Résumés
Résumé
Embarquez dans une « science fiction fantasy » signée Werner Herzog ! Avec son personnage central d’extraterrestre baratineur, son montage et ses interviews de scientifiques se jouant des frontières entre le vrai et le faux, The Wild Blue Yonder (2005) déchaîne ces puissances du faux conceptualisées par Deleuze à partir de Nietzsche au chapitre 6 de L’Image-temps (1985). Au terme d’un voyage qui verra dans l’acte de fabulation un acte profondément politique, il s’agira de comprendre le film comme un chant de lutte produit par l’univers lui-même.
Abstract
Come aboard a Werner Herzog “science fiction fantasy” ! With its central character being a smooth-talking alien, with its editing and its interviews of scientists that constantly blur the boundaries between true and false, The Wild Blue Yonder (2005) unleashes Deleuze’s Nietzsche-influenced “powers of the false” theorized in L’image-temps (1985). At the end of a journey that will lead us to consider the act of fabulating as a political one, we will understand Herzog’s movie as a resistance chant created by the universe itself.
Corps de l’article
Poètes et menteurs.— Le poète voit dans le menteur son frère de lait qu’il a privé de son lait […].
Friedrich Nietzsche[1]
Figure 1
Il n’y a guère que dans l’univers des Men In Black de Barry Sonnenfeld que l’on pourrait espérer croiser un extraterrestre aussi loquace et baratineur que le personnage principal de The Wild Blue Yonder (2005) de Werner Herzog ! Interprété par Brad Dourif et s’adressant directement à la caméra, depuis une ville fantôme étatsunienne encaissée entre une route nationale et un désert, celui qui se présente comme une créature venue de la galaxie d’Andromède raconte pendant plus d’une heure une fable aussi comique que cosmique.
Au gré d’une parole vertigineuse par sa vitesse, ses effets rhétoriques et sa capacité à passer du coq à l’âne, il nous explique tour à tour être arrivé sur Terre il y a des dizaines, voire une centaine d’années, avoir essayé avec l’aide de ses compagnons de voyage andromédiens de fonder une ville, celle-là même qu’il arpente, qui aurait dû rivaliser avec Washington, D.C. mais dont le superbe shopping mall ne parvint jamais à attirer quiconque, ou encore avoir travaillé comme beaucoup des siens pour le gouvernement américain, notamment au moment du crash de Roswell en 1947. À en croire notre sympathique conteur-fabulateur, qui fait tout ce qui est en son pouvoir pour présenter les faits imaginaires qu’il mentionne comme des faits réels, le mystérieux OVNI ayant nourri tant de fantasmes ne serait autre qu’une sonde venue de la planète dont il est lui-même originaire, la planète The Wild Blue Yonder, et une manipulation maladroite de l’engin cinquante ans après sa découverte aurait libéré un microbe menaçant toute vie sur Terre. Ceci aurait obligé la NASA à lancer une expédition en direction de la planète du narrateur afin d’y installer une colonie susceptible d’accueillir l’humanité après qu’elle a pris la ferme décision de déménager de chez elle.
Film qu’un carton peu après le début qualifie de « science fiction fantasy », The Wild Blue Yonder éblouit par ses audaces, son inventivité formelle et ses jeux constants avec le vrai et le faux. On ne sait bien évidemment jamais quel degré de crédit accorder aux propos de la figure centrale. Selon une logique proche du mockumentary, le personnage est filmé avec un geste économe et direct, qui évoque aussi bien les documentaires du cinéma-vérité que certaines vidéos complotistes reprenant ces codes pour mieux embobiner leur public, et son identité ne cesse de poser problème. Vu qu’aucun effet spécial ou qu’aucune transformation physique de blockbuster n’intervient pour prouver hors de tout doute que celui qui parle n’appartient pas à notre monde, il n’est pas exclu qu’il s’agisse en réalité d’un être humain devenu fou se prenant pour un alien (un personnage de fiction ou Brad Dourif lui-même ?), si bien qu’on ne peut pas trancher quant à dire si l’on se trouve face à un extraterrestre de SF qui raconterait son histoire le plus objectivement possible, à un extraterrestre menteur, à un être humain fictionnel mythomane ou à un Brad Dourif en plein délire. La complication identitaire de la figure centrale, dotée ainsi d’une multiplicité d’identités possibles, ne constitue que la partie émergée de l’iceberg, tant le montage, dont la complexité n’a d’égal que la ruse, s’évertue à brouiller les pistes et à créer une porosité généralisée entre les niveaux de réalité.
Herzog est allé piocher dans diverses banques d’archives et s’amuse à faire défiler à l’écran plusieurs types d’images venant accompagner le récit de son personnage. Lorsque celui-ci évoque par exemple l’arrivée de son peuple sur Terre, surgissent des images en noir et blanc tirées de la préhistoire de l’aviation, où l’on découvre les courses incertaines et peu assurées que décrivent des engins volants aux allures pittoresques pilotés par des inventeurs facétieux, dont l’un est acclamé par une foule en délire. Ou lorsqu’il rappelle l’engagement de son groupe au sein du gouvernement US, une archive télévisuelle, également en noir et blanc, montre un officiel expliquer à quel point les avions de combat furent d’une piètre importance dans l’issue de la Première Guerre mondiale. Par la suite, ce sont des images en couleur directement tournées par la NASA qui interviennent parallèlement à la voix de Dourif : des images de ce qui ressemble à de simples opérations de routine, de la part de l’équipage d’un engin en orbite autour de la Terre, servent à se faire l’écho de l’expédition fictionnelle à travers l’espace pour atteindre Andromède, et des vues sous-marines filmées en Antarctique l’écho du moment où le groupe d’astronautes, enfin parvenu à son but, explore pendant plusieurs jours la planète The Wild Blue Yonder et son atmosphère liquide (voir les figures 2–5).
Figures 2 à 5
Photogrammes du film The Wild Blue Yonder, Werner Herzog, 2005.
Avec toute la malice et l’humour qui le caractérisent, Herzog déjoue constamment la dimension « illustrative » que l’on pourrait avoir tendance à prêter initialement aux bandes d’archives. Car si illustrer un propos suppose ou supposerait une relation simple et directe entre paroles et images, c’est ici au contraire un jeu de raccord et de non-raccord, de rapprochement et de disjonction qui prévaut, les multiples points de jonction entre récit et plans d’archives s’interdisant de faire totalement disparaître leur hétérogénéité, appuyée par plusieurs hiatus volontairement marqués. La foule qui acclame le pilote héroïque produit un violent contraste avec la triste arrivée des Andromédiens racontée par Dourif, qui s’est faite à l’en croire dans le plus grand secret, ou les gestes du quotidien qu’accomplissent les astronautes à l’image (ils et elles discutent, mangent, font du sport, se lavent les dents, peinent à se faufiler dans leur sac de couchage…) sont bien loin de refléter le récit lorsque la narration s’engage dans des moments de tension — tout particulièrement quand alors que la figure centrale évoque la « folie » et la « violence » chaotiques qui s’immiscent dans le vaisseau, on nous montre l’un des membres de l’équipage luttant pour récupérer ses habits éparpillés dans l’habitacle par l’apesanteur. Ne se fondant jamais l’une dans l’autre, tout en se nourrissant de l’effacement des frontières et des cloisonnements entre documentaire et fiction, la bande parole et la bande image d’archives, et les types et niveaux de réalité qu’elles portent en elles, valent toujours au moins pour elles-mêmes / eux-mêmes et pour ce que chacun / chacune devient au contact de l’autre, selon des intensités variables dans la proximité ou l’éloignement instauré entre mots et images, produisant entre les réalités des contaminations, des transformations et des réagencements de différents degrés et différentes natures. En parallèle, le dispositif particulier du film tend à produire à l’écran une ribambelle d’êtres à l’identité aussi hybride, incertaine et indécidable que celle de la figure centrale. Étant donné qu’elles sont censées dire quelque chose du passé des Andromédiens, les archives en noir et blanc présentent des êtres humains (les pilotes, l’officiel du gouvernement US…) que l’on doit donc aussi envisager comme des extraterrestres; donnant à voir le trajet de la Terre à The Wild Blue Yonder, soit le trajet inverse à celui accompli par la figure centrale et son peuple, les plans en couleur de la NASA valent tout aussi bien pour des images du voyage des extraterrestres à apparence humaine des années plus tôt et pour des images de la façon dont ils vivaient auparavant sur leur planète.
Le jeu du montage avec les niveaux de réalité, produisant des alternatives indécidables vrai / faux propres à des éléments plongés dans un univers gagné par la fabulation, ne cesse de s’intensifier. Au terme du film, ce sont carrément deux fins possibles qui viennent clore le récit. Selon la première, la Terre que regagnent les astronautes après leur périple ressemble encore au monde qu’ils et elles connaissaient avant leur départ; elle s’est simplement contentée de vieillir plus vite qu’eux (820 ans contre 15 ans). Selon la seconde, la planète a changé du tout au tout et elle est revenue à sa « pristine beauty », à sa beauté primitive et parfaite, après s’être débarrassée de la présence humaine et de toute forme de technologie. Là encore, le geste herzogien cultive la complexité et se régale des informations contradictoires qu’il transmet au spectateur. La première fin est accompagnée de plans-portraits des astronautes âgés, c’est-à-dire d’images contemporaines du tournage montrant les « vrais » astronautes au présent, et révélant par là même que les archives utilisées précédemment appartenaient au passé de la NASA et de ses employés. Le chapitrage, qui rythme le récit, s’amuse par la suite à présenter la seconde fin et ses plans de Nature vierge comme « The true story of their return », comme « l’histoire vraie » du retour des astronautes. Si l’assemblage met à première vue en dialogue et en compétition deux types de vérité s’excluant mutuellement, la vérité du document / la vérité de la fiction, il en met en réalité trois, la troisième obéissant à une logique de fabulation pure et simple, en cherchant à faire croire à tout prix à la réalité de la narration imaginaire du personnage principal : le titre du chapitre paraît en effet nous dire que l’on quitte à ce moment-là un récit qui avait jusqu’alors déformé par la voie fictionnelle des éléments d’une histoire ayant bien eu lieu, le finale ne souhaitant plus tremper dans ce type de combine. La double triple fin de The Wild Blue Yonder entend problématiser en profondeur la définition du vrai, voire la faire définitivement disparaître au profit de points de vue ou de mises en forme directement connectés au faux et à des procédés de falsification (pour que le document soit vrai, il faut que la fiction soit fausse, et inversement; pour que la troisième fin soit vraie et que la fable prenne, il faut falsifier l’Histoire de l’humanité) que le cinéma — en raison de sa schizophrénie originelle Lumière / Méliès — a pour mission d’explorer à l’infini, et au-delà (voir les figures 6–8).
Figures 6 à 8
Photogrammes du film The Wild Blue Yonder, Werner Herzog, 2005.
En tant qu’ils cherchent constamment à produire des alternatives indécidables et des noeuds inextricables entre le vrai et le faux, tout concourt à ce que l’on soit en droit d’assimiler le Werner Herzog de The Wild Blue Yonder et sa figure centrale de narrateur-fabulateur — aux allures d’alter ego d’Herzog lui-même — à des figures participant de ce magnifique personnage que conceptualise Deleuze au chapitre 6 de L’Image-temps[2] (1985) : le personnage du faussaire, représentant de toute une série de cinéastes-monteurs qui s’adonnent à la suite d’Orson Welles[3] aux jeux créateurs des « Puissances du faux » donnant son titre au chapitre. Vu l’importance qu’il acquiert en tant que figure relayant les procédés et les usages du faux qu’emploient et s’accordent certains cinéastes qui aiment à duper, à falsifier, à délirer, à fabuler, voire à mentir de façon éhontée, le personnage s’émancipe d’une définition et d’un statut purement narratifs pour atteindre un autre niveau de réalité :
On pourrait tout résumer en disant que le faussaire devient le personnage même du cinéma : non plus le criminel, le cow-boy, l’homme psycho-social, le héros historique, le détenteur de pouvoir, etc., comme dans l’image-action, mais le faussaire pur et simple, au détriment de toute action. Le faussaire pouvait exister naguère sous une forme déterminée, menteur ou traître, mais il prend maintenant une figure illimitée qui imprègne tout le film. À la fois, il est l’homme des descriptions pures, et fabrique l’image-cristal, l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire ; il passe dans le cristal, et fait voir l’image-temps directe ; il suscite les alternatives indécidables, les différences inexplicables entre le vrai et le faux[4] […].
Le chapitre 6 de L’Image-temps marque l’entrée en force d’un philosophe, Nietzsche, dont les textes ne venaient jusqu’alors qu’en appoint ou en renfort de certains des développements du diptyque deleuzien. C’est avec un effet dramatique — ou en tout cas « dramatisant » — que Deleuze fait entrer le penseur allemand en scène au chapitre 6 de L’Image-temps et le place ainsi à côté de Bergson au coeur de sa pensée du cinéma (« Nous n’avons pas parlé de l’auteur essentiel à cet égard : c’est Nietzsche, qui sous le nom de “volonté de puissance”, substitue la puissance du faux à la forme du vrai[5] »). Se produisent alors une rencontre et une hybridation fécondes entre la pensée nietzschéenne et les différents commentaires de la philosophie bergsonienne rythmant L’Image-temps et L’Image-mouvement, comme si, grâce à Deleuze, l’auteur du Gai Savoir devenait dans le chapitre une sorte de théoricien du cinéma. Écrivant que : « Ce que Nietzsche avait montré : que l’idéal du vrai était la plus profonde fiction, au coeur du réel, le cinéma ne l’avait pas encore trouvé[6] », Deleuze entend prendre appui sur la critique radicale qu’a fait subir la pensée nietzschéenne à l’idée de vérité pour conceptualiser les puissances du faux de L’image-temps, et à travers elles accorder un nouveau statut au mensonge, à l’illusion et à cette fabulation au coeur du geste herzogien de The Wild Blue Yonder.
Nietzsche a en effet composé une véritable machine de guerre lancée à l’assaut du vrai, et à l’assaut de toute notion s’en réclamant implicitement comme l’objectivité ou la véracité. Il explique par exemple dans Le Crépuscule des Idoles (1888) « Comment, pour finir, le “monde vrai” devint fable[7] »; il s’en prend aux « préjugés des philosophes » sur la question tout au long de la première partie de Par-delà le bien et le mal[8] (1886); ou il assimile, dans son texte inachevé « Vérités et mensonges au sens extra-moral[9] » (1873), le langage qui élabore le vrai à un système essentiellement métaphorique, donc déconnecté de la réalité. Précurseur du déconstructionnisme, le philosophe considère le langage comme incapable de parler la langue du devenir, procédant toujours par simplifications et réductions fixistes au service d’un anthropomorphisme généralisé. Ceci amène selon lui à considérer tout énoncé et toute observation, quelle que soit la discipline qui les fait naître, mais aussi toute sensation en ce qu’elle est fondamentalement tributaire d’une mise en forme langagière préalable du monde, comme des falsifications de différents types et différents ordres. À l’image des mathématiciens, qui en prennent pour leur grade dans un fragment intégré à l’édition Würzbach de La Volonté de puissance, l’être humain « commence » toujours, quoi qu’il fasse et dise, « par arranger et simplifier (falsifier) le réel[10] ». N’en déplaise aux défenseurs de la post-vérité, cela ne veut en aucun cas dire que tout se vaut. Réfléchissant toujours en termes de forces et de rapports de force, Nietzsche pense que les divers types de falsifications, de la description se voulant tout à fait objective à la fable la plus dopée à l’imaginaire, en passant par toute donnée scientifique consignée de nos jours dans nos modernes tableaux Excel, mobilisent des forces différentes et les agencent de manière singulière. Les falsifications entrent en lutte les unes avec les autres pour composer des rapports de force entre les disciplines et les énoncés, et elles doivent en réalité être évaluées dans leur rapport à la vie[11], selon leur capacité à nourrir, augmenter, célébrer la vie ou, au contraire à participer du nihilisme qui cherche à la mettre à mort.
Dans Nietzsche et la philosophie (1962), ouvrage évidemment crucial à qui veut faire l’archéologie des puissances du faux, Deleuze crédite l’auteur du Gai Savoir d’une révolution copernicienne dans l’histoire de la philosophie. Non seulement Nietzsche a accompli un renversement de perspective capital en reconnectant la pensée à la vie et aux forces actives et réactives qui la traversent[12], il a substitué au couple vrai / faux des notions beaucoup plus fécondes, celles d’interprétation, de sens et de valeur[13], mais il a surtout remplacé la question traditionnelle de la philosophie héritée du platonisme « Qu’est-ce que ? » (Qu’est-ce que la vérité ?, la justice ?, etc.) par la question « Qui ? », afin de mieux comprendre les motivations secrètes de celui ou celle se réclamant d’une notion ou d’un concept[14]. S’appuyant sur l’aphorisme 344 du Gai Savoir, Deleuze explique[15] alors que Nietzsche a su mettre en évidence le fond moral de la vérité et de celles et ceux qui s’en revendiquent, ces philosophes et scientifiques secrètement animés par l’obsession de « ne pas tromper », et qu’il a su avec l’aphorisme 107 de la Volonté de puissance congédier toute idée de « monde vrai », en estimant que l’idée d’un monde vrai présuppose en fait l’existence d’un « homme véridique[16] » à même de le faire apparaître et de le décrire. L’aphorisme 107 de La Volonté de puissance est fondamental car il voit surgir l’expression dont va s’emparer Deleuze. Le fragment affirme qu’il faut chercher à atteindre « une plus haute puissance du faux[17] » en matière de véracité. Deleuze considère que ce sont chez Nietzsche l’art et la création artistique qui ont pour mission de pousser le faux à cette plus haute puissance, grâce aux mensonges, aux illusions et aux fabulations de types particuliers rendus possibles par l’expression artistique :
[…] l’art est la plus haute puissance du faux, il magnifie le « monde en tant qu’erreur », il sanctifie le mensonge, il fait de la volonté de tromper un idéal supérieur. […] La puissance du faux doit être portée jusqu’à une volonté de tromper, volonté artiste seule capable de rivaliser avec l’idéal acétique et de s’opposer à cet idéal avec succès. L’art précisément invente des mensonges qui élèvent le faux à cette plus haute puissance affirmative, il fait de la volonté de tromper quelque chose qui s’affirme dans la puissance du faux[18].
On constate de ce point de vue qu’en raison des modifications qu’elle a connues, l’oeuvre d’Herzog n’est pas sans avoir changé de place au sein de l’édifice que composent les deux ouvrages deleuziens sur le cinéma. La célèbre « Minnesota Declaration[19] », ce manifeste théorique en 12 points prononcé par le cinéaste en 1999, démontre bien qu’Herzog défend une vision du cinéma documentaire qui apparaît pleinement en phase avec les positions nietzschéennes analysées par Deleuze et constituant le terreau du chapitre 6 de L’Image-temps. Le réalisateur s’en prend au simplisme qui caractérise selon lui le cinéma-vérité, trop attaché aux « faits » et dont les représentants croient naïvement à l’honnêteté ainsi que le feraient des hommes véridiques, et il milite au contraire pour un cinéma documentaire qui afin d’atteindre une forme de vérité supérieure, « poetic » et « ecstatic », doit accepter de recourir volontairement à des outils habituellement proscrits : « fabrication, and imagination, and stylization[20] » (point 5).
Dans leurs ouvrages de référence sur le cinéma d’Herzog, Ferocious Reality (2012) et La quête anthropologique de Werner Herzog (2007), c’est en prenant appui sur la Minnesota Declaration que Eric Ames et Valérie Carré définissent la singularité des formes filmiques du cinéaste, ayant oeuvré depuis les années 1990 à une puissante hybridation entre documentaire et fiction allant à l’encontre de tous les préjugés. Le premier la cite intégralement en préambule de Ferocious Reality, il explique dans le prolongement que « Herzog’s work refers us to a conception of documentary that is also a form of counterdocumentary and thrives on this supposed contradiction[21] » et il présente l’ensemble de son ouvrage comme une exploration de « Herzog’s ambivalent and innovative relationship to documentary cinema. It procedes from the counterintuitive idea that Herzog dismisses documentary as a mode of filmmaking to creatively intervene and participate in it[22]. » La seconde lui consacre l’une des sous-parties de La quête anthropologique selon Werner Herzog (2007), où elle établit un lien entre le cinéaste et le perspectivisme nietzschéen concernant la vérité, pour conclure que l’oeuvre herzogienne procède à une perturbation des rapports entre le vrai et le faux, avec une affirmation que l’on peut comprendre comme une manière de suggérer que ses gestes documentaires sont traversés par la puissance du faux : « C’est ainsi qu’Herzog peut prétendre que ce qui est faux dans ses films permet d’atteindre une couche plus profonde de la vérité. Avec ses documentaires, il nous présente sa réalité, sa vérité. Le faux devient le vrai, car ils sont dans leur essence identiques[23]. »
Il n’est jamais fait mention d’Herzog au chapitre 6 de L’Image-temps, alors même que les films du cinéaste allemand intéressent beaucoup Deleuze. Il leur consacre un passage de L’Image-mouvement, où il identifie la présence dans plusieurs d’entre eux d’une figure, à la fois Idée et Vision, une figure basée sur le couple Petit / Grand[24] qui enraye le fonctionnement des circuits formels de l’image-action au profit d’un travail du sublime dont la démesure a la particularité de pouvoir passer par l’infiniment petit. L’une des oeuvres du réalisateur, Coeur de verre (1976), revient par la suite dans les analyses deleuziennes, lorsqu’il conceptualise sa fameuse « image-cristal » au chapitre 4 de L’Image-temps, et elle donne lieu à une formule à la hauteur de la passion qu’elle suscite chez le philosophe : « C’est Herzog qui a dressé dans ce film les plus grandes images-cristal de l’histoire du cinéma[25]. » L’absence de référence au cinéaste quand il est question des puissances du faux s’explique à la fois pour des raisons historiques, en ce que c’est après la rédaction du diptyque qu’Herzog se lancera de plain-pied dans la réalisation des documentaires bouleversant les repères entre vrai et faux[26] sur lesquels portent nombre de passages des ouvrages de Ames et Carré, mais aussi par le fait que Deleuze (victime du goût de son temps) se concentre presque exclusivement sur les films de fiction les plus connus du cinéaste. Vu le trajet qui a été celui de l’oeuvre herzogienne depuis les années 1990, elle a désormais toute sa place au sein du chapitre 6, en particulier vu le lien établi par le philosophe entre la figure du faussaire et la sérialité, dont on trouve un bel écho dans The Wild Blue Yonder.
Troquant dans L’Image-temps le singulier « la puissance du faux » pour le pluriel « les puissances du faux », Deleuze prolonge bien évidemment les considérations de Nietzsche et la philosophie. Forte de son ancrage nietzschéen, la figure conceptuelle du faussaire est à envisager « au-delà du bien et du mal », c’est-à-dire hors de tout territoire moral, ce qui, comme le rappelle Deleuze, ne veut pas dire pour Nietzsche « au-delà du bon et du mauvais[27] ». Grâce au faussaire, figure aux nombreuses facettes, ce sont plusieurs types de puissances du faux qui vont pouvoir s’élancer, communiquer entre elles et entrer en lutte, certaines relevant de bonnes falsifications, celles qui exaltent la « vie jaillissante, ascendante », à l’image de la création artistique, d’autres de mauvaises, celles qui entendent participer au « devenir épuisé de la vie[28] ». Le personnage déploie donc forcément pour Deleuze une série de puissances et une chaîne de figures de faussaires, allant de l’homme véridique (le faussaire le plus vil) à l’artiste (le plus noble) :
La puissance du faux n’existe que sous l’aspect d’une série de puissances, se renvoyant toujours les unes aux autres et passant les unes dans les autres. […] Le faussaire sera donc inséparable d’une chaîne de faussaires dans lesquels il se métamorphose. Il n’y a pas de faussaire unique, et, si le faussaire dévoile quelque chose, c’est l’existence derrière lui d’un autre faussaire […]. L’homme véridique fera partie de la chaîne, à un bout, comme l’artiste, à l’autre bout, énième puissance du faux. Et la narration n’aura pas d’autre contenu que l’exposition de ces faussaires, leur glissement de l’un à l’autre, leurs métamorphoses les uns dans les autres[29].
Figures 9 à 11
Photogrammes du film The Wild Blue Yonder, Werner Herzog, 2005.
S’il n’est pas impossible d’identifier des références à Nietzsche dans les films d’Herzog — par exemple la figure de berger-Zarathoustra de Coeur de verre multipliant les aphorismes —, avec The Wild Blue Yonder, il s’aventure sur un territoire profondément deleuzien. Le cinéaste dispose à plusieurs moments du film des entretiens avec des astrophysiciens de la NASA qui participent à la mise en place d’une chaîne de faussaires. Loin de se cantonner dans le rôle d’« hommes véridiques » qui semble être le leur initialement, les scientifiques en viennent progressivement à développer des théories fantasques et chaque fois plus délirantes, qui servent et alimentent la fabulation centrale de l’extraterrestre-narrateur au gré d’une augmentation constante de l’intensité des puissances du faux déployées. Ils expliquent notamment comment se servir de l’attraction de Vénus pour avancer dans l’espace ou comment emprunter des sortes de portes invisibles menant à des autoroutes secrètes faisant passer en un clin d’oeil d’un point à l’autre de l’univers. Le jeu herzogien visant à l’indiscernabilité entre le vrai et le faux atteint alors son paroxysme, consolidant la chaîne de figures de faussaires et permettant le glissement de l’une à l’autre, synonyme de décuplement de puissance, en ce qu’il faut savoir que les théories que présentent les astrophysiciens face caméra ne sont pas dénuées de tout fondement scientifique. Elles sont en réalité inspirées de leurs recherches en cours. Aussi ahurissant que soit en apparence l’exposé qu’ils nous en font, le développement correspond à ce que chacun des hommes de science aimerait parvenir à mettre en évidence, y compris l’existence énoncée en bout de course de ces autoroutes secrètes et invisibles sur lesquelles travaille le fantasque Martin Lo, dont la caméra du réalisateur de Fitzcarraldo (1982) aime à boire les paroles, des autoroutes qui devraient selon Lo ouvrir la voie aux voyages intergalactiques. Consacrant la conclusion de son ouvrage à The Wild Blue Yonder, qu’elle présente explicitement comme une fable, « fable historique, scientifique, philosophique, écologique et cinématographique[30] », Valérie Carré insiste sur le rôle particulier du scientifique, « les images de la planète bleue sont rendues possibles par l’imagination farfelue d’un scientifique de la NASA[31] ».
Intégrées à la chaîne dans laquelle l’extraterrestre joué par Brad Dourif et son créateur Werner Herzog avaient déjà trouvé leurs places, les figures de scientifiques-faussaires aux théories empruntant de plus en plus aux armes de la fable composent un trajet qui met à mal les certitudes et les connaissances établies, repoussent les limites du savoir et s’appuient sur les puissances du faux, mobilisées par une fabulation se faisant dès lors à plusieurs voix, pour chercher à participer à l’apparition de vérités d’un nouveau type, jusqu’alors inconcevables pour le commun des mortels, sinon sous une forme délirante ou science-fictionnelle. À leur manière, ils s’inscrivent dans la lignée de Deleuze et Guattari et des célèbres ouvrages qu’ils ont rédigés à quatre mains. Revenant sur sa collaboration avec son ami, Deleuze explique que non seulement le duo s’est attaqué aux cloisonnements disciplinaires en explorant les croisements fructueux entre les domaines de la philosophie, de la science et de l’art[32] (à cet égard, Martin Lo s’appuie dans le film sur une représentation en images de synthèse faite à sa demande par un artiste pour donner à comprendre sa modélisation de l’univers), mais surtout que c’est en revêtant chacun à son tour le masque du faussaire et en s’adonnant aux puissances du faux que les auteurs de Mille plateaux ont voulu, tout comme les personnages d’Herzog près de quarante ans plus tard, devenir des créateurs de vérités :
Cette idée que la vérité, ce n’est pas quelque chose qui préexiste, qui est à découvrir, mais qu’elle est à créer dans chaque domaine, c’est évident […]. Même en physique, il n’y a pas de vérité qui ne suppose un système symbolique, ne serait-ce que des coordonnées. Il n’y a pas de vérité qui ne « fausse » des idées préétablies. Dire « La vérité est une création » implique que la production de vérité passe par une série de falsifications à la lettre. Mon travail avec Guattari : chacun est le faussaire de l’autre. Ce qui veut dire que chacun comprend à sa manière la notion proposée par l’autre. […] Ces puissances du faux qui vont produire du vrai, c’est ça des intercesseurs[33]…
En tant qu’intercesseur à même de faire germer de nouvelles vérités, seul moyen de résorber et de dépasser la crise nietzschéenne du vrai[34], le faussaire a pour tâche première de bouleverser les modalités humaines de perception dans leurs rapports à l’espace et au temps, et de permettre ainsi au spectateur de faire l’expérience de formes alternatives d’existence. Parce qu’il « passe dans le cristal », « fait voir l’image-temps directe », le personnage impose selon Deleuze « une puissance du faux comme adéquate au temps, par opposition à toute forme du vrai qui disciplinerait le temps[35] » et il fait passer d’une forme ordonnée de l’espace à une forme plus libre et chaotique :
[…] en même temps que l’espace concret cesse d’être hodologique, l’espace abstrait cesse d’être euclidien, perdant à son tour les connexions légales et les lois d’extremum qui le régissaient. […] Nous disons […] qu’il y a espace riemanien [sic] lorsque le raccordement des parties n’est pas prédéterminé, mais peut se faire de multiples façons : c’est un espace déconnecté, purement optique, sonore, ou même tactile[36] […].
Relais d’Herzog en tant qu’expert ès puissances du faux, Martin Lo et l’extraterrestre — ainsi que la fabulation centrale que chacun nourrit à sa manière — oeuvrent avec acharnement à faire bouger les lignes de l’espace et du temps. De façon presque nietzschéenne, le scientifique invite le spectateur à considérer l’univers en faisant disparaître sa mise en forme anthropomorphique habituelle, ce qui oblige à abandonner l’idée de « cosmos » (lié étymologiquement à l’« ordre ») pour embrasser celle de « chaos ». Il s’amuse par ailleurs lors de ses interviews à nous projeter dans une époque future où ses théories concernant les « chaotic voyages » et leurs trajectoires « riemanniennes » seraient parfaitement admises. À travers son récit fabuleux, au gré d’une dynamique qui n’est pas sans flirter avec le sublime kantien, le personnage joué par Dourif ne cesse quant à lui de confronter le point de vue humain à l’incommensurable, qui déjoue toute perception et toute tentative de conceptualisation, à l’incommensurable de cette étendue infinie que l’on appelle communément « l’espace », mais aussi à l’incommensurable temporalité de la planète Terre et de l’univers lui-même, dont les millions d’années écrasent l’être humain réduit face à eux à une sorte de lilliputien de l’espace. Se nourrissant de ces éléments, superposant à l’image les nappes temporelles passé / présent / futur, transformant des vues sous-marines tournées dans l’Antarctique en aperçus d’une planète inaccessible et ménageant des galeries souterraines pour faire communiquer des niveaux de réalité spatiotemporels hétérogènes, le montage artiste d’Herzog, au sens fort et affirmatif que donne Deleuze à ce terme par l’intermédiaire de Nietzsche, montage bien déterminé à pousser la volonté de tromper à sa énième puissance, s’en donne à coeur joie pour faire valser les repères, le haut / le bas, le vide / le plein, le proche / le lointain, l’instant présent / l’immensité abyssale du temps.
Là où le Herzog de The Wild Blue Yonder rejoint peut-être le plus directement L’Image-temps, c’est lorsqu’il pense les puissances du faux avant tout en termes énergétiques. S’autorisant une incartade du côté de la physique, Deleuze présente la différence entre bonnes et mauvaises falsifications en ces termes :
[L]e mauvais, c’est la vie épuisée, dégénérescente, d’autant plus terrible, et apte à se propager. Mais le bon, c’est la vie jaillissante, ascendante, celle qui sait se transformer, se métamorphoser d’après les forces qu’elle rencontre, et qui compose avec elles une puissance toujours plus grande, augmentant toujours la puissance de vivre […]. [I]l y a du bon et du mauvais, c’est-à-dire du noble et du vil. Suivant les physiciens, l’énergie noble, c’est celle qui est capable de se transformer, tandis que la vile ne le peut plus[37].
Si le « scénario » de The Wild Blue Yonder est assez avare en moments dramatiques, l’un d’entre eux retient tout de même l’attention. Peu après le départ du groupe d’astronautes fictionnels, la NASA se rend compte que le vaisseau transportant l’équipage n’a pas assez de carburant pour quitter la Voie lactée. À grand renfort d’effets comiques, Brad Dourif explique que l’engin utilise une forme de rocket fuel extrêmement polluant, qui nécessiterait de consumer l’ensemble de la masse de l’univers connu pour faire avancer le vaisseau ne serait-ce que de quelques années-lumière. C’est à ce moment de suspense « insoutenable » que Martin Lo fait son entrée en scène dans le film; le scientifique offre symboliquement à l’équipage la solution qui lui permettra de voyager ad vitam aeternam sur les autoroutes de l’espace, en se servant de l’énergie « noble » et illimitée qu’il a découverte et qui provient de l’univers lui-même.
Avec cette péripétie, Herzog transforme la fable et l’acte de fabulation lui-même, celui auquel s’adonne Martin Lo imaginant que sa théorie est finalement admise, celui dont sont incapables ceux qui croient aux énergies fossiles et celui auquel s’adonnent tous les membres de la chaîne de faussaires du film se métamorphosant les uns dans les autres, en un puissant carburant, peut-être le carburant le plus puissant qui soit. Ce n’est pas pour rien que The Wild Blue Yonder s’achève sur un carton se lisant « We thank NASA for its sense of poetry ». À en croire Herzog, seule la fabulation, où la science et la poésie viennent se croiser et se féconder, au gré d’effets d’exagération ou d’effets déceptifs dont la dimension drolatique est partie prenante de l’enchantement qu’ils procurent, permettra à l’humanité d’avancer dans son exploration des mystères de l’univers, au propre comme au figuré.
Figure 12
L’une des pièces maîtresses des considérations deleuziennes sur les puissances du faux, la fabulation est au coeur du dernier segment du chapitre 6 de L’Image-temps, consacré principalement aux oeuvres de Pierre Perrault et Jean Rouch. Pour Deleuze, les dispositifs singuliers de cinéma-vérité[38] utilisés par les deux réalisateurs offrent l’occasion aux figures centrales de produire un acte de fabulation profondément politique, détruisant les fictions et les mythes au service du pouvoir, avec un processus qui ne peut pas manquer de transformer l’identité même des cinéastes qui le rendent possible :
Ce qui s’oppose à la fiction, ce n’est pas le réel, ce n’est pas la vérité qui est toujours celle des maîtres ou des colonisateurs, c’est la fonction fabulatrice des pauvres, en tant qu’elle donne au faux la puissance qui en fait une mémoire, une légende, un monstre. […] Ce que le cinéma doit saisir, […] c’est le devenir du personnage réel quand il se met à « fictionner », quand il entre « en flagrant délit de légender », et contribue ainsi à l’invention d’un peuple. Le personnage […] devient lui-même un autre, quand il se met à fabuler sans jamais être fictif. Et le cinéaste de son côté devient un autre quand il « s’intercède » ainsi des personnages réels qui remplacent en bloc ses propres fictions par leurs propres fabulations. Tous deux communiquent dans l’invention d’un peuple[39].
Comme le rappelle Arnaud Bouaniche, la fabulation telle que la conceptualise Deleuze s’inspire de la pensée de Bergson et du vitalisme qui la caractérise :
[La] parole est l’objet d’un acte de « fabulation », que Deleuze distingue du mythe et de la fiction. Le terme de « fabulation » est emprunté à Bergson, chez qui il désigne une sorte d’instinct inscrit dans l’espèce humaine, et qui est à l’origine de l’invention d’entités imaginaires qui peuvent prendre diverses formes : mythologiques, romanesques, superstitieuses, religieuses, etc. Ce que Deleuze retient de cette faculté, c’est qu’elle renvoie à une fonction enracinée dans la vie, et non à une initiative individuelle et subjective. En ce sens, la fabulation est impersonnelle[40].
Herzog s’amuse à sortir la fabulation de son cadre documentaire, puisque s’il génère une « simulation de récit[41] » comme les figures de Rouch et Perrault, l’extraterrestre de The Wild Blue Yonder reste un être fictif. Le geste n’en est pas moins profondément politique. Par sa modestie formelle, ses péripéties saugrenues, son humour de sale gosse, amenant Dourif à constamment assimiler les Étatsuniens à un peuple d’ados attardés, addict aux centres commerciaux et incapables de respecter le moindre environnement naturel, ou amenant le montage à détourner des images à plusieurs millions de dollars tournées par la NASA pour leur faire emprunter un autre chemin que celui auquel les destine une certaine propagande, The Wild Blue Yonder compose une épopée science-fictionnelle s’opposant en tous points aux mythes conquérants des blockbusters SF hollywoodiens. Vissé au récit d’une figure sans nom et à l’identité incertaine, donc structuré autour d’un acte de fabulation impersonnel, le long-métrage offre la possibilité à un représentant de tous les peuples que le cinéma étatsunien n’a cessé d’opprimer, des Native Americans aux aliens, de prendre la parole, de « légender », et de pourfendre les fictions dominantes.
L’acte de fabulation du personnage, par lequel il s’ouvre à l’altérité selon un processus qui affecte obligatoirement celle d’Herzog[42] s’imaginant ainsi alien ou Native American, fait plonger le film dans les torrents du devenir, un devenir qui, comme chez les Deleuze et Guattari du chapitre 10 de Mille plateaux, ne doit pas en rester à une échelle humaine. Grâce au trajet, au chatoiement visuel et aux différentes vitesses que déploient la fable centrale et le montage, personnage principal et spectateurs font symboliquement l’expérience d’un devenir-animal (la faune des abysses de l’Antarctique), d’un devenir-particule synonyme de devenir imperceptible (les formes humaines des astronautes se désagrégeant en poussière de lumière) et plus généralement d’un devenir-univers. Au moins aussi vitaliste que Deleuze et Bergson, et aussi enclin à remettre en cause les frontières entre Nature et Culture, Herzog pousse alors à considérer que l’acte de fabulation de la figure centrale, valant pour un acte de résistance politique, est fondamentalement un chant de lutte produit par l’univers lui-même.
Figures 13 & 14
Photogrammes du film The Wild Blue Yonder, Werner Herzog, 2005.
Parties annexes
Note biographique
Maître de conférences en Études cinématographiques à l’Université Grenoble Alpes, Guillaume Bourgois est en délégation CNRS au sein de l’UMR THALIM (UMR 7172) pour l’année universitaire 2023–2024. Auteur de la thèse Poétique de la divergence : le cinéma d’Oliveira à la lumière de Pessoa (et de Godard), il travaille principalement sur le cinéma portugais, le cinéma américain, les films de Jean-Luc Godard et de Werner Herzog ainsi que sur la pensée de Gilles Deleuze. Il a publié un essai consacré à L’Étrange affaire Angélica de Manoel de Oliveira (Angélica !, De L’Incidence éditeur, 2013) et l’ouvrage d’analyse de films Dialoguer avec Ray, Godard, Visconti and friends — Regards et écoutes (L’Harmattan, 2019). Il prépare depuis 2020 une habilitation à diriger des recherches, parrainée par Peter Szendy, dont l’inédit portera sur les Puissances du faux deleuziennes.
Notes
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[1]
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir [1882 / 1887], Patrick Wotling (trad.), Livre III, Paris, Flammarion, 2000, p. 212.
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[2]
Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 165–202.
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[3]
Le récit science-fictionnel de The Wild Blue Yonder, qui commence par la vraie / fausse arrivée d’extraterrestres sur Terre, n’est pas sans chercher à rappeler le célèbre canular de Welles lisant en 1938 des extraits de La Guerre des mondes (1898) sur les ondes de la CBS.
-
[4]
Deleuze, 1985, p. 173.
-
[5]
Ibid., p. 172.
-
[6]
Ibid., p. 195.
-
[7]
Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau [1888], Jean-Claude Hémery (trad.), Paris, Gallimard, 1974, p. 30–31.
-
[8]
Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir [1886], Partie I, « Des préjugés des philosophes », Cornélius Heim (trad.), Paris, Gallimard, 1971, p. 21–42. Le premier aphorisme est limpide quant au projet nietzschéen : « La volonté du vrai, qui nous entraînera encore dans nombre d’entreprises périlleuses, cette célèbre véracité dont jusqu’ici tous les philosophes ont parlé avec véhémence, que de problèmes nous a-t-elle déjà posés ! […] Étant admis que nous voulons le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? », ibid., p. 21.
-
[9]
Friedrich Nietzsche, « Vérité et mensonge au sens extra-moral » [1873], La philosophie à l’époque tragique des Grecs, suivi de Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, Jean-Louis Backès (trad.), Michel Haar et Marc B. de Launay (dir.), Paris, Gallimard, 1975, p. 205–220. Nietzsche y déclare notamment p. 212 : « Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines qui ont été réhaussées, transposées, et ornées par la poésie et par la rhétorique […]. »
-
[10]
Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance I, « Pensées liminaires », Geneviève Bianquis (trad.), Paris, Gallimard, 1995, p. 6.
-
[11]
« La vérité est une sorte d’erreur, faute de laquelle une certaine espèce d’êtres vivants ne pourraient vivre. Ce qui décide en dernier ressort, c’est sa valeur pour la vie », ibid., p. 331.
-
[12]
Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, « La distinction des forces », Paris, Presses universitaires de France, 1962, p. 46–48.
-
[13]
Ibid., « Le concept de généalogie », p. 1–3, et « Le sens », p. 3–6.
-
[14]
Ibid., « La formule de la question chez Nietzsche », p. 86–88, et « La méthode de Nietzsche », p. 88–90.
-
[15]
Ibid., « Le concept de vérité », p. 108–111.
-
[16]
Ibid., p. 109.
-
[17]
Nietzsche, 1995, p. 47.
-
[18]
Deleuze, 1962, p. 117.
-
[19]
https://derives.tv/minnesota-declaration-truth-and/ (consultation le 3 avril 2024).
-
[20]
Ibid.
-
[21]
Eric Ames, Ferocious Reality: Documentary According to Werner Herzog, University of Minnesota Press, 2012, p. 7.
-
[22]
Ibid., p. 3.
-
[23]
Valérie Carré, La quête anthropologique de Werner Herzog : documentaires et fictions en regard, Presses universitaires de Strasbourg, 2007, p. 215.
-
[24]
Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’Image-mouvement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 250–253.
-
[25]
Ibid., p. 100–101.
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[26]
Rappelons tout de même qu’il avait déjà tourné des oeuvres documentaires passionnantes et éminemment complexes dans leurs rapports à la vérité, à l’image de Fata Morgana (1971).
-
[27]
Gilles Deleuze, 1985, p. 185.
-
[28]
Ibid., p. 185.
-
[29]
Ibid., p. 174–175.
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[30]
Carré, 2007, p. 303.
-
[31]
Ibid., p. 304.
-
[32]
Gilles Deleuze, « Entretien sur Mille plateaux », Pourparlers 1972–1990, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990 / 2003, p. 45.
-
[33]
Ibid., p. 172.
-
[34]
Deleuze, 1985, p. 192.
-
[35]
Ibid., p. 173.
-
[36]
Ibid., p. 169.
-
[37]
Ibid., p. 185.
-
[38]
Il est intéressant de noter que Ames et Carré font la même remarque au sujet de la Minnesota Declaration herzogienne. Ils expliquent tous les deux que bien qu’elle s’en prenne officiellement et explicitement au « Cinéma vérité », ce sont surtout les représentants du direct cinema étatsunien qu’elle vise — Herzog ayant plusieurs fois revendiqué sa dette envers certains procédés utilisés par Rouch, notamment dans Les Maîtres fous (1955). Voir Ames, 2012, p. 9, et Carré, 2007, p. 213.
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[39]
Deleuze, 1985, p. 196.
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[40]
A. Bouaniche, Gilles Deleuze – Une introduction, Paris, Pocket, 2007, p. 229–230.
-
[41]
Deleuze, 1985, p. 194.
-
[42]
Eric Ames analyse au septième chapitre de son ouvrage la façon dont Herzog met souvent sa propre identité en crise dans ses oeuvres, en la transformant au contact d’un autre dont il fait le portrait, selon une propension à ce qu’Ames nomme la « relational autobiography », Ames, 2012., p. 215–257, voir en particulier p. 227–239.
Liste des figures
Figure 1
Photogrammes du film The Wild Blue Yonder, Werner Herzog, 2005.
Photogrammes du film The Wild Blue Yonder, Werner Herzog, 2005.
Photogrammes du film The Wild Blue Yonder, Werner Herzog, 2005.
Figure 12