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The most merciful thing in the world, I think, is the inability of the human mind to correlate all its contents.

H. P. Lovecraft, The Call of Cthulhu (1926)[1]

1 Introduction : assumer la magie, une révolution dans l’illusionnisme

L’histoire des formes artistiques et des paradigmes esthétiques de l’illusionnisme reste encore à écrire, en particulier dans leur rapport particulièrement ambigu à la notion de magie[2]. C’est pourquoi nous privilégions l’usage du terme neutre « illusionnisme » pour désigner ce qui est communément appelé « spectacle de magie ». En effet, suspendre a priori l’usage du terme « magie » permet d’éviter toute confusion avec sa forme occulte et, par conséquent, d’étudier plus précisément les liens entre l’illusionnisme et la magie[3].

Au cours de sa longue histoire se succèdent bien des pratiques, parmi lesquelles les paignia (tours récréatifs) antiques, le batelage médiéval, l’illusionnisme maniériste (16e–17e), la physique amusante (17e–18e), la prestidigitation et la magie de salon (19e), la manipulation, le close-up et le mentalisme (20e).

Plus près de nous, à partir de la fin des années 1960, une fraction du monde de l’illusionnisme anglo-saxon, proche de la contre-culture, donne naissance à la bizarre magick[4]. Influencé par « l’occulture[5] » (tout particulièrement Lovecraft, la Wicca et la question des perceptions extrasensorielles), ce courant artistique révolutionnaire se construit sur la volonté d’assumer la magie dans sa dimension occulte. Il rompt avec la prestidigitation traditionnelle en cherchant à fournir au spectateur, dans le réel, une expérience similaire à celles proposées par la littérature et le cinéma fantastiques, qui connaissent alors un important engouement populaire.

En Europe, dans les années 1990, principalement sous l’impulsion de l’artiste et illusionniste belge Christian Chelman, l’illusionnisme fantastique[6] prend le relais de ce courant, en y apportant un ajout décisif, assurant le pivot entre fait et fiction : l’objet chargé. Il s’agit généralement d’un objet ancien, le plus souvent déniché chez un antiquaire et que l’on pourrait trouver dans un musée. Cette antiquité (hantée) est habituellement un objet (magique) authentique, amené à prendre vie durant une performance et accompagné d’un ensemble d’objets historiques et de documents. L’apport central — qui constitue depuis sa signature — de Chelman à la bizarre magick réside dans la très haute exigence d’authenticité fixée pour les objets (ce qui lui vaudra les honneurs de l’exposition Persona, étrangement humain au Musée du quai Branly[7]). Comme en témoignent les interventions de Tony Raven dans les premiers numéros d’Invocation[8], le sujet avait cependant été identifié très tôt par les créateurs du mouvement. Ils étaient cependant restés piégés dans une pure apparence, une caricature d’authenticité. Impuissante à faire illusion sur tout spectateur un tant soit peu connaisseur, elle était par conséquent condamnée à l’échec. Manquant de profondeur historique, la bizarre magick se tient encore du côté du théâtre. Elle mobilise massivement ce que Chelman appelle les « true false antiques[9] », les « vraies fausses antiquités » (papier vieilli artificiellement avec du thé, crânes en plastique, accessoires vintage, etc.), auxquelles il va leur substituer des pièces authentiques ou a minima perçues comme telles même par un connaisseur avisé. En effet, la véracité est d’abord affaire de perception et donc de robustesse de la construction artistique : « si un seul de vos spectateurs prouve que vous racontez n’importe quoi, vous perdrez tout votre public[10] ».

Dans « Oracle[11] », par exemple, un simple tour de cartes se trouve totalement transfiguré par les objets et l’histoire racontée. Précautionneusement, Chelman pose une boîte ancienne sur la table, « acquis[e] par le Surnateum en 1960 auprès de Cassandra Grosemans[12] » (voir la figure 1).

Figure 1

Boîte de Cassandra Grosemans (fermée), collection du Surnateum

Photo Christian Chelman, 2023

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Il en extrait quelques documents anciens et commence à raconter l’histoire des Adelt, un couple Adelt qui cherche à fuir l’Allemagne en 1937. Invités chez des amis belges, Leonhard Adelt défie leur hôte Judith « Cassandra » Grosemans — amatrice de sciences occultes — de tirer les cartes pour eux. Cette dernière va chercher son « Petit Oracle des Dames »... Et Chelman sort alors de la boîte un jeu de divination des années 1930, ajoutant : « Oui, précisément ce jeu-là ! » (voir la figure 2).

Figure 2

Boîte de Cassandra Grosemans (ouverte), révélant son Petit Oracle des Dames (éd. 1930) et divers objets liés à l’histoire, collection du Surnateum, Bruxelles

Photo Christian Chelman, 2023

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Il continue de raconter l’histoire, tout en mélangeant le jeu avant de faire couper, comme Cassandra l’avait fait. Il confie à voix basse : « Depuis ce jour, l’oracle est condamné à répéter la même prophétie pour l’éternité[13]. » Et, de fait, les cartes divinatoires se mettent à raconter une histoire que confirment les divers documents contenus dans la boîte (coupures de presse, billets de bateau, etc.) (voir la figure 3).

Figure 3

Les cartes tirées, jointes aux documents qui attestent la véracité de leur prédiction, collection du Surnateum, Bruxelles

Photo Christian Chelman, 2023

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La performance se termine sur un twist. Une carte postale adressée à Cassandra vient attester que le couple, pour déjouer le « naufrage[14] » d’un vaisseau qui leur a été prédit, a préféré prendre le dirigeable LZ 129 Hindenburg. Mais, le 6 mai 1937, ce Luftschiff (litt. vaisseau aérien) connaît un triste sort, tandis que le bateau initialement prévu arrive à bon port (voir la figure 4) !

Figure 4

Documents contenus dans la boîte de Cassandra Grosemans, dont la carte postale de Gertrude Adelt, collection du Surnateum, Bruxelles

Photo Christian Chelman, 2023

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Peut-on vraiment échapper à son destin ? La performance, appuyée sur un travail de recherche historique concernant les protagonistes de l’histoire (voir la figure 5), permet au participant de faire l’expérience d’une prédiction documentée et « attestée » par l’effet du jeu divinatoire, piégé dans une boucle temporelle par le choc de l’événement tragique (voir la figure 6). Et si la cartomancie était bien réelle ? À partir de cet exemple de performance, on voit à quel point cette forme artistique est éloignée de l’illusionnisme classique.

Figure 5

Liste des passagers du Hindenburg lors de l’accident du 3 mai 1937 (détail), U.S. NARA (domaine public)

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Figure 6

Christian Chelman performant « Oracle » à la House of Mystery, Gand, 20 avril 2023

Photo Thibaut Rioult / SciFair

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Parachevant la révolution artistique entreprise par la bizarre magick, Chelman théorise ainsi une forme nouvelle d’illusionnisme, plus complexe, où se trouve récusée l’association usuelle entre « magie » et « tour ». De fait, le retour à une notion de « magie » plus restreinte, qui renoue avec les traditions magiques (sorcellerie, occultisme, folklore, etc.), rend caduque toute assimilation a priori de celle-ci avec l’illusionnisme. Désormais, la magie n’est plus un postulat de départ galvaudé mais un but à atteindre. Pour ce faire, l’illusionnisme fantastique s’architecture autour de la structure triadique fondamentale : histoire — objet — effet ou, plus précisément, sur l’articulation entre récit fantastique, objet chargé et effet magique. Comme s’en explique Chelman, « la magie va naître au centre d’un triangle formé par une histoire, un objet et une illusion parfaitement fondus les uns dans les autres[15] ». L’illusionnisme fantastique cherche à produire un nouveau type d’illusion ou d’effet (qu’il me semble préférable d’appeler « méta-effet » pour lever toute ambiguïté) : celui de l’existence d’un vaste monde magique et des éléments surnaturels qui le composent (et si les vampires existaient ?, les voyages dans le temps étaient possibles ?, les prophéties se réalisaient ?, etc.). Si bien que l’on peut abréger illusionnisme fantastique en un acronyme programmatique : IF, if magic was real…

Quoique bien reconnu et estimé dans le monde de l’illusionnisme contemporain, la difficulté d’accéder à des objets anciens et la complexité d’écriture requise font que l’illusionnisme fantastique reste, depuis la fin des années 1990, une forme d’avant-garde marginale, principalement pratiquée par des artistes s’inscrivant dans le sillage de Christian Chelman[16].

Cette étude vise principalement à éclairer le fonctionnement de cette forme singulière et complexe d’illusionnisme, par l’analyse de ses modalités médiales et médiatiques. D’un point de vue plus épistémologique, il s’agit surtout de faire se rencontrer, autour de cet art, études intermédiales, performance studies ainsi que théories du récit et de la fiction[17].

Afin de pouvoir situer correctement l’illusionnisme fantastique et ses spécificités, nous reviendrons d’abord sur l’analyse théorique de l’illusionnisme et de ses différentes formes. Ensuite, pour éclairer les enjeux et la structure de l’illusionnisme fantastique, nous étudierons les procédés et émotions propres au genre fantastique. Enfin, nous proposerons une analyse de cet art au prisme de sa principale caractéristique, l’objet chargé.

2 Théoriser l’illusionnisme

2.1 L’illusionnisme au prisme de l’intermédialité

L’illusionnisme est un art du spectacle encore mal connu, qui cherche à faire vivre une expérience de l’impossible au spectateur. Cette proposition expérientielle unique a pour condition la pure coprésence, fondée sur une interaction directe et apparemment non médiée entre artiste et spectateurs. Ainsi, l’illusionnisme apparaît d’abord comme un « art immédiat[18] », hostile à toute remédiatisation (magie filmée, télévisée, etc.) qui en sape de facto le fondement coprésentiel, en diminue la puissance d’effet et en minore l’intérêt[19].

L’étude de l’illusionnisme révèle pourtant qu’il s’agit bien d’un art saturé de médiations. Mais, l’opération principale qu’il réalise, en tant que média et « remédiation[20] », est complexe. L’illusionnisme est un endomorphisme qui remédie le réel sur lui-même[21]. Un essai de transposition dans le modèle de Shannon et Weaver permet aisément de se rendre compte de la complexité de l’entreprise : l’illusionniste (grâce à ses psychotechniques) est le transmetteur qui code dans l’espace-temps perceptible (réel comme médium), un (sur)réel alternatif destiné à déjouer la perception-réception du spectateur, afin de produire chez lui une (sur)réalité de substitution, impossible au regard du réel, tel qu’il est communément admis. Le réel (espace-temps perceptible) est donc à la fois le message et le médium, le matériau et le point de référence, ainsi que le mode de coprésence du transmetteur et du récepteur. L’omniprésence transversale du réel est la principale cause de la difficulté à distinguer ces différents niveaux et d’appréhender l’illusionnisme comme un média ou un médium.

Dans son article séminal « Spectacle de magie et pensée intermédiale : de la médiation radicale à l’excommunication » (2018), Jean-Marc Larrue a proposé d’appliquer une définition phénoménologique de la médiation à l’illusionnisme : « ce qui rend perceptible à la conscience (du spectateur) ce qui, sans elle, ne le serait pas[22] ». Centrée sur une critique de la théorie classique de la remédiation telle qu’élaborée par Bolter et Grusin[23], son analyse intermédiale de l’illusionnisme est tout à fait passionnante. En proposant d’introduire la notion d’« inopacité » médiatique, propre au fait qu’« on voit qu’on ne voit pas[24] », Larrue diagonalise l’opposition schématique transparence-immédiateté / opacité-hypermédiateté :

S’il n’y a pas d’opacité et s’il n’y a pas non plus de transparence, puisque nous ne sommes pas dans une logique représentationnelle, à quoi avons-nous affaire ? À une opacité qui n’est pas opaque et qui, paradoxalement, donne à voir (qu’on ne voit pas). C’est ce processus, qu’on peut qualifier d’« inopaque », qui caractérise le spectacle de magie[25].

La rupture avec la logique représentationnelle marque la spécificité de l’illusionnisme; c’est la « médiation qui est l’objet même du spectacle[26] », d’où l’appellation proposée par Larrue de « médiation intransitive[27] ». Au-delà de cette première rupture, se fait jour une seconde rupture, avec la logique de la communication elle-même. L’illusionnisme relèverait donc de l’« excommunication[28] », et a fortiori des dark media (médias obscurs) qui « rendent accessible l’inaccessibilité[29] ».

Toutes les analyses intermédiales de Larrue sont cependant implicitement fondées sur le primat du truc, « qu’on ne cesse de chercher dans le numéro de magie, puisqu’on sait qu’il y en a un[30] ». Quoique cette conception de l’illusionnisme soit probablement la plus répandue et la plus prégnante, elle n’en demeure pas moins qu’une forme parmi d’autres et doit être correctement repositionnée au sein d’un écosystème[31] plus complexe.

L’étude de l’illusionnisme fantastique nous pousse à repenser les formes artistiques illusionnistes telles qu’elles sont usuellement abordées. En effet, il existe de nombreuses manières de distinguer les différentes pratiques illusionnistes. Pourtant, les catégories utilisées en interne par le monde de l’illusionnisme[32] sont pour la plupart parcellaires et par conséquent inopérantes à saisir la spécificité de formes artistiques différentes. Usuellement, elles se concentrent principalement sur les formats d’exercice professionnel de cet art (scène, salon, close-up) et sur les matériaux (magie des cartes, des pièces, des boules, des foulards, etc.), plus rarement sur le genre (magie comique, illusionnisme fantastique) ou le type de public (magie pour enfants). À rebours de ces approches, l’étude de la triade histoire — objet — effet permet de dégager trois nouveaux axes d’analyse : le rapport effet — texte, la nature des objets et la fonction des effets.

2.2 Le rapport effet — texte

L’analyse du rapport entre effet et texte (au sens large de ce qui est raconté par la parole, le geste, la mise en scène, etc.) nous semble décisive pour caractériser efficacement les différentes formes possibles d’illusionnisme. Ainsi, l’illusionnisme classique est défini par un texte au service de l’effet; l’illusionnisme théâtral (ou conté), par un effet au service du texte; la « magie nouvelle », par l’utilisation de l’effet comme texte; enfin, l’illusionnisme fantastique a pour enjeu l’intrication intradiégétique de l’effet et du texte. Bien sûr, peu de tours s’inscrivent parfaitement dans un de ces idéaltypes. Chacun trouve place sur le long continuum qui lie ces formes.

À partir de ce schéma, il devient possible de comprendre qu’il existe plusieurs rapports possibles au truc, intrinsèquement lié au degré de présence et de contextualisation de l’effet. Plus l’effet est frontal, plus il s’affirme indépendamment de toute narration, plus l’attention se concentre sur lui et, par conséquent, sur le « comment ? ». A contrario, la présence d’un texte fort dissout l’effet dans un ensemble synesthésique plus large et avec lui la conflictualité des intellects inhérente à l’illusionnisme classique (au risque cependant d’atténuer la puissance de l’effet, devenu simple effet spécial). La narration ayant pris le pas sur la production technique de l’effet, la question extradiégétique du « comment ? » se déplace vers un « pourquoi ? » lié à la diégèse. On comprend mieux, à partir de là, la nécessité de bien replacer l’analyse intermédiale de Larrue au sein d’un cadre plus large, intégrant aussi la dimension narrative de l’illusionnisme, sa capacité à raconter une histoire (au-delà de la seule présentation d’impossibilités logiques, à laquelle elle se réduit souvent).

2.3 La nature des objets

De même, il nous semble que l’on n’a pas encore suffisamment pensé l’importance de la matérialité en illusionnisme. De fait, pas d’effets sans objets ! Tous les effets produits par l’illusionniste transgressent les lois de la matière et de la physique. Les objets apparaissent, se transforment et disparaissent. Même au sein du mentalisme, les objets restent utilisés à titre de simples « instruments » (et invisibilisés pour cette même raison). Art de la coprésence, l’illusionnisme se fonde sur une matérialité partagée. Il mobilise massivement des objets comme supports d’interactions avec les spectateurs. Depuis des siècles — que ce soit dans les manuscrits médiévaux arabes[33] ou dans les traités majeurs du 16e siècle[34] —, les matériaux se sont imposés comme une clé pratique de classification des tours. Cette classification nous semble devoir être complétée par une analyse du rapport de l’objet au réel (au sens du naturel et de l’authentique). Schématiquement, quatre grands types d’objets peuvent être identifiés au préalable : 1/ l’objet usuel, « intra-réel » (naturel et autonome), p. ex. : les cartes à jouer, les pièces de monnaie, les billets de banques, etc.; 2/ l’objet artificiel, « extra-réel » (non naturel et autonome), n’ayant pas d’existence propre au-delà du monde de l’illusionnisme, p. ex. : les boîtes chromées à apparition ou à disparition, les anneaux chinois, les balles éponges, etc.; 3/ l’objet théâtral ou symbolique, « para-réel » (inauthentique mais faisant référence à un objet et un monde absents mais reconnus par le spectateur), p. ex. : la baguette magique, les accessoires de théâtre, les « vraies fausses antiquités », etc.; enfin 4/ l’objet chargé, historique et magique, « supra-réel » (authentique, autonome, tout en faisant aussi référence à un monde autre, absent mais reconnu), p. ex. : des antiquités, des objets ethnographiques ou folkloriques liés aux traditions magiques, des instruments de divination anciens, etc. Encore une fois, il ne s’agit pas de figer ces catégories mais plutôt d’insister sur leur multiplicité. Toujours poreuses, elles sont bien plus liées à l’usage qui en est fait qu’aux objets eux-mêmes. Entre les mains d’un artiste, un objet artificiel ou usuel peut devenir symbolique ou chargé.

Ces deux classifications nous permettent de mettre en lumière la singularité de l’illusionnisme fantastique par rapport aux autres formes, dans l’entrelacement inédit qu’il réalise entre texte, effet et objet chargé, au service de l’irruption du fantastique dans le réel (méta-effet).

2.4 La fonction des effets

Au sein de la théorie de l’illusionnisme, deux conceptions de l’effet peuvent être distinguées et vont nous permettre de mieux dégager la spécificité du défi posé par l’illusionnisme fantastique. La première, propre à l’illusionnisme classique, a été théorisée avec clarté par Alain Poussard, à partir d’une méditation des travaux de l’illusionniste espagnol Juan Tamariz[35] :

L’effet est terminal et non pas initial. […] Il est conclusif. Il ne s’agit pas d’ouvrir un régime d’interrogation mais il s’agit de produire un effet très ponctuel, qui à l’instant où il survient déroute par avance toute velléité de démêler les fils de l’énigme[36].

Cette conception d’un effet opérant la clôture de toute interrogation s’inscrit parfaitement dans le prolongement de la réflexion intermédiale quant au caractère « intransitif » de la médiation illusionniste. Plus précisément, cet effet idéal constitue la forme ultime de la « l’excommunication » dont l’illusionnisme s’avère, pour Larrue, l’exemple paradigmatique[37]. Ainsi, l’illusionnisme classique remédie l’espace-temps perceptible du spectacle en lui-même, en y produisant un effet qui noue une impossibilité logique ponctuelle.

A contrario, l’illusionnisme fantastique déploie une autre logique de l’effet. L’effet n’y opère plus une clôture, mais une ouverture. L’effet devient initial et liminal, il ouvre un espace de questionnement et d’interrogation, destiné à entrer en résonance avec l’histoire et les objets. Car la remédiation de l’illusionnisme fantastique ne s’opère pas uniquement dans l’espace-temps perceptible, elle vise à mettre en crise le réel lui-même (extra-scénique) et non plus simplement une perception momentanée. Les différents effets réalisés ne sont surtout pas présentés selon les codes du « tour de magie » mais visent — théoriquement tout du moins — à créer des effets de présences fantastiques. Ces effets ne se suffisent pas à eux-mêmes. Placés dans une position liminale, c’est l’histoire et les objets qui leur donnent vraiment un sens (tandis qu’ils permettent de sentir leur perturbation dans l’espace réel). L’illusionnisme fantastique apparaît donc comme un intermédia, combinant les effets qui en font la spécificité avec des techniques plus classiques de narration fantastique. À ceci près, qu’appuyé par les objets et la coprésence, le storytelling se fait storyperforming.

Comme évoqué en introduction, l’illusionnisme fantastique cherche à créer une situation limite où se rééquilibrent explications rationnelle et magique, afin de donner lieu à une expérience fantastique et au « plaisir de l’indétermination[38] » qui la caractérise. Il a pour enjeu, objectif et « méta-effet », de laisser entrevoir au spectateur la possibilité que la magie puisse exister (« et si ? »); tromperie ultime, consistant à faire douter de la réalité elle-même. Dans la zone grise, on ne sait pas si c’est vrai, mais on ne peut pas prouver que c’est faux. Bien entendu, il ne s’agit pas de sombrer dans l’escroquerie au surnaturel, mais de proposer une expérience artistique. Quoique minimal, le cadre spectaculaire, ainsi que l’inscription de la performance au sein du genre fantastique, créent un garde-fou pour le spectateur[39].

Le terme « magie » est ici pris dans son sens fort, occulte et non spectaculaire; d’où notre soin constant à bien la distinguer de l’illusionnisme. Cette distinction change le sens et la nature du travail illusionniste puisqu’il s’agit désormais de modifier en profondeur la perception du réel lui-même et de réenchanter le monde. Par conséquent, il consiste le plus souvent en un travail qui prend appui sur des objets et des éléments historiques indiscutables (les faits) afin d’en produire une hybridation et une remédiation surnaturelle (la fiction), au sein de la réalité.

De prime abord, on constate ici aisément la claire divergence qui s’opère par rapport à l’illusionnisme classique. Pourtant, on peut aussi deviner la profonde affinité qui unit ces formes. De fait, quoique sur deux plans distincts (perception sensible et cognition narrative), il s’agit fondamentalement d’une même opération de médiation (telle que la définit Larrue en tant que « ce qui rend perceptible à la conscience (du spectateur) ce qui, sans elle, ne le serait pas[40] »). Dans les deux cas, l’efficacité de cette « médiation radicale [qui] prend en compte l’ensemble du sensorium humain[41] » s’appuie sur un jeu de monstration et de dissimulation, qui vise à contrôler l’interprétation des phénomènes opérée par le spectateur. Seulement, l’illusionnisme fantastique ne se limite plus à l’espace de coprésence physique, mais réintègre la totalité du réel hors-scène dans le domaine de la « conscience ». Excédant la seule impossibilité physique immédiate, il s’ouvre aux aspects historico-culturels qui lui fournissent un ancrage réel et fonde la vraisemblance de son storyperforming.

C’est justement de cette contrainte de vraisemblance[42] et de ce lien avec le hors-scène que va naître l’exigence de mobiliser les moyens de l’intermédialité. Et, en cela, l’illusionnisme fantastique ne fait que renouer avec le fantastique lui-même.

3 Le fantastique illusionniste

3.1 Suggérer l’indicible

Les dimensions requises pour cette étude ne permettent malheureusement pas de déployer une analyse approfondie du genre fantastique, aussi nous limiterons-nous à problématiser les axes essentiels qui sous-tendent l’illusionnisme fantastique.

En dépit de toutes leurs divergences, les principaux théoriciens du fantastique[43] s’accordent globalement sur le fait que le fantastique est d’abord caractérisé par l’effraction du surnaturel dans notre réalité, par « l’impossible et pourtant là[44] ».

Cependant, la question des modes de représentation et d’expression (littéraires) de cette présence les divise entre « fantastique de l’évitement et fantastique de l’excès[45] », entre une hypo-monstration (Todorov) et une hyper-monstration (Mellier). Au sein de l’illusionnisme fantastique chelmanien, le modèle todorovien, quoiqu’implicite, reste prépondérant[46]. La cause en est d’abord pratique. En effet, là où le fantastique todorovien, pensé comme « hésitation » entre explication rationnelle et surnaturelle, constitue en littérature une position minorante qui limite la puissance fictionnelle; elle constitue déjà au contraire, en illusionnisme, une position majorante, qui met cet art au défi de réaliser l’irréalisable avec des moyens très limités (difficile de faire apparaître Cthulhu au-dessus de Paris !).

Plus profondément, l’hypo-monstration est également une condition paradoxale d’efficacité de l’effet « liminal ». En ne le présentant pas de manière trop flagrante comme un « effet illusionniste », l’artiste cherche à déminer toute conflictualité latente avec le spectateur pour ne pas retomber dans le paradigme du truc. C’est ainsi que, d’une certaine manière, ces effets « transitifs » reviennent habiter la frontière entre communication et excommunication : ils constituent autant de signes positionnés au sein d’un réseau signifiant plus vaste. La question de « l’inopacité » s’est déplacée depuis l’effet-truc (illusionnisme classique) à l’histoire elle-même (illusionnisme fantastique). Ce déplacement n’est en réalité qu’un retour à la fonction fantastique. L’hypo- comme l’hyper-communication, propres au fantastique, signent en réalité deux modes d’impossibilité ou d’insuffisance communicationnelle[47] qui nous ramènent aux notions d’excommunication et de dark media, telles qu’elles furent originellement théorisées par Thacker, à partir de la littérature fantastique[48]. Se fait alors jour la parenté profonde entre illusionnisme et fantastique.

3.2 Piéger le lecteur

La mise au service de la technique illusionniste dans la construction du fantastique ne se limite pas — comme on pourrait le penser — à l’espace scénique. Le plus bel exemple de ce rapprochement se trouve probablement dans une lettre envoyée par Lovecraft à Clark Ashton Smith (le 17 oct. 1930) pour lui exposer sa méthode de fabrication du fantastique :

My own rule is that no weird story can truly produce terror unless it is devised with all the care & verisimilitude of an actual hoax. The author must forget all about “short story technique”, & build up a stark, simple account, full of homely corroborative details, just as if he were actually trying to “put across” a deception in real life—a deception clever enough to make adults believe it. My own attitude in writing is always that of the hoaxweaver. […] this ideal became a conscious one with me about the “Cthulhu” period[49]. (Lovecraft souligne.)

Doit-on cette approche à sa collaboration avec Harry Houdini (entre 1924 et 1926), qui précède précisément la période Cthulhu ? Ou plutôt à une tradition littéraire ancienne ?

Fondateur du roman gothique, The Castle of Otranto (1764)[50] avait été originellement présenté au public comme la traduction anglaise de l’édition napolitaine (1529) d’un manuscrit médiéval italien. Horace Walpole avait, en réalité, élaboré ce hoax[51] avec beaucoup de soin, en adjoignant au texte une « préface du traducteur », où ce dernier exposait très sérieusement ses hypothèses sur les conditions de rédaction du manuscrit et ne manquait pas de souligner — bien que le roman ait l’apparence de la fiction — tous les éléments qui laissaient supposer que l’auteur avait eu un bâtiment bien réel sous les yeux[52] ! Cette oeuvre séminale met en lumière un enjeu crucial du fantastique : dans sa forme idéale, le récit fantastique doit être médié vraisemblablement jusqu’au lecteur.

Cette structure illusionniste apparaît plus nettement chez Lovecraft dans l’enchâssement des récits (et de leurs médias respectifs) qui composent The Call of Cthulhu (écrit en 1926)[53]. En effet, le récit suit l’enquête précautionneuse menée par l’anthropologue Francis Wayland Thurston, après avoir hérité des archives de son oncle. Parmi celles-ci, il découvre un dossier fermé à clé, lui-même renfermant un bas-relief d’argile étrange couvert de hiéroglyphes, de coupures de journaux, de notes, etc. La présence du narrateur déchiffrant les différents manuscrits est omniprésente et fournit un récit-cadre garantissant la cohérence (ou, a minima, justifie la coexistence) — de l’entrelacement intermédiatique des témoignages. Le récit-cadre se referme sur une adresse directe de Thurston à ces exécuteurs testamentaires leur enjoignant de faire disparaître le manuscrit s’il ne lui survit pas. Mais l’élément clé transformant véritablement le récit en hoax est affiché comme paratexte sur la première page : « Found among the papers of the late Francis Wayland Thurston, of Boston. » Cette mention crée une situation paradoxale où, bien que Lovecraft soit le nom d’auteur publié, le texte se trouve autonomisé et authentifié. Si l’existence d’un narrateur distinct de l’auteur est la principale marque de la fiction[54], alors la coupure lovecraftienne est une technique habile pour forcer l’assimilation de l’auteur et du narrateur afin de déjouer le régime fictionnel et authentifier le récit fantastique comme fait (le cinéma fantastique utilise comme équivalent le « found footage », p. ex. : The Blair Witch Project, 1999[55]).

3.3 Radicaliser l’incertitude

À partir de ces exemples littéraires, mais surtout de l’illusionnisme fantastique (qui radicalise cet enjeu narratif), on peut approfondir la forme du « fantastique pur ». Il faut redoubler l’hésitation todorovienne entre l’étrange et le merveilleux (analyse de causalité intradiégétique) par une seconde hésitation, plus radicale, entre le caractère factuel ou fictionnel du récit (analyse de continuité entre l’extra- et l’intra-fictionnel), qui ouvre la possibilité d’un fantastique à la deuxième puissance. Le fantastique todorovien postule une analogie des mondes, tandis que celui de l’illusionnisme est fondé sur leur identification[56].

Le fantastique à la deuxième puissance nous semble requérir une inversion des modalités de médiation entre diégèse et lecteur-spectateur. Il ne s’agit plus de faire rentrer le lecteur dans la réalité du texte (par la suspension consentie d’incrédulité) mais de faire passer la fiction dans l’univers du lecteur (par le hoax). Dit autrement, l’enjeu est de permettre au lecteur d’entrer de plain-pied dans la diégèse, sans avoir pleine conscience de son statut fictionnel.

Paradoxalement, ce passage ne peut s’appuyer sur la transparence des médias, toujours théoriquement supposée, toujours pratiquement impossible (un livre-média reste un livre-objet !), mais doit utiliser leur matérialité comme le seul point de contact réel, comme la seule médiation vraisemblable, entre le spectateur et le fantastique. Puisque le message fantastique n’est pas de l’ordre du dicible, l’enjeu est d’authentifier la médiation elle-même. Il ne s’agit donc plus de cacher le texte comme texte, mais au contraire d’exhiber le processus de sa constitution. Bien que basée sur d’autres prémisses et enjeux, nous rejoignons ici la thèse de Denis Mellier qui fait de l’autoréférentialité du texte la « propriété native du fantastique[57] ».

Établis à partir de la littérature fantastique, comment ces enjeux prennent-ils corps dans la réalité de la performance ?

4 L’illusionnisme fantastique

4.1 Replier la distance : l’objet chargé et ses médiations

Là où la littérature a pour pivot la matérialité du texte, l’illusionnisme fantastique mobilise l’objet chargé[58]. Comme le soulignait déjà Thacker, dans sa réflexion sur le fantastique, d’une manière générale, les objets sont des formes encore « plus obscures » d’excommunication (« dark media, darker objects[59] »). Car « for every object there is an inaccessible more-than-object[60] ». L’objet chargé est le type d’objet où se manifeste le plus clairement l’inopacité de cette part d’ombre. Qu’il soit constitué d’un objet unique ou d’un ensemble d’objets et de documents, l’objet chargé est le lieu où se replient le proche et le lointain (objet ethnographique), le présent et le passé (objet historique), le rationnel et le surnaturel (objet magique). Le proche, le présent et le rationnel sont assurés par la factualité de l’objet : il est indiscutablement là. Tandis que la « part d’opacité[61] » de l’objet, la charge, résiste et saisit l’imagination du spectateur afin de convoquer hic et nunc le lointain, le passé ou le surnaturel. L’objet chargé conjoint toujours fait et fantasme. Pour le collectionneur, il est la médiation qui l’unit à l’ailleurs[62]. Déterminé fondamentalement par la distance qu’il incorpore, l’objet chargé existe déjà selon un mode de présence quasi fantastique : il ne devrait pas être là et pourtant… C’est pourquoi l’objet va être à la fois le déclencheur, le support média et la forme cristallisée de l’histoire fantastique.

Se repose alors une question similaire à celle de la puissance de l’effet. Si l’objet ou le récit sont trop extraordinaires, trop en décalage par rapport à l’espace-temps de la performance ou du réel lui-même, ils entraîneront fatalement l’incrédulité et le rejet. Ainsi, la distance (qu’elle soit historique, géographique ou rationnelle) du récit ou de l’objet par rapport à l’espace-temps de la performance doit être équilibrée par la mise en place d’une chaîne visible de médiation qui vient justifier vraisemblablement leur transmission et leur authenticité. La vraisemblance est garantie par un degré d’hypermédiation (de l’objet chargé comme objet) proportionnel à la distance (que l’objet chargé doit médier en retour, comme média).

Il s’agit de mettre en scène le sentiment propre au collectionneur d’être le « chaînon d’une généalogie constituée de tous ceux qui eurent l’objet en main[63] ». La notion de chaîne implique une structure intermédiale composée des multiples possesseurs de l’objet chargé, qui se traduisent — dans la fiction — par des narrateurs et — dans la performance — par des objets-médias jouant le rôle de « référents » matériels. Le spectateur doit comprendre comment l’objet est passé de main en main, depuis l’événement initial qui l’a chargé jusqu’à la performance en cours qui l’active. Ainsi se réalise l’alignement de tous les niveaux de fiction avec le monde actuel, permettant de faire rentrer le surnaturel dans l’espace-temps du spectateur.

La multiplicité des narrateurs permet la redondance et le recoupement des informations afin de produire un effet d’authenticité. Ce procédé, notamment utilisé par Stoker dans Dracula (1897), crée un « piège polyphonique[64] » visant à forcer l’interprétation des faits par le lecteur. Si le récit énoncé par un témoin isolé est toujours fragile et sujet à caution, celui confirmé par le groupe s’impose, robuste. Dans Dracula, la matérialité médiatique est exhibée à la fois pour incarner les différents narrateurs et authentifier leurs récits.

4.2 Matérialiser l’histoire : conjonctures médiatrices et effets de réalité

Dans Rhésus[65] (1999), Christian Chelman transpose cette structure dans la réalité. En résumé, cette performance raconte comment un médecin gantois de la fin du 19e siècle, connu sous le pseudonyme de Schlemihl, a cherché à résoudre le problème posé par les transfusions sanguines, à la suite de sa lecture de Dracula. Convaincu de l’existence des vampires, il va prendre conseil auprès d’Arménius Vambéry à Budapest, qui lui confie une arme sacrée. Son expédition le conduit à Gutta (Slovaquie), d’où il ramène une fiole de sang, extraite (d’après lui) d’un vampire. À son retour en Europe de l’Ouest, ce sang lui permet de sauver un jeune enfant, appelé Adolphe, qui vient d’être victime d’un accident. Avant sa mort et son incinération, le docteur Schlemihl, devenu particulièrement sensible à la lumière, finit par enregistrer son glaçant témoignage pour la postérité. Encore aujourd’hui, il suffit d’approcher une médaille sainte de l’ampoule de sang séché pour le voir se liquéfier à nouveau. De même, l’eau bénite se met à bouillonner au contact de la terre ramenée d’une des tombes de Gutta. Mais, comme l’explique Chelman dans son ouvrage réservé aux seuls illusionnistes : « L’illusion créée est celle de l’existence réelle des vampires et qu’Hitler en était un. […] Ne confondez donc pas tours de magie et illusion créée[66]. » Autrement dit, l’effet (illusionniste) ne suffit pas à produire le méta-effet (magique).

Conçue comme un hommage à Dracula[67], la performance s’ancre dans le réel en s’appuyant, d’une part, sur des faits historiques (dont le collage surréaliste court-circuite l’approche rationnelle et contribue à produire un effet d’étrangeté, voire un choc mental, p. ex. : « Le Tombeau de Vlad Tepes fut ouvert 1933[68], l’année où Hitler est arrivé au pouvoir[69] ») et, d’autre part, sur un ensemble d’une vingtaine d’objets de la fin du 19e siècle, « absolument authentiques[70] ».

On peut identifier plusieurs groupes d’objets (voir les figures 7–9) assurant des fonctions distinctes, en vue de produire le méta-effet fantastique final (les vampires existent).

Figure 7

Sacoche en cuir du Dr Schlemihl (fermée), collection du Surnateum, Bruxelles

Photo Christian Chelman, 2021

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Figure 8

Les deux sacoches du Dr Schlemihl enchâssées (ouvertes), collection du Surnateum, Bruxelles

Photo Christian Chelman, 2021

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Figure 9

« La preuve », fragment de mâchoire, collection du Surnateum, Bruxelles

Photo Carl Gibson, 2019

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Une partie d’entre eux a pour objectif de situer l’histoire et les personnages, de leur donner corps et de les ancrer dans le réel : l’objet contextualisant (livres et journaux, pièces de monnaie, lampe à pétrole, tous de la fin 19e), l’objet personnalisant (sacoche, paire de lunettes, stéthoscope), l’objet socialisant (poignard à démons tibétain « offert par Vambéry[71] », dictionnaire du père de Schlemihl, photo de sa mère). La seconde série d’objets vise à déployer l’histoire et à faire glisser le spectateur dans le fantastique : l’objet perturbant (pieu), l’objet-témoignage (rouleaux de cire, carte postale, etc.) et enfin l’objet-preuve (éclat de mâchoire de vampire). Tous ses objets rares sont individuellement chargés (historiques, exotiques, rituels, singuliers…). Et, puisqu’ils sont déjà des objets impossibles à falsifier, leur réunion au sein d’un unique ensemble l’est donc d’autant plus, créant ainsi un très puissant effet de réalité. Une fois admis que l’ensemble était authentique, ce qu’il médie et signifie devient possible.

Les rouleaux de cire pouvant être écoutés avec un phonographe constituent la clé de voûte de la performance (bien qu’ils ne soient pas intégralement lus). L’impossibilité admise d’enregistrer aujourd’hui ce type de support garantit la séparation entre Chelman (simple conservateur présentant ses recherches) et Schlemihl (narrateur-auteur du récit principal). La matérialité médiatique — par la résistance qu’elle offre à la falsification — fournit la garantie de l’authenticité du récit. Surtout, elle date (« vers 1906 », sur un enregistreur Edison 1904) et charge historiquement le témoignage audio. On retrouve ici la situation paradoxale de la « médiation radicale » de Grusin, où l’hypermédiateté produite par l’opacité du média constitue la possibilité de l’immédiateté, la fondant sur l’immédiateté du médium en tant que tel[72]. La logique de l’immersion (le réel entre dans la fiction) cède le pas à celle du témoignage (la fiction entre dans le réel).

De même que la littérature fantastique pratique l’enchâssement textuel des récits, l’illusionnisme fantastique dispose d’un enchâssement physique des objets. La grande sacoche contient une partie des objets, une plus petite sacoche ainsi qu’une boîte-livre contenant « les preuves » (voir les figures 7–9). Cette encapsulation permet un jeu sur le suspens du dévoilement progressif des objets, mis au service de la narration. Elle crée les conditions d’un nouveau type d’effet magique non illusionniste, l’apparition (non problématique) d’un objet chargé (problématique); renversant ainsi le schéma classique de l’apparition (problématique) d’un objet usuel (non problématique). Par sa seule présence, correctement médiée, l’objet chargé crée une émotion.

La création d’ensembles d’objets et l’enchâssement des contenants permettent des effets de contextualisation, de rapprochement et de surcodage (au sens de la captation de leur signification au sein d’une signification plus large). Le choix des contenants permet, avant même de révéler leur contenu, d’opérer un cadrage.

Par exemple, l’utilisation d’une boîte de couture ornée de deux prénoms en bois sculpté, « Irma » (à l’extérieur) et « Camille » (à l’intérieur), va servir de support à une performance sur le thème de la survivance des dieux grecs (inspiré du Malpertuis de Jean Ray) (voir la figure 10).

Figure 10

Boîte de couture « Irma / Camille » (fermée), collection du Surnateum, Bruxelles

Photo Christian Chelman, 2001

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Ainsi, c’est la boîte elle-même qui atteste de l’existence des deux protagonistes, et permet de leur attribuer les objets qu’elle contient (nécessaire à couture, jeux de cartes divinatoires, petits objets de la Grèce antique, etc.) (voir la figure 11).

Figure 11

Boîte de couture « Irma / Camille » (ouverte), contenu déployé, exposition « Hauntiquities: Witnesses of a Magical World », House of Mysteries, Gand, 20–23 avril 2023, collection du Surnateum, Bruxelles

Photo Thibaut Rioult / SciFair

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La boîte constitue le microcosme où tous les éléments de l’histoire sont liés et concourent à la révélation finale de la véritable identité d’Irma. En effet, comme l’histoire le raconte, son prénom I-R-M-A n’est qu’un substitut de son nom réel, constitué de cinq lettres dont l’une a été occultée, soit M-*-I-R-A[73]...

De même, une petite boîte à cigarettes en tôle des manufactures Nestor Gianaclis (Caire-Bruxelles) sert de contenant à un « petit ensemble d’archéologue, rapporté de fouilles en Égypte vers 1923–1924[74] » (voir la figure 12).

Figure 12

Boîte à cigarettes égyptienne des années 1920, contenant un petit ensemble d’archéologue, collection du Surnateum, Bruxelles

Photo Carl Gibson, 2021

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Ici encore, ce contenant singulier renseigne, en lui-même, à la fois sur son origine (Le Caire) et sur la personnalité de l’archéologue (fumeur). Il permet d’unir en un ensemble cohérent une dizaine d’amulettes égyptiennes avec divers objets personnels de l’égyptologue et quelques tubes de conservation qui seront utilisés lors d’une performance sur le thème des malédictions frappant les pilleurs de tombes. Ainsi, des objets qui, pris individuellement, seraient porteurs d’une signification faible se trouvent mis en résonance grâce aux boîtes et se voient dotés d’une signification nouvelle qui corrobore factuellement l’histoire performée.

4.3 Déployer le monde : réseau fantastique et mythopoétique

Dans un bilan provisoire consacré aux études intermédiales, Éric Méchoulan a montré en quoi le concept d’intermédialité permettait de penser de manière plus fondamentale le fonctionnement des oeuvres dans leur « recours à des institutions qui en permettent l’efficacité et à des supports matériels qui en déterminent l’effectivité. […] l’efficacité orchestrée par les institutions et l’effectivité induite par les techniques et les matériaux produisent, au bout du compte, des effets de sens[75] ».

L’illusionnisme fantastique cherche également à exploiter la puissance de l’institution en généralisant la logique de l’enchâssement. Une série d’ensembles d’objets peut être rassemblée au sein d’un petit cabinet de curiosités mobile (jouant le rôle d’un musée réduit) servant de base à une performance composée de plusieurs histoires[76]. Mais c’est surtout le Surnateum (Muséum d’Histoire Surnaturelle) de Christian Chelman qui manifeste le mieux cette ambition. Tel que le définit l’illusionniste et collectionneur belge : « Le Surnateum est un Cabinet de Curiosités essentiellement consacré aux magies qui hantent nos civilisations depuis l’aube de l’humanité [et] se consacre entièrement à l’étude de la magie sous toutes ses formes[77]. » Il a pour objectif de collecter toutes les traces attestant de la pratique et de la croyance en la magie. C’est à la fois une collection, un musée et un lieu de performance (voir la figure 13).

Figure 13

L’espace « cabinet de curiosités » du Surnateum

Photo Carl Gibson, 2019

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En tant qu’institution « muséale », il authentifie les objets; tandis que les objets l’authentifient en retour en tant qu’institution grâce à leur effet de réseau. Mais il sert avant tout un objectif fantastique : en rassemblant le faisceau de preuves que sont chaque objet et chaque histoire, il devient la méta-preuve de l’existence du monde magique. L’amoncellement des objets (pouvant théoriquement être « activés » par le Conservateur[78]), disposés dans des cases, exploite les codes du cabinet de curiosités ou de la chambre des merveilles, où se jouait originellement l’accès et la saisie d’un monde[79].

À la fin de Légendes urbaines, premier ouvrage théorisant l’illusionnisme fantastique, Chelman tentait de pousser l’effet de réseau à un niveau supérieur :

Pour une fois dans l’histoire du fantastique, un véritable musée d’authentiques artefacts maudits existe; n’hésitez pas à vous y référer. Créons ensemble un groupe « secret » de collectionneurs de l’étrange[80].

Ainsi, les oeuvres d’illusionnisme fantastique se renforcent mutuellement, puisqu’elles attestent, chacune à leur manière, de la possibilité de l’effraction du surnaturel dans notre monde. La mise en place d’un réseau de références communes est le ferment de l’émergence d’un véritable « mythe ». La construction intertextuelle et transmédiatique du mythe de Cthulhu (par H. P. Lovecraft, A. Derleth, R. E. Howard, R. Bloch, C. A. Smith, S. Petersen, etc.) en est le parfait exemple. Par son usage fort de l’implicite, le partage de références est une condition de possibilité de l’illusionnisme fantastique.

Si, vingt ans plus tard, pour des raisons de complexité inhérente à cette entreprise (difficulté de trouver des objets, etc.), cet appel n’a reçu que très peu de réponses (dont l’Antre-Cave d’Antoine Leduc, un des rares élèves de Chelman), il n’en demeure pas moins une indication cruciale. L’enjeu de la création de ces « institutions » est de fournir des cadres de performance qui ne brisent pas l’illusion de réalité, en renforçant le récit-cadre qui justifie la collecte et l’activation des objets chargés.

En illusionnisme fantastique, l’usage d’une structure institutionnelle de ce type permet de lever le problème de la non-adéquation entre le performeur et le personnage (correspondant schématiquement, pour le récit, à celle entre auteur et narrateur). Contrairement au théâtre, en illusionnisme, le performeur joue son propre rôle. Héritant par contrecoup de sa propre banalité, il lui faut donc justifier une proximité « réelle » avec la magie (occulte), à travers la construction d’un véritable personnage social, qui existe d’abord hors scène. Dès lors, il devient possible de s’appuyer sur des « fonctions » classiques de la médiation culturelle des objets, comme celle de conservateur (Chelman) ou d’archiviste (Leduc). Ces fonctions rompent avec la figure classique de l’illusionniste, personnellement cause de la magie. Désormais, le performeur n’est plus cause de la magie; il opère comme un médium. L’introduction d’objets-actants reconfigure la triade objet — performeur — spectateur. Là où l’illusionnisme classique utilise l’objet (usuel ou artificiel) comme un accessoire, l’illusionnisme fantastique lui rend son agentivité magique. Il ne s’agit pas pour autant de se débarrasser de la figure du « magicien » (comme l’envisage la « magie nouvelle »), mais de rééquilibrer son rapport au magique, en faisant de lui un médiateur (fonction « chamanique » qui l’investit implicitement du statut de magicien[81]).

Conclusion : dans les rets du griphos

En synthèse, l’illusionnisme fantastique s’appuie sur des « conjonctures médiatrices[82] ». Il cherche à mettre en place un « dispositif[83] », c’est-à-dire un réseau d’éléments-médias hétérogènes (objets, histoires, effets) visant à capturer, à orienter et à déterminer l’interprétation (ici, dans un sens fantastique). Cette méta-médiation, qui régit l’ensemble des médiations locales, est pensée sur le mode de l’énigme : tout est là, à portée, mais le sens reste latent (c’est l’hypo-monstration fantastique).

Dans le cadre d’une analyse intermédiale, deux plans interagissent : celui du médium (ou, plutôt, d’un enchâssement de médiations) et celui du contenu; ici, la performance illusionniste (comme enchâssement de techniques) et l’histoire (diégèse) qu’elle met en scène. Si, au sein de l’illusionnisme classique, « the effect of the mediation is to make imperceptible what would otherwise have been perceptible[84] », la proposition doit être renversée dans le cadre de l’illusionnisme fantastique puisqu’il s’agit de rendre perceptible l’imperceptible. L’accumulation impossible d’objets, de faits et de dates semblant converger au-delà des coïncidences impose dans l’esprit du spectateur un ensemble cohérent qui tient lieu de preuve, et d’où surgit le méta-effet. De même qu’à l’ère du numérique, la multiplication des informations n’est plus le garde-fou, mais le moteur de la production des fausses informations; l’illusionnisme fantastique, par la multiplication et la saturation des faits, produit de puissants effets de réels. La dissimulation perceptible et la falsification sont ici moins importantes à la construction de l’illusion que la simple sélection et la mise en relation des faits, tissant une toile illusionniste, un véritable piège herméneutique intermédial. Là où l’illusionnisme classique cherche à conduire la raison dans une aporie (expérience de l’impuissance); l’illusionnisme fantastique table sur son emballement (expérience du vertige), car « la raison dans son mouvement commande le fantastique[85] ».

Le terme permettant de rendre le plus efficacement compte de la nature de ce dispositif illusionniste est le grec griphos, qui désigne le filet de pêche et l’énigme (pensée comme entremêlement et nouage des choses entre elles)[86]. La transmission du magique ne peut être linéaire, mais elle requiert l’élaboration patiente d’un tissu robuste, où « les objets sont avant tout des noeuds de relations[87] » et où se répondent tous les éléments. Le méta-effet s’y trouve fragmenté et diffracté, ne se révélant que peu à peu au cours d’une exploration des signes qui engage personnellement le spectateur. En se désignant comme hoaxweaver (tisseur d’illusion, de canular ou de mystification), Lovecraft avait parfaitement senti ce mode particulier d’excommunication, fondé sur une présentification impossible.

Ainsi, l’illusionnisme, quelle que soit sa forme, nous réouvre le chemin vers la sagesse archaïque et brutale de l’énigme grecque. Il nous fait retrouver la disposition fondamentale du sage se heurtant au voile des apparences; ce mode d’être au monde auquel Giorgio Colli avait donné le nom de « pathos du caché[88] ». Conditionnant deux expériences artistiques distinctes, à chacun, dès lors, de choisir quelle est la cause invisible de ces phénomènes inexplicables : le truc ou la possibilité de la magie ? What IF… ?