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Michel Campeau s’emploie sporadiquement, depuis quelques années, à revisiter la célèbre série de photographies The Americans de l’artiste suisse-américain Robert Frank. En 1958, le livre Les Américains, comprenant 83 photographies prises par Frank tout au long d’une traversée des États-Unis, était publié en France chez Delpire; puis, en 1959, The Americans paraissait aux États-Unis avec une courte préface de Jack Kerouac, incontournable représentant de la Beat Generation ayant lui aussi inlassablement sillonné le pays. The Americans fit époque par le style désinvolte et apparemment spontané des images de Frank, qui semblaient prises « à la sauvette[1] », à l’instar de celles de ses contemporains européens identifiés comme les « photographes humanistes[2] », mais sans que ses compositions soient aussi soignées que les leurs. C’est ainsi que Frank fut considéré, aux États-Unis, comme étant à l’origine d’une forme de photographie, ou d’un style qui a été qualifié de nouveau documentaire[3] et reconnu comme photographie artistique à part entière[4]. Ce type de photographie s’attachait aux choses banales (« the commonplace[5] ») selon John Szarkowski, tout en les captant avec une certaine distance, une touche de sympathie ⎯ qui souvent pouvait s’apparenter à de l’ironie ⎯ et sans les intentions de « réforme sociale » des photographes documentaires des précédentes générations[6].
Campeau se dit artiste et collectionneur. À ce titre, il aime bien porter son regard en arrière, récupérer les photographies des autres, les amateurs tout particulièrement, ou saisir et dépeindre les instruments et les lieux du temps de l’argentique, appareils et chambres noires notamment. Et s’il n’est pas le premier à reprendre et à reconsidérer Les Américains[7], sa méthode est certes singulière et fascinante, en ce qu’il cherche à apparier des images d’amateurs anonymes à celles de Frank, avec la plus minutieuse attention; au gré de ses trouvailles, les images sélectionnées peuvent être remplacées par d’autres, plus adéquates selon lui. Ce projet des Américains de Campeau est conséquemment devenu un work in progress n’ayant pas trouvé de forme définitive et ayant porté quelques titres successifs : une maquette de livre associe les photos de Frank avec les images anonymes collectionnées[8]; des reproductions de ces images sont glissées dans les pages de diverses éditions de l’ouvrage de Frank; quelques épreuves de grand format ont été exposées. Le projet présente, par son processus, un curieux jeu d’allers et retours, de retournements, entre la photographie analogique (argentique) et la photographie numérique, entre les sphères privée et publique. Le photographe-collectionneur surveille, sur le site de vente en ligne eBay, l’apparition de photographies couleur des années 1950, surtout des diapositives, et, lorsque certaines suscitent son intérêt, il mise et s’en empare. Les images ainsi acquises sont des positifs uniques, de petits morceaux de celluloïd montés dans des cadres de carton; elles ont toutefois dû être numérisées aux fins de leur monstration sur le site de vente (où elles ne pourraient être visionnées sans ce glissement médial), intégrant de facto la culture numérique actuelle fondée sur l’intense circulation des images, l’hyper-visibilité et la pratique généralisée de l’appropriation. Les photographies parviendront à Campeau dans leur état matériel original, par la poste ⎯ médium analogique s’il en fut. Il les numérisera et les archivera, pour éventuellement les imprimer sur papier s’il souhaite les exposer[9]. Les images migrent ainsi d’un support à l’autre, d’une époque à l’autre et passent d’un usage domestique à la vie publique ⎯ en ligne puis au musée ⎯, d’une situation vernaculaire à un contexte artistique, voire institutionnel, acquérant une visibilité et un statut dont leurs anonymes créateurs et créatrices n’auraient pu soupçonner l’avènement.
Le parti pris de Campeau pour la couleur est révélateur de son attachement envers les pratiques des photographes amateurs du siècle dernier, sans pour autant qu’il les regrette, et signale aussi son intérêt pour les qualités matérielles du médium photographique lui-même, de même que pour ses usages sociaux. Il affectionne particulièrement les montures de carton à bordure rouge, les red borders produites entre 1941 et 1959 et typiques du procédé Kodachrome.
La diapositive couleur eut un immense succès dans l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale chez les amateurs. Les fabricants, Kodak tout spécialement, l’ont en effet développée spécifiquement pour ce marché et ce sont ses couleurs, saturées et brillantes, qui lui ont assuré ce grand succès populaire[10]. À cette époque toutefois, une photographie artistique se devait d’être en noir et blanc, à l’instar de celle de Frank, ce qui semblait dénoter du sérieux d’une démarche et d’une volonté d’inscription dans une tradition, celle du documentaire précisément, tout en témoignant d’une maîtrise que les amateurs n’avaient pas puisqu’ils n’étaient pas en mesure de développer eux-mêmes les diapositives, celles-ci devant être traitées directement à l’usine ou dans des échoppes spécialisées. Le noir et blanc marquait également une distance, supposant un regard personnel (parfois un peu narquois) de l’artiste sur les sujets (ou les objets) de la photographie. Ce que Campeau détourne avec sa série : « Délaissant ici la distance critique, [il] s’approprie ces images pour mettre en lumière son admiration et faire sienne la gestuelle de ces amateurs tout à leur plaisir[11]. » Ce qu’il met également en lumière, c’est la similarité des clichés de Frank avec ceux des amateurs de son époque, montrant ainsi que l’esthétique du snapshot n'était pas réservée aux seuls artistes photographes. Sa méthode attentive et les images qu’il saisit au fil de ses recherches attestent que la photographie vernaculaire portait aussi de véritables qualités; une façon de nous refaire, à sa façon et par l’image, une chronique de la photographie documentaire « où il apparaît que les sujets et l’approche de Frank empruntent nombre de traits aux codes de la photographie vernaculaire qui modulaient les regards de l’époque et constituaient l’air du temps[12] ». Ces documents d’amateurs devenus oeuvres, prélevés aux années 1950, sortis de l’obscurité suivant une chaîne où alternent analogique et numérique, invisibilité et visibilité, s’avèrent, au final, loin d’être banals.
Il y a, dans cette collecte et ces assemblages d’images surannées (mais le sont-elles ?), un acte réflexif plutôt que nostalgique, constituant à la fois un reflet de la série de Frank et des années 1950 aux États-Unis et un retour de la pensée, sur la photographie elle-même, sur sa matérialité fluctuante, et sur les Américains d’une certaine époque, celle où Frank les photographiait. Revisitant ce passé, Campeau tire vers notre temps présent des photographies aussi fascinantes que celles de Frank, (re)composant le portrait d’une époque par ceux et celles qui la vivaient, ceux et celles qui l’ont faite. C’est ainsi que l’artiste-collectionneur, par son patient travail, retourne la photographie documentaire et l’histoire de la photographie sur elles-mêmes.
Parties annexes
Notes
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[1]
Henri Cartier-Bresson publiait en 1952 aux Éditions Verve Images à la sauvette, considéré comme un travail pionnier en photographie artistique. En anglais, le titre de l’ouvrage devint The Decisive Moment (Simon & Shuster, 1952).
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[2]
Clément Chéroux « Un regard à échelle humaine. Fantastique social, réalisme poétique et photographie humaniste 1930-1990 », Quentin Bajac et Clément Chéroux (dir.), Collection photographies. Une histoire de la photographie à travers les collections du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, Centre Pompidou et Steidl, 2007, p. 171−185.
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[3]
« In retrospect, perhaps the three most important events in American photography during the fifties were the founding of Aperture magazine (1952), the organization of “The Family of Man” exhibition (1955), and the publication of Robert Frank’s The Americans (1959) », John Szarkowski, Mirrors and Windows: American Photography since 1960, New York, Museum of Modern Art, 1978, p. 16.
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[4]
« In contrast the quarterly review Aperture and Robert Frank's The Americans were both characteristic of the main thrust of the new photography of the fifties. In the views of their makers and their tiny audiences, the two publications undoubtedly represented very different visions of the art of photography », ibid., p. 17.
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[5]
Szarkowski, 1978, p. 17.
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[6]
Communiqué du Museum of Modern Art de New York présentant l’exposition New Documents, 28 février 1968, www.moma.org/momaorg/shared/pdfs/docs/press_archives/3860/releases/MOMA_1967_Jan-June_0034_21.pdf (consultation le 23 septembre 2022).
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[7]
Voir, entre autres reprises : Jno Cook, The Robert Frank Coloring Book, 1983, https://jnocook.net/frank/rfcolor1.htm (consultation le 23 septembre 2022) et Mishka Henner, Less Américains, 2012 https://mishkahenner.com/Less-Americains (consultation le 23 septembre 2022).
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[8]
Ce document intitulé Robert Frank et la photographie couleur amateur américaine (v. 2017) comprend un texte inédit de Campeau : « La richesse incongrue des photographies vernaculaires ».
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[9]
Une partie de sa série des Américains fut présentée au Musée McCord de Montréal en 2018 sous forme de tirages grand format lors de son exposition Avant le numérique. Voir www.musee-mccord.qc.ca/fr/blogue/michel-campeau-exposition-collection/ (consultation le 23 septembre 2022) et www.musee-mccord.qc.ca/fr/expositions/michel-campeau-avant-le-numerique/ (consultation le 23 septembre 2022).
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[10]
Nathalie Boulouch, Le ciel est bleu. Une histoire de la photographie couleur, Paris, Textuel, coll. « L’écriture Photographique », 2011, p. 98−99.
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[11]
Pierre Dessureault, « Michel Campeau. La photographie, le photographe, le collectionneur », Ciel variable. Art, photo, médias, culture, no 110, automne 2018, https://cielvariable.ca/numeros/ciel-variable-110-migration/michel-campeau-la-photographie-le-photographe-le-collectionneur-pierre-dessureault/ (consultation le 23 septembre 2022).
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[12]
Ibid.