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Le bon sommeil requiert d’être veillé, il dépend d’une sollicitude[1]

Pierre Pachet

Sociabilité paradoxale du sommeil

Dormir, c’est s’absenter du monde et entraîner le monde dans son absence. « Bien que provisoire, l’absence du monde dans le sommeil n’est pas métaphorique ou imaginaire : elle se réalise trivialement dans la matérialité même du corps dormant, ronflant[2] », écrit l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe. En philosophie, pour Emmanuel Levinas, l’état d’inconscience qu’est le sommeil suspend l’être et, avec lui, l’existence en commun. Il est un moment de « fugue[3] » où toute rencontre avec l’énigme de l’autre est remise à plus tard. Ainsi, pour l’éthique comme pour l’expérience ordinaire, le sommeil apparaît en premier lieu comme une situation asociale : là où le lien suppose de se rendre présent à l’autre, le sommeil dissoudrait cycliquement toute scène partagée. Le dormeur, replié dans sa « coquille[4] », quitte l’éveillé, trahi ou libéré, c’est selon.

Cet absentement du dormeur implique cependant une dimension dialectique car, s’abandonner au sommeil, y consentir, implique pour celui qui s’endort de faire acte de confiance envers le monde, de confier à autrui la continuité d’une existence qui s’expose, vulnérable. Se penchant sur la façon dont les écrivains ont pensé le sommeil, Pierre Pachet relève, lui, la nécessité, pour trouver le sommeil, de « renoncer à la méfiance avant la vigilance même[5]. » Dans cette tâche, « l’habitabilité du monde […] aide la pensée (le non-sommeil) à entrer dans le sommeil[6]. » Lorsque les conditions économiques ou historiques s’opposent à ce lâcher-prise en bordant celui qui aspire à dormir d’une hostilité menaçante, le sommeil profond devient inaccessible[7].

L’acte de confiance du sujet vis-à-vis du monde peut donc être envisagé comme un préalable à l’endormissement : seul l’encore-éveillé serait à même de consentir à cet abandon, son double endormi n’aurait lui plus aucun commerce avec la réalité extérieure. Ailleurs, Maurice Merleau-Ponty nous rappelait cependant que « le dormeur n’est jamais complètement renfermé en soi, jamais tout à fait dormeur », bien que « ce qui en [lui] rend possible le retour au monde vrai, ce ne sont encore que des fonctions impersonnelles : les organes des sens, le langage[8] ». Si l’on considère qu’il subsiste une perméabilité entre le sujet éveillé et le corps endormi, alors l’acte de confiance envers autrui n’est plus seulement une condition de l’endormissement, mais devient un engagement tacitement reconduit, aussi longtemps que se prolonge le sommeil. Dans cette perspective, le sommeil constitue une expérience sociale paradoxale au cours de laquelle le dormeur compte de façon continuelle sur « l’habitabilité du monde », donc sur la bienveillance d’autrui, au risque de la trahison.

À quelles images peut donner lieu ce lien paradoxal, qui surgit sous la plume d’auteurs approchant pourtant la phénoménalité de la socialité selon des angles bien différents ? Qu’y a-t-il à voir et à donner à voir de cet acte de confiance dans lequel rien de visible ne s’échange entre autrui qui dort, étranger à lui-même, et autrui qui veille, renvoyé à sa solitude : ni objet, ni parole, ni geste, ni regard ? Jean-Luc Nancy ouvre une voie de réponse lorsqu’il énonce le paradoxe qu’il peut concevoir à imaginer une phénoménologie du sommeil :

Le sommeil n’autorise pas l’analyse de quelque forme que ce soit, puisqu’il se montre à lui-même comme ce paraître qui s’apparaît seulement en tant qu’inapparaissant, en tant que retournant sur soi et en soi tout l’apparaître, ne laissant plus percevoir au phénoménologue éveillé qui s’approche de son lit que l’apparence de sa disparition, l’attestation de son retrait. Il n’y a pas de phénoménologie du sommeil, car il ne montre de soi que sa disparition, son enfouissement et sa dérobade[9].

Nancy, tout en décrivant l’impossibilité d’une phénoménologie du sommeil, nous donne bien à voir quelque chose : non ce qui apparaît directement à la conscience du dormeur ou à celle de l’éveillé qui s’approche du lit, mais ce qui prend forme pour le tiers saisissant dans son champ perceptif leur relation. S’il ne peut y avoir de phénoménologie du sommeil, y a-t-il une phénoménologie possible de cette scène de « veillance », comme nous aimerions l’appeler ? Comment l’apparition conjointe du corps endormi et du regard qui veille peut-elle donner à penser et à éprouver la force d’une confiance qui se donne in absentia ?

Dans l’espace de ce texte, nous ne creuserons pas ce problème dans le champ conceptuel de la philosophie. Nous explorerons plutôt, par un travail d’analyse rapproché, certaines de ses configurations socio-esthétiques. Nous nous intéresserons en effet à un mode singulier d’apparition de la relation de veillance : celui qui opère par la médiation d’images visuelles. À partir de l’étude de cas appartenant au domaine de la science, de l’art contemporain puis du cinéma de fiction, et choisis précisément pour leur hétérogénéité, nous tenterons de penser de quelles manières les images constituent un moyen d’exercer la veille ou de la représenter. Plus, nous nous demanderons en quoi ces images peuvent se faire médium d’une relation de confiance entre veilleurs et dormeurs[10]. Notre trajet ira de la place de l’image dans des relations de veillance réelles à « l’expérience imaginaire de sociabilité[11] » paradoxale que peuvent susciter certaines mises en scène artistiques du sommeil, en documentaire et en fiction. Tout au long de ce parcours heuristique, nous nous interrogerons sur la façon dont les mises en scène du sommeil étendent au tiers à qui elles s’adressent le lien éthique — réel ou imaginaire — qui lie dormeur et veilleur, et, de cette façon, invitent à renouveler les métaphores du spectateur comme rêveur ou voyeur.

Filmer les dormeurs : de l’interface à la trace du lien

Certaines pratiques sociales intègrent l’image filmique à la scène de veillance, en tant qu’interface de la relation dormeur-veilleur. Ainsi, lorsque des parents font usage d’un babyphone équipé d’une caméra infrarouge pour surveiller leur bébé qui dort dans une autre pièce ou lorsque des médecins observent, par les caméras de leurs laboratoires de sommeil, des patients au cours de la nuit, ces veilleurs font un usage « opérationnel[12] » de l’image des dormeurs, qui s’appuie sur la nature iconique et indicielle du film, mais aussi sur un principe de connectivité (analogique ou numérique). Dans ces deux situations, l’apparition de l’image du dormeur permet au veilleur de s’engager dans la relation de soins, bien qu’à distance. Dans leur film L’Énigme du sommeil (2002), Enrico Cerasuolo et Sergio Fergnachino documentent précisément la scénographie du laboratoire de sommeil. Une séquence montre le moment du coucher où un patient, équipé de nombreuses électrodes sur le corps et sur la tête, est accompagné dans sa chambre par le soignant qui l’aide à prendre place dans le lit. Durant cette scène de coucher, un gros plan donne à voir une caméra infrarouge, fixée en hauteur sur le mur : dans l’espace de la chambre, l’objectif de l’appareil vaut pour l’attention du médecin, qui se tient virtuellement au chevet du dormeur même une fois qu’il s’est éclipsé. Si cette caméra fait partie du dispositif de soins, le contrôle et la surveillance qu’elle implique possède aussi quelque chose d’angoissant, comme en témoigne un des personnages du film, peintre souffrant de narcolepsie, dont une des toiles le représente la tête enserrée dans une cage ressemblant au moniteur de vidéosurveillance. La suite de la séquence du coucher se déroule une fois le patient endormi et montre le médecin dans la pièce centrale du laboratoire, observant sur les moniteurs les tracés correspondant aux différentes variables physiologiques des patients, ainsi que les images vidéo en noir et blanc les montrant dans leurs lits. L’image sur l’écran fait ici office de substitut du dormeur, dont le scientifique doit guetter les mouvements. Grâce au grand angle de la caméra de (sur)veillance, le cadre saisit, en contreplongée, l’ensemble du corps endormi.

Il faudrait ajouter aux scènes traditionnelles de soins (parent / enfant, médecin / patient), remédiatisées par des interfaces visuelles, des pratiques de veillance nées, elles, directement dans des environnements médiatiques. Pouvant rappeler certains programmes de téléréalité, ont émergé depuis quelques années des flux audiovisuels de sommeil, diffusés en direct sur les réseaux sociaux. Dans la catégorie « I’m Only Sleeping » sur la plateforme Twitch, sont par exemple accessibles en permanence plusieurs chaînes de personnes endormies. Sur chaque page apparaît une vue en direct du dormeur dans son lit, accompagnée d’un bloc de tchat dans lequel les followers éveillés échangent entre eux et parfois commentent le sommeil ou les réveils du dormeur (voir la figure 1).

Figure 1

Capture d’écran du site Twitchwww.twitch.tv/cookielolxx (consultation le 17 mars 2022).

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Le fait de filmer son sommeil est d’abord né de la volonté de certains joueurs de jeux vidéo de réaliser des directs ininterrompus de plusieurs jours afin de multiplier leurs gains économiques[13]. Toutefois, la pratique semble s’être en partie autonomisée de la sociabilité diurne des réseaux et de l’injonction à s’y montrer maître de son image : certains utilisateurs de TikTok témoignent du désir de créer par le sommeil un lien d’intimité nouveau avec leurs fans et du sentiment de sécurité qu’ils éprouvent lorsqu’ils dorment sous la surveillance de la communauté connectée[14]. Diffuser en direct son sommeil sur internet constituerait ainsi pour partie un dispositif d’auto-vidéoprotection[15], une manière de confier aux regards d’inconnus son intégrité, à la fois physique et narcissique.

Les différentes pratiques de veillance technologique posent la question du devenir de ces flux visuels en direct. Le fait que le lien entre dormeur et veilleur passe par la médiation d’une image tierce rend possible l’exposition de la scène à un regard qui y est étranger. Si l’image basse qualité qui apparaît sur le moniteur du babyphone n’est vouée qu’au seul usage opérationnel privé[16], les images des laboratoires de sommeil et celles des lives sur les réseaux sociaux peuvent, elles, être enregistrées, en vue d’être rediffusées, à des fins cliniques et de recherche pour les premières, à des fins divertissantes pour les secondes. Une fois stockées, des images qui valaient d’abord comme interfaces de veillance changent de statut pour devenir mémoire d’une relation qui a été : l’image y est autant la trace indicielle des mouvements du corps endormi que celle de l’attention qui s’est posée sur lui au cours de la nuit. Ces images de sommeil sont en cela porteuses d’une strate relationnelle, liée à la temporalité de leur production, qui joint aux deux participants que sont le veilleur premier et le dormeur, un tiers spectateur, sorte de veilleur second. De nouvelles interrogations émergent alors : comment ce tiers peut-il être inclus dans le lien de confiance vécu qui s’est noué pendant la nuit, dans la scène de veillance première ? Sera-t-il simplement invité à fondre son regard dans celui du veilleur premier ?

Ces questions s’avèrent centrales dans le cas de pratiques artistiques qui impliquent l’interposition d’un appareil de prise de vue entre une personne qui dort et une personne qui veille[17] : que l’on pense à Andy Warhol filmant son amant John Giorno pour Sleep (1963) ou à Sophie Calle invitant des inconnus à dormir dans son lit sous l’oeil de son appareil photo (Les Dormeurs, 1979) ou, plus récemment, à Wang Bing se tenant au chevet de Fang Xiuying, mourante entourée de sa famille (Madame Fang, 2018), ou encore à Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor dont la prise de vue haptique parcourt les corps dénudés de plusieurs dormeurs, dans la chambre noire d’un studio (Somniloquies, 2017). Dans ces expériences artistiques, la prise de vue est bien entendu libre des impératifs de visibilité liés à la surveillance. Chaque veilleur possède sa manière de cadrer, de faire varier ses distances avec le dormeur, même si certaines conventions iconographiques sont identifiables dans leurs compositions : tel le plan large donnant à voir en perspective le corps allongé dans sa longueur ou le gros plan de trois quarts sur le visage aux yeux clos. Mais autrement que les caméras des babyphones, des laboratoires ou des réseaux sociaux, celles des artistes participent aussi d’un dispositif relationnel — et non seulement esthétique — puisqu’elles fonctionnent, à la prise de vue, comme une interface entre deux sujets. L’anthropologue Christian Lallier souligne que : « L’observation filmée ne relève ni d’une écriture proprement dite ni d’une simple technique de captation, mais d’une pratique sociale : d’une manière singulière de se tenir en face-à-face avec le sujet de notre représentation[18]. »

Alors que l’usage fonctionnel des caméras de (sur)veillance est indexé sur un « cadre social primaire[19] » qui soutient la confiance entre parent et enfant, soignant et patient, joueur et communauté à distance, dans le champ de l’art, le fait de filmer ou de photographier un dormeur produit une relation indéfinie, précaire, qui bien souvent ne préexiste pas à l’acte de la prise de vue. Caroline Zéau remarque : « Dans [le] contexte d’une éthique de la relation filmeur / filmé / spectateur, la représentation du sommeil peut apparaître comme problématique car elle remet en cause la fondamentale autonomie du corps filmé, cette liberté qui lui revient de se soustraire à la représentation[20]. » Dans un autre texte, l’autrice voit dans Uka Ukai (2006) du documentariste lituanien Audrius Stonys, un exemple de rencontre réussie entre un filmeur et une dormeuse : « l’idée que l’acteur occasionnel du film documentaire puisse dormir avec le film — ce sommeil partagé — apparaît comme la conquête ultime et utopique d’une communion qui affecte tout à la fois le filmeur, celui qui est filmé et le spectateur[21]. »

Chaque rencontre avec un dormeur engage l’artiste à inventer des manières de se montrer, avec sa caméra, digne de la confiance de celui qui s’abandonne, vulnérable, à un désir de voir qu’aucun cadre social clair ne justifie a priori. Dans le face-à-face avec celui qui dort, la responsabilité du filmeur ou du photographe dans la préservation de la « face » du sujet figuré se trouve redoublée et inclut d’emblée la possibilité du spectateur à venir.

Prendre soin de l’image des dormeurs : le cercle de la confiance étendu

Le consentement, obtenu en amont ou en aval du sommeil auprès d’un sujet éveillé, règle la question de la responsabilité du veilleur sur le plan juridique, mais ne la résout pas pleinement sur les plans éthique et esthétique. Comment, dans le temps du partage à des regards tiers, les veilleurs peuvent-ils apparaître dignes de la confiance de ceux qui, dans leurs images, demeurent absents puisqu’endormis ? Pour tenter de cerner la construction d’un ethos de bien-veillance, nous proposons de comparer deux mises en scène documentaires : la conférence Une Science des rêves ? (2014) de la professeure Isabelle Arnulf, neuroscientifique, directrice de l’unité des pathologies du sommeil de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, et l’ouvrage Les Dormeurs (1979) de l’artiste contemporaine Sophie Calle[22].

Dans sa conférence, dont la captation est disponible en ligne[23], Isabelle Arnulf présente à un public de non-spécialistes un état des connaissances et des problèmes sur la « façon de penser et de créer de notre cerveau pendant le sommeil », issues de ses recherches sur les mécanismes et les fonctions du rêve. La scientifique se tient au pupitre, sur l’estrade d’un amphithéâtre et, derrière elle, sur grand écran, sont projetés de multiples éléments textuels et visuels. Parmi ces derniers figurent des vidéos, pour la plupart enregistrées au cours de nuits en laboratoire, de patients atteints de troubles comportementaux durant leur sommeil. La scientifique nous donne à voir ces images comme autant de documents renseignant sur les « comportements du dormeur », soit un des trois matériaux de la « triangulation » nécessaire pour tenter de saisir le fonctionnement du rêve[24]. Relativement à ces images, Isabelle Arnulf se positionne en chercheuse, animée par un principe de rationalité scientifique : l’enregistrement audiovisuel est un moyen de pratiquer l’observation et l’interprétation. Les visées de la démarche expérimentale déterminent donc le type de description que la scientifique fait, par exemple, de cette vidéo de somnambule :

Je vous montre une somnambule, qui est filmée… son mari a mis une caméra la nuit chez eux. Le somnambule, c’est un peu différent… les yeux ouverts, vous allez le voir grâce à l’infrarouge. Les personnes se lèvent, et puis elles farfouillent souvent… beaucoup de manipulations, des paroles, les yeux sont ouverts : la source infrarouge est dirigée vers les yeux, donc un regard perplexe, des préoccupations. Alors… les somnambules sont dans un état intermédiaire, si on enregistre le cerveau, entre le sommeil lent et l’éveil, une partie du cerveau est encore endormie, une partie est réveillée, et la partie endormie a l’air de procurer un scénario qui est peu cohérent avec le reste de la chambre. Grâce aux yeux ouverts, le somnambule est capable — et vous la voyez là — de se déplacer dans l’environnement sans trop se blesser. Alors est-ce que ça correspond à un rêve particulier ?[25]

Dans ce commentaire, Isabelle Arnulf nous propose d’identifier dans l’image d’une dormeuse anonyme, enregistrée dans des conditions très singulières (« une somnambule », « vous la voyez là »), un comportement typique (« le somnambule », « les personnes se lèvent »), à partir duquel il lui sera possible de soulever un nouveau problème : les gestes performés au cours du sommeil ressemblent-ils aux gestes faits en rêve par les dormeurs ?

Mais l’ethos de chercheuse de la conférencière, qui tend à objectiver et à généraliser à partir du cas individuel, se double de la bienveillance requise du médecin envers des personnes malades qu’il s’agit de rencontrer dans leur singularité pour les soigner. Le ton de sa voix est à la fois assuré, précis, doux et empathique. Ainsi, lorsqu’Isabelle Arnulf introduit la vidéo d’une patiente hurlant pendant un cauchemar, elle présente le cas avec objectivité : « Ici un rêve d’être enterrée vivante, fréquent dans les terreurs nocturnes »; puis, avant que ne se fassent entendre les cris impressionnants de la patiente, elle souligne avec gravité : « Rêve horrible », nous invitant à prendre au sérieux le vécu subjectif douloureux de la rêveuse[26]. Plus tard, devant la vidéo d’une personne qui, dans son lit de laboratoire, « se bat contre des ptérodactyles » en agitant son oreiller dans les airs, de nombreux rires éclatent dans l’amphithéâtre[27]. La neurologue sourit, se montre amusée, mais par son commentaire réintègre vite la vidéo dans le cours de la démonstration (voir la figure 2). Suit un autre moment de rire de la salle, pour lequel Isabelle Arnulf fait part de la surprise de ce patient au sujet de son propre rêve extériorisé dans lequel on l’entend chanter, en indiquant qu’« il ne se rappelait même pas qu’il l’avait apprise cette chanson, quand on [la] lui a fait écouter ![28] » Autre façon, pour l’oratrice, de réintroduire le point de vue du dormeur, à son réveil, dans l’espace d’énonciation de la conférence : il ne s’agit pas de rire des patients, plutôt de rire avec eux et avec chaleur, du caractère étonnant, décalé de la conscience dédoublée des rêveurs, que nous sommes aussi par ailleurs (voir les figures 3 à 5). Ces éléments de subjectivation ne dépassent toutefois pas l’anecdote ponctuelle : grâce à ce dosage sensible, la neurologue prend soin de préserver l’intimité et l’anonymat des personnes qu’elle expose à nos regards sur l’écran[29]. En performant cet ethos par rapport aux vidéos de patients, Isabelle Arnulf confie à son public une part de sa responsabilité éthique envers les dormeurs qu’il s’agit de préserver des risques d’objectivation et d’impudeur auxquels leur « absence » les expose.

Figures 2 à 5

Avec l’aimable autorisation de l’autrice
Avec l’aimable autorisation de l’autrice
Avec l’aimable autorisation de l’autrice
Avec l’aimable autorisation de l’autrice

Captures d’écran de la vidéo [Isabelle Arnulf], La Science des rêves, 2014, conférence, Espace des sciences, YouTube, www.youtube.com/watch?v=kuNqK1tFwHk (consultation le 18 mai 2023), 1h37min27sec.

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L’oeuvre Les Dormeurs de Sophie Calle, réalisée dans les années 1970, est aussi la restitution après-coup, par une veilleuse, de sa relation avec des dormeurs, cette fois dans un contexte artistique. Dans les premières pages, l’artiste expose le protocole dont l’ouvrage documente la mise en oeuvre : « J’ai demandé à des gens de m’accorder quelques heures de leur sommeil. De venir dormir dans mon lit. De s’y laisser photographier, regarder. De répondre à quelques questions. J’ai proposé à chacun un séjour de huit heures[30]. » Puis, au fil des pages, comme autant de photogrammes, se succèdent les multiples portraits en noir et blanc des vingt-huit personnes — endormies ou éveillées — qui ont occupé pendant huit jours le lit de l’artiste. Ces photographies sont accompagnées de courts textes, qui décrivent les conditions concrètes de production des images, soit pour chaque « dormeur » : la prise de contact, l’arrivée, le moment de sommeil ou l’éveil, le repas, la rencontre avec le suivant, le départ.

Dans le contexte scientifique, la confiance apparaît comme la condition rendant possible l’enregistrement des vidéos de dormeurs. C’est cette confiance qu’Isabelle Arnulf prend soin de performer et de prolonger lors de sa prise de parole, afin d’exposer ces images à des regards eux aussi dignes de la confiance qui lui a été faite. Dans la démarche artistique de Sophie Calle, la confiance n’est pas seulement la condition d’existence et de diffusion des images de dormeurs : elle est ce que la création des images vient réfléchir en la mettant à l’épreuve. En effet, le cadre social flottant qu’offre le protocole artistique — un ensemble de règles à l’artifice assumé — permet à l’artiste de documenter la manière dont chacun consent ou résiste à s’exposer à un regard étranger. Dans la majorité des cas, aucun des liens intimes d’amour ou d’amitié qui rendent d’habitude possible le fait de dormir dans le lit d’une autre et d’être observé dans son sommeil ne vient étayer la confiance des participants. Parmi celles et ceux qui ont consenti à l’expérience[31], chacun se voit ainsi livré à ses propres fantasmes, désirs ou angoisses pour interpréter ce cadre social : l’un imagine participer à une expérience érotique (« Il est venu parce qu’il pensait qu’il s’agissait d’une partouze »), un autre identifie un rapport de travail (« le travail suppose des habits de travail »), un autre encore projette sur la situation un dispositif médical (« Il est mécontent d’occuper seul le lit. Il voit dans la situation un rapport docteur-malade »).

Les différentes manières d’accorder ou non sa confiance à l’artiste se traduisent par autant de façons de se tenir devant son objectif. Certaines photos donnent à voir des visages aux yeux fermés et des corps à l’horizontale, abandonnés à un sommeil profond, tout en pesanteur, enfoncés dans les oreillers et les couvertures, exposant leur peau nue. D’autres portraits montrent au contraire des personnes aux yeux grands ouverts, tout habillées, assises dans le lit, parlant ou lisant. C’est notamment le cas de Fabrice Luchini, acteur, visiblement à l’aise devant l’appareil photo, qui ne se défait pas de sa face sociale : il regarde souvent droit dans l’objectif, l’oeil espiègle, agite les mains. Le texte qui accompagne la série de portraits livre des éléments supplémentaires sur la façon dont la confiance de chaque participant se voit mise à l’épreuve par l’ambiguïté du cadre proposé. Certains participants s’endorment rapidement, tandis que d’autres font preuve de plus de résistance : ils ont hésité à venir, sont venus mais préviennent qu’ils ne dormiront pas, ou bien refusent de se déshabiller, se disent angoissés. La personne la plus mal à l’aise est Beryl, une baby-sitter. Envoyée par une agence contactée par l’artiste à la suite d’un désistement, celle-ci se retrouve projetée dans un cadre artistique qui lui est d’abord illisible : « Je lui raconte mon projet et lui demande de dormir pour moi. Elle est inquiète. Elle craint que je ne sois une homosexuelle et que je ne l’agresse. Elle décide finalement de rester. […] », raconte Calle. Enfin, parmi ceux qui consentent à dormir, plusieurs se révèlent sensibles à l’activité de la prise de vue : « Graziella change de position chaque fois que je la photographie, mais elle n’ouvre pas les yeux », ou encore : « Il change de position quand je le photographie, j’attends, je crains qu’il n’ouvre les yeux. » Dans le récit de l’interférence entre prise de vue et sommeil, la dimension performative du dispositif de veillance se révèle pleinement : être regardé produit chez chacun une certaine qualité de sommeil, qui affecte en retour les images de l’artiste.

Avec Les Dormeurs, Sophie Calle met en scène le spectre des affects que son dispositif a suscité chez les participants : entre curiosité, plaisir, confiance d’une part et méfiance, agacement, dégoût, malaise, angoisse d’autre part… L’artiste, bien qu’écrivant à la première personne, gomme en revanche ses propres affects en adoptant un style très factuel, qui tranche avec l’intimité qu’elle met en scène par ses images de personnes abandonnées au lit et au sommeil. En bonne hôte, dans son protocole, Sophie Calle écrivait en effet : « Un petit-déjeuner, un déjeuner ou un dîner, selon l’heure, était offert à chacun. Une literie était à disposition. » Mais elle précisait immédiatement : « Je posais quelques questions à ceux qui s’y prêtaient. Il ne s’agissait pas de savoir, d’enquêter, mais d’établir un contact neutre et distant. / Je prenais des photographies toutes les heures. Je regardais mes hôtes dormir. » La double énonciation de Calle — textuelle et visuelle — nous invite à observer les dormeurs selon une disposition qui fait écho à son attitude flottante : entre hospitalité et voyeurisme, distance et intimité.

Veillances imaginaires : du risque de la passivité à la circulation des affects

Comme veilleuses, Isabelle Arnulf et Sophie Calle ont en commun de respecter le pacte éthique qui les lie à leurs dormeurs : pour l’une, les termes de ce pacte sont fortement déterminés par l’institution médicale, pour la seconde, l’institution artistique rend acceptable la création d’un cadre social ambigu. Autrement dit, l’ethos dont fait preuve l’artiste et celui dont fait preuve la scientifique dans leur relation aux portraits endormis ont en commun le désir de se montrer dignes de la confiance de sujets doublement absentés — dans le sommeil et dans l’image indicielle — et de joindre le spectateur à cette pratique de la bien-veillance.

Toutefois, si les veilleuses nous invitent à ne pas trahir leurs dormeurs, notre expérience sociale de spectatrice est fondamentalement différente de la leur, dans la mesure où elle ne prolonge pour nous aucune rencontre réelle. Nous ne nous sommes jamais « approché[e] du lit ». Comme en témoigne l’usage cinématographique spontané que le public de la conférence scientifique fait de certaines vidéos de contenus oniriques extériorisés, éphémèrement reçus comme des gags burlesques[32] : le tiers spectateur rencontre les dormeurs d’abord en tant qu’images. S’il éprouve, à son tour, certains affects de protection, de sollicitude, de pudeur, d’empathie, ou encore de voyeurisme ou de gêne, c’est en vertu d’une relation sociale qu’il projette sur et par les images. La médiation esthétique qui met en contact les images de dormeurs et les yeux ouverts des spectateurs fait ainsi exister une scène de veillance imaginaire, parallèle à la scène réelle.

Cette réflexion sur la restitution documentaire d’expériences de veillance a permis de mettre au jour la manière singulière dont les images de dormeurs, loin d’annuler toute intersubjectivité, peuvent au contraire susciter une « expérience imaginaire de sociabilité[33] » d’un genre particulier, car propre à la dimension paradoxale de la situation de sommeil : une manière pour les éveillés de se sentir liés, responsables de la « face » de l’autre, dépositaire de sa confiance, au moment même où celui-ci est retiré de la scène commune. Partant, nous aimerions interroger la manière dont des affects de veillance peuvent être mis en mouvement, sans qu’aucune situation réelle ne suscite la scène imaginaire : la fiction peut-elle nous donner à veiller les dormeurs à l’écran ?

Pour le cinéma narratif, le sommeil pose la question de la place de la passivité dans une économie qui se fonde classiquement sur l’action. Déjouant le risque de l’immobilité de la figure et de l’inaction du personnage, nombreux sont les récits filmiques classiques qui ne donnent à voir le sommeil que veillé ou épié : la mise en scène s’attache alors à l’activité du personnage éveillé aux alentours du corps endormi. Dans cette cohabitation, une forme d’interaction productive demeure à l’oeuvre entre le veilleur et le dormeur. Mais loin de constituer une situation générique, chaque qualité de sommeil appelle une certaine tonalité de regard. Par exemple, dans l’une des séquences finales de Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk (1955), la dynamique implique un sommeil malade, blessé et un regard soucieux. Cary (Jane Wyman) s’approche du lit de Ron (Rock Hudson), plongé dans l’inconscience. Son regard révèle inquiétude et remords lorsqu’elle se penche sur son visage paisible mais fermé. Ce champ-contrechamp raconte la transformation subjective du personnage féminin qui s’achève avec le mélodrame : dans ce moment de veille, où lui apparaît la vulnérabilité émouvante de Ron, Cary accepte de se laisser envahir par un amour qu’elle avait tenté de contenir.

Sur un mode plus sombre, c’est le différentiel de puissance d’agir entre les otages éveillés et le bourreau qu’ils espèrent endormi qui autorise les premiers à fuir dans Le Voyage de la peur d’Ida Lupino (1953). Mais la particularité de cet antagoniste est qu’il est impossible aux éveillés d’être tout à fait sûrs qu’il dort : son oeil droit reste toujours ouvert, même pendant son sommeil. Dans les séquences nocturnes, plusieurs gros plans insistent sur cette apparence d’éveil qui confère au personnage d’Emmett Myer un avantage à même de nourrir le suspense. Dans ce cas, la scène de veillance articule un état de sommeil ambigu à une perception inquiète.

Si ce genre de scène de sommeil peut aiguiser ponctuellement les enjeux relationnels au sein de la diégèse, son efficacité narrative ne permet pas aux affects de veillance de se prolonger chez le spectateur, entraîné que celui-ci demeure par la chaîne rapide des actions-réactions. En revanche, dans certains films, le phénomène du sommeil n’est pas qu’une manière de reconfigurer fugitivement les forces éveillées en présence, mais se trouve au coeur de ce qui lie et délie — physiquement, affectivement, métaphoriquement — les personnages. On trouve des occurrences notables de cette dynamique dans les films d’un certain « cinéma lent[34] » : notamment chez Chantal Akerman (Toute une nuit, 1982, La Captive, 2000), Tsai Ming-liang (I Don’t Want To Sleep Alone, 2006), ou Apichatpong Weerasethakul (Blissfully Yours, 2002, Cemetery of Splendour, 2015, Blue, 2018, Memoria, 2021). Autant de films qui font des relations de mal- ou de bien- veillance l’enjeu principal de leur récit, et où la mise en scène du sommeil cristallise la dynamique relationnelle de soins, de lâcher-prise, de désir ou de possessivité, qui met en rapport la puissance des uns et la vulnérabilité des autres. Dans ce corpus contemporain, le sommeil comme état d’impuissance et d’inconscience vient saisir régulièrement le corps de certains personnages, les exposant à l’altérité de manière exacerbée. Tandis qu’autour d’eux circulent des forces éveillées qui, pour les unes, rendent le monde menaçant, et, pour les autres, tentent de préserver pour les dormeurs « l’habitabilité du monde ». Et, livrer certains personnages au sommeil prolongé ou répété, c’est aussi livrer le corps du film à un certain ralentissement, une inertie, un suspens à même de relâcher les enchaînements sensorimoteurs, voire de faire surgir une image-temps deleuzienne. Toutefois, plutôt que sur ce cinéma lent contemporain, nous aimerions ici nous pencher sur un singulier film classique : La Nuit du chasseur (1953) de Charles Laughton. Parce que le processus du sommeil n’y est pas achevé, mais travaille un axe narratif tendu à la manière schématique du conte, son étude peut nous rendre mieux attentive à la manière dont le sommeil, plus qu’un thème, se fait force affectant la narrativité.

Sur le plan thématique, dans La Nuit du chasseur, ce sont les enfants, figures de pureté, qui, à l’heure du coucher et pendant leur sommeil, sont tout particulièrement exposés au danger que représente Harry Powell (Robert Mitchum), figure perverse, prête à tout pour s’emparer de l’argent que leur père leur a confié. Le personnage du révérend exerce sa force malveillante notamment en venant troubler le sommeil des innocents. Sa première apparition surgit sous la forme d’une ombre cauchemardesque, projetée sur le mur de la chambre des enfants, à l’heure où John conte une histoire pour dormir à sa petite soeur. Plus tard, lorsque Powell part au milieu de la nuit après avoir tué Willa, la mère des enfants, le bruit de sa voiture en hors-champ réveille John, qui se lève et réitère le geste de regarder par la fenêtre. Néanmoins, tout au long du film, une force maternelle vient faire obstacle à la force sombre de cette paternité usurpée. Cet affect bienveillant est d’abord incarné de manière fragile par la mère qui se tient au chevet de ses enfants puis, à l’issue de leur fuite sur la rivière, d’une façon cette fois plus solide, par le personnage de madame Cooper (Lillian Gish), qui recueille John et Pearl dans son foyer et veille sur leur sommeil.

Dans le film de Laughton, la relation entre dormeurs et veilleurs est centrale au point qu’elle devient une dynamique figurative : les courants affectifs mis en mouvement par la relation de veillance entre les personnages parcourent aussi le regard filmique, modèlent la forme du récit. De ce point de vue, on peut interpréter l’ouverture de La Nuit du chasseur comme la mise en place d’une délégation du regard, de l’instance d’énonciation à la figure de veilleuse intradiégétique qu’est madame Cooper. Le générique défile en lettres blanches sur un fond noir étoilé et fait entendre une musique instrumentale typique des films noirs, pour faire ensuite place à une berceuse chantée par un choeur d’enfants accompagné d’une voix féminine : « Dream my little one, dream, though the hunter in the night fills your childish heart with fright. Fear is only a dream, so dream little one, dream… » La berceuse s’achève après la fin du générique sur la vision du ciel étoilé. Puis, par un fondu enchaîné, apparaît sur ce fond le buste d’une femme d’un certain âge, énonçant face caméra une parabole, adressée à un double public : celui des enfants, dont les cinq visages apparaissent, en contrechamp, disposés en arche, flottant sur cette même toile nocturne, et, perçant le quatrième mur, celui de la salle de cinéma (voir les figures 6 et 7).

Figures 6 et 7

© Wild Side
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Photogrammes du film La Nuit du chasseur, Charles Laughton, 1953

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La femme réapparaît pour terminer sa leçon de catéchisme : « […] Beware of false prophets, which come to you in sheep’s clothing but inwardly they are ravening wolves. Ye shall know them by their fruits. » Le statut énonciatif de cette séquence est ambigu : figure-t-elle cet « ailleurs » dans lequel se situe l’énonciateur fictif selon Roger Odin[35] ? L’ailleurs chrétien d’un ciel divin ? S’agit-il d’un flash-forward, puisqu’y figure la communauté des enfants recueillis par madame Cooper, à laquelle John et Pearl ne se joindront qu’à la fin du film, alors que leurs visages flottent déjà ici parmi les « angelots » ? Cette ambiguïté tend à instaurer une complicité entre l’instance d’énonciation et cette narratrice de conte, flottant au seuil de la diégèse, amorçant par sa voix et son regard le récit et le discours du film[36]. Alors que disparaît le ciel nocturne, la parabole de la veilleuse se poursuit en off. Sa voix accompagne le fondu enchaîné vers la séquence qui marque le vrai commencement du récit, composée d’une succession de plans aériens qui s’approchent progressivement de terre, jusqu’à suivre dans leur jeu des enfants tombant bientôt sur le corps inanimé d’une victime de Powell. Lorsque la caméra fait marche arrière pour reprendre son envol, la voix reprend pour conclure — « A good tree cannot bring forth evil fruit. Neither can a corrupt tree bring forth good fruit. Wherefore, by their fruits ye shall know them » — jusqu’à ce que le regard touche de nouveau terre, cette fois pour introduire le personnage du révérend. Après l’arrestation de Powell, toujours au début du film, deux autres plans aériens interviennent encore : un travelling arrière sur la prison rejoint en fondu enchaîné deux travellings avant qui viennent saisir Pearl et John, en plongée, jouant dans l’herbe.

Cette entrée dans l’histoire « par le haut » participe à rapprocher l’instance d’énonciation principale, qui parle depuis l’ailleurs de la diégèse, de la figure de la veilleuse, parlant et observant les enfants depuis un ciel divin[37]. L’avant-dernier plan du film montre madame Cooper, seule dans sa cuisine. Avec un regard de tendresse, elle se tourne vers la caméra et répète à propos des « petites choses » que sont les enfants innocents la phrase : « They abide, and they endure », autant pour elle-même qu’à l’intention du spectateur. Lorsque se clôt le récit, le personnage incarné par Lillian Gish prend de nouveau en charge le discours, fortement imprégné de morale chrétienne, de l’énonciateur.

En plus du mouvement de délégation du « Grand Imagier[38] » vers une narratrice se tenant au seuil de la diégèse, on peut remarquer un courant inverse : l’énonciation première semble par moments se teinter d’affects initialement portés par le personnage de la veilleuse. Cela est particulièrement prégnant lors des séquences nocturnes, au cours desquelles Pearl et John fuient Powell, en descendant seuls en barque une sombre et tumultueuse rivière. Plusieurs éléments figuratifs apparaissent comme autant de guides pour le voyage des enfants, qui oscille entre rêve et cauchemar, sommeil et somnolence. Dans la première séquence de fuite, c’est d’abord le ciel nocturne — rappel du générique — qui veille la barque des enfants, sans défense sous la voûte étoilée. C’est ensuite la comptine chantée par Pearl à sa poupée, dont la voix doublée par une chanteuse adulte manifeste étrangement une présence invisible.

Dans la seconde séquence, plus longue, se fait entendre la berceuse qui ouvrait le film (« Dream little one, dream… »), chantée par une voix féminine, cette fois sans aucune source diégétique. Cette voix semble guider les enfants, comme dans un rêve, à accoster vers la grange qui leur servira d’abri pour la nuit. Puis le relais est pris par une musique instrumentale, force qui semble se joindre au courant de la rivière pour faire glisser la barque jusqu’à la berge où les recueillera madame Cooper au matin. Tout au long de la fuite, le montage suit la progression du voyage des enfants, en mettant en relation les plans de la barque qui avance, les étapes sur la terre ferme, et de fréquents inserts d’éléments de l’environnement, comme autant d’apparitions.

Figures 8 et 9

© Wild Side
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Photogrammes du film La Nuit du chasseur, Charles Laughton, 1953

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À la musique bienveillante s’agencent ainsi des motifs lumineux : la lune, dont le croissant brille haut dans le ciel (voir les figures 8 et 9), le halo lumineux qui semble émaner de la maison sur la rive, la voûte étoilée, de nouveau lorsque les enfants s’échouent, endormis. S’y ajoutent des motifs naturels : certaines présences animales évoquent les rapports de prédation qui règnent dans cet environnement et font planer une menace diffuse. Sur les rives surgissent un hibou et un renard aux regards perçants; des lapins, moutons tremblants et fragiles. On entend résonner des cris d’oiseau et des aboiements de chien. En revanche, les vaches incarnent, elles, des présences domestiques rassurantes : allant se coucher dans le foin de la grange, les enfants sont surcadrés par les symboliques pis gonflés de lait (voir la figure 10). Bien qu’ambivalente, la présence enveloppante de la nature concourt à donner le sentiment que les enfants sont, dans leur fuite, portés et enveloppés par une instance invisible, terrestre ou divine[39]. C’est ici le regard de l’énonciation qui prend en charge ces affects de veillance et se penche sur le sommeil des enfants, avant même qu’ils ne soient diégétiquement veillés : en attestent les vues en plongée qui donnent à voir les petits endormis dans leur barque portée par le courant (voir les figures 11 et 12) ou le rythme berçant du montage.

Figures 10 à 12

© Wild Side
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Photogrammes du film La Nuit du chasseur, Charles Laughton, 1953

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Ainsi, dans La Nuit du chasseur, les regards de deux instances se relaient ou se soutiennent au « chevet » des enfants endormis. Cette proximité des instances veillantes, sans qu’elles soient identifiées l’une à l’autre, apparaît clairement à la fin du film, lorsque s’affrontent la figure de « bonne veilleuse » qu’est madame Cooper et celle de « veilleur mauvais » qu’est Harry Powell. Dans ce combat symbolique entre le bien et le mal, la lumière et l’obscurité, leurs voix se mêlent et s’affrontent en interprétant conjointement la berceuse qui était la marque du révérend : « Leaning, leaning, safe and secure from all alarms… » Powell, à l’extérieur de la maison, apparaît d’abord de dos, petite ombre qui se découpe sur le fond lumineux de la maison saisie en plan d’ensemble. Puis, après un plan sur les enfants endormis, madame Cooper apparaît à son tour sous la forme d’une silhouette découpée, mais en plan rapproché et sur le fond d’un halo lumineux qui semble émaner de son propre corps (voir les figures 13 à 15). La caméra est à son côté.

Figures 13 à 15

© Wild Side
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Photogrammes du film La Nuit du chasseur, Charles Laughton, 1953

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Dans la suite de la séquence, son visage se trouve pleinement exposé, tandis que Powell demeure une présence distante, dont le regard ne semble pas porter, entravé par l’écran de la fenêtre. En revanche, la caméra, par un léger travelling avant, projette son regard suivant un axe proche de celui de la veilleuse, guettant Powell par une fenêtre dont le verre semble avoir disparu (voir les figures 16 à 20). Ainsi, sans embrasser pleinement son point de vue, le regard de l’énonciateur se place en position de veiller sur les enfants auprès de son personnage. Nous avons donc affaire à un triangle de veillance, constitué par les enfants-dormeurs, le personnage qui veille bien et l’énonciateur, entre lesquels circulent les affects de veillance.

Figures 16 à 20

© Wild Side
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Photogrammes du film La Nuit du chasseur, Charles Laughton, 1953

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Le spectateur comme veilleur

Ce parcours a montré que les images du sommeil, loin d’être le spectacle voyeuriste de corps inconscients, peuvent mettre en jeu chez les spectateurs les affects de l’expérience sociale de veillance, et ce, de diverses manières. Il y a d’abord ces « spectateurs » directement impliqués dans la relation avec les dormeurs : pour ces veilleurs, observer les images des endormis ne relève pas d’abord de l’expérience esthétique, mais d’une pratique de soins à distance. Puis, il y a ces tiers spectateurs, engagés par les veilleurs premiers à regarder les images de sommeil comme les traces d’une confiance, dont ils deviennent à leur tour les dépositaires. Enfin, il y a ces spectateurs que les tonalités affectives d’une énonciation fictionnelle invitent à porter un regard singulier sur des personnages endormis, dont ils soutiennent imaginairement l’existence. Au fil de ce texte, ce sont tour à tour une scientifique, une artiste et un énonciateur fictif qui nous ont proposé de faire à leurs côtés l’expérience de veiller sur les dormeurs, de faire dialoguer nos manières de regarder avec les manières dont s’expose la vulnérabilité d’autrui endormi. Avec Isabelle Arnulf, nous étions conviée à expérimenter, par les images, le regard scientifique et empathique que celle-ci porte sur ses patients dormeurs. Avec Sophie Calle, nous étions amenée à observer, entre intimité et distance, le confort ou le malaise des différents participants à une expérience ambiguë. Dans La Nuit du chasseur, aux côtés de madame Cooper, l’énonciation nous a fait éprouver un mode singulier de vigilance, maternel ou chrétien. Dans ces différentes situations, nous pouvons à notre manière éprouver inquiétude, souci, bienveillance, empathie, sans pouvoir toutefois nous identifier à la capacité d’agir que possèdent les veilleurs premiers. En tant que médecin, Isabelle Arnulf peut soigner les dormeurs, et, en tant que chercheuse, elle a le pouvoir de faire avancer la connaissance du sommeil. Pour Sophie Calle, l’acte de regarder est directement une manière d’interagir avec les dormeurs, là où nous ne sommes plus que face au ça-a-été[40] d’une expérience vécue. Chez Charles Laughton, madame Cooper, de veilleuse peut devenir chasseuse et faire usage de son fusil pour protéger les enfants, tandis que l’énonciateur orchestre la fin à donner à la fable, qui voit les enfants sauvés et la figure malveillante punie (voir la figure 21). Spectatrice des images de dormeurs exposés, nous ne pouvons passer du statut de veillante à celui d’actante.

Figure 21

Photogramme du film La Nuit du chasseur, Charles Laughton, 1953

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La mise en scène du sommeil, en mobilisant nos affects de veillance sans nous donner l’illusion de pouvoir agir dans le monde représenté, tend ainsi à réfléchir ce que c’est que d’être spectatrice des images des autres : nous pouvons nous sentir concernée par la vie de ces corps figurés, nous pouvons y projeter une subjectivité, mais nous ne pouvons intervenir sur le cours des événements. Autrement dit, la figuration de la scène de veillance peut être interprétée comme une mise en abyme de l’activité spectatorielle : le dormeur y vaut pour l’image du corps à l’écran ou sur la page — forme aveugle qui ne nous renvoie aucun regard, présence-absence qui ne se soucie pas de nous — tandis que nous, spectateurs, faisons office de veilleurs imaginaires — les yeux grands ouverts, scrutant une surface sans arrière-fond, projetant une présence dans l’absence, accompagnant un devenir qui nous échappe. Les études cinématographiques ont souvent conçu le spectateur comme un sujet désirant ressemblant au rêveur[41] ou au voyeur[42]. L’analyse des mises en scène médiatiques du sommeil fait surgir une autre métaphore : celle d’un spectateur veilleur, une figure discrète, inaperçue, dont le regard jouit de se laisser traverser fugitivement par des affects qui ne sont pas les siens et témoigne d’un espace d’intersubjectivité même en l’absence, temporaire, de l’autre[43].