Tandis que The camera is a tool for Idlers positionne l’appareil vers le bas, Untitled (Erickson view # 2) (2020) situe l’objectif en vis-à-vis des parois vitrées de la maison de l’architecte vancouvérois Arthur Erickson, un disciple de Le Corbusier (voir la figure 4). Nous apercevons d’abord les plantes proliférant au premier plan, puis une table à café avec des livres en plan moyen. Une fois notre regard accoutumé à ces surfaces en palimpsestes, la réflexion de l’appareil et une partie du corps de Bauer apparaissent dans le coin supérieur droit. L’artiste s’insère presque par effraction dans ce lieu autrefois hors de portée, devenu semi-public. Comme la Cité radieuse, que l’on peut visiter, mais qui reste habitée, il est possible d’entrer sur le terrain de la demeure d’Erickson, bien qu’un homme célibataire, ami de l’architecte décédé, y réside au moment de la prise d’images. Afin de comprendre la visée de ce geste de Bauer d’intercaler l’intériorité et l’extériorité au point médian de la fenêtre/miroir, il faut convoquer une série réalisée avant que l’artiste ne se penche sur le motif, lui aussi mitoyen, du jardin. Dans Éminence grise # 2 (2011), Bauer a réduit l’interface de la liminalité à un fond noir contre lequel se détache très délicatement son reflet (voir la figure 5). Elle a en fait façonné cette erreur, habituellement expurgée au montage, en plaçant l’appareil devant un pan monochrome. Le cliché a ensuite été parfaitement superposé à la paroi protégeant le subjectile de l’épreuve photographique, afin d’éliminer illusoirement la profondeur de champ. La réflexion du visiteur pouvait s’additionner à celle de Bauer, et entre les deux brillait alors l’absence de l’oeuvre d’un autre artiste qui aurait dû s’y trouver. Dans certaines images, un bout de drapé a été glissé au premier plan en guise d’étalon, pour établir l’échelle dans un rapport 1 = 1 avec le lieu d’exposition (le Musée d’art contemporain de Montréal). Michel Foucault a donné le miroir comme exemple de l’hétérotopie. Selon lui, la portion d’une pièce augmentée illusoirement par une surface réfléchissante, s’ouvre sur une extériorité ou un futur qui correspond pourtant en tous points à la répétition de données perceptuelles prélevées de l’environnement immédiat : « c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis, puisque je me vois là-bas ». Le jardin figure aussi sous cette rubrique de l’hétérotopie, car matériellement, il rassemble des fragments prélevés dans plusieurs contextes, souvent incompatibles, afin de les mettre en relation. Dans In photographs windows are never covered with curtains (2018), un cliché tiré de la série reproduite au sein de ce numéro d’Intermédialités, Bauer isole un aloès du jardin Sítio, à Rio de Janeiro, conçu par Roberto Burle Marx (voir la figure 6). Le titre de l’oeuvre de Bauer ressasse ironiquement ce discours architectural sur la transparence absolue conférée aux fenêtres, dont le substrat de verre perdrait toute sa consistance, et par laquelle la maison s’ouvrirait complètement au-dehors. Dès les années 1950, Burle Marx a commencé à disséminer des spécimeƒns de la flore de l’Amérique du Sud autour de sa résidence. En 1984, ce territoire a été légué au peuple brésilien, puis en 1995, l’UNESCO a classé l’écosystème au patrimoine mondial. Le jardin et les murs qui le bordent constituent désormais une archive privée « domiciliée ». À l’instar de la plupart des sites que Bauer a photographiés, Sítio est uniquement accessible sur rendez-vous. De plus, en parcourant les lieux, Bauer était accompagnée d’un botaniste qui la suivait pas à pas. Burle Marx est né d’une mère franco-brésilienne et d’un père allemand. Selon ses biographes, il …
Lorna Bauer, Sítio et la main de Mee[Notice]
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Présentation de
Vincent Bonin
Commissaire indépendant
Lorna Bauer (née en 1980 à Toronto) vit et travaille à Montréal. Son travail a fait l’objet de nombreuses expositions individuelles et collectives au Canada et à l’étranger : au Musée d’art contemporain de Montréal, à la Fonderie Darling (Montréal), au YYZ Artists’ Outlet, chez Franz Kaka (Toronto), et dans les galeries Eleftheria Tseliou et Snehta (Athènes). Elle a effectué des résidences à Despina (Rio de Janeiro), aux Récollets (Paris), à New York (grâce au programme artiste en résidence Québec–New York), au Banff Centre et à l’Atlantic Center for the Arts. Ses oeuvres font partie de collections privées et publiques, notamment celles du Musée d’art contemporain de Montréal et du Musée national des beaux-arts du Québec. En 2018, elle a reçu le prix Barbara Spohr Memorial, qui vise à encourager le développement de la photographie canadienne contemporaine.