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Dans une courte nouvelle intitulée « Onze fils » (1919), un père fait le portrait, qu'on pourrait dire sans pitié, de ses onze fils. Il démasque leur défaut, il dit leur faiblesse et quand arrive le onzième, qui est le plus délicat de ses fils, il conclut à propos de cette faiblesse, qui constitue le fond de sa nature : « Naturellement, elles ne font pas plaisir à un père; elles tendent à la destruction de la famille. Il me regarde parfois comme s’il voulait me dire : “Je t’emmènerai avec moi, père.” Je pense alors : “Tu serais bien le dernier auquel je me confierais.” Et son regard semble me répondre : “Eh bien, que je sois du moins le dernier[1] !” »

C’est à ce dernier fils, le plus faible, que le père sans pitié pourrait se confier, en dernier lieu. Et il faut imaginer qu’il le fait avec confiance. Mais pourquoi ? Quelle place faut-il occuper pour recevoir des confidences ? Celle de la vulnérabilité ? Ce récit pourrait-il susciter la compassion de ce fils, le plus faible de tous ? Est-ce la fragilité de l’interlocuteur qui ouvre la possibilité d’une parole sur soi, de la part d’un père qui observe sans concession le caractère et le destin de ses onze fils ? Cette nouvelle de Kafka permet de se demander dans quelles conditions il est possible de faire un récit qui prenne en charge la compassion ou la suscite, et quelle position il faut occuper pour qu’une relation de confiance (entre les interlocuteurs, entre le lecteur et le narrateur) soit acquise.

La littérature semble aujourd’hui le lieu où un discours de la compassion et une forme de confiance peuvent se formuler. Qui plus est, l’abondance des récits consacrés aux invisibles, la promotion, dans les études littéraires, du care et d’une littérature considérée comme possible réparation des dommages sociaux, des traumas personnels, a contribué également à faire de la compassion, ou de l’empathie, qui consiste à pouvoir éprouver les sentiments ou émotions (et non seulement sa souffrance) d’autrui, une sorte d’horizon d’attente évident[2]. En outre, l’intérêt pour les subalternes, pour les destins mineurs, qui s’incarnent souvent dans des récits d’enquête ou des biofictions, le goût pour les témoignages et les récits autobiographiques, si présents aujourd’hui dans le champ littéraire, donne à cette problématique de la compassion une sorte de nouvelle urgence[3].

Il est à première vue possible d’y voir une prolongation logique de ce que Jacques Rancière a appelé le « partage du sensible[4] » propre à une littérature de l’ère démocratique, qui est celle de l’égalité des sentiments aussi bien que celle de la rationalité partagée, comme l’ont magnifiquement formulé en 1864 les frères Goncourt, dans la préface de leur roman Germinie Lacerteux.

Pour éprouver de la compassion, encore faut-il prendre en compte les misères (et les misérables) pour ce qu’elles sont et d’où qu’elles viennent. Autrement dit, il faut qu’elles soient un objet digne d’intérêt pour l’écrivain. Dans les Mémoires d’outre-tombe (1848) Chateaubriand, qui revendique avoir raconté les journées de juillet 1830 dans leur « contemporanéité », peut leur faire une place tout en considérant que l’histoire les effacera :

Les événements sortent du sein des choses, comme les hommes du sein de leurs mères, accompagnés des infirmités de la nature. Les misères et les grandeurs sont soeurs jumelles, elles naissent ensemble; mais quand les couches sont vigoureuses, les misères à une certaine époque meurent, les grandeurs seules vivent. Pour juger impartialement de la vérité qui doit rester, il faut donc se placer au point de vue d’où la postérité contemplera le fait accompli[5].

Les misères sont donc, pour qui regarde vers l’avenir, ce qui s’abolit dans la mémoire des hommes et l’histoire les efface.

L’Histoire, du moins celle à laquelle se réfère l’auteur des Mémoires d’outre-tombe, s’oppose précisément en ce point à la littérature, qui peut chercher, elle, à regarder la vérité du point de vue du présent, au ras même des misères qu’elle recueille (et c’est déjà le point de vue de Balzac puis du naturalisme[6]). C’est pourquoi Chateaubriand oppose le point de vue de l’Histoire qui oubliera les misères et assurera la gloire au mémorialiste et l’écrivain du contemporain, du temps présent, qui s’intéresse aux misères en tant que telles. Si la gloire et la vérité sont l’affaire de l’historien, la compassion peut être celle de l’écrivain.

Un tel intérêt pour les misérables, et pour le contemporain, est tributaire d’une démocratisation des émotions et s’accompagne d’un glissement sémantique intéressant : alors qu’on parlait surtout de pitié — dans la tradition aristotélicienne et encore chez Rousseau —, le terme de compassion s’impose dans le discours philosophique, comme si le mot de pitié véhiculait un potentiel de condescendance et des connotations religieuses trop fortes. L’exercice de la pitié, en outre, suppose que je souffre devant le spectacle de l’autre, mais je souffre dans lui et non dans moi, comme l’a montré Martin Rueff[7], soulignant qu’elle est une opération « réglée » et « orientée[8] », qui mise sur la « dissymétrie » et dont le résultat est souvent « poignant ». La compassion consiste, elle, en une souffrance avec l’autre, « sans pourtant impliquer un sentiment de supériorité : la compassion n’entraîne, contrairement à la pitié, aucune asymétrie[9] ». De plus, la pitié mise sur la généralisation (je souffre pour tous les faibles); la compassion ne s’adresse jamais qu’à une personne particulière, selon M. Revault d’Allonnes[10]. C’est pourquoi la confiance en est le prolongement évident : j’ai confiance en celui qui éprouve à mon endroit de la compassion, je peux me confier à lui; réciproquement, pour souffrir avec autrui, je dois avoir confiance en l’authenticité de ses sentiments. L’expansion du champ du care et l’évidence de la compassion, ou de l’empathie, l’une et l’autre au détriment du terme de « pitié », dans la littérature et dans les études littéraires, sont le signe d’une part d’un accomplissement de cette démocratisation du sensible amorcée à la suite des Lumières et accomplie par le réalisme et le naturalisme, et d’autre part le symptôme d’une individualisation de l’objet de la compassion.

Pourtant, la compassion a été fortement remise en cause, à la fois comme émotion sincère et authentique et comme sentiment démocratique, et ce, dès le début du 20e siècle. C’est ainsi que Virginia Woolf, qu’on ne peut supposer d’être antidémocrate, et qui revendique comme une des forces du roman la possibilité d’imaginer la vie d’autrui[11], considère, dès 1928, la compassion comme un exercice caduc ou factice. Dans son essai « Sur la maladie », elle constate qu’elle est désormais impossible :

De nos jours, seuls manifestent de la compassion les laissés-pour-compte et les figures mineures; pour l'essentiel des femmes (chez qui le désuet cohabite si étrangement avec un goût frondeur pour le nouveau), qui, ayant renoncé à être dans la course, ont du temps à consacrer à d’extravagantes et vaines explorations […] .

V. Woolf énumère ensuite les actions entreprises par ces femmes :

 A. R. l’impulsive, la généreuse, qui, s’il vous venait l’idée qu’une tortue géante puisse vous apporter du réconfort ou un théorbe vous distraire, ferait tous les marchés de Londres pour vous les procurer, et vous les apporterait emballés dans du papier, avant que le jour ne touche à sa fin […].

Et Virginia Woolf ajoute : « Mais de telles extravagances ne sont plus de notre temps la civilisation est tendue vers d'autres fins[12]. » L’écrivaine réserve donc la compassion à des laissées-pour-compte, qui vont la mettre en oeuvre : elle devient l’apanage d’individus qui se mettent hors du jeu individualiste, en marge de la société démocratique qui le promeut.

Dans un texte postérieur de deux ans, paru d’abord en 1930, Virginia Woolf raconte comment elle a assisté en juin 1913 à Manchester à une réunion dans une coopérative ouvrière où des femmes venaient présenter leurs revendications sur le droit de vote, le droit au divorce comme sur l’éducation. Des observateurs et surtout des observatrices, appartenant majoritairement à la classe moyenne, les observaient et les écoutaient. Virginia Woolf, comme l’assemblée, est alors « une spectatrice bienveillante[13] ». Pourtant, elle reste, comme les autres spectateurs, « coupée des acteurs réels » et la compassion qu’elle éprouve est esthétique, ce n’est qu’une « compassion de l'oeil et de l'imaginaire, non celle du coeur et de notre être intime[14] ». La séparation des corps empêche d’éprouver une compassion qui ne soit pas factice et les femmes qui écoutent les ouvrières ne peuvent qu’avoir de l’espoir « en un heureux tour de passe-passe, en un changement d’attitude qui transformerait les nébuleux et creux discours en discours de chair et de sang ». Sans cela, « ils resteraient insupportables[15] ». Mais elles savent que les tours de passe-passe ne relèvent pas de l’action politique. Autrement dit, la compassion est coupée de toute répercussion dans le réel. Elle est un leurre de l’imagination et de l’action : la scène entre les spectatrices et les ouvrières n’est qu’un simple jeu, « dès lors dénué d’intérêt[16] ». Le constat de la romancière est sévère, et tout laisse à penser que l’expérience de la guerre a compté dans sa formulation et dans la réévaluation de la vertu de la fraternité :

On ne pouvait être Mrs Giles avec son propre corps car son propre corps n'avait jamais eu à se pencher sur un baquet de lessive; ses propres mains n'avaient jamais eu à essorer ou à frotter, elles n'avaient jamais eu à couper la viande qui ferait le dîner d'un mineur. Des détails incongrus se glissaient toujours dans le tableau. On se voyait assise dans un fauteuil ou lisant un livre. On se figurait des paysages et des vues marines, de Grèce, peut-être d'Italie, là où, dans un village de mineurs, Mrs. Giles ou Mrs Edwards voyaient sans doute des crassiers et des rangées sans fin de toit d'ardoise[17].

La compassion reste « fictive », la sympathie « artificielle et irréelle[18] ».

Pour Virginia Woolf, dans la société des années 1930, la compassion n’est donc plus une vertu authentique — si ce n’est pour les femmes et les laissés-pour-compte « qui ne sont pas dans la course ». Les hommes sont appelés ailleurs : à être efficaces, entreprenants, à se réaliser eux-mêmes sans miser sur la compassion d’autrui, même et surtout dans l’épreuve banale de la maladie. La compassion reste un exercice factice et fait le jeu du conservatisme social sans permettre aucune action politique.

Une autre femme, Hannah Arendt, a formulé avec une grande acuité, d’une part la valeur incontestable de la compassion, qui « est sans doute un affect naturel de la créature, qu’éprouve, sans intervention de la volonté, tout homme normalement constitué à la vue de la souffrance, quelque étrangère qu'elle soit[19] », et c’est en quoi elle s’oppose à la cruauté, et d’autre part le leurre qu’elle constitue pour les parias de la société, pour ceux qu’elle appelle les invisibles[20], et même pour les révolutionnaires qui entendent, au nom de la compassion et de la « nature humaine », les sortir de leurs malheurs et faire leur bonheur. Car si la compassion est la condition de la fraternité, qui a « son lieu naturel chez les opprimés et les persécutés, les exploités et les humiliés, que le 18e siècle appela les malheureux, et le 19e, les misérables[21] », si elle permet à « l’humanitarisme révolutionnaire de l’humanité du 18e siècle » de chercher « une solidarité avec le malheur et la misère », pour autant « ni la compassion, ni le partage de la souffrance ne suffisent[22] ». Et Arendt de souligner, sans concession, que :

L’humanité créée par la fraternité convient difficilement à qui n'appartient au nombre des humiliés et des offensés et ne peut y participer qu'à travers la compassion. La chaleur des peuples parias ne peut légitimement s'étendre à ceux qui se solidarisent avec eux, car une position différente dans le monde fait peser sur eux une responsabilité à l'égard du monde qui leur interdit de partager l'insouciance des parias[23].

Le vocabulaire et le raisonnement de Arendt offrent une similarité frappante avec le texte de Woolf déjà cité : la remise en cause de la compassion, non pas de sa légitimité en tant que sentiment, mais de sa pertinence sur le plan politique, ne tient pas à des considérations sur la « nature humaine », fondée sur une égalité de sentiments et une même rationalité, mais sur des différences de positions. Et Arendt explique que lorsque l’invisibilité est le régime d’existence qui exclut du monde, et qui exclut qu’il y ait un monde commun, la compassion n’est plus qu’une fiction théorique, sans aucune possibilité de réalisation pratique : l’idée de compassion mise sur une « nature humaine » et sur le déni le monde tel qu’il est :

Le rationalisme, la sentimentalité du 18e siècle ne sont que deux aspects d'une même chose; tous deux pouvaient également conduire à cet excès d’enthousiasme où les individus se sentaient des liens de fraternité avec tous les hommes. Dans tous les cas, cette rationalité et cette sentimentalité n’étaient que le substitut intérieur, localisé dans l’invisible, du monde commun visible, alors perdu[24].

La compassion comme la reconnaissance de la rationalité maintiennent donc dans l’invisibilité et reconduisent les positions d’exclusion.

Il est frappant de constater d’une part que ce sont deux femmes qui ont dénoncé le caractère factice de la compassion, d’autre part qu’elles le font l’une et l’autre après la Première puis la Deuxième Guerre mondiale, prenant acte de la caducité de la compassion en dehors des grandes épreuves du malheur partagé. La compassion, après les conflits, et lorsqu’on vise une émancipation, devient une postulation théorique, une fiction privée de toute pertinence politique : elle maintient le caractère infranchissable[25] des barrières entre les classes sociales.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Notre société, en proie à un « déferlement compassionnel », selon l’expression de Myriam Revault d’Allonnes, promeut la valeur de la compassion, du moins sur le plan médiatique, précisément parce qu’elle « fait couple avec son autre, avec son symétrique inversé : le discours stigmatisant les profiteurs, les paresseux, les assistés[26] ». La compassion devient une vertu médiatique plus que politique, en ce sens, d’une part, qu’elle est suscitée par les images des médias (vidéos de guerre, photos de réfugiés, de mères éplorées, de témoignages d’invisibles enregistrés et plus ou moins fictionnalisés) et d’autre part, parce qu’elle est entretenue, voire enjointe, par le discours des médias ou des politiques qui l’imite (« Leur apathie notre empathie » : slogan de la marche pour le climat, Europe écologie). La compassion est souvent déclinée en « bienveillance », mot d’ordre du management néolibéral, garant théorique de comportement éthique et inclusif.

Avant d’en revenir à la littérature, pour nous demander pourquoi dans un tel contexte, et après que le statut factice de la compassion a été démasqué, la compassion y semble aussi évidente aujourd’hui, il importe de faire un détour par la démarche sociologique, qui nous ramènera à la question de la misère et des misérables par laquelle nous avons commencé : quelle position faut-il occuper pour pouvoir éprouver une compassion authentique, pour se confier à autrui ou recueillir le récit de ses émotions et de ses sentiments ?

La compassion, qui nous place d’abord en position de confident, et qui mise sur la confiance entre les êtres, est fortement rejetée par Pierre Bourdieu lorsqu’il s’agit d’enquêtes sociologiques. Cette question est discutée avec une grande lucidité dans le discours de la méthode qui figure à la fin de La Misère du monde (1993) — terme qui fait écho, comme on le voit, aux textes des Goncourt comme à Chateaubriand et Tocqueville déjà cités. Conscient de l'imposture que serait une « parfaite innocence épistémologique[27] » contemporaine d'un « rêve positiviste », le sociologue fait sa place d’abord à la violence symbolique qu'il y a dans toute enquête, surtout lorsqu’elle porte sur la misère — qu’elle soit de condition ou de position — et définit un protocole capable d'instaurer « une relation d'écoute active et méthodique, aussi éloignée du pur laisser-faire de l'entretien non directif que du dirigisme du questionnaire[28] ». C’est à ce prix, selon lui, qu’on peut éviter qu’une enquête menée sans souci de la distance objectivante place le lecteur en position de confident : « les lecteurs non avertis lisent les témoignages comme ils entendraient les confidences d'un ami ou, plutôt, des propos (ou des ragots) au sujet de tiers, occasions de s'identifier mais aussi de se différencier, de juger, de condamner, d'affirmer un consensus moral dans la réaffirmation des valeurs communes[29] ».

L’horizon de la compassion, résultat d’une écoute à la place du confident, confiant, est donc rejeté par Bourdieu, ou plutôt laissé à la littérature, largement citée dans ce discours de la méthode. Car ce sont la littérature et la philosophie qui ont le privilège « du regard prolongé et accueillant[30] » nécessaire pour s'imprégner de la nécessité singulière de chaque témoignage. D’un côté, la compassion est rejetée, de l’autre, elle est valorisée. Serait-il propre à la littérature, qui, elle, n’a que faire de protocole, de favoriser ce type de regard ? Serait-elle le dernier terrain de la compassion ? Et celui-ci serait-il alors indemne de la violence symbolique propre à l’enquête et à toute démarche qui cherche à se mettre « à la place de l’autre » ? Encore faut-il que la littérature, portée par une sorte de « démocratisation de la posture herméneutique[31] », accorde la même importance au récit extraordinaire et aux destins ordinaires ou misérables. C’est au fond ce qu’a risqué, selon Bourdieu, le réalisme (il se réfère alors à Flaubert), qui a mis sur le même plan et considéré avec la même bienveillance Yvetot (Madame Bovary, 1857) et Constantinople (Salammbô, 1862), soit le destin ordinaire d’une petite bourgeoise du bocage normand et les héros des fresques extraordinaires[32]. Bourdieu ne revendique pas pour autant un statut littéraire pour les témoignages et récits recueillis par les enquêtes sociologiques mais au contraire, il spécifie une différence essentielle entre l’enquête et le récit littéraires d’une part et la démarche sociologique d’autre part, au moment où l’un et l’autre s’emparent des misères et des destins ordinaires que l’Histoire va peut-être continuer à oublier, comme le constatait Chateaubriand, mais que les sciences sociales vont consigner et analyser. C’est que la lecture des récits littéraires, à la différence de l’écoute ou de l’enquête sociologique, non seulement peut, mais doit donc se faire dans la confiance, comme si l’on recueillait une confidence.

Ce partage des genres et des écoutes opère des distinctions fiables : la littérature est le terrain de la compassion et de la bienveillance, exercée aussi bien envers les grands qu’envers les misérables, qu’on commence à appeler les subalternes, les invisibles, les précaires, quand l’ordinaire devient matière littéraire. Les récits empathiques peuvent ainsi se multiplier, forts de leur goût pour les faibles. La littérature apparaît ainsi comme le dernier refuge de la compassion, galvaudée en slogan dans la société médiatique, rejetée par les sciences humaines. Car la sociologie, elle, doit se défier de la confidence et ne jamais miser sur la compassion.

Revenons à la littérature. Le partage proposé par Bourdieu doit être nuancé, car si la compassion reste l’objectif revendiqué de nombre de récits consacrés à des destins infâmes, elle peut faire place à une violence symbolique et parfois à une arrogance dissimulée ou grandiloquente[33]. La compassion n’est alors que fictive, pour parler comme Virginia Woolf, et elle n’est qu’un leurre, qui maintient la « barrière infranchissable » entre les êtres, engoncés dans leur corps et leurs habitudes de perception et d’expression, la « compassion esthétique » valorisant certes les ressources pour l’écriture qu’on trouve à écouter le récit de femmes ouvrières[34], mais sans que rien de réel n’advienne, sans que les positions ne bougent. L’authenticité de la compassion comme sa pertinence politique ont été contestées aussi bien par Woolf que par Arendt. Se confier, regarder avec confiance le spectacle de la misère et de la souffrance ne produit qu’une « compassion fictive[35] » ou une fiction théorique : et la littérature n’est pas l’affaire des leurres. Alors comment la littérature peut-elle être le lieu non pas de la représentation de la compassion authentique mais celle de son exercice réel ? Ce même texte de Woolf, « Souvenirs d’une coopérative d’ouvrières », nous permet de sortir de cette impasse et de comprendre quelle place authentique la compassion peut trouver dans la littérature. Il la montre avec force et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a été écrit. Revenons-y.

Autant Virginia Woolf met en doute la compassion éprouvée en écoutant les ouvrières, autant elle reconnaît l’authenticité de celle qu’elle éprouve lorsqu’elle lit le récit qu’elles ont écrit, et qu’on lui a demandé de préfacer (c’est l’origine de l’essai de 1930 que nous citons). Les textes des ouvrières n’ont pas de prétention littéraire, ce sont des récits, des « documents » d’« écrivains anonymes[36] » qui font entendre des voix authentiques. Pourtant, ils suscitent une compassion, qui n’est plus ni fictive ni esthétique :

Ces lettres ne sont que des fragments. Ces voix commencent à peine aujourd’hui à émerger confusément du silence. Ces vies sont encore à moitié enfouies dans une obscurité profonde. Écrire le peu qui a été écrit s'est révélé une tâche laborieuse et douloureuse. Elles ont écrit dans leur cuisine à leurs rares heures perdues, en butte à de constants dérangements et distractions. Mais je n’ai nul besoin bien sûr ici dans cette lettre qui s'adresse à vous, d'insister sur les difficultés de la vie des ouvrières[37].

Leur force tient moins à ce qui est dit qu’à la possibilité même que cela ait été écrit : cette possibilité rend la compassion soudain réelle et porteuse de changements dans le réel. En outre, ce qui, sur le terrain de l’écoute, de la rencontre in vivo, pouvait donner lieu à une compassion « artificielle », « esthétique » ou « fictive » selon les mots de Virginia Woolf[38], se trouve, sur celui de la lecture, susciter une expérience de compassion réelle, authentique, possiblement tournée vers l’action, car éprouvée dans une relation où l’imagination garantit la liberté, la générosité et mise sur la confiance. C’est que « la lecture est un pacte de générosité entre l’auteur et le lecteur; chacun fait confiance à l’autre, chacun compte sur l’autre, exige de l’autre autant qu’il exige de lui-même[39] ». Autrement dit, lorsque Virginia Woolf écoutait et observait les ouvrières, dans la coopérative, elle n’éprouvait qu’une compassion factice, esthétique, fictive. Lorsqu’elle lit ce qu’elles ont écrit, elle ressent une compassion authentique.

L’imagination est souveraine dans la lecture et c’est pourquoi la littérature est bien le terrain de la compassion : non pas parce qu’elle répare ou donne de la visibilité aux obscurs, mais parce qu’elle repose sur un exercice de l’imagination et suppose une liberté de mes affects, une amorce de sortie de soi, un déplacement par rapport à ma position réelle. Je suis alors en position d’éprouver une compassion imaginaire avec autrui, qui est authentique.

Mais il y a plus encore, et c’est sur ce point que je voudrais conclure : la littérature est le lieu de la confiance, de la confidence, le dernier terrain où la compassion, par ailleurs laissée aux femmes, selon Woolf, aux laissé·e·s-pour-compte, est possible, quand elle délaisse l’arrogance de qui sait écrire la vie des faibles. Car faire place à sa propre vulnérabilité, écrire depuis cette vulnérabilité est une condition nécessaire pour que la compassion soit authentique et réelle. Et cela ne s’inscrit dans aucun protocole. Écrire sur les faibles, les invisibles, sur les « vulnérabilités de masse[40] », n’est pas la même chose qu’écrire sur les « malheureux » et les « misérables » des 18e et 19 siècles, auxquels la représentation dans le roman a donné une légitimité littéraire. Mais dans le même temps, l’idée d’une « nature humaine » sentimentale et rationnelle qui permet de maintenir les positions de chacun et laisse pour seul champ à la compassion celui du malheur partagé dans le malheur est devenue suspecte. La compassion a paru factice et la compassion généralisée, comme le pense Myriam Revault d’Allonnes, comme le revers de la méconnaissance dont les invisibles qu’on promeut dans le discours politique et médiatique sont l’objet[41] ?

La littérature, elle, a pu rendre visibles les « malheureux », les « misérables », les « parias », « les ouvrières », ceux et celles qui inspirent la pitié de Rousseau, de Chateaubriand. Mais au 20e siècle, après les deux conflits mondiaux, l’enjeu est différent : la compassion n’est plus un affect révolutionnaire ni même démocratique mais un enjeu médiatique qui prive le sentiment de toute efficacité réelle. C’est peut-être pour cette raison que la littérature s’emploie non pas à représenter les misérables mais à donner voix aux personnes « invisibles », en faisant place à leur silence comme à leurs possibles prises de parole, sans jamais parler à leur place, poursuivant la voie ouverte par le romantisme, « l’art de faire parler les pauvres en les faisant taire, de les faire parler comme muets[42] ». Mais encore faut-il accepter d’être à la place de celui ou de celle qui écrit, une place différente, visible, mais fragile aussi, encore faut-il accepter de faire place à sa propre faiblesse, et écrire du point de vue de sa fragilité, et non pas du point de vue assuré, voire arrogant, de qui fait profession de foi d'empathie; écrire non pas en postulant une égalité de sentiments et de rationalité, mais une potentialité de vulnérabilité égale à celui sur lequel j’écris. « La puissante force de mon empathie envers les faibles », symétrique du « vain bruit de ma gloire[43] », caractéristique de la revendication romantique, barre la possibilité de l’imagination et du libre et généreux exercice de la lecture. Se vanter des confidences qu'on recueille ou de sa capacité à les recueillir, c'est les trahir, faire son miel d'une faiblesse qu'on est censé racheter, c’est reconduire une domination qu’on prétend dénoncer.

La parabole de Kafka, évoquée au début de cet article, peut à présent être à nouveau citée : c’est à son fils le plus faible que le père peut se confier, car le fils le plus faible accepte d’être le dernier (le dernier de la liste, le dernier auquel il aurait pu penser) à qui il puisse le faire. Et parce qu’il est le dernier et le plus faible, on peut lui parler, et il pourra, tout le laisse supposer, souffrir avec le père si peu apte, lui, pourtant, à la pitié.

Faire confiance, recevoir des confidences, souffrir avec l’autre qui n’est pas moi et qui n’est pas plus à ma place que je ne suis à la sienne, est une expérience littéraire précisément parce que l’écriture et la lecture permettent de se destituer de sa position, et plus encore de faire sa place à la vulnérabilité.