Résumés
Résumé
Interroger les puissances du faux dans l’art magique se révèle paradoxal. La spécificité du spectacle magique, considéré comme une forme de spectacle populaire, tient à la construction d’une tromperie avouée. Seule condition de son existence, le faux y est omniprésent et pourtant impossible à cerner. Notre contribution vise à explorer le fonctionnement du principe d’indiscernabilité à l’oeuvre dans l’écriture magique de ces spectacles et de mettre au jour l’influence de différentes catégories de ces spectacles (virtuose, scientifique ou théâtral).
Abstract
Questioning the powers of the false in stage magic is paradoxical. The specificity of magic shows lies in building an accepted deception. The false, which is the condition of its existence, is impossible to discern. Our contribution aims to explore the workings of the indiscernibility principle in these spectacles by shedding light on the influence of various categories of magic performance (virtuoso, scientific, or theatrical).
Corps de l’article
Interroger les puissances du faux dans l’art magique se révèle paradoxal. Forme de spectacle populaire, sa spécificité magique tient à la construction d’une tromperie avouée, que nous postulons comme seule condition de son existence. De longue date, ces spectacles ont étudié les puissances du faux et posé à leur manière des questions longuement débattues dans d’autres champs disciplinaires : comment discerner le vrai du faux, le fictionnel du performatif ? Il ne s’agit pas tant, pour les artistes magiciens, d’arpenter les possibles en scène, mais d’interroger le regard du spectateur, car si la facticité des phénomènes lui est régulièrement rappelée, il ne reste jamais non dupe et se retrouve trompé. Pourquoi le faux, toujours présent en horizon d’attente, n’est-il jamais perçu ?
L’hypothèse de cet article est que cette posture empruntée par le spectateur découle d’une construction consciente, liée au principe d’indiscernabilité. Pour aller plus avant, l’indiscernabilité résulterait d’un décalage entre les catégories de trucages usités et l’image que l’artiste magicien construit. Pour décrire ce phénomène global et en proposer une macroanalyse, cet article se propose d’inverser une perspective communément empruntée. Plutôt que de décrire les modus operandi des effets magiques, il s’agira d’interroger l’image de l’artiste magicien perçue par le spectateur, et ce, à travers le prisme de trois catégories (virtuose, scientifique et théâtrale), elles-mêmes rattachées à trois milieux (la performance, la conférence, la représentation).
Une étude de la genèse des catégories magiques, en lien avec les milieux auxquels elles se rattachent, montrera l’importance des figures du magicien. La notion d’écriture magique permettra ensuite de saisir comment l’imaginaire de ces figures concourt au principe d’indiscernabilité, puisqu’en admettant tacitement ces catégories, le spectateur adhère aussi, sans le savoir, à un pacte de lecture trompeur.
D’une origine triple
Comme de nombreuses pratiques spectaculaires, l’étude de l’art magique reste à approfondir. Les ouvrages fondateurs portant sur l’histoire de cet art du spectacle ont vu le jour dans le courant des années 1970[1]. Jusqu’alors, les ouvrages écrits par les artistes (autobiographies, mémoires, ouvrages de vulgarisation) étaient le plus souvent le fait d’histoires édifiantes, voire ouvertement publicitaires. D’autres études historiques ont été produites par des collectionneurs, fréquemment sous forme d’articles publiés au sein de revues corporatives. Ces récits se sont construits à partir de pièces conservées au sein de collections privées. Puis, les premières années du 21e siècle ont vu naître de nouvelles études et travaux de forme académique réévaluant l’histoire de cet art et son héritage[2]. Ce tournant décisif a été rendu possible grâce à la numérisation de nombreux documents d’archives, de collections ou d’ouvrages jusqu’alors difficilement disponibles. Les résultats de ces études ont permis d’affiner certains jalons historiques, et de repenser l’évolution des formes du spectacle illusionniste, réhabilitant certains artistes[3], certaines pratiques[4], ou réfutant certains « mythes » historiques[5], tel l’aveuglement d’un public imaginaire face à un magicien pris pour un sorcier[6].
L’étude synthétique de ces travaux tend à faire surgir une origine complexe de l’artiste magicien moderne. Dans sa généalogie — que nous limitons ici au 19e —, il est de triple origine : virtuose, théâtrale ou scientifique. Il nous semble cependant que les artistes magiciens ont su comprendre les courants de pensée de leur époque et adapter leur image et leur programme pour se rapprocher de l’une de ces trois catégories… Pour induire en erreur sur leurs connaissances et leurs aptitudes.
Après l’antique joueur de pierre[7] et l’escamoteur du Moyen Âge, le titre de prestidigitateur oriente l’esprit du spectateur vers un artiste « virtuose ». Ce terme inventé par Jules Rovère en 1819 et popularisé par Jean-Eugène Robert-Houdin, met en exergue une opération manuelle, une souplesse des doigts, qui expliquerait le fonctionnement des tours présentés. Le terme « legerdemain » ainsi que l’adage américain « The hand is quicker than the eye » versent dans la même veine d’interprétation. Au début du 20e siècle, l’implantation du spectacle de manipulation ancrera durablement une forme dont l’ensemble des effets ne tiendrait qu’à la virtuosité de passes secrètes et de tours de mains invisibles[8]. Il est vrai que l’arsenal des techniques du magicien repose en partie sur des déplacements imperceptibles d’objets, sur la prise ou le dépôt secret d’accessoires, autant que sur des capacités corporelles acquises par l’expérience : estimation de la force et du poids nécessaire, précision des gestes, anticipation des effets de la gravité… Le genre virtuose du spectacle magique trouve une figure limite dans le numéro de jonglerie, dont Robert-Houdin avait souligné la dérive : « Le magicien n’est point un jongleur […] c’est un artiste dont les doigts sont plus habiles que prestes… J’ajouterai même que, dans les exercices de prestidigitation, plus les mouvements sont calmes, plus doit être facile l’illusion des spectateurs[9]. » Les critiques ont souvent analysé cette forme comme la quintessence de l’art magique, une représentation « pure », lavée de tout élément étranger. Comme dans l’ensemble des pratiques virtuoses, une vision morale est sous-jacente. Virtuosité fait référence à la virtus latine qui qualifie tant les qualités physiques que morales de l’homme : courage, vaillance, mais aussi perfection morale. Les spectacles construisent un artiste vertueux, dont le succès repose sur le dépassement de soi et la difficulté apparemment vaincue. L’artiste se distingue par ses qualités physiques : il manie vite de nombreux accessoires et prouve ainsi sa supériorité. Cette vision se retrouve dans l’analyse du professeur Binet qui, à la fin du 19e, énonce que « pour exécuter l’escamotage sans boîte, sans fil caché, avec le seul concours de son adresse, ce qui est le triomphe du vrai prestidigitateur, il ne faut pas seulement des jours d’exercice devant la glace, mais des mois et des années[10]. »
Le terme, l’esthétique et la présentation de ces spectacles permettent de s’approprier l’image de l’artiste romantique dont le temps de travail, la rigueur et l’abnégation permettent de se diriger vers le bien, vers son devoir, de se conformer à un idéal moral. Ces aspects mèneront Henri Poincaré, Auguste Lumière et Jean Rostand, entre autres, à recommander l’enseignement de la magie à des fins d’éducation morale[11]. Cette forme d’« adresse pure » est cependant une construction destinée à tromper le spectateur puisque des effets présentés dépendent d’objets spécifiques, précisément préparés ou intégrant des astuces mécaniques, qui se substituent au travail de la main[12].
Dans les dernières décennies du 19e siècle s’implante un nouveau titre dans la langue française. Vraisemblablement emprunté à la langue anglaise, « illusionniste » a beaucoup de succès car son étymologie associe la pratique des magiciens aux sciences. L’illusionniste exploiterait l’infra-sensible et les effets présentés seraient dus à une interprétation erronée des perceptions, comme le conçoit Ernst Gombrich :
Quelqu’un qui dirigera sous nos yeux une aiguille de façon convaincante nous fera entrevoir un fil qui n’existe pas […], les illusionnistes professionnels sont capables de faire apparaître ces perceptions fantômes. Ils nous amènent à suivre, selon un déroulement prévu, des situations qui nous sont apparemment familières, qui font que notre imagination nous entraîne et comble d’elle-même les lacunes, sans que nous puissions savoir à quel moment nous avons été trompés[13].
Cette conception s’ancre dans une réalité historique. Au 18e siècle, le terme de physicien a permis aux anciens escamoteurs de gagner en notoriété et en respectabilité. Ils s’approprient d’une part le titre des hommes de science et de l’autre, une partie de leur répertoire. Ces professeurs rénovent leur image et se présentent comme les passeurs des sciences auprès des publics mondains — lors de démonstrations scientifiques de salon — ou populaires — lors de séances de récréations foraines. Ce rapprochement leur permet d’ouvrir des cabinets de physique, préfigurant les théâtres magiques du milieu du 19e siècle. Aujourd’hui, le « techno-illusionniste » suisse Marco Tempest ou l’illusionniste canadien Luc Langevin incarnent aujourd’hui cette figure du passeur du savoir scientifique, par de nouvelles technologies, à la charnière du public populaire et des chercheurs tout autant qu’à celle du monde du spectacle et du monde marchand.
En se penchant du côté des principes à l’oeuvre sur la scène, il est vrai que de nombreux truquages scientifiques peuvent être relevés. L’expression américaine « being smoke and mirrors » souligne cette réalité illusionniste, telle la magie optique qui trouve un nouvel essor dans la dernière moitié du 19e siècle au moment de l’électrification progressive des théâtres. Les motifs peints sur des accessoires, l’éclairage précis d’espaces, le positionnement minutieux de miroirs, de trames ou de velours opaques concourent à créer les conditions d’invisibilité.
La conception des trucages n’est plus la même : il n’est plus dans les objets, tel le double fond d’une boîte, il s’étend à l’ensemble de la scène. Il n’est plus camouflé, il est non visible, invisible. Le fonctionnement des illusions n’est plus basé sur un hypothétique « geste rapide » que le prestidigitateur effectuerait à l’insu de son public, sur une baisse de la vigilance qu’il aurait induite, ou encore d’un détournement de l’attention, qu’il aurait effectué. Ici aussi, la figure est trompeuse, puisque l’ensemble de ces effets nécessite une mise en scène particulièrement étudiée, comme l’ont démontré, par exemple, les magiciens Nevil Maskelyne et David Devant à leur époque[14].
« Enchanteur » pourrait constituer le troisième titre associé aux catégories du spectacle magique, marqueur de l’orientation théâtrale du spectacle. Dès les deus ex machina scéniques du théâtre antique jusqu’aux créations de la compagnie contemporaine de François Delarozière, d’Aurélien Bory en France ou de celles de Robert Lepage au Canada, en passant par les pièces à machine du théâtre des Tuileries, l’art magique bénéficie encore aujourd’hui de tout un savoir-faire tiré du monde du théâtre. Captés, adaptés ou détournés, les dispositifs du plateau sont à la base du fonctionnement de certains effets magiques actuels. D’autres spectacles reposent sur l’affirmation d’une forme de théâtre par la présence d’éléments de décor, de costumes pittoresques ou historiques; et reprennent les codes et des normes du théâtre (scansion en actes, séparation scène/public, texte linéaire…). À ces réalités techniques et formelles se conjuguent une esthétique et un discours plus ou moins affirmés. Dès lors, les productions visent à dépasser la question de l’impossibilité : les créateurs chercheraient, sans rien concéder aux effets, à faire naître des émotions, à transmettre une vision du monde. Ces aspects se retrouvent aussi dans l’affirmation de personnages. Tantôt empreints d’artificialité, caricaturaux, parodiques, ils se rattachent souvent au théâtre du merveilleux.
La forme théâtrale du spectacle magique prend un essor important dans le contexte ambigu de manifestations spirites[15]. Après avoir tenté de dévoiler leurs secrets, puis de reproduire les phénomènes; les magiciens adoptent une posture en décalage. Ils rejettent le caractère austère des dévoilements scientifiques et les reprises littérales de ces phénomènes pour parodier les séances occultes pour en faire des « bouffonneries inénarrables[16] ». Les pièces magiques qui se multiplient dans les dernières années du 19e siècle proviennent d’une démarche démystificatrice. En y ajoutant de nouveaux effets, ces pièces deviennent plus attrayantes, plus « spectaculaires », pour finalement aboutir à ce qui semble être une forme théâtrale autonome.
Cependant, ces courtes saynètes parodiques, dépassant rarement une demi-heure, visaient souvent à compléter un programme éclectique[17]. L’historien Jim Steinmeyer s’exprimant sur l’une de ces productions assure que leur texte « était à peine travaillé. Le recours à l’occulte permettait surprises, complications et illogismes qui, autrement, auraient été tout à fait absurdes[18]. » Jasper Maskelyne était déjà allé plus loin en annonçant que ces pièces étaient conçues d’abord pour régénérer de manière amusante de vieux trucs[19]. Comme l’a montré Sam Sharpe[20], le genre théâtral est, ici aussi, un prétexte et une construction trompeuse qui découle en grande partie des contraintes d’installations illusionnistes.
Cette généalogie montre la diversité des formes magiques de même que la complexité d’une étude synthétique. Les catégories apparentes et reconnues par spectateurs font naître des commentaires critiques particuliers. Ces spectacles ont souvent été rapprochés de la jonglerie, du théâtre ou de la conférence, évalués à l’aune des formes « limites » que nous avons soulignées. Cependant, quelles que soient les formes empruntées, l’attrait et la persistance du spectacle magique démontrent que notre capacité à détecter les manifestations du faux est toujours déjouée. Les ressorts de cette tromperie résident en grande partie dans ces genres que le spectateur identifie. Ils l’induisent en erreur et participent ainsi pleinement à la perte de repères du spectateur, pour cela il nous est nécessaire d’entrer dans les guides de création des effets magiques.
Les effets magiques
Il est fréquent de lire que les possibilités de trucages sont infinies, qu’ils se fondent sur de multiples trucs, astuces ou subtilités. Or, Brignogan, dans l’avant-propos de son ouvrage de vulgarisation, La Sorcellerie amusante affirmait déjà que « les moyens employés pour produire les illusions ne sont pas illimités et le même truc sert de nombreuses fois sous des formes différentes[21] ». Ces deux considérations se rejoignent sur l’idée que la combinaison de principes de base permet de mettre en oeuvre de multiples trucages. Par ailleurs, dès le milieu du 19e siècle, une approche théorique récurrente de l’art magique vise à classer les effets magiques en un petit nombre de catégories : apparitions, disparitions, transformation, lévitations… Ces quelques catégories sont à rapporter au nombre important des descriptions techniques conservées à ce jour : Christian Fechner liste plusieurs milliers d’ouvrages dans la Bibliographie de la prestidigitation française[22] (2001), le Conjuring Arts Research Center[23] propose aux chercheurs plus de 11 000 titres internationaux allant du 14e siècle à nos jours. Au moment où un artiste magicien conçoit un trucage, il choisit les moyens et les techniques de réalisation, ses choix ne dépendent pas uniquement de l’effet, ou de l’espace de représentation, ou de l’investissement financier. Ainsi, si les mêmes effets sont incessamment présentés, les options adoptées pour leur mise en oeuvre relèvent de multiples décisions aboutissant à une écriture magique qui induit une esthétique caractéristique et construit le genre du spectacle. Du côté de la salle, lorsqu’un effet se produit sur scène, il peut générer différentes réactions chez le spectateur : un phénomène (une transformation, par exemple) n’est pas systématiquement perçu comme magique, mais peut induire d’autres sensations (surprise, suspense, attente, peur). En retour, un illusionniste aguerri peut reconnaître l’auteur d’un effet ou tout au moins l’école de pensée à laquelle il se rattache. Par-delà les techniques mises en oeuvre, il est possible de mettre à jour les guides qui ont présidé à la création d’un effet magique; ce cheminement créatif a été nommé l’écriture magique par Christian Fechner[24].
Bien évidemment, il serait naïf de considérer un spectateur passif devant les effets magiques présentés sur scène. L’écriture magique anticipe souvent les réactions des spectateurs et leur capacité à analyser les moyens mis en oeuvre pour parvenir à réaliser l’effet. Cette phase nommée phase de reconstruction[25] est plus ou moins intense chez le spectateur et selon les présentations adoptées par le magicien. Si le spectateur est incrédule, le magicien l’est tout autant : il a conscience des connaissances du spectateur et anticipe son raisonnement et sa reconstruction. Tel un axiome de base, Robert-Houdin a énoncé l’hypothèse fondatrice de l’écriture magique à l’aide du principe d’indiscernabilité : « On ne doit rien négliger de tout ce qui peut concourir à égarer l’esprit des spectateurs : aussi lorsque vous présentez un tour, tâchez de faire attribuer son exécution à un tout autre principe que celui qui le produit[26]. » L’artiste magicien construit une déliaison entre les moyens mis en oeuvre et le genre auquel son personnage est rattaché. Un numéro mettant en scène des techniques théâtrales sera, par exemple, présenté sous l’angle de la démonstration scientifique, telle la suspension étrennée[27] pendant laquelle le fils de Robert-Houdin semblait flotter dans les airs. L’égarement de l’esprit tient autant aux moyens mis en oeuvre qu’à la manière dont ils sont présentés, chaque genre magique entraînant des réceptions particulières et sur des « pactes » différents qui sont implicitement admis.
Induction des pactes
Théâtraliser le spectacle magique tend à proposer un pacte fictionnel au spectateur. Au théâtre, habituellement, un spectateur ne s’interroge pas sur la vérité des évènements auxquels il assiste, dès lors qu’il est fictionnel. En somme, le spectateur sait que ce qu’il perçoit est faux, il l’admet et oublie cette question. Le pacte fictionnel conduit à faire oublier la question de la vérité, ou plutôt à l’admettre comme une illusion de base, condition même de la représentation. Les efforts des artistes magiciens à épouser la forme théâtrale visent à induire momentanément un pacte fictionnel. Par l’ensemble des discours et des éléments présentés en scène, le spectateur adopte temporairement cette posture qui sera dénoncée au moment de la réalisation de l’effet magique.
Les démonstrations virtuoses apparemment proposées en scène par l’artiste magicien génèrent une réception performative. Ce phénomène module lui aussi les attentes et les croyances selon trois axes principaux. Tout d’abord, l’idée que l’artiste est impliqué personnellement dans la représentation. Il semble effectuer par lui-même et sans aide extérieure, les phénomènes présentés. L’annonce de la représentation ou les premiers gestes du magicien informent de la teneur des évènements à venir. Ils ont pour but d’assurer que l’artiste est un locuteur réel : le personnage semble s’effacer ou se confondre avec la personne présente en scène. Les phénomènes sont alors considérés comme des actes réels : les couteaux sont tranchants, les armes chargées…le numéro est risqué. Finalement, le registre de la prouesse tend à faire croire à l’unicité de la performance, la logique du « plus en plus fort » tend à faire surgir le risque de l’échec, du faux pas, de la chute ou de l’accident. Cette logique de la surenchère permet à l’artiste de se surpasser et de prouver qu’il est constamment possible de repousser les limites de la représentation.
L’artiste jouant de ces normes peut mettre en scène l’échec ou rejouer les mêmes effets en augmentant la difficulté (les yeux bandés, ou avec de nouveaux objets tranchants). Cette présentation performative accroît la tension inhérente au déroulement du spectacle et ajoute au dénouement, le dépassement de soi.
Le genre scientifique du spectacle magique nous semble faire naître un pacte de réception pédagogique. L’artiste s’adresse alors aux spectateurs — ou à une partie d’entre eux — pour faire la démonstration de son savoir. Il se place en intermédiaire entre des connaissances et un néophyte. L’artiste se pose en savant, il analyse et étaye ses propos par des éléments historiques ou contextuels. La présentation tourne alors à la leçon, rabaissant parfois le spectateur à une posture d’ignorant. Il s’adresse alors à un groupe, un individu isolé ou parfois même un spectateur fictif, et pour ancrer ce pacte, il se risque parfois à stigmatiser une partie de son public… pour mieux créer un rapport de complicité avec une autre partie. L’artiste légitime ainsi — comme au 18e siècle — sa représentation par la transmission d’un savoir et désamorce les critiques. L’art magique ne peut plus être décrié pour sa propension à n’être qu’affabulation à mesure qu’il se mue en théâtre du savoir.
Dès lors que le magicien partage ou démontre ses connaissances, il peut se permettre d’appliquer des opérations complexes (compter des cartes, doser des liquides ou prendre le temps de calibrer des instruments), il a le droit à l’erreur, au test, au changement de modèle. La question du faux sur la scène semble évacuée… pour mieux la réinvestir secrètement. Ce pacte fait oublier l’importance de la manipulation et du travail de la main et légitime d’autres opérations… Ces opérations et protocoles sont parfois arbitraires et superficiels, ils ne sont parfois que des éléments de mise en scène et ne visent qu’à induire le genre scientifique.
Conclusion
Tout en démontrant une forte influence sur la culture du 20e siècle, Simon During a souligné : « L’Art peut être noble et profond alors que la magie est triviale et légère. L’Art peut générer un immense capital culturel, alors que la magie n’en produit aucun[28]. » Cependant, selon le magicien Teller, le charme persistant de l’illusionnisme tend à démontrer le contraire[29]. La fascination pour ce genre de spectacle explique la persistance de numéros qui ne se soucient ni de présentation ni d’originalité. L’artiste magicien illustre ainsi qu’il est impossible pour un spectateur de renoncer totalement à sa crédulité quand bien même il lui est régulièrement rappelé être « dans un fauteuil à contempler un spectacle imaginaire[30] ». Le spectacle magique crée une dissonance : tout est faux, on le sait, mais tout paraît si vrai qu’on ne peut pas ne pas croire. Ainsi, c’est le concept même du spectacle magique qui porte ces représentations : il peut se concevoir comme une fable qui dévoile les faiblesses de notre appréhension sensorielle du réel et révèle notre impuissance à discerner le faux du vrai.
En rapprochant la représentation magique d’un espace imaginaire trompeur, l’artiste magicien délimite un cadre de réception qui, par le même effet, met à distance les moyens réellement utilisés. Cette déliaison (cadre/moyens) déforme son appréhension du réel et génère une perte de repères. La construction du faux dans le spectacle illusionniste tient ainsi autant aux trucages qu’aux pactes de lecture induits par les genres apparents. Ainsi, il nous semble pertinent de réexaminer d’autres formes de divertissement — tel l’infotainement — à la lumière des principes de l’art magique et de cette mécanique de rapprochement et d’écart menant à l’indiscernabilité des informations.
Parties annexes
Note biographique
Frédéric Tabet est maître de conférences en études cinématographiques à l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès, membre du laboratoire Lara-Seppia et artiste magicien. Ses recherches portent sur les relations entre les médias et l’art magique. Il a publié différents articles sur ses formes ainsi qu’une étude sur ses relations avec le cinéma dans Le Cinématographe des magiciens, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.
Notes
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[1]
Max Dif, Histoire illustrée de la prestidigitation. Un Art venu du fond des âges, Paris, Maloine, 1986.
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[2]
Sur cette première décennie, citons : James W. Cook, The Arts of Deception: Playing with Fraud in the Age of Barnum, Cambridge, Harvard University Press, 2001; Simon During, Modern Enchantments: The Cultural Power of Secular Magic, Cambridge, Harvard University Press, 2004; ou le projet porté par Jean Marc Larrue et Giusy Pisano, Les Arts trompeurs. Machines. Magie. Médias, Labex Arts–H2H / ENS Louis-Lumière / CRILCQ, 2014–2018 et l’axe de recherche « Illusiographies » que nous dirigeons depuis 2016 au sein du laboratoire LARA–SEPIA, Université Toulouse 2 Jean Jaurès.
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[3]
Les voyages de Faure Nicolay ou les expériences du Chevalier Giuseppe Pinetti, voir respectivement : Faure-Nicolay, Mémoires et confidences, Pierre Taillefer (trad.), Rennes, Éditions M.D.T., 2018; Pietro Micheli, They Lived by Tricks, Livourne, chez l’auteur, 2012.
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[4]
Le mentalisme ou les démonstrations de triche, voir p. ex. : Frédéric Tabet et Pierre Taillefer « The Lion and the Rose : Searching for the Father of Modern Mentalism », Roxy Award for Research on Magic History 2015, Turin, Masters of Magic, 2015, p. 68–103; et « Les Prestidigitateurs au casino ou les enjeux de l’illusion », Revue d’Histoire du Théâtre, n° 275, Paris, 2017, p. 117–130.
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[5]
Nous pensons au voyage de Robert-Houdin en Algérie : François Bost, « La Mission spéciale en Algérie : entre réalité et fiction », Autour de Robert-Houdin, Jean-Luc Muller (dir.), Paris, Éditions Georges Proust, 2019, p. 111–132.
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[6]
Thibaut Rioult, Illusion du surnaturel et illusionnistes à la Renaissance, Thèse en Esthétique, histoire et théorie des arts, Université Paris Sciences & Lettres, 2018.
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[7]
Pierre Taillefer, « Conjurers around the Mediterranean Basin from Antiquity to the beginning of the Middle Ages », Gibecière, vol. 10, n° 1, hiver 2015, p. 53–100.
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[8]
Frédéric Tabet, « La Manipulation », les arts du cirque, l’encyclopédie, 2017, https://cirque-cnac.bnf.fr/fr/magie/magie-de-salon/manipulation (consultation le 15 février 2023).
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[9]
Jean-Eugène Robert-Houdin, Comment on devient sorcier , Paris, Michel Levy, 1868, p. 54.
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[10]
Alfred Binet, « La Psychologie de la prestidigitation », L’Illusionniste, vol. 4, n° 37, janvier 1905, p. 7.
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[11]
Marcel Boll, « Conférence », bulletin de la société française de pédagogie, no 144, avril 1963.
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[12]
Voir par exemple les « dispositifs mécaniques » utilisés pour créer les effets magiques de « The Miser Dream » par T. Nelson Downs : T. Nelson Downs, Modern Coin Manipulation, Londres, T. Nelson Downs Magical Co., 1900, p. 126–143.
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[13]
Ernst Gombrich, L’Art et l’Illusion. Psychologie de la représentation picturale, Paris, Phaidon, 2002, p. 172.
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[14]
Voir par exemple l’importance de la mise en scène des effets de transition tels qu’analysés dans Nevil Maskelyne et David Devant, Our Magic, New York, E.P. Dutton & Co., 1911, p. 77–84.
-
[15]
Frédéric Tabet et Pierre Taillefer, « Influence de l’occulte sur les formes magiques : l’anti-spiritisme spectaculaire », 1895, Revue d’histoire du cinéma, n° 76, Paris, AFRHC, 2015, p. 94–117.
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[16]
Francisque Sarcey, « Chronique théâtrale », Le Temps, n° 9423, 21 février 1887, p. 2.
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[17]
Une grande partie de ces programmes sont conservés à la British Library au sein de la collection « Evanion ».
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[18]
Jim Steinmeyer, Art & Artifice, New York, Carroll & Graff, 1998, p. 15.
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[19]
Jasper Maskelyne, White Magic. The Story of the Maskelynes, Londres, Paul Stanley, 1938, p. 56.
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[20]
Voir par exemple l’étude des pièces magiques anglaises dans Sam Sharpe, The Magic Play, Chicago, Magic Inc, 1976.
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[21]
Brignogan, La Sorcellerie amusante, Paris, Librairie Louis Chaux, s.d. [v. 1897], p. 6.
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[22]
Christian Fechner, Bibliographie de la prestidigitation française et des arts annexes, Paris, FCF, 2001.
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[23]
Bill Kalush, Conjuring Arts Research Center, New York, http://conjuringarts.org/library/ (consultation le 23 février 2023).
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[24]
Christian Fechner, La Magie de Robert-Houdin, Boulogne, Éditions, FCF, vol. 3, p. 23.
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[25]
Peter Lamont et Richard Wiseman, Magic in Theory, Hatfield, University of Hertfordshire Press, 1999, p. 82.
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[26]
Robert-Houdin, 1865, p. 45.
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[27]
Frédéric Tabet et Pierre Taillefer, « The “Suspension Ethéréenne” under the Photographer’s Lens – Magic Tricks Photographed », Magic, A Companion, Katharina Rein (dir.), Oxford, Peter Lang, 2022, p. 149–153.
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[28]
Simon During, Modern Enchantments: The Cultural Power of Secular Magic, Cambridge, Harvard University Press, 2002, p. 66.
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[29]
Joseph Stromberg, « Teller Speaks on the Enduring Appeal of Magic », Smithsonian Magazine, février 2012, http://www.smithsonianmag.com/arts-culture/teller-speaks-on-the-enduring-appeal-of-magic-97842264 (consultation le 23 février 2023).
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[30]
Edgar Morin, Les Stars [1957], Paris, Le Seuil, 1972, p. 12.