant l'intérêt des membres eux-mêmes (Gardin 2006, Gui 1991)). L’explication repose d’abord sur la description, dans la prochaine section, de la matérialisation canadienne-française de la logique du don et de ses transformations contemporaines.

03. L’économie du don comme genèse de l'économie coopérative québécoise et comme logique sociale

Si la réciprocité est un principe général de circulation économique (Polanyi 1974), elle s’est matérialisée dans une variété d’économies du don à travers l’histoire. Son investigation empirique exige ainsi que l’on s’attarde aux spécificités de ses manifestations dans une configuration sociale donnée. En l’occurrence, l’histoire de la logique du don inhérente à l’économie de la parenté canadienne-française contribuera à la fois à expliquer la constitution du cadre juridique et structurel dans lequel évoluent les EC québécois, ainsi que les raisonnements que certains d’entre eux mobilisent dans leur travail entrepreneurial.

L’historique colonial français, puis anglais, de la province de Québec a contribué à la constitution d’un groupe ethnique minoritaire au Canada : les Canadiens français, un groupe structuré autour de relations de parenté et d’alliance particulières (Houle et Hamel 1987). Jusqu’au début du 20e siècle, avec le soutien de l’idéologie catholique, ces relations de parenté fondaient un cadre sociocognitif qui construisait une logique d’économie du don « subordonnant » tout raisonnement capitaliste (Gardin 2006). Autant les relations de parenté que l’interprétation canadienne-française de l'évangile catholique engendraient une méfiance envers l’enrichissement personnel et une éthique du sacrifice de soi au bénéfice d’autrui. Que ce soit envers la famille ou envers la communauté ethnique canadienne-française plus largement, il existait une « norme d’égalité » en vertu de laquelle la redistribution de la richesse était primordiale (Brochu 2012; Sabourin 1994).

Entre les années 1940 et 1960, la contradiction entre la croissance de l’activité capitaliste anglo-saxonne et cette logique du don a suscité la dissolution du mode de vie canadien-français antérieur. Or plutôt que de disparaître, la logique du don s’est trouvée transformée dans des « solutions historiques » permettant sa transposition sous de nouvelles formes sécularisées (Houle 1987). Elles consistèrent en l’établissement d’une forte économie d'État, d’un fort mouvement de syndicalisation et de secteurs d'économie sociale et d'économie coopératives de plus en plus développées et institutionnalisés (Houle et Hamel 1987; Lévesque et Petitclerc 2008). Si le coopérativisme n’a pas été inventé au Québec, il présentait des affinités avec la logique du don canadienne-française, facilitant son appropriation dans la province (Brochu 2012). Les mouvements coopératifs et d'économie sociale y ont ainsi développé une constellation appréciable d’organismes constituant des structures importantes de soutien financier, politique et opérationnel pour les coopératives. Aujourd’hui, la province abrite à elle seule 44,4% des coopératives du pays (Statistique Canada 2019).

Cela étant, si les reformulations contemporaines de cette logique se manifestent au niveau juridique et structurel à l’échelle provinciale, elles se manifestent aussi dans les discours et les raisonnements qui sous-tendent les pratiques de certains EC enquêtés. Et si ces pratiques sont cohérentes avec le principe de « l’engagement envers la communauté » prôné par les institutions nationales et internationales du mouvement coopératif (CQCM 2024), celui-ci ne peut expliquer à lui seul la variabilité des façons dont ces pratiques se manifestent, ni leur absence dans certaines coopératives. Pour rendre compte de telles nuances, la prochaine section présente les principes théoriques et analytiques qui permettront d’expliciter les façons dont la logique du don peut s’exprimer d’un individu à l’autre.

04. Une sociologie de la connaissance pour appréhender la logique du don chez des entrepreneurs collectifs québécois

Si des pratiques démocratiques peuvent certainement constituer une « forme émergente » dans une coopérative (Byrne 2023), ces formes sont plus généralement parties prenantes de toute relation sociale établie dans le temps entre humains. Elles constituent des formes sociales de connaissance plus ou moins répandues, qu’un individu peut s’approprier et mobiliser en fonction des situations sociales dans lesquelles il se trouve (Ramognino 2022). L’hybridation n’est donc pas uniquement un phénomène organisationnel ou sociétal (Gardin 2006, Lévesque 2007) : les individus apprennent et mobilisent ainsi plusieurs logiques d’action dans leurs raisonnements; un ensemble de logiques qui constitue une « boîte à outils cognitifs », pour trouver des « solutions » à des « problèmes » (Granovetter 2017).

Or si cette « boîte à outils cognitifs » se constitue à travers les activités spécifiques auxquelles les individus participent, celles-ci prennent elles-mêmes place dans un contexte culturel ou « macro-institutionnel » plus large (Kerlin 2013). Celui-ci est à comprendre en termes de contenus cognitifs – logiques sociales, normes – s’étant historiquement généralisés dans une région spécifique, et dont des individus peuvent faire l’apprentissage (Granovetter 2017; Kerlin 2013). Il peut en ce sens être considéré que l’économie du don canadienne-française d’antan, en tant que « macro-institution culturelle (Kerlin 2013), trouve une certaine réactualisation à l’échelle du Québec dans l’institutionnalisation des secteurs coopératifs et de l’ÉS. Or, cette économie du don constitue tout autant une logique d’action dans la « boîte à outils cognitifs » (Granovetter 2017) à partir de laquelle raisonnent les EC enquêtés. La prochaine section investiguera ces deux échelles d’expression de la logique et leur articulation dans les cas étudiés.

05. La logique de l’économie du don dans les trajectoires entrepreneuriales et dans la structuration des secteurs coopératifs et de l’ÉS

Trois cas seront ici présentés pour exposer, par contrastes, les fondements sociaux derrière l’absence et les manifestations de raisonnements d’économie du don, fondant des pratiques « d’intérêt général » (Gui 1991) parmi les entrepreneurs en coopératives de travail enquêtés. Pour en rendre compte, l’analyse présentera deux échelles articulées de phénomènes sociaux : d’une part, les apprentissages et raisonnements socioéconomiques relatifs aux expériences propres aux parcours personnels des EC enquêtés ainsi que, d’autre part, la situation d’insertion ou d’isolement structurel de leur entreprise dans les réseaux d’organismes des mouvements coopératifs et d’ÉS.

5.1 Connaissances expérientielles des entrepreneurs

Les trois cas ici abordés présentent des raisonnements qualifiables de salariaux et/ou entrepreneuriaux et/ou de logique du don. Ceux-ci renvoient à une grande variété d’expériences socioéconomiques vécues en coopérative ou ailleurs et paraissent déterminantes pour l’expression ou la suppression d’une logique du don.

5.1.1 Hélène et Martin, de la part du gâteau: le primat du raisonnement salarial

La Part du gâteau (PDG)[5] possède et exploite collectivement une franchise d'une chaîne commerciale qui est elle-même une entreprise capitaliste incorporée conventionnelle. Son étude permet de comprendre que si une coopérative de travail offre des occasions d'apprentissages socioéconomiques à ses membres, ceux-ci ne prennent pas par défaut la forme de préoccupations éthico-politiques concernant les actions de la coopérative. Au contraire, les expériences socioéconomiques vécues au sein d'une coopérative peuvent même renforcer des logiques dominantes sur le plan économique plutôt que la logique du don.

De l’ensemble des entrevues de l’enquête, c’est chez Hélène que les raisonnements économiques d'intérêt personnel sont les plus présents. En évoquant son rapport à la règle d’équité dans la redistribution des ristournes en coopérative, elle raisonne que

Si je me donne à fond pour l’entreprise, je ne nourris pas quelqu’un d’autre, je me nourris moi-même. […] Quand tu sais c'est quoi avoir le petit chèque au bout du compte, d’avoir peut-être un bonus de 8, 900 $, tu fais comme: « ah, cool! C'est un 8-900 piastres [dollars] de … Regarde, je me suis défoncée. J'ai fait des heures pis ça m’a rapporté quelque chose ».

On voit ici exposé un lien entre l’ampleur de l’effort fourni au travail et la grandeur de la rémunération obtenue, que ce soit par le salaire de base ou par ce qu’elle appelle le « bonus ». Il s’agit en ce sens d’un raisonnement d’intérêt personnel que l’on pourrait qualifier de spécifiquement « salarial ». Qui plus est, la majorité des membres de la PDG semble mobiliser un raisonnement similaire. En effet, dans les années ayant précédé l’enquête, les membres ont régulièrement voté pour la redistribution des parts excédentaires de l’entreprise, nonobstant les besoins de leur fonds de roulement et d'autres postes budgétaires. À cet égard, les propositions de Martin tranchent avec les raisonnements de ses collègues :

Moi, j’irais en expansion […] J'ai une pensée plus entrepreneuriale. Je vais de l’avant pis on grossit, on grossit. Diversifier nos sources de revenus, je pense que c'est important. Pis si ça va moins bien quelque part, ça nous permet de compenser ailleurs. […] Je pense que c'est bon d’avoir plusieurs succursales ou plusieurs opportunités de faire de l’argent.

[…] Je ne sais pas si les membres iraient dans cette direction-là nécessairement. Au cours des dernières années, ils ont voté les ristournes à quasiment 100 %. Ça fait mal un peu au fonds de roulement.

Face à la décision des membres de se partager les recettes excédentaires, on voit ici Martin se distancier des raisonnements salariaux de ses collègues au profit de raisonnements manifestement entrepreneuriaux : chercher des opportunités d’accroissement de la résilience et des revenus de la coopérative en agençant des « ressources » diverses de manière originale (Giraudeau 2007). Or, il ne s’estime pas en mesure de faire valoir de tels raisonnements auprès des autres membres, vis-à-vis desquels il possède des expériences et des connaissances particulières : il est formé en école de commerce et veut mener une carrière entrepreneuriale.

En somme, personne à la PDG ne semble exprimer de formes de logique du don – ni entrepreneuriale, à l’exception de Martin – et présente plutôt des raisonnements d’intérêt individuel que la culture interne de la coopérative ne remet pas en cause. Les raisonnements salariaux affichés dans le cas d’Hélène et ses collègues, tout comme dans d’autres cas de cette recherche, peuvent souvent avoir été appris en dehors de la coopérative. Il s'agit en effet d'une logique économique et d’un processus de socialisation aujourd'hui dominants, expérimentés par une majorité d'individus actifs.

Qui plus est, le fait que la participation à la PDG n’offre pas d’opportunité de remise en cause de la logique salariale est aussi à comprendre à la lumière de la règle prônée par l’ACI et entérinée dans la loi québécoise sur les coopératives : le partage des surplus entre les membres doit être proportionnel au nombre d'heures de travail de chacun. En fait, étant donné la situation franchisée de la coopérative, la décision de se redistribuer collectivement une partie des surplus annuels générés est l'un des seuls paramètres sur lesquels les membres ont le contrôle. En effet, la PDG étant une franchise commerciale, elle est en état de subordination vis-à-vis d’un siège social externe pour presque tous les aspects de ses opérations (approvisionnement, établissement des prix, marketing, formation professionnelle, élection du directeur, etc.).

5.1.2 Hubert, de La boîte à Marcel : le don face à une compétition croissante

La boîte à Marcel (BAM) est un café/bar, une discothèque et une salle de concert. Elle a été fondée dans les années 1980 dans la foulée de mouvements politiques communautaires, d'abord en tant qu’OBNL syndiqué, puis en tant que coopérative de travail au début des années 1990, moment jusqu’auquel elle a exploité un restaurant. Au travers de ces changements, une culture politique forte s’y est maintenue. Par contraste avec le cas précédent, celui-ci expose les opportunités de socialisation éthico-politique qu’une coopérative peut fournir à ses membres.

Hubert y travaille depuis sa fondation, et l’idéologie politique qu’il exprime apparaît d'autant plus présente dans ses raisonnements que cette entreprise est pratiquement sa seule expérience professionnelle. C'est une situation rare dans les sociétés industrialisées, où le travail salarié est une expérience économique dominante dans la vie d’une majorité d’adultes. C’est aussi ce qui explique l'absence de raisonnements salariaux d'intérêt individuel dans son discours.

Sa longue expérience au sein de la BAM l’amène de plus à effectuer des comparaisons fréquentes entre deux périodes temporelles sous la forme d’un « avant » et d’un « maintenant ». Ces périodes coïncident avec les deux quartiers que la coopérative a successivement occupés dans sa ville d’installation, et coïncident également avec son passage du statut d’OBNL à celui de coopérative de travail. Voici comment il décrit l’organisation telle qu’elle existait à l’époque de sa fondation, dans le quartier Saint-Sauveur :

Au niveau des prix, on a toujours été... [Au moment de notre fondation], on a publié notre plateforme politique. C'était de rester complètement connectés avec le monde [ouvrier], avec le quartier Saint-Sauveur où on était à ce moment-là. On ne voulait absolument pas changer notre mission. Pis le restaurant servait des repas à 3,25 $ à l’époque parce que si c'était plus que 3,25 $, il fallait [charger] des taxes. Donc c’était des repas [ouvriers]. C’était ça notre mission.

C’était une vie très communautaire autant au niveau du quartier, des étudiants pis des travailleurs […] on avait beaucoup de contacts avec le centre de services sociaux et de loisirs, avec les petits vieux du quartier; on leur faisait des dîners de Noël. Au niveau des travailleurs de [l’hôpital], du cimetière […] il y avait vraiment une vie très, très rapprochée de tout ce monde-là.

Hubert fait ici référence à la fondation de l'organisation comme un moment où s’exprime une déclaration politique collective, dans la lignée de l’historique d'activisme politique de l’organisation, se traduisant notamment par la mission de développer et d’entretenir des liens soutenus avec leur quartier. En décrivant les liens établis avec divers groupes et organisations du quartier au nom de la mission politique de la coopérative (« les petits vieux », centres de services sociaux et de loisirs, travailleurs, communauté étudiante), il se trouve à faire référence à son expérience de l’ancrage territorial de la BAM dans un milieu de vie partagé unifiant espaces de production et de consommation de biens et de services (Pecqueur et Itaçaina 2012). Plus encore, ces liens sont des formes de relations commerciales sans but lucratif et de redistribution économique se rapportant à une logique d’économie du don; les repas distribués aux aînés du quartier en sont un exemple évident. Quant aux repas réguliers, la fixation de leur prix se fonde dans un raisonnement basé sur le souci d’abordabilité pour la clientèle. En effet, c’est pour éviter d’en faire augmenter le prix de vente à cause de la taxation, légalement exigée au-delà du seuil de 3,25$, que ce montant est choisi et non pas en fonction de considérations de concurrence ou d'accumulation de profits. Aussi, le fait que la BAM fut à l’époque un OBNL rend peu plausible l’explication de ce choix par un raisonnement stratégique concurrentiel.

Cela dit, les liens de redistribution développés « à l’époque » par Hubert et ses collègues ne prennent pas uniquement place dans leur quartier Saint-Sauveur, mais également à l’échelle du milieu de la chanson québécoise par le biais de la salle de spectacle de la BAM.

[…] garder les contacts avec le milieu culturel francophone […] le côté culturel a toujours été super-important. On a toujours soutenu notre côté culturel avec le succès commercial de notre discothèque. On fait circuler l'argent entre le côté rentable qu'est la discothèque et le côté culturel, qui n'a jamais été rentable.

Hubert rend ici compte de la décision assumée de maintenir des activités non rentables spécifiquement parce qu’elles permettent de soutenir des artistes francophones en les embauchant pour des prestations musicales. Cette pratique est rendue possible sans nuire à la viabilité de la coopérative grâce aux recettes engendrées par d’autres de ses activités, nommément celles de sa discothèque. C’est donc dire que Hubert et ses collègues ont fait le choix de renoncer à des revenus plus importants – du moins, de minimiser les pertes – dans le but explicite de redistribuer de leurs ressources à autrui sous la forme de rémunérations. Cet extrait exprime ainsi l’articulation de deux logiques dans le raisonnement du répondant : a) une forme dominante de raisonnement et de pratique économique (la rentabilité, les pratiques commerciales); et b) un raisonnement éthico-politique qui façonne une logique d'économie du don portant vers le milieu culturel francophone. Les catégories de raisonnement économique habituellement dominantes sont ici subordonnées aux secondes. Autrement dit, il s’exprime ici une logique de don par la redistribution au milieu musical francophone, non sans continuité avec la redistribution ethnique canadienne-française d’antan évoquée plus haut (Sabourin 1994).

5.1.2.1 Une nouvelle situation compétitive

La seconde période temporelle du parcours entrepreneurial d’Hubert paraît délimitée par le moment du déménagement de la BAM dans le quartier Saint-Roch et son passage à la forme coopérative. Celle-ci se traduit par des transformations relationnelles, nommément la disparition des pratiques alimentaires redistributives, du fait que le nouveau bâtiment ne pouvait accueillir d’espace de cuisine/restaurant.

D’autres transformations, cette fois par rapport aux activités culturelles accueillies par la BAM, se traduisent, dans le vocabulaire d’Hubert, par des termes différents de ceux employés pour parler de la première période. Quand il parle de la seconde, il estime que

le défi est commercial parce que […] dans le temps [du quartier Saint-Sauveur], on était 4 salles en ville. Là [la clientèle] à des petits bars à l’entour.

On ne représente plus nécessairement ce qu'on représentait […] on n’est plus le symbole de ce qu'on était autrefois au niveau politique. […] Donc, on attire moins ce genre de client là. Et la clientèle, elle s’est dispersée par bout dans les plus petits bars, dans les quartiers différents de la ville. Donc, on a un certain défi à ce niveau-là, de quand même vendre notre produit […]. Pis l’autre défi, les salles de spectacle se sont multipliés.

On voit ici le répondant exprimer sa perception d’une trajectoire de dégradation en prenant la période du quartier Saint-Sauveur comme point d’origine derrière le terme « autrefois ». C’est la manifestation de changements dans les relations sociales vécues et leur dissonance croissante avec le cadre de référence politique à partir duquel il continue malgré tout de raisonner. Il évoque nommément la désintégration d’un réseau de contacts du milieu musical francophone en transformation, compromettant de facto les pratiques redistributives qui y étaient associées. Parallèlement à ces raisonnements négatifs cependant, on voit aussi Hubert mobiliser dans ce même extrait un nouveau lexique : des catégories de raisonnement entrepreneuriales marchandes apparaissent. Être dans le quartier Saint-Roch implique un défi « d’ordre commercial » pour continuer à « vendre notre produit » : il invoque à ce sujet la perte perçue de la réputation politique et alternative de l’organisation qui faisait autrefois son succès auprès d’une certaine clientèle, et la dissémination de celle-ci dans une diversité de « petits bars à l’entour » dans la ville. Autrement dit, la sémantique entrepreneuriale commerciale se manifeste dans le cadre de l’insertion de la coopérative dans un espace davantage compétitif, également investi par d’autres bars et salles de spectacles fréquentés par une clientèle dont les comportements paraissent différents. Le travail de création de liens avec la clientèle ne semble plus aller de soi, par contraste avec la période antérieure, ce qui se traduit aussi par un langage et des raisonnements de marketing plus explicites, axés sur le développement de la clientèle. Comme l’exemplifie Hubert, « On se dit : bon, est-ce qu'on devrait faire un spécial étudiant ? Est-ce qu'on a avantage à faire un spécial filles ? Est-ce qu'on a avantage à faire des spéciaux en début de soirée ? Quel soir? ». Or, si cette évolution laisse entrevoir une certaine « dégénérescence » des pratiques redistributives, la sous-section 5.2 permettra de nuancer cette impression.

5.1.3 Émile et Céline, de Réno Coop : le don malgré le développement entrepreneurial

Troisième et dernier cas d’étude, Réno Coop (RC) a été fondée dans les années 1980 et opère dans le secteur de la construction. Tout comme la BAM, sa durée de vie assez longue a entraîné des transformations notables qui sont à nouveau identifiables dans les discours des interviewés. À l'instar d’Hubert, les répondants Émile et Céline ont fait l’expérience de deux périodes au sein de l’entreprise, ce qui engendre certaines différenciations à l’échelle de leur discours sur leurs pratiques entrepreneuriales.

Au moment où les deux membres intègrent RC, la coopérative compte bien le minimum de trois membres officiels, tel qu’exigé par la Loi québécoise. Cependant, l’un d’entre eux semble effectivement prendre à sa charge un rôle d’entrepreneur en construction gérant des salariés et des contrats de chantiers. La coopérative est alors gérée par la personne qu’Émile et Céline nomment « le fondateur », vocabulaire qui exprime la disparité dans les responsabilités de gestion de l’entreprise.

Sans manquer de faire écho à la genèse de l’économie du don canadienne-française résumée plus haut, Émile décrit spontanément le fondateur comme « un chrétien de gauche […] un bon vieux Canadien français, avec de bonnes valeurs, le cœur à la bonne place ». Les valeurs morales du fondateur se traduisent notamment par le fait qu’il était « très impliqué dans le milieu communautaire » et parmi la population moins nantie du quartier dans lequel est établie la coopérative. Il s’agit ainsi d’une clientèle avec peu de moyens, et à laquelle il offre des tarifs préférentiels qui menacent cependant la viabilité financière de la coopérative. Comme dans le cas de la BAM, le fondateur paraît ainsi avoir tenu des raisonnements de subordination des connaissances entrepreneuriales commerciales à une logique redistributive d'économie du don, malgré les conséquences pour l’entreprise.

5.1.3.1 Changement de garde, nouvelles pratiques entrepreneuriales et nouvelles formes de don

Cette configuration prend cependant fin lorsque le fondateur annonce son départ à la retraite, ce qui marque le début de la période « actuelle » de l’entreprise. S’entame alors un processus de transition et de réorganisation démocratique au sein de la coopérative, ce qui se manifeste dans le discours des deux interviewés. En effet, malgré leur présence dans la coopérative en tant que membres, ils évoquent la première époque de la coopérative en parlant des choses que « le fondateur » faisait ou décidait, tandis qu’ils utilisent ici plutôt des pronoms pluriels (nous, on, notre) pour parler de la période actuelle. Cela exprime un changement dans la nature des relations sociales vécues dans la coopérative, et de la place qu'y occupent les interviewés : d’une position de pseudo-employés, ils passent à une position d’entrepreneurs. C’est ce qu’indique aussi l’apparition d’un nouveau lexique, observable dans le discours d’Émile par exemple :

Là, notre idée, c'était comment est-ce qu'on fait pour améliorer notre image. Oui, Réno Coop, c'est l’entrepreneur du petit peuple. Mais on est capable de faire du gros standing, de la grosse qualité chez des riches. […] Mais on ne perd pas nos racines. Tout ce quartier ici, c'est très populaire. Nous, on travaille beaucoup dans ce quartier-ci. Puis les centres communautaires, c'est important pour nous, parce que c'est avec des budgets super serrés, pis ils ne peuvent pas aller plus loin. […] Nous, on considère que cette clientèle-là, elle a le droit d’avoir un service de professionnels. Donc, on essaie de mettre en place des moyens pour que nous, on puisse travailler pour eux sans perdre non plus. Si on arrive à zéro ou un peu plus, nos membres ont travaillé. On a payé des salaires. […] On a besoin de contrats plus juteux, quoi.

Après une première période où il est question des pratiques entrepreneuriales redistributives du fondateur et de difficultés financières, on voit ici apparaître un vocabulaire entrepreneurial relatif au marketing et de développement de la clientèle : il est question d’amélioration de l’image de l’entreprise pour diversifier la clientèle. L’objectif affiché est d'obtenir des contrats auprès de « riches », de manière à ce que la coopérative fournisse des salaires jugés satisfaisants à ses membres. Dans son discours, ces nouvelles ambitions sont articulées avec le désir simultané de préserver les « racines » de la coopérative associées à la clientèle financièrement modeste, à laquelle il accole un vocabulaire moral (« c’est important pour nous » de lui venir en aide, elle y « a droit »).

Sans spécifier laquelle des deux dimensions est priorisée, ces raisonnements semblent exprimer un changement par rapport à l'époque précédente de la coopérative, dans la mesure où la viabilité financière de la coopérative paraît maintenant primer. Il y a donc un objectif assumé de lucrativité des activités, mais une lucrativité limitée. Si la limitation des profits est valorisée de manière générale chez les acteurs de l’ÉS québécoise, ce sont ici les raisonnements identifiables dans le discours de l’interviewé qui l’expriment en renvoyant aux relations concrètes entretenues avec le milieu communautaire environnant. On voit ainsi que la transition dans la gestion de la coopérative n’amène pas les entrepreneurs de RC à se départir des formes de logique d'économie du don.

Plus encore, non seulement ont-ils hérité du réseau originel de clientèle populaire et associative du fondateur, ils visent maintenant à l'élargir en offrant des tarifs spéciaux aux coopératives et aux autres organismes du mouvement de l’ÉS. Céline justifie cette décision par le fait que ces organismes sont « un peu comme nous […] [ils] font de bonnes actions », et qu'ils ont besoin d'aide, étant donné leur situation souvent précaire. Son cadre sociocognitif lui permet de mettre en équivalence son entreprise et celles appartenant à ces mouvements. De surcroît, à l'initiative d'Émile, la coopérative verse l'argent issu du recyclage des matériaux de chantier à des organismes caritatifs. La coopérative mène donc toujours des actions redistributives propres à une logique d’économie du don, tout en les articulant avec des préoccupations plus explicites concernant la rentabilité, voire un certain confort financier.

À travers les discours des deux interviewés, on voit ainsi d’autres manifestations de la logique de l’économie du don. Elle ne semble cependant pas leur avoir été enseignée par le fondateur de Réno Coop qui, au moment de son départ, semblait tenir pour acquis que l’entreprise garderait son mode de fonctionnement antérieur. Au contraire, tant Céline qu’Émile avaient une expérience considérable des milieux associatif et coopératif avant de se joindre à RC, et en tirent un cadre sociocognitif fondant leurs décisions entrepreneuriales. Les nouvelles pratiques coopératives ont ainsi été établies du fait que les cadres de pensée de ces nouveaux membres, fondés sur leurs expériences antérieures, ont rendu envisageables des transformations qui n’étaient pas considérées par le fondateur. C’est donc l’état des relations au sein de l’entreprise qui fait en sorte que les manifestations de logique du don sont dans un premier temps attribuées au fondateur, et que celles des autres membres ne peuvent s’exprimer alors qu’ils participent peu ou prou au travail entrepreneurial effectué. Le départ du fondateur crée ensuite un vide, comblé par Céline et Émile, qui expriment alors leurs propres logiques, ce qui mène à de nouvelles pratiques redistributives en plus de nouvelles pratiques entrepreneuriales et commerciales.

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 Nonobstant le fait que « l’engagement envers la communauté » soit un principe prôné en économie sociale et dans le mouvement coopératif, les coopératives de travail n’y sont pas légalement tenues; certaines le font (RC et BAM) et d'autres non (PDG). Les lois et les principes entérinés par les institutions et les gouvernements ne peuvent expliquer à eux seuls ces différences de pratiques, d’où l’intérêt de s’attarder aux parcours, savoirs et expériences concrets d’entrepreneurs. La présente sous-section (5.1) aura permis de constater qu’une variété de connaissances expérientielles et de raisonnements propres au parcours socioéconomique des entrepreneurs coopératifs, tant dans leur entreprise qu’en d’autres lieux et époques, doivent être invoqués pour faire sens de leurs pratiques. La prochaine sous-section complètera l’explication ici proposée à l’absence et à la présence de la logique d’économie du don parmi les pratiques des EC étudiés.

5.2 Insertion ou isolation structurelle des EC et de leurs entreprises

Les considérations de la dernière section ne doivent pas mener à négliger l’incidence de l’isolation/insertion des EC et de leur entreprise dans des réseaux d’organisations des mouvements coopératifs et de l’ÉS québécois sur la présence ou l’absence d’une logique du don dans leurs pratiques et raisonnements.

J’ai évoqué plus haut l'état de subordination de la PDG au siège social de sa franchise relativement à ses pratiques commerciales, et les conséquences de cette situation sur les pratiques coopératives de ses membres. Or, il en découle de surcroît que la PDG est structurellement isolée d’un important réseau d’organismes de soutien du secteur coopératif et de l’ÉS de la province comparativement aux autres cas étudiés. L’insertion dans ces réseaux d’organisations permet l’expression – et parfois l’apprentissage – de logiques autres que salariales en ce qu’elle engage à des relations impliquant d'autres connaissances et raisonnements socioéconomiques. Les cas de RC et de la BAM sont éclairants à cet égard.

En plus de constituer une clientèle commerciale privilégiée, telle celle qu’évoquait Céline plus haut, ces réseaux de collaboration et de soutien contribuent notamment à véhiculer des connaissances et des pratiques « conformes », notamment en termes de viabilité financière et de principes moraux, par une forme spécifique de socialisation de ses membres. Au moment du départ du « fondateur » de RC, les membres de la relève ont sollicité l’aide d'un organisme spécialisé dans l’accompagnement d’entreprises coopératives qui a guidé l’adoption de la structure coopérative « appropriée » ainsi que de valeurs coopératives telles que l’intercoopération. En évoquant un formateur dudit organisme venu les conseiller, Céline raconte par exemple qu’« Il nous a amenés justement à nous questionner sur nos valeurs. Il nous a expliqué qu’un petit peu c'était quoi des coops. Moi, je le savais parce que je suis née là-dedans. Mais il y en a que [...] c'était comme du chinois pour eux. ». En plus des apprentissages antérieurs d’Émile et Céline, le recours à cette firme-conseil aura permis des apprentissages engendrant une certaine standardisation de leur mode de fonctionnement du point de vue de la viabilité et de la collaboration avec d’autres organisations coopératives et de l’ÉS.

Quant à la BAM, son déménagement et sa transformation en coopérative de travail ont notamment conduit à la création de nouveaux liens intéressants avec le mouvement coopératif québécois. À l’époque de la transformation de l’entreprise, des instances de soutien et de développement du mouvement coopératif québécois avaient mis en place des programmes financièrement avantageux pour l’accompagnement de transitions d’organisations vers la forme coopérative, dont a bénéficié la BAM. Depuis ce moment, la coopérative a été soutenue par ces instances et, comme l’exprime Hubert, la coopérative donne à son tour au mouvement de diverses manières.

À partir du moment où on a été aidés par le mouvement coopératif, on a toujours eu des liens avec eux. Pis on a été rencontrés par des gens qui voulaient [démarrer] des coops, qui se demandaient comment ça fonctionnait […]. Donc, oui, on a continué à avoir des liens avec ces mouvements-là, ce qui chapeaute les coopératives pis on a été consultés de temps en temps. On est une ressource au niveau fonctionnement.

Ces liens prennent notamment la forme de mentorat et d’encadrement gratuits de membres de nouvelles coopératives moins expérimentées, que les structures d’accompagnement du mouvement leur réfèrent en tant que ressource-conseil. Dans une logique propre à l’économie du don, des services sont reçus par la BAM et d’autres sont donnés à des tiers dans le réseau coopératif.

Si le déménagement dans le quartier Saint-Roch a signifié la fin des relations d'économie du don au sein des espaces sociaux de la communauté du quartier Saint-Sauveur et de la scène musicale francophone, et en dépit de l’apparition d’une logique entrepreneuriale et commerciale plus explicite, il lui a également offert de nouvelles occasions de déploiement. Le cadre sociocognitif éthico-politique d’Hubert, hérité des expériences sociales au sein de la coopérative dans sa période antérieure, trouve de nouvelles opportunités d’expression de la logique du don, notamment à travers l’intégration du mouvement coopératif québécois. On y voit donc exprimée la persistance d’une logique d'économie du don en tant qu’« outil de raisonnement » mobilisé dans un nouveau contexte, plutôt que sa disparition.

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Les sections 5.1 et 5.2 ont présenté deux échelles de phénomènes sociaux pour expliquer les pratiques d’intérêt général fondées sur la logique du don réactualisant l’économie canadienne-française d’antan : les apprentissages et raisonnements socioéconomiques relatifs aux expériences propres aux parcours personnels des EC enquêtés, ainsi que la situation d’insertion ou d’isolement structurel de leur entreprise dans les réseaux d’organismes des mouvements coopératifs et d’ÉS. La prochaine section complètera l’analyse en exposant les façons dont ces échelles de formes sociales sont mises en rapport dans les cas investigués pour permettre des évolutions dans l’expression de la logique du don.

5.3 La logique du don dans l’articulation des pratiques entrepreneuriales et de l’institutionnalisation des mouvements coopératifs et d’ÉS

Dans les cas de RC et de la BAM, la similarité entre les trajectoires de transfert et d’expansion de la logique du don vers les mouvements coopératifs et de l’ÉS peut être expliquée par une description de la coévolution de deux trajectoires fondées dans les réactualisations contemporaines de la logique du don canadienne-française : celles des coopératives et des EC étudiés, ainsi que celle du processus d’institutionnalisation de ces secteurs économiques. Ainsi, un survol chronologique des trajectoires d’évolution du mouvement coopératif québécois après la Révolution tranquille des années 1960, et celles de RC et de la BAM – à travers les connaissances de leurs membres – permettra en dernier lieu d’illustrer les rapports entre ces deux échelles de manifestation de la logique du don. À la lumière de l’analyse du matériel empirique des sections précédentes, l’argument ici exploré sera que les membres intégrant la logique de l'économie du don parmi leurs « outils de raisonnement » sociocognitifs (Granovetter 2017) en sont venus à créer des liens avec les mouvements coopératifs et/ou d'économie sociale à partir du moment où ceux-ci ont atteint un certain niveau de proéminence.

Au niveau structurel, dans l’économie québécoise, la logique du don se matérialise par le biais du développement progressif de la cohésion entre les acteurs de ces secteurs et de leurs instances de concertation, surtout à partir des années 1980 (Lévesque et Petitclerc 2008). RC, a été fondée à cette époque, au moment où étaient mises en place de nouvelles politiques québécoises favorables à la création de coopératives en réponse à la crise économique de l’époque (Lévesque et Petitclerc 2008). Cependant, ce n’est qu’au début des années 1990 que sont prises des résolutions au sein du mouvement coopératif québécois pour assurer sa cohésion et pour promouvoir l’éducation coopérative (Girard et Brière 1999). « Le fondateur » pourrait ainsi avoir été moins exposé à l’éducation coopérative, et aurait alors plutôt développé des liens avec un autre espace socioéconomique, soit celui des acteurs du milieu populaire de son quartier. Du côté de la BAM, c’est justement dans les années 1990 qu’elle transitionne vers le format coopératif. Elle bénéficie du soutien d’organismes du mouvement coopératif depuis, tout en offrant à Hubert de nouvelles occasions de « donner en retour » dans ce réseau. Plus jeunes que le fondateur de RC, Émile et Céline ont pour leur part pu apprendre d’expériences coopératives et associatives antérieures au cours des années 1990-2000, puis prennent un rôle plus important dans la coopérative au milieu des années 2010. À ce moment, la fédération des coopératives de travail du Québec (Réseau COOP) existe déjà depuis près de dix ans[6], et le mouvement de l’ÉS est alors bien institutionnalisé dans la province . Les organismes et instances appartenant à ces réseaux apparaissent alors cohérents avec le cadre sociocognitif des deux membres ; ils y établissent donc des liens de soutien et/ou commerciaux préférentiels.

Ces coévolutions et les mises en rapport qu’elles en viennent à permettre peuvent alors expliquer le transfert ou l'expansion de la logique de l'économie du don d’héritage canadien-français via l'insertion des coopératives la BAM et RC dans ces secteurs plus larges, malgré les trajectoires de rationalisation économique, de compétition accrue et de développement commercial de leur entreprise. La prochaine section reviendra maintenant sur cette analyse et les apports qu’elle fournit en rapport à la littérature abordée en section 1.

06. Discussion

Il importe de prendre en compte divers éléments contextuels pour étudier empiriquement des coopératives. C’est ce que fait la littérature abordée évoque le cadre juridique national et le secteur économique (Spear 2011), l’insertion dans des réseaux de collaboration particuliers (Laville et Nyssens 2001, Malo et Vézina 2005), ou encore l'état des processus démocratiques internes (Langmead 2016) et leur insertion dans un « système vivant » de relations (Byrne 2023). En cohérence avec ces idées, le présent article expose les façons dont des formes sociales plus ou moins répandues sont mises en rapport en créant des configurations spécifiques à chaque entreprise et à leurs EC.

Simultanément, l’article contribue de manière complémentaire à cette littérature. Il s'attarde d'abord spécifiquement à l'absence et à la présence de pratiques d'intérêt général en coopératives de travail (Gui 1991), plutôt que de s'y intéresser du point de vue de leur santé démocratique en tant qu'organisation. Ces pratiques sont promues (ACI, CQCM), mais ne sont ni universelles, ni obligaroires, ni attendues par défaut dans ce modèle cooprératif; elles sont généralement théorisées comme réalisant des pratiques réciprocitaires fondées sur le don entre les pairs/membres de l'entreprise elle-même (Gui 1991, Gardin 2006). Il s'agissait ici de rendre compte des conditions dans lesquelles la logique du don peut s'exprimer autrement parmi les entrepreneurs en coopératives de travail.

Plus encore, tandis que la littérature abordée met d'abord l'accent sur l'hybridation de principes généraux de circulation à l'échelle sociétale et organisationnelle (échange, redistribution, réciprocité) (Gardin 2006), l'approche ici mobilisée permet de rendre compte de l'articulation de différentes logiques socioéconomiques à l'échelle des raisonnements exprimés par les EC. Lorsqu'elle est présente, la logique du don est alors parfois accompagnée d'autres formes de connaissances se rapportant aux rapports salariaux ou entrepreneuriaux dont les EC enquêtés ont l'expérience. L'approche employée rajoute en outre à l'analyse des configurations concrètes d'existence des coopératives et de leurs membres la dimension d'une « logique macro-institutionnelle » (Kerlin 2013), trouvant ici ses racines dans l'économie du don canadienne-française, dont l’article contribue à documenter les transformations contemporaines.

Il en résulte une analyse exposant les façons dont l'articulation de ces échelles de formes sociales dans les cas investigués permet des limitations et des évolutions dans l’expression de la logique du don. Tandis que les dynamiques internes et l'isolement structurel de la PDG empêchent sa matérialisation, les deux autres cas étudiés attestent des apports de cette approche. Si les trajectoires de la BAM et de RC semblent à première vue prendre la forme d’une dégénérescence par la rationalisation commerciale accrue et d’une disparition proportionnelle des pratiques d’économie du don, l'analyse montre que les répondants présentent des expressions de logique du don qui se transforment dans le temps plutôt qu’elles ne disparaissent. En plus des liens hérités du « fondateur » avec le milieu populaire, les membres de RC développent de nouveaux liens redistributifs par des relations commerciales préférentielles avec des entreprises d’ÉS et des coopératives. Quant à la BAM, l’impossibilité de poursuivre les activités redistributives de la première période est compensée de nouvelles pratiques, nommément l’entraide et le mentorat auprès d’autres coopératives. En d’autres mots, l’expansion et/ou le transfert de la logique du don sont dirigés, à la mesure de ce que la situation socioéconomique des entrepreneurs et de leur entreprise permet, vers les mouvements coopératifs et de l’ÉS. Plus encore, ces nouvelles expressions de la logique du don à l'échelle des pratiques des EC s'inscrit dans l'évolution dissecteurs de l'ÉS et du mouvement coopératif québécois, eux-mêmes hérités de la transition progressive de l'économie du don canadienne-française vers l'économie québécoise contemporaine (Houle et Hamel 1987).

07. Conclusion

En somme, la logique du don dans sa mouture québécoise ne prend plus les mêmes formes qu'à l'époque du Canada français, mais elle peut se poursuivre sous certaines conditions. L'article en offre des illustrations dans le cas spécifique de coopératives de travail et contribue ainsi à un cumul sociographique de connaissances sur l'économie québécoise et ses évolutions, tout comme sur les pratiques contemporaines de ce modèle d’entreprise peu documenté.

D'autres recherches pourraient approfondir l'approche développée ici en cumulant les études empiriques au Québec de manière à affiner ces hypothèses tout en contribuant au cumul empirique, pour mieux comprendre les phénomènes économiques dans cette province. Une autre voie possible de développement de cette approche serait d'évaluer des cas empiriques établis dans d'autres cultures et territoires que celui étudié ici de manière à effectuer des comparaisons et à évaluer les conditions dans lesquelles des pratiques et connaissances coopératives à caractère moral peuvent ou non émerger.