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Qu’ont en commun les pratiques de planification fiscale internationale, qu’elles soient licites, abusives ou frauduleuses, les rouages du système bancaire parallèle (shadow banking), avec ses véhicules de titrisation, hedge funds et autres papiers commerciaux, et la grande criminalité financière, telle la corruption ou le blanchiment d’argent ? Tous recourent aux instruments de la finance offshore, que décrypte minutieusement cet ouvrage de Franck Jovanovic, professeur d’économie et de finance à l’Université TELUQ. Axé sur la description des techniques employées par la finance offshore et les paradis fiscaux, ainsi que des moyens mis en œuvre pour mieux les encadrer, ce livre aux allures de manuel universitaire offre une vue panoramique des enjeux que soulèvent aujourd’hui les pratiques financières extraterritoriales. Sans grande théorisation et sans verser dans l’indignation, l’auteur y expose la « tuyauterie » (p. 2) des paradis fiscaux, en expliquant clairement comment sont aujourd’hui structurés les circuits financiers transnationaux, quels problèmes en découlent et pourquoi il est difficile d’endiguer ce phénomène qui ne cesse de s’amplifier. Rédigé de manière pédagogique et agrémenté d’animations vidéo et d’études de cas accessibles en ligne, cet ouvrage est susceptible d’intéresser des lecteurs et des lectrices qui œuvrent dans le domaine de l’économie, de la finance, de la comptabilité, de la fiscalité ou du droit, ainsi que toute personne curieuse de mieux comprendre les assises techniques de la finance offshore.
La première partie explique « comment la finance offshore est devenue la norme du système financier international » (p. 11). Elle présente d’abord, dans le chapitre 1, les bases du système financier traditionnel, qui se déploie à l’échelle nationale. Ses principaux acteurs sont les banques commerciales et la banque centrale, les établissements financiers non bancaires (telles les compagnies d’assurance ou les fonds d’investissement) et les marchés financiers (où s’échange une variété de titres, de contrats et de devises). Son principal médium est la monnaie, qui consiste en dernière analyse en une reconnaissance de dette, souvent d’origine privée et susceptible de prendre plusieurs formes : monnaie fiduciaire ou scripturale, mais aussi divers types de dépôts à préavis ou à terme, des particuliers ou des entreprises. En se développant au cours des dernières décennies, les marchés financiers ont en fait élargi la gamme d’instruments financiers pouvant servir de monnaie, ainsi que le type d’institutions financières interagissant avec le système bancaire traditionnel. Cette évolution, on le comprendra dans la suite de l’ouvrage, repose notamment sur les instruments de la finance offshore, par lesquels la création monétaire privée échappe dorénavant en partie à la surveillance exercée par les banques centrales. Le chapitre 2 raconte ensuite les origines et le développement de la finance offshore, en plus d’offrir une première définition de cette notion, qui « désigne les transactions financières faites dans un territoire (pays, territoire, États, etc.) entre des non-résidents de ce territoire, pour des activités qui n’ont pas lieu dans ce territoire, et généralement dans une monnaie qui n’est pas celle de ce territoire » (p. 54). Cette extraterritorialité est la clé qui permet à la finance d’échapper aux contraintes juridiques et réglementaires qu’imposent la plupart des juridictions aux activités économiques qui ont lieu sur leur territoire. C’est à Londres que naît la finance offshore, vers la fin des années 1950, avec la décision de la Banque d’Angleterre de ne pas reconnaître sa juridiction sur les opérations que les banques britanniques menaient en devises étrangères, qui échappèrent dès lors à toute forme de réglementation prudentielle, fiscale ou monétaire. À compter des années 1970, la finance offshore se diffuse dans toutes les places financières du monde, qui se dotent d’exonérations similaires afin de capter une part des capitaux qui affluent de plus en plus massivement dans ces circuits non réglementés. L’expansion de la finance offshore est telle qu’elle devient, à partir des années 1990, la norme de la finance globale, représentant aujourd’hui plus de 80 % de l’ensemble des activités financières internationales. La finance offshore, avec son chapelet de micro-États que l’on associe spontanément aux paradis fiscaux – tels les Bahamas, les îles Caïmans ou la Barbade –, est désormais complètement imbriquée dans l’économie réelle, par l’entremise des professionnels (banquiers, juristes, comptables, etc.) qui œuvrent dans les centres financiers internationaux comme Londres, New York ou Tokyo.
La deuxième partie de l’ouvrage nous introduit aux instruments de base de la finance offshore. Le chapitre 3 présente les principales caractéristiques des paradis fiscaux : outre de faibles taux d’imposition, on les reconnaît par leurs lois destinées surtout aux non-résidents, par leur droit commercial très souple, par la faiblesse de leurs règlementations bancaires et financières, ainsi que par la confidentialité que ce cadre juridique confère aux opérations qui s’y déroulent. On constate ainsi que l’expression consacrée « paradis fiscal » ne cerne qu’une partie du phénomène en question, que d’autres proposent de nommer plutôt « législation de complaisance[1] » ou « juridiction du secret[2] » afin de mettre en évidence son importante dimension juridique. En décrivant l’évolution des paradis fiscaux au cours du XXe siècle, ce chapitre permet en outre de comprendre comment devenir un paradis fiscal a constitué un modèle de développement économique par lequel de nombreux micro-États dépourvus d’industrie et de ressources naturelles ont effectivement réussi à tirer leur épingle du jeu de la mondialisation économique et financière. Le chapitre 4 explique le fonctionnement de quatre outils financiers offshores que l’on retrouve dans une foule de montages juridiques, à des fins légales aussi bien qu’illégales : premièrement les sociétés offshores, telles les « international business companies », un statut juridique extrêmement accommodant que les paradis fiscaux réservent aux sociétés créées par des non-résidents et n’exerçant aucune activité économique dans le pays où elles sont enregistrées ; deuxièmement les trusts, fiducies et autres fondations, qui permettent de confier à certaines personnes (les trustees, ou administrateurs) l’administration de biens pour le bénéfice d’autres personnes (les bénéficiaires, ou bénéficiaires), qui peuvent demeurer anonymes ; troisièmement les structures de portefeuille, telles les special purpose vehicles utilisés dans les opérations de titrisation, qui permettent de regrouper et d’isoler certains actifs, de les sortir du bilan comptable d’une entreprise, ou encore de compartimenter les financements et les risques liés à certains projets commerciaux ; et quatrièmement le secret bancaire, qui existe partout en tant qu’obligation civile du banquier, mais que certains pays protègent en outre par leur loi pénale, exposant à une peine d’emprisonnement quiconque révélerait des informations confidentielles, telle l’identité d’un détenteur de compte.
Les troisième et quatrième parties de l’ouvrage sont construites de manière symétrique et exposent respectivement les usages légaux et les usages illégaux de la finance offshore. Le chapitre 5 ouvre la troisième partie en soulevant la difficile question de la légalité et de la légitimité des opérations financières offshores. Il rappelle la distinction entre l’évasion fiscale, qui est un acte criminel impliquant généralement de fausses déclarations, l’évitement fiscal, par lequel un contribuable cherche à minimiser ses impôts de manière légale, et l’évitement fiscal abusif, où les opérations du contribuable contreviennent à l’esprit de la loi, sinon à sa lettre, et qui est considéré comme illégal, mais non criminel. Ce chapitre fait également état de la difficulté pratique de statuer sur le caractère abusif ou non de structures juridiques complexes qui se logent intentionnellement dans les zones grises de la loi ou de la jurisprudence. Le chapitre 6 étudie les usages légaux des outils financiers offshore, en offrant de nombreux exemples de stratagèmes d’évitement fiscal employés par des entreprises transnationales comme Apple, Ikea ou Google : on y apprend les rudiments des techniques permettant à ces entreprises de localiser leurs profits dans les paradis fiscaux, par le biais de sociétés de holding, de charges financières, de redevances et de prix de transfert entre filiales du même groupe. Le même chapitre expose également les grands traits du système bancaire parallèle, où de nouvelles formes d’intermédiation financière se sont développées en marge du système bancaire traditionnel et de son cadre réglementaire, en s’appuyant sur les ressources offertes par la finance offshore : par exemple, l’industrie des hedge funds, ou des fonds spéculatifs, est presque entièrement domiciliée dans les paradis fiscaux, comme l’est aussi une bonne part des structures de titrisation et des sociétés de gestion des entreprises transnationales.
Le chapitre 7 aborde les enjeux économiques que soulèvent les usages légaux de la finance offshore. Par leur opacité, ceux-ci facilitent les comportements économiques et financiers abusifs. En multipliant les opérations fictives, où les flux financiers sont déconnectés des réalités économiques sous-jacentes, ils faussent les indicateurs par lesquels on mesure les échanges commerciaux internationaux et sur lesquels s’appuient les gouvernements pour élaborer leurs politiques publiques. Ils créent une concurrence déloyale entre les entreprises multinationales, qui ont recours aux paradis fiscaux, et les entreprises plus petites, qui y ont plus difficilement accès. Ils réduisent les recettes fiscales des États, et neutralisent ainsi l’ambition redistributive des programmes sociaux financés par les impôts. Finalement, ils posent des défis à la réglementation financière en multipliant les acteurs qui échappent aux cadres réglementaires établis, créant ainsi un important risque systémique susceptible de se répercuter sur l’ensemble du secteur bancaire traditionnel, ainsi que sur l’activité économique réelle qui en dépend.
La quatrième et dernière partie de l’ouvrage traite des usages criminels de la finance offshore, en se concentrant sur trois principaux crimes en col blanc : la corruption, l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent. Le chapitre 8 décrit chacun de ces crimes, en exposant les grandes lignes de leur cadre juridique national et international et en les illustrant au moyen d’exemples réels, révélés lors de procédures judiciaires, d’enquêtes policières ou de fuites de documents (tels les Luxembourg Leaks ou les Panama Papers).
Le chapitre 9 analyse comment les outils financiers offshores confèrent opacité et impunité aux stratagèmes illégaux de corruption, de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale. Par le jeu de sociétés offshores, de trusts, de structures de portefeuille, de prête-nom et de comptes à numéro, on peut effectivement parvenir à masquer la source réelle d’un paiement, en le divisant en plusieurs étapes et en impliquant plusieurs intermédiaires, dont certains, situés dans les paradis fiscaux, n’auront pas l’obligation d’identifier leurs véritables propriétaires ou de tenir une comptabilité détaillée. L’extraterritorialité de ces intermédiaires freine également le travail d’enquête des autorités policières, en complexifiant l’obtention de preuves, en plus d’empêcher la confiscation des produits du crime en cas de condamnation, en les mettant hors d’atteinte des autorités judiciaires.
Le chapitre 10, finalement, discute des enjeux économiques que pose l’utilisation illégale de la finance offshore : distorsions des marchés et des indicateurs économiques, mauvaises allocations des ressources, ralentissement de la croissance économique, affaiblissement des dépenses publiques et augmentation des inégalités. L’exemple du marché de l’immobilier que donne ce chapitre est particulièrement frappant. En plus d’être un moteur de l’économie canadienne et de répondre aux besoins de logement de la population, l’immobilier exerce également un fort attrait sur ceux qui cherchent à blanchir des revenus illicites. Or, ces derniers ne sont pas guidés par la même logique économique que les acheteurs normaux : ils cherchent avant tout « le moyen le plus simple et discret d’introduire l’argent sale dans l’économie légale » (p. 396) et sont souvent prêts à surenchérir sur les prix de vente des propriétés, exerçant ainsi une pression à la hausse sur l’ensemble du marché, et contribuant possiblement à la formation d’une bulle spéculative. L’incidence du blanchiment d’argent sur l’augmentation du prix des propriétés résidentielles a été démontrée en Colombie-Britannique ; dans la ville de Londres, au Royaume-Uni, elle a même été chiffrée à 20 % de la hausse des prix observée au cours de la dernière décennie. Ce dernier chapitre se clôt par une présentation des risques juridiques, réputationnels et commerciaux qui pèsent sur les entreprises susceptibles d’être impliquées dans cette forme de criminalité économique, et sur les diverses mesures de prévention et de lutte qui sont aujourd’hui déployées contre la corruption, le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale : la coopération internationale et l’harmonisation des cadres juridiques nationaux, l’augmentation de la transparence à l’aide des échanges d’informations entre pays et des registres de bénéficiaires effectifs des sociétés, la protection des lanceurs d’alerte et l’amélioration des systèmes de contrôle interne des entreprises.
En somme, la force de cet ouvrage est d’aborder, d’une manière accessible et en s’appuyant sur de nombreux exemples concrets, un ensemble de questions habituellement traitées en silo, mais qui procèdent toutes en réalité des mêmes ressorts, soit des possibilités techniques offertes depuis une cinquantaine d’années par la finance offshore. Légal ou illégal ? Cette question posée en sous-titre n’est sans doute pas celle à laquelle répond le mieux l’ouvrage, mais elle a le mérite de rendre visible le caractère omniprésent du droit lorsque l’on tente de saisir ce qui se trame au sein des paradis fiscaux et autres législations de complaisance. La finance se construit à l’aide du droit, comme le clame depuis quelques années la juriste Katharina Pistor[3], et la finance offshore n’y fait pas exception. Il est réjouissant de voir ici un économiste se saisir de cette dimension du problème et constater la propension de ces montages juridico-financiers extraterritoriaux à fausser certains de nos indicateurs économiques, voir à saper les bases de certains modèles théoriques employés en macroéconomie. Par son effort de description des arrangements qui structurent effectivement la circulation des capitaux au XXIe siècle, cet ouvrage donne à mon avis des prises à qui souhaite développer une approche institutionnaliste de l’économie contemporaine[4], en plus d’outiller tous ceux et celles qui risquent d’être confrontés, de près ou de loin, à l’un ou l’autre des nombreux avatars de la finance offshore.
Parties annexes
Notes
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[1]
Alain Deneault, Paradis fiscaux : La filière canadienne, Écosociété, Montréal, 2014, p. 11.
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[2]
Tax Justice Network, What is a secrecy jurisdiction?, en ligne : https://taxjustice.net/faq/what-is-a-secrecy-jurisdiction/ (consulté le 9 février 2023).
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[3]
Katharina Pistor, « A Legal Theory of Finance », Journal of Comparative Economics, vol. 41, no. 2 (2013), pp. 315-30 ; Katharina Pistor, The Code of Capital: How the Law Creates Wealth and Inequality, Princeton University Press, 2019, 320 p.
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[4]
Dans le sens indiqué par exemple par Simon Deakin et al., « Legal Institutionalism: Capitalism and the Constitutive Role of Law », Journal of Comparative Economics, vol. 45 (2017), pp. 188-200.