Les ouvrages sur l’OCDE, en français de surcroît, sont suffisamment rares pour qu’on s’y arrête avec intérêt. La lecture en est d’autant plus alléchante que le livre porte de manière fort originale sur la manière dont se construit le discours de l’OCDE. Nous ne sommes pas simplement au niveau du débat d’idées, mais plutôt au niveau des jeux d’influence et de pouvoir, des jeux de couloir aussi entre les délégations, les divisions de l’organisation, les conseillers, les personnes en place, etc… La question centrale que se pose Vincent Gayon est dans le fond la même que posait Thomas S. Kuhn dans la structure des révolutions scientifiques : comment se forme un paradigme ? Pourquoi un paradigme en vient à en chasser un autre ? Comment un paradigme s’implante-t-il ? Ce n’est pas simplement par la force des idées qu’un paradigme s’impose, mais aussi par le capital de reconnaissance, le pouvoir, la centralité ou encore la force de conviction des personnes qui les portent et l’environnement dans lequel elles se développent que des idées nouvelles finissent par s’imposer. Le plus souvent d’ailleurs, par défaut, ou plutôt à défaut de mieux. C’est là que l’approche devient intéressante. Pour reprendre les mots de l’auteur : « L’avènement du néolibéralisme se joue en effet dans des arènes intergouvernementales concrètes, où sont d’abord mises en œuvre des stratégies keynésiennes d’adaptation, spécialement monétaires » (p. 161). Pourtant, ce qui s’y joue et ceux qui y jouent bénéficient en général d’une faible visibilité et sont loin de toute imputabilité démocratique. Ce sont les premiers mots du livre et le point de départ de l’enquête qu’a voulu mener Vincent Gayon sur l’OCDE, ou du moins sur le débat sur le chômage qui a marqué le tournant graduel de l’organisation en faveur du néolibéralisme et mobilisé, opposé devrait-on plutôt dire, deux de ses départements : le département des affaires économiques (ECO) et celui de l’emploi, de l’éducation, du travail et des affaires sociales (DEELSA). La période est longue, environ vingt ans, mais les deux décennies couvertes, 1970 et 1980, sont celles de la transition et du passage du keynésianisme au néolibéralisme, ou pour reprendre les mots de l’auteur, « de la fin du « libéralisme encastré » à l’avènement d’un « régime de finance de marché » ou d’un « désencastrement néolibéral » marqué par la domination de la sphère économique (en particulier financière) sur les ordres sociaux et politiques » (p. 23). L’ambition est grande, mais Vincent Gayon a choisi d’aller à l’essentiel et de se concentrer sur deux rapports et un personnage. Le premier de ces deux rapports est le rapport McCracken, du nom de celui qui présida les travaux du groupe Pour le plein emploi et la stabilité des prix (1977). C’est encore le temps des incertitudes, voire du désarroi des économistes face à la stagflation et aux limites du fine tuning et de l’ingénierie keynésienne, des marchandages entre les départements, mais les constats sont là : la situation est le résultat des erreurs intellectuelles et politiques passées. Les jeux ne sont pas encore faits, mais le département économique s’est imposé sur celui des affaires sociales et au travers de celui-ci, ce sont les monétaristes et les économistes de l’offre qui ont repris les choses en main. Le deuxième rapport étudié est celui sur l’emploi qui sera publié en plusieurs volumes à partir de 1994. Désormais qualifié dans les annales de l’OCDE comme la Stratégie de 1994 pour l’emploi, ce rapport va guider et orienter les réformes du marché du travail dans les pays membres. Entre deux, le Consensus de Washington et ses dix commandements, pour …
À propos du livre de Vincent Gayon : Épistémocratie. Enquête sur le gouvernement international du capitalisme, Paris, Éditions Raisons d’Agir, 2022[Notice]
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Christian Deblock
Professeur honoraire au département de science politique, Université du Québec à Montréal, deblock.christian@uqam.caVincent Gayon
Maître de conférences en science politique, Université Paris Dauphine, vincent.gayon@dauphine.psl.eu