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Actuellement, l’enseignement ne borne pas l’étude du jardin à l’exercice d’une seule discipline : il s’agit d’un domaine très vaste, pouvant être traité à la lumière de différents champs d’activité (histoire, botanique, paysagisme, écologie, art, etc.). Le jardin peut donc instaurer un dialogue entre les diverses spécialités qui lui sont relatives, ainsi qu’entre ses différents acteurs, qu’ils soient praticiens ou théoriciens. Or aujourd’hui, pour les étudiants, le choix d’une spécialité, selon leurs préférences, provoque, logiquement, une fragmentation des connaissances. Cette fragmentation semble grouper les différents corps de métier qui en sont issus sous la tutelle de deux autorités opposées : les sciences humaines et les sciences naturelles, entraînant une dualité professionnelle sur ce thème. Pour ma part, embrasser ce domaine de manière plus globale n’a été possible qu’en étudiant successivement différentes spécialités apparentées à ces deux sciences, donc en acquérant une formation pluridisciplinaire. L’avantage d’un tel enseignement est qu’il permet de souligner au moins deux faiblesses, au coeur de ce propos.

Premièrement, un manque d’échanges entre ces deux grandes disciplines semble provoquer des lacunes dans la connaissance du végétal qui privent les jardins et les espaces paysagers d’une partie de leur contexte d’étude. De ce constat en découle un second : aujourd’hui, pour le public, la multitude de formes que revêt le jardin restreint grossièrement ses fonctions à son apparence (lieu d’exposition artistique, jardin nourricier, parc historique, musée botanique, etc.) et, globalement, à un simple lieu de promenade; aussi, considérer le jardin en tant que medium (moyen de communication), comme l’est par exemple la photographie, semble s’avérer complexe. En effet, sa conception répond à un contexte de création particulier qui soulève une difficulté dont la résolution est indispensable à la poursuite de l’argumentation : le jardin est-il un medium, ou les jardins, dans leurs divergences de composition, d’appréciation et de méthode de culture, sont-ils chacun des media ? Les nombreuses méthodes d’appréhension de ces espaces, dispensées par les enseignements évoqués plus haut, renforcent cette interrogation. En d’autres termes, la définition de « medium », appliquée au jardin, peut différer selon l’enseignement reçu par celle ou celui qui porte sur lui son regard critique[1] (monodisciplinaire ou interdisciplinaire). Si l’on admet que les jardins sont tous des media, leurs divergences constituent logiquement leur individualité. Celles-ci reposent sur leurs composants végétaux et/ou architecturaux (matérialité), leur usage (finalité) et leur contexte de création (temporalité, perceptibilité, patrimonialité). Or, l’intérêt du présent article est de démontrer qu’à l’heure où la population met en question son incidence sur l’environnement, l’avantage dont pourrait bénéficier le jardin, si sciences humaines et naturelles s’y exprimaient de façon égale, serait d’incarner le medium d’une nouvelle génération, doté d’une définition générale, englobant les divergences qui caractérisent les jardins en tant que media individuels. Cette définition serait la suivante : en tant que medium, le jardin est autant un laboratoire d’expériences reflétant la conciliation entre techniques horticoles passées et problématiques environnementales actuelles qu’une toile végétale où s’expriment des activités (à la manière d’une mise en abyme, un medium d’autres media : art dramatique, pictural, musical, littéraire, cinématographique, numérique…). S’imposant ainsi comme un modèle d’intermédialité, le jardin peut se démarquer d’autres media (littérature, cinéma…) par son caractère vivant, évolutif, pouvant se réinventer sans limite dans le temps — contrairement à un ouvrage ou à un film —, pouvant être commentés a posteriori, mais dont la finalité demeure inaliénable. Un jardin se façonne surtout dans la durée, et ce facteur lui permet aussi de se singulariser face à certains media numériques, dont les informations sont instantanément « consommées », telle la photographie, déjà citée. Certes, en figeant l’instant, elle constitue, au premier abord, un gage de durabilité de l’information : de ce point de vue, la périssabilité du végétal menace au contraire l’intégrité de celle-ci. Mais, contrairement au jardin, l’instantanéité de la photo rencontre des facteurs limitants, qui peuvent dénaturer l’information transmise. Citons, en premier lieu, la question de la fidélité aux couleurs originelles par exemple (le traitement et la représentation des pigments naturels), puis celle de leur pérennité[2] (ternissement dans le cas d’une photo papier, ou pixellisation dans celui d’une photo numérique, confrontée à l’accroissement de la modernisation des logiciels de traitement d’images, qui scellent leur obsolescence). Les questions de point de vue (la photo, restreinte à son cadre, extrait des « scènes » ou « affects » d’un tout; le jardin, bien que lui-même clos, s’expérimente en quatre dimensions) et d’échelle (sujets photographiés de façon isolée, ou macrophotographiés), qui, souvent, encouragent une observation brève, s'ajoutent logiquement aux deux facteurs précédents. Cela a pour conséquence d'additionner, aux choix initiaux de composition, la subjectivité des auteurs[3].

Malgré tout, force est constater que les jardins et espaces paysagers imposent difficilement leur rôle de medium au sein de notre société contemporaine (cadre de l’étude), en raison du manque de dialogue entre les sciences humaines et naturelles dans ces lieux. C’est l’étude de différentes spécialités apparentées à ces deux sciences (histoire de l’art du jardin et des paysages, patrimoine, botanique, horticulture, écologie) qui m'a permis de remarquer ce fait dans au moins trois cas de figure, lesquels reflètent trois grands axes de mon expérience professionnelle. Ces trois exemples seront présentés dans cet article indépendamment les uns des autres, mais demeurent complémentaires quant à la problématique soulevée ici. Ce manque d’interdisciplinarité sera premièrement exposé dans la préservation de collections végétales, nourrie à la fois d’une formation initiale en histoire de l’art et du métier de jardinier exercé actuellement au sein d’une institution botanique historique (Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, France). La restauration de jardins historiques sera dans un second temps abordée, inspirée de la conciliation entre les approches naturelle et culturelle rencontrée dans le cadre de l’étude de jardins historiques et de paysages. Enfin, il sera question de l’incidence du paysagisme urbain sur la perception du patrimoine naturel : les paysages culturels qu'il transmet, en héritage, font face à la réalité biologique des paysages sauvages. Ce dernier cas est inspiré d’un apprentissage sur le terrain de la botanique et de l’écologie. Ces exemples illustrent un retour sur une expérience personnelle, volontairement circonscrit à un contexte contemporain européen, tout particulièrement français. Ils tenteront de souligner qu’une analyse adaptée des espaces jardinés (et paysagers) nécessite un recours à l’interdisciplinarité, et exploreront les perspectives de réflexion qu’offre ce medium (dans sa généralité) au regard d’une telle expertise.

D’après le dictionnaire Larousse, le verbe jardiner se définit comme suit : « Travailler dans un jardin, le plus souvent en amateur[4] ». On remarque que cette définition borne l’exercice du jardinage à l’espace privé, et qu’elle demeure plutôt libre d’interprétation : les limites du verbe travailler ne sont pas explicitement arrêtées. On conçoit aisément qu’elle qualifie plus volontiers une activité physique, aboutissant à la création d’un jardin, mais il est peut-être moins évident d’admettre qu’elle implique également, en filigrane, de concevoir le jardin : il s’agit pourtant de projeter une intention sur un lieu, de le modeler selon un dessein précis. Dans un premier temps, en pensant et en réalisant le jardin, on peut donc avancer que jardiner signifie « agir sur le vivant ». La connaissance du végétal, par l’étude de la botanique, paraît essentielle pour correspondre à cette généralité. Or, il s’agit d’une prise de conscience relativement récente : il est important d’en rappeler certains jalons historiques. Jardiner tend à acquérir une nouvelle dimension dès la fin du 19e siècle, animée par la volonté de recréer un idéal de vie communautaire en milieu urbain. Développé dans un premier temps sur le modèle de la cité-jardin, introduit par l’urbaniste anglais Ebenezer Howard (1850–1928) sous le nom de « garden city » en 1898 dans son ouvrage intitulé To-morrow: A Peaceful Path to Real Reform[5], cet idéal consiste à introduire une transition entre les espaces publics et privés, en désengorgeant les métropoles, par la promotion de nouveaux quartiers pourvus de logements, situés en périphérie des villes. Importé en France à partir de 1904 dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, pour améliorer les conditions de vie ouvrières, ce mouvement s’étend à la région parisienne entre 1919 et 1939, sous l’impulsion d’Henri Sellier (1883–1943), maire de Suresnes[6]. En introduisant des zones de verdure ouvertes et partagées, la stricte séparation entre les espaces publics et privés s’estompe progressivement au profit d’un dialogue équilibré entre urbanisme et création paysagère[7]. Accompagnant l’apaisement des conflits des Première et Seconde Guerres mondiales, la cité-jardin, véritable « écrin de verdure », enrichit alors la définition de jardiner d’une nouvelle notion : « partager (l’espace et ses ressources)[8] ». Renforcée par les mouvements ouvriers américains des années 1970, qui ont favorisé l’émergence des community gardens[9], cette notion, qui s’exprime par des démarches de jardinage conviviales et communautaires, permet aux citadins de se réapproprier l’espace urbain[10]. Au cours de la même période, des jardins associatifs, directement inspirés de ces approches inédites, sont créés en France, et reçoivent une reconnaissance dans les années 1990. Ainsi, les « jardins partagés », ou encore « jardins familiaux », conquièrent progressivement les villes[11]. En cultivant la terre, leurs habitants tissent et entretiennent un lien social, tout en préservant des terrains de la pression immobilière. Les « Jardins de la Fournillère », à Nantes (Loire-Atlantique, France), illustrent particulièrement ces actions[12] : à partir de 1980, environ 2 ha de terrain vague du quartier de Chantenay sont cultivés contre l’accord des autorités par une soixantaine de jardiniers, principalement des travailleurs immigrés. Promoteurs et jardiniers se sont opposés jusqu’en 1999, lorsque la municipalité accorde finalement à ces parcelles le statut légitime de « jardins familiaux », offrant ici une démonstration éclatante de l’évolution de la définition du verbe jardiner, comme évoqué plus haut.

Participant à l’amélioration des modes de vie, ces démarches ouvrent, au cours de la même période en Europe, un débat sur la santé publique, éveillé par le respect de la biodiversité et de la conservation des espaces naturels. Ces questions influencent progressivement les projets urbains : jardiner tend à atteindre un idéal écologique. L’influence bénéfique de la végétation sur le quotidien citadin est promue par des réalisations parfois spectaculaires. À ce titre, l’« Hundertwasserhaus », abritant des logements sociaux à Vienne (Autriche), conçu entre 1983 et 1985 par l’artiste et architecte Friedensreich Hundertwasser (1928–2000), cristallise ce but : le végétal colonise le logement pour embellir la vie de ses habitants[13]. Planté de plusieurs centaines d’arbres s’épanouissant sur les toits et façades, cet immeuble haut en couleur fait écho aux concepts utopistes de « cité végétale » et d’« archiborescence » développés en Belgique, dès les années 1970–1980, par l’architecte Luc Schuiten (1944–) et son frère dessinateur François Schuiten (1956–). Les projets des deux hommes, s’inspirant de la résistance et de l’adaptation des plantes à leur environnement, revêtent des formes et emploient des matériaux biomimétiques pour atteindre une autosuffisance écologique, tels des organismes se suffisant à eux-mêmes[14]. Ces réflexions sur la pérennité du matériel végétal émergent dans un contexte d’émulation scientifique sur ce thème, dès les années 1960, grâce aux multiples découvertes étonnamment bien préservées de vestiges végétaux associés à l’examen de jardins disparus, en contexte archéologique[15]. Ces vestiges, examinés par des sciences alors émergentes[16], démontrent à la communauté scientifique que, s’il évolue, le matériel végétal ne se dégrade jamais totalement ou, du moins, influe durablement sur son environnement. La fouille du site médiéval de Colletière-Charavines, sur le lac Paladru (Isère, France), dans les années 1970, appuie particulièrement cet argument : il s’agit d’un exemple pionnier d’interdisciplinarité sur ce thème, en milieu lacustre. L’eau douce, qui a englouti le site au fil des siècles, a créé un milieu anaérobie (dépourvu de dioxygène) favorable à une conservation exceptionnelle des vestiges périssables de nature végétale (bois, textiles, pollens, noyaux, etc.). Leur examen, qui a nécessité le croisement de nombreuses sources par l’intervention d’une trentaine de chercheurs, issus des sciences naturelles (palynologues, carpologues, dendrochronologistes, botanistes, etc.) et des sciences humaines (historiens, historiens de l’art, archéologues, etc.), a permis, entre autres, de reconstituer à près de quatre vingt pourcents la végétation du site à l’époque (11e siècle), apportant des précisions chronologiques majeures sur des événements climatiques ayant eu des répercussions sur la vie des lieux et ses environs[17]. Ayant tenu compte des interactions de la flore avec son biotope par des analyses complémentaires (sédimentologie, ichtyologie, physique isotopique, etc.), ce cas de figure a ouvert la voie à la pluridisciplinarité en France dans le domaine archéologique, en soulignant l’importance d’une connaissance approfondie du végétal pour progresser vers un but commun.

Figures 1 et 2

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© Lise-Margot Dumargne, 13 Mai 2015

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© Lise-Margot Dumargne, 13 Mai 2015

Louis-Guillaume Le Roy, Ecokathedraal, oeuvre de land art créée à partir de 1983 Mildam (Frise, Pays-Bas). L’oeuvre s’étend sur 3.5 ha et est composée de matériaux de démolition, empilés sans aucun liant.

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Dans les années 1980, cette considération pour la flore touche également l’art paysager, grâce à des actions qui fondent leur entière réflexion sur le caractère évolutif du végétal. L’oeuvre de land art réalisée par l’artiste néerlandais Louis Guillaume Le Roy (1924–2012) à Mildam (Frise, Pays-Bas) invite à prendre conscience de la complexité des écosystèmes et appelle à considérer cette notion comme primordiale en conception urbaine[18] (voir les figures 1 et 2). Commencée en 1983, cette « écocathédrale », élaborée à partir de matériaux de démolition, s’étend sur 3,5 ha au milieu d’une forêt où la flore sauvage lui confère des allures de cité en ruine (voir les figures 3 et 4). Depuis la disparition de l’artiste en 2012, l’oeuvre ne s’enrichit plus de matériaux, mais elle poursuit son évolution, tel un organisme vivant, grâce à la végétation, et souligne le fait que l’acte de jardiner ne fige pas la création dans le temps ni ne la protège de la dégradation.

Figures 3 et 4

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© Lise-Margot Dumargne, 13 mai 2015

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© Lise-Margot Dumargne, 13 mai 2015

Louis-Guillaume Le Roy, Ecokathedraal, oeuvre de land art créée à partir de 1983 Mildam (Frise, Pays-Bas). Les tuiles et autres briques glanées par l’artiste offrent au promeneur un cheminement au milieu de cette architecture évolutive envahie de végétation spontanée, conférant à l’oeuvre des allures de cité perdue.

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Dès lors, une notion s’est ajoutée à la définition de ce verbe : « comprendre (le vivant) », avec l’emploi de qualificatifs comme jardiner « responsable ». En France, depuis la fin des années 1990, ce sont des botanistes, des jardiniers ou des biologistes qui l’introduisent en architecture ou en paysagisme. Il s’agit d’un pont dressé entre les disciplines qui a notamment permis au concept de « jardin vertical », développé par Patrick Blanc (1953–) à partir de l’observation du mode de croissance de certaines plantes tropicales, d’allier écologie urbaine et compréhension de la biodiversité[19] (voir la figure 5). Citons également la prise de position de Gilles Clément (1943–) en faveur des friches urbaines, qu’il nomme « Tiers paysage[20] », ou celles de Francis Hallé (1938–) et Jean-Marie Pelt (1933–2015) à propos de la préservation des habitats sauvages, qui ont éveillé les consciences à la fragilité du patrimoine naturel en inspirant les projets d’une nouvelle génération d’artistes et d’urbanistes[21]. Il est encourageant de constater que ces actions se réunissent autour de la compréhension du végétal et entament quelque peu la fragmentation disciplinaire dispensée par l’enseignement moderne. Mais elles demeurent encore récentes et trop ponctuelles pour étudier notre patrimoine paysager et jardiné de façon globale, en y (ré)intégrant un contexte botanique[22]. En conséquence, les processus de conservation, de restauration ou de transmission de cet héritage restent concernés et méritent attention.

Figure 5

« L’Oasis d’Aboukir », 83 Rue d’Aboukir, Paris, 2ème arrondissement. Créé en 2013 par le botaniste Patrick Blanc, ce mur végétal de 25 m. de haut (250 m2) est composé de 7600 individus issus de 237 espèces et variétés différentes. Parfaitement implantée sur son support, cette végétation luxuriante évoque les écosystèmes tropicaux.

© Lise-Margot Dumargne, 24 novembre 2019

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Jardiner : comprendre pour préserver

La protection de la flore est un sujet qui ne manque pas d’être évoqué dans la presse depuis plusieurs années. Les répercussions du changement climatique sur le mode de vie des végétaux[23] ou l’annonce d’une sixième extinction de masse[24] rythment les débats les plus récents. D’autres media témoignent du besoin d’information ressenti par le public, comme le succès de l’ouvrage de Peter Wohlleben, ingénieur forestier allemand, paru en 2015 et traduit en France en 2017 sous le titre La vie secrète des arbres. Ce qu’ils ressentent. Comment ils communiquent[25]. Le cinéma, avec le documentaire L’intelligence des arbres (Julia Dordel et Guido Tölke, 2017), adapté de l’ouvrage précédent, ou encore l’art, avec la récente exposition « Nous les Arbres » (Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 12 juillet–10 novembre 2019), démontrent également, de façon non exhaustive, que la compréhension du végétal se place au premier rang des préoccupations contemporaines en Europe.

Mon expérience en jardin botanique permet ici de soulever le premier argument de cet article : paradoxalement, pour le public, ces institutions (jardins ou conservatoires) ne constituent pas un medium analogue évident. Pourtant, la transmission de connaissances est l’une de leurs missions. Mais pour le public, les raisons motivant la conservation de plantes ex situ (en dehors de leurs localités d’origine) échappent bien souvent à la compréhension[26] : la promenade, ou l’observation de végétaux qu’il ne rencontre pas dans la nature ou le commerce, est le motif qui justifie le plus souvent un déplacement. Cela confère plus volontiers à ces espaces une image de lieux d’exposition plutôt que d’apprentissage. Or, la conservation de collections, leur mission principale, repose sur la connaissance du végétal et lie les sciences humaines aux sciences naturelles. En outre, cette tâche implique d’entretenir des sujets souvent anciens, auxquels sont rattachés des données historiques, et de continuer à les pérenniser pour les générations futures : c’est un héritage ethnobotanique majeur. Deuxièmement, la diversité des thématiques qu’elles abordent tend à rendre compte de la richesse floristique mondiale, par une logique d’inventaire, servant la recherche scientifique. Plusieurs domaines d’application témoignent de leur importance, comme la médecine, l’alimentation, l’étude des migrations végétales, etc. Pour comprendre la construction d’une telle image au sein des mentalités, qui semble avoir figé la plante tel un objet d’art, il est utile de s’appuyer sur des témoignages du 19e siècle, qui apportent quelques éléments de réponse. Cela a pour but d’insister sur l’importance des données transmises au public dans les jardins botaniques, afin de mieux préserver la flore.

Le jardinier-paysagiste et voyageur-botaniste Édouard André (1840–1911), en particulier, révèle de façon passionnée les attentes de son époque lorsqu’il évoque son expédition menée au nom du gouvernement français en Amérique du Sud, en 1875–1876. Il y découvre, entre autres, une plante alors inconnue, de la famille des Araceae, portant aujourd’hui le nom d’Anthurium andraeanum Linden ex André[27], et déclare qu’il s’agit de :

[…] l’une des plus belles, sinon la plus belle, de mes découvertes dans l’Amérique du Sud. Je ne puis encore faire connaître sa provenance exacte. La plante représente une valeur commerciale considérable. Je ne dirai le lieu précis de son origine que lorsqu’elle sera répandue dans les serres de l’Europe. […] le moment où cette admirable plante se montra d’abord à mes yeux m’a produit l’une des plus vives sensations que j’aie jamais éprouvées […]. Je me précipitai sur cette merveille encore inconnue, et en enlevai les plus belles touffes avec une joie que l’on comprendra, coupant les fleurs et les feuilles et arrachant les rhizomes. […] La plante [possède] […] toutes les qualités enfin qui sont demandées à une espèce de premier ordre. […][28].

Ce témoignage traduit la frénésie pour l’acquisition de « raretés » à caractère spectaculaire ou insolite, pour les acclimater en vue d’orner les jardins et les intérieurs. Les caractères physiologiques des végétaux, pourtant assimilés par leurs collecteurs[29] grâce à un enseignement botanique adapté[30], étaient, dans ce cas, considérés comme des « qualités ». Suivant les canons esthétiques de l’époque, ces caractères encourageaient à fixer la valeur marchande des plantes, provoquant une concurrence européenne au sujet de leur acquisition, comme le mentionne brièvement cet extrait, bien qu’il ne fasse pas à lui seul autorité. Le végétal était décontextualisé en étant présenté, tel un objet d’art, en jardin botanique ou en collection privée. Sans en débattre de façon anachronique, soulignons que, placée en culture (hors contexte), la plante est soumise à un régime nutritif, des conditions de croissance, une prédation et une chaîne concurrentielle distincts de son biotope, non sans conséquences sur sa capacité reproductive, sa physiologie ou sur la faune de son milieu originel : pour exagérer le trait, elle n’a plus de raison d’être[31]. Sans contexte, la compréhension d’un sujet d’études est restreinte. Aujourd’hui, dans les jardins botaniques, les informations fournies au public sur les plantes cultivées rendent encore compte de cet héritage fragmenté et lacunaire. Elles sont trop hétérogènes selon les institutions pour qu’il puisse replacer les végétaux dans un contexte de découverte, d’acquisition, de valorisation ou d’entretien, même si, parfois, des panneaux descriptifs accompagnent ponctuellement l’étiquetage (voir la figure 6). Dans un premier temps, l’uniformisation de ces normes d’étiquetage paraît utile pour que le public ait accès aux mêmes généralités, quel que soit le jardin visité. De même, les procédés d’acquisition et de diffusion des végétaux mériteraient d’être appréciés avec un regard global, grâce à cette somme de données croisant les disciplines. Pour cela, analysons un second témoignage d’Édouard André, daté de 1889, qui poursuit dans une autre publication le récit de son expédition. Ayant également enrichi à cette occasion la famille des Bromeliaceae de nouveaux spécimens, et encourageant toujours avec ardeur les prélèvements dans la nature, il exprime cependant un repentir, au nom du partage des découvertes :

La moisson n’est pas terminée. Il reste encore, non pas à glaner, mais à puiser à pleines mains dans les deux Amériques pour grossir le trésor des broméliophiles. […] J’ai indiqué […] les localités exactes où j’ai découvert les espèces nouvelles […], et parmi lesquelles se trouvent des plantes ornementales de premier ordre. […]; c’est un point de vue qui me semble plus élevé que celui de la dissimulation ou des réticences sur la véritable patrie des plantes, que l’intérêt commercial peut seul excuser parfois […][32].

À cette époque, les prélèvements n’étaient pas réglementés, et leur incidence sur les biotopes n’était pas prise en compte. La législation actuelle reste récente au regard des collections constituées à ce titre au sein des plus anciens jardins botaniques, et du partage des découvertes[33].

Figure 6

Le nom scientifique, le premier descripteur, la famille ainsi que la localité d’origine des plantes sont les données les plus courantes de l’étiquetage.

A : Arboretum de Versailles-Chèvreloup, Rocquencourt, France 10 octobre 2019. B. Jardin Botanique du Grand Nancy et de l’Université de Lorraine, Nancy, France (4 mars 2016). D’autres informations sont parfois visibles, par exemple : une donnée historique ou un nom vernaculaire : C. Parc de Bagatelle, Paris, France (2 mai 2016), D. Jardin Botanique Georges Delaselle, Île de Batz, France (13 mai 2017); un statut de protection : E. Orto Botanico di Roma, Rome, Italie (12 avril 2019); ou une anecdote : F. Jardin des Plantes de Nantes, France (12 juillet 2016)

© Lise-Margot Dumargne

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Ce passage permet d’insister sur les normes contemporaines de protection de la flore, qui ne sont pas encore assez exposées aux visiteurs. Actuellement, une collection botanique dépend d’un choix raisonné dans l’échantillonnage. Le protocole de collecte en milieu sauvage veille à ne pas dépeupler le biotope en prélevant préférentiellement des fruits, ou leurs graines directement, de façon modérée, sur diverses stations. Cela assure, d’une part, une descendance à la population concernée, et garantit, d’autre part, une diversité génétique optimale en culture, où les risques d’hybridation et de dégénérescence sont plus élevés[34]. La conservation en jardin botanique rapproche les végétaux des chercheurs : l’analyse in situ n’est pas toujours aisée, à cause de l’inaccessibilité de leur habitat, d’un manque de données, ou de leur extinction à l’état sauvage. En cela, les témoignages historiques, à l’image de ceux d’Édouard André, fournissent de précieuses informations, permettant parfois de retrouver à l’état sauvage des végétaux connus par ces seuls écrits[35]. Par ailleurs, la non-divulgation des localités d’origine des plantes, motivée, à l’époque, selon l’auteur, par des rivalités pécuniaires, poursuit actuellement une autre finalité : parer aux menaces qui pèsent sur leurs habitats ou leurs populations[36]. Aussi, la découverte d’espèces jusqu’alors inconnues induit presque systématiquement leur inscription sur la Liste Rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), fondée en 1948[37], et leurs stations exactes sont préférentiellement tues dans les publications[38].

Ces informations contextuelles, qui croisent des données interdisciplinaires (biologiques, historiques, juridiques, etc.), pourraient être largement diffusées par des stratégies de vulgarisation plus appuyées sur la nécessité d’aborder le végétal indissociablement de son écosystème. Ce message stabiliserait le jardin botanique dans son rôle de medium auprès des visiteurs, déjà sensibles à la préservation de la biodiversité, en aiguisant leur compréhension. Ce procédé mériterait également d’embrasser les parcs et jardins historiques : étudier ces espaces sous un angle patrimonial m’a conduite à remarquer que, face à des problématiques de nature biologique, par exemple, la lecture des lieux proposée aux visiteurs (celle du schéma paysager principalement) révèle certaines faiblesses. Pour favoriser l’expression du plein potentiel médiatique de ces espaces, cette lecture mériterait d’être enrichie d’un contexte interdisciplinaire, qui sera exposé en second argument.

Jardiner : comprendre pour entretenir et restaurer

Depuis environ une vingtaine d’années en France, la propagation fulgurante de menaces exotiques[39] animales et végétales sur le territoire, médiatisée par les jardins historiques, a révélé des lacunes dans la prise en compte du caractère évolutif de ces oeuvres vivantes et dans la gestion des espèces végétales qui les composent. Ces menaces (bioagresseurs ou essences allochtones) sont graduellement nommées « espèces introduites », « espèces naturalisées » et, enfin, « espèces exotiques envahissantes », ou EEE, dites aussi « espèces invasives ». Elles sont involontairement et majoritairement importées dans le cadre du commerce international de végétaux et de marchandises. Les premières apparaissent ponctuellement dans la nature après une introduction fortuite, sans menacer le biotope. Les secondes ont la capacité de proliférer et de former des populations étendues au sein de leur nouvelle aire de répartition, à l’image des espèces indigènes (naturellement présentes dans un biotope), mais ne nuisent pas à ces dernières. Les troisièmes, enfin, menacent « […] les écosystèmes, les habitats naturels ou les espèces indigènes avec des conséquences écologiques, économiques et sanitaires négatives[40] », du fait de leur prolifération, en y produisant « […] des changements significatifs de composition, de structure et/ou de fonctionnement […][41] ». Ajoutons que la prédation est trop faible, inexistante ou inadaptée pour que ces populations puissent être maîtrisées naturellement : le déséquilibre biologique est soudain, sans que rien ne puisse l’arrêter dans l’immédiat. Rappelons que la principale difficulté des parcs et jardins historiques est de pérenniser un patrimoine soumis à la dégradation du temps, dont le schéma paysager est un héritage historique. Or, l’entretien et la valorisation des lieux impliquent parfois des campagnes de restauration. D’après l'article 1 de la Charte de Florence[42] (1982), qui définit le jardin historique comme un « monument », le processus de restauration doit laisser s’exprimer l’ensemble des marqueurs de l’évolution du lieu, pour mieux refléter les époques successives de son histoire. Ce principe concerne avant tout le schéma paysager, dans sa globalité. Que faire lorsqu’une restauration d’urgence est imposée par une pathologie végétale, qui ne cible qu’une espèce en particulier ? Causant la mort subite des buxaies en dévorant les feuilles en à peine quelques jours, la pyrale du buis (Cydalima perspectalis Walker) a justement suscité ces questionnements nécessaires sur la restauration, sur lesquels il est intéressant de se pencher[43]. Ce lépidoptère de la famille des Crambidae, originaire d’Asie, est l’une des EEE les plus médiatisées aujourd’hui dans les jardins historiques. Introduit en Europe dans les années 2000 par le commerce de végétaux d’ornement, repéré sur le territoire français en 2008, en Alsace (voir la figure 7), sa chenille a aujourd’hui provoqué des ravages dans la nature et menace le patrimoine végétal européen, étant donné l’utilisation du buis (Buxus sp.) pour l’ornementation : haies, broderies, topiaires, etc.[44]. Supprimer ou remplacer cette essence implique une altération de l’état actuel des sites : en France, cette crainte d’imposer un « traumatisme patrimonial » au public a, dans un premier temps, conduit au maintien du buis[45]. De ce fait, certains jardins, dans un premier temps épargnés, ont tardé à réagir, comme celui de Vaux-le-Vicomte (Maincy, Seine-et-Marne), à présent concerné, depuis près de deux ans, par les mêmes difficultés. L’intervention d’experts (entomologistes, biologistes, etc.), une fois seulement les dégâts constatés sur place, a tardivement permis de confirmer l’influence du changement climatique dans la rapidité de ces attaques : les hivers, plus doux sous nos latitudes, ont favorisé l’installation de la pyrale[46]. Après avoir étudié le cycle de vie de ce papillon nocturne sur l’ensemble du pays, les deux premières solutions envisagées étaient l’emploi de produits de lutte biologique contenant la bactérie Bacillus thuringiensis Berliner qui infecte les chenilles, puis l’utilisation de pièges à phéromones destinés à attirer les imagos mâles afin de contraindre la reproduction : des solutions aux effets limités, ou aux conséquences environnementales et sanitaires discutables[47]. Ces produits ou dispositifs sont vendus aux particuliers, qui en usent en toute confiance dans leurs jardins sous couvert de la mention « biologique[48] ». Des études plus récentes, axées sur la recherche de prédateurs naturels, semblent être plus prometteuses[49].

Figure 7

Jardin Botanique de Besançon (Doubs, France). Détail d’une attaque de chenille de pyrale du buis, sur l’une des haies du jardin. L’insecte se nourrit principalement des pièces foliaires.

© Lise-Margot Dumargne, 15 septembre 2015

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Ailleurs en Europe, des jardins comme ceux du palais Het Loo (Apeldoorn, Pays-Bas) ont décidé de remplacer le buis par des essences au comportement ou à l’apparence similaires[50] (voir les figures 8 et 9), telles que le houx crénelé (Ilex crenata Thunb.) ou l’if (Taxus baccata L.). Ces solutions ont été mises en place pour « leurrer » les visiteurs et maintenir le schéma actuellement visible de ces jardins. La littérature chinoise évoque pourtant des comportements de polyphagie touchant les houx et les fusains. Attestés en laboratoire, ils n’ont toutefois pas été signalés en Europe pour l’instant[51]. Au risque d’instaurer un climat anxiogène, il est important de ne pas considérer ces espèces alternatives comme une panacée. D’autre part, le recours trop fréquent aux sources historiques pour sélectionner des essences morphologiquement similaires au buis doit être souligné : ce choix n’est pas forcément pertinent en culture[52]. Faire appel à des domaines issus des sciences naturelles (botanique, pédologie, etc.) mettrait en évidence certaines faiblesses avant une application sur le terrain. En effet, les taxons employés, auxquels s’ajoutent le fusain du Japon (Euonymus japonicus Thunb.), l’épine-vinette à feuilles de buis (Berberis microphylla G. Forst), la santoline petit-cyprès (Santolina chamaecyparissus L.), ou encore le chèvrefeuille nain (Lonicera pileata var. yunnanensis (Franch.) Bernd Schulz), entre autres, se révèlent être moins résistants au froid, ou inadaptés à la nature du sol, ce qui implique un arrachage plus fréquent et un coût plus élevé[53]. Certains acteurs du patrimoine français, à l’image de Jean-Michel Sainsard, expert parcs et jardins à la Direction générale des patrimoines du ministère de la Culture, opposés à ces solutions, alertent sur le recours au « mieux que rien ». En effet, de nombreux parterres historiques ont connu divers tracés au cours de leur histoire : pourquoi ne pas s’adapter, et proposer un nouveau schéma[54] ?

Figures 8 et 9

8

© Lise-Margot Dumargne, 14 mai 2015

9

© Lise-Margot Dumargne, 14 mai 2015

Jardins Royaux du Palais de Het Loo (Apeldoorn, Pays-Bas), détail des houx crénelés utilisés dans la rénovation des parterres de broderies du Jardin de la Reine dès 2013. Leur port naturel permet aux jardiniers de les tailler à la hauteur souhaitée, tels des buis. Un if au port fastigié est également visible en arrière-plan.

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L’exemple de la pyrale du buis démontre qu’adapter les projets de restauration semble plus pertinent que conserver cet héritage en l’état, pour maintenir la continuité historique et l’intégrité paysagère des lieux, et ne pas participer à l’expansion des EEE dans la nature. Néanmoins, il ne s’agit pas ici de départager les différentes solutions employées par les jardins historiques, mais plutôt de proposer au public une lecture claire de la menace que représentent les bioagresseurs pour la flore, qui nuisent dans ce cas aux projets de restauration. En d’autres termes, les jardins patrimoniaux devraient insister sur ces difficultés d’entretien, et justifier les méthodes alors employées, par des supports pédagogiques accessibles (panneaux d’informations, par exemple). Ainsi, ils rappelleraient d’abord leur mission principale : pérenniser un patrimoine vivant. Ensuite, en incarnant un medium délivrant des faits d’actualité, ils intégreraient à la lecture des lieux un contexte environnemental et botanique (gestion interdisciplinaire), et confronteraient les visiteurs aux problématiques contemporaines auxquelles toutes les disciplines ayant trait aux végétaux font actuellement face : cela soulignerait l’importance de comprendre le vivant dans les questions de patrimonialisation. Cette nécessité peut s’étendre aux paysages culturels, fruits de l’aménagement urbain : également dépositaires d’un héritage paysager, ils véhiculent une certaine représentation de la nature qui présente des limites face à une analyse exclusivement patrimoniale. L’acquisition de connaissances en botanique et en écologie m’a aidée à considérer ces paysages sous un angle nouveau : pour qu’ils affirment leur plein potentiel médiatique, leurs atouts méritent d’être exposés grâce, en dernier lieu, à une approche pluridisciplinaire.

Jardiner : comprendre pour expérimenter

Il est nécessaire de définir d’abord la notion de paysage. La Convention concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel de l’UNESCO (1992), qui définit les « paysages culturels » en tant qu’« ouvrages combinés de la nature et de l’homme », les oppose par conséquent aux « paysages naturels[55] » car elle reflète l’intervention humaine sur l’environnement[56]. Anciens ou contemporains, ils illustrent des techniques pastorales, des pratiques cultuelles, artistiques, ou encore un savoir-faire architectural garants de l’identité culturelle et de la richesse esthétique d’une région. Gages d’expériences authentiques, ces « scènes paysagères » véhiculent auprès de la population des modèles, auxquels sont assimilées des qualités de vie. Les retombées touristiques et économiques engendrées par la reconnaissance de ces paysages bénéficient à la zone géographique concernée. Cependant, elles ont parfois une incidence sur le processus de construction d’identité culturelle d’autres nations, qui s’inspirent de ces modèles et provoquent un phénomène d’acculturation pouvant être qualifié de « transposition paysagère ». En Europe, cette tendance altère notre expérience du paysage naturel en le redessinant progressivement, par l’intermédiaire du paysagisme urbain, qui tend à employer dans ses créations un répertoire végétal empreint d’exotisme. Cela provoque des confusions préjudiciables à notre connaissance du végétal et de son biotope, car ces projets d’aménagement n’intègrent quasiment pas l’expertise de disciplines issues des sciences naturelles. Pour saisir les conséquences de ce phénomène, plusieurs exemples seront développés.

Prenons des paysages culturels évocateurs d’évasion : la région de Valles (État de Jalisco, Mexique), bleuie par les plantations d’agaves à tequila (Agave tequilana F.A.C. Weber.) sur plus de 35 000 ha, ou l’oasis d’Al-Ahsa (province d’Ach-Charqiya, Arabie saoudite), la plus vaste au monde, qui s’étire à l’est de la péninsule arabique, riche de ses quelque 2,5 millions de palmiers-dattiers (Phoenix dactylifera L.). L’exotisme de ces régions transparaît à travers leurs végétaux emblématiques, de ce fait largement exportés en Europe[57]. Le dattier, de la famille des Arecaceae, est cultivé dans les plantations agricoles et les jardins du pourtour de la mer Morte et des côtes orientales de la Méditerranée depuis l’Antiquité. Devenu un symbole populaire des oasis, son utilisation en aménagement paysager urbain, par exemple sur les côtes du sud de la France (voir la figure 10), a quelque peu altéré notre perception du paysage nord-méditerranéen, au point de ne plus imaginer ces régions côtières sans leurs célèbres alignements de grands palmiers, qui cohabitent avec la seule essence naturellement présente sur le territoire métropolitain, le palmier nain[58] (Chamaerops humilis L.).

Figure 10

Promenade de l’Étang de Thau, à Balaruc-les-Bains, face au Jardin Antique Méditerranéen (Hérault, France). Les palmiers d’alignement de la promenade font face aux pins d’Alep (Pinus halepensis Mill.) et aux chênes verts (Quercus ilex L.) du camping du Puech d’Ay. La région subit les effets d’une uniformisation et véhicule l’image d’un nouveau paysage culturel méditerranéen.

© Lise-Margot Dumargne, 16 mars 2015

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L’introduction du dattier, facilitée par un seuil de rusticité quasi identique aux régions d’origine[59], a permis une extension de cette symbolique à d’autres individus de la même famille, tels que le dattier des Canaries (Phoenix canariensis H. Wildpret), ou à des essences plus rustiques, comme le palmier de Californie (Washingtonia filifera (Rafarin) H. Wendl. ex de Bary) et le palmier de Chine (Trachycarpus fortunei (Hook.) H. Wendl.). Le premier, endémique des îles Canaries, est massivement utilisé en alignement dès la seconde moitié du 19e siècle : depuis, il est parfois appelé à tort dans le commerce « palmier de Nice » ou « palmier de Hyères », transmettant au jardinier amateur des informations phytogéographiques erronées[60]. La transposition de ces nouveaux paysages méditerranéens sur les îles et les côtes atlantiques, notamment en Bretagne, où, tout comme les palmiers, les agaves (famille des Asparagaceae), originaires du Mexique, y sont cultivées en grand nombre et en pleine terre, grâce à un climat favorable, a par exemple conduit les offices de tourisme à nommer la région « riviera bretonne » (voir la figure 11). Malheureusement, l’importation de ces espèces exotiques facilite fréquemment la propagation de ravageurs (EEE) sur le territoire[61]. Recourir aux conseils de disciplines adaptées (botanique, phytopathologie, entomologie, etc.) pourrait alerter sur les risques encourus en amont de ces constats. Supplanté par le tourisme et ses enjeux économiques, ce manque d’expertise touche le jardinier amateur auprès duquel des espèces sont ensuite maladroitement diffusées, parfois par des salons de renom national qui en promeuvent les qualités esthétiques ou la facilité de culture[62].

Figure 11

Plage de Beg-Meil à Fouesnant (Finistère, France). L’un des panneaux de la cale indiquant le réseau de connexion au wifi souligne l’appartenance de la station balnéaire à la « riviera bretonne ».

© Lise-Margot Dumargne, 22 novembre 2018

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La conscience collective finit par assimiler des espèces allochtones, voire invasives, à une zone géographique donnée. Certaines typologies de jardins ont été touchées par cette absence de véracité phytogéographique, comme les jardins arabo-andalous, en Espagne. Ils ont bâti leur identité stylistique en enrichissant progressivement leur palette végétale d’un répertoire « orientalisant », pour évoquer les paysages nord-africains[63]. Consécutivement à l’emprunt de ces « scènes paysagères », certains végétaux se sont répandus dans les jardins privés à partir du 19e siècle, en Espagne, en France et en Italie, comme le figuier de Barbarie[64] (Opuntia ficus-indica (L.) Mill.). Or, celui-ci, de la famille des Cactaceae, provient en réalité d’Amérique centrale : son introduction en Méditerranée est liée à la découverte du Nouveau Monde par les conquistadors espagnols entre les 15e et 16e siècles, et sa diffusion en Afrique, sans doute à la conquête plus intensive du pays par les colons européens à partir du 17e siècle[65]. La consommation de son fruit ovoïde, charnu et goûteux (la « figue de Barbarie ») a favorisé sa culture en Afrique, où il s’est naturalisé en tant qu’espèce subspontanée, développant même un caractère envahissant préoccupant dans le sud du pays (dont les variations de température saisonnières sont moins marquées qu’en Méditerranée, donc plus favorables à sa prolifération), qui lutte notamment par des programmes d’arrachages et de lâchers d’insectes prédateurs[66]. Ainsi, le figuier de Barbarie, originaire du Mexique, associé aux paysages africains, figure aujourd’hui parmi les végétaux emblématiques des jardins espagnols et est attaché culturellement à l’identité du pays.

Les conséquences de cette transposition paysagère peuvent également s’étendre à d’autres disciplines, notamment l’archéologie. L’excavation d’espaces jardinés disparus peut parfois motiver des projets de restitution, proposés en tant que supports pédagogiques ou éléments de valorisation d’un site. Ce fut le cas, par exemple, pour la célèbre villa de Livie, d’époque julio-claudienne (27 av. J.-C.–68 apr. J.-C.), à Prima Porta (Rome, Italie). Lors de la campagne de fouilles de 1997–1998, la mise au jour d’un jardin de 54 m2, associé à l’habitat, a convaincu les autorités italiennes de proposer aux visiteurs une expérience d’immersion dans le monde romain[67], s’ajoutant aux quelques anastyloses et autres reconstitutions ex nihilo qui avaient déjà participé à la renommée du site. La fouille du jardin, effectuée par des archéologues de l’Université d’Uppsala (Suède), avait permis l’identification de la nature des paléosols et des facteurs environnementaux les ayant transformés, favorisant la formulation d’hypothèses quant aux végétaux qui y étaient cultivés[68]. Néanmoins, souhaitant rapidement accroître l’attractivité touristique des lieux, les responsables du site ont permis aux bénévoles du Rotary Club local, qui avaient contribué financièrement aux campagnes de fouilles, d’expérimenter un projet de recréation de cet espace, au détriment de l’expertise des archéologues. Le sol du jardin a donc été recouvert de marbre concassé (altérant les vestiges), et des pots en plastique y ont été disposés, plantés de végétaux exotiques. Si certains, comme le grenadier (Punica granatum L.), sont correctement rattachés à la période romaine, car leur importation s’est effectuée durant l’Antiquité, d’autres en revanche ont été disposés de façon anachronique : des aloès (Aloe ssp.), dont la succulence évoque les paysages chauds et arides, sont des végétaux qui ont été associés au répertoire du « paysage culturel méditerranéen » évoqué précédemment. Leur aire de répartition originelle s’étend de l’Afrique du Sud à la péninsule arabique, en passant par Madagascar[69]. L’ajout d’un litchi chinois (Litchi chinensis Sonn.) au centre de la composition complète le résultat, qui est donc dépourvu d’authenticité historique et botanique, et transmet une expérience fantaisiste de l’Antiquité romaine aux visiteurs[70].

Si cet exemple peut paraître extrême, il n’en reste pas moins révélateur d’une tendance actuelle qui consiste à vouloir importer à outrance des « scènes paysagères » afin d’expérimenter une sorte de « nature exotique de proximité », qui, à terme, habille notre vision du paysage d’un filtre culturel. La recherche de cette expérience sensible a privilégié le fait d’associer une multitude de « motifs » susceptibles de créer une émotion au sein d’une « scène », mettant à distance la notion de compréhension du vivant en jardinant. Notre expérience du jardinage est donc aujourd’hui imprégnée de ces modèles urbains ou historiques. Étant donné que leurs processus d’élaboration sont eux-mêmes les reflets de courants de pensée aujourd’hui intégrés à notre histoire, les créations contemporaines rencontrent des difficultés à s’en soustraire totalement. Il faudrait, au contraire, véhiculer cet effort de compréhension, proposer des méthodes de vulgarisation pluridisciplinaires en intégrant les sciences naturelles aux sciences humaines, et réhabiliter la botanique au jardin, pour contextualiser les végétaux employés, en prenant en compte les raisons et les réflexions de ces choix à leur époque : expérimenter le jardin n’en serait que plus enrichissant. Cela faciliterait par ailleurs une émancipation vis-à-vis des modèles historiquement façonnés. C’est une transmission de savoirs nécessaire, qui a le potentiel d’offrir des pistes de réflexion inédites aux modes de gestion figés par des démarches monodisciplinaires. En saisissant pleinement les subtilités de l’élaboration de nos paysages culturels, ces derniers pourraient incarner un medium permettant de mieux appréhender les obstacles fragilisant la pérennité de notre patrimoine naturel.

Comprendre le vivant : un paradoxe à l’ère du numérique

Le recours à une approche interdisciplinaire, qui attribuerait au végétal un contexte d’étude global, est un principe qui paraît essentiel à la gestion de nos jardins et espaces paysagers patrimoniaux, tel que mis en évidence par les trois cas de figure précédemment exposés. Ce procédé mériterait d’être plus largement encouragé auprès du grand public, dans ces lieux où les missions de protection, de pérennisation et de valorisation évoluent au même titre que le matériau qui les compose. En sensibilisant les consciences aux problématiques modernes d’entretien, grâce à des méthodes de vulgarisation tournées vers cette ouverture disciplinaire (en rétablissant donc un contexte, conciliant sciences humaines et sciences naturelles), les jardins et espaces paysagers pourraient être légitimement perçus comme un même medium, qui transmettrait le message nécessaire qu’il faut comprendre le vivant pour jardiner. Faire dialoguer, dans un premier temps, les différents types d’espaces jardinés et paysagers entre eux, autour de ce but commun, favoriserait tout d’abord la « lecture » d’un medium aussi complexe que le jardin, qui n’est pas aisée pour celle ou celui qui n’en possède pas les clefs d’interprétation. Cette difficulté est renforcée par le fait que jardiner est une action qui s’inscrit dans la durée, avec des résultats non immédiats. Contrairement à d’autres media, de nature numérique par exemple (outils informatiques, applications de partage de données), le jardin peine légitimement à s’imposer dans un tel contexte de rapidité et de consommation instantanée d’informations.

Ainsi, dans un second temps, essayer d’adapter ces media numériques aux connaissances des jardiniers constituerait un deuxième atout, favorisant une démarche intermédiale : il est d’usage de considérer que le jardinier « sait » par expérience; or, si son expérience améliore son jugement, c’est avant tout l’observation des conditions de culture (le contexte) qui guide ses actions et lui permet d’appréhender le comportement du vivant. Les connaissances qu’il possède en botanique et en horticulture constituent pour lui des clefs de compréhension qui lui permettent de traduire la physionomie et la physiologie végétales en méthodes de culture adéquates. Notons que le biotope d’une plante provoque des stimuli qui, au cours de l’évolution, ont conditionné l’organisation de ses tissus, leur forme, leur couleur ou leur texture, et c’est l’observation rigoureuse de ces caractères qui permet, dans le cas d’une plante sauvage, de comprendre son mode de vie[71]. Si de plus en plus d’applications numériques permettent aujourd’hui d’identifier une plante par simple photographie[72], ce qui constitue une véritable révolution en termes d’apprentissage instantané, aucun outil numérique ne permet encore une lecture telle que décrite précédemment. Cela se complique avec les végétaux hybridés de main d’homme, de plus en plus répandus dans les jardins grâce au savoir-faire des horticulteurs, et dont les caractéristiques ne relèvent pas d’un mécanisme d’adaptation, mais d’une sélection, basée sur un jugement esthétique ou économique (floraison ou fructification abondantes, port dépourvu d’épines, etc.), et qui n’offrent donc pas facilement ces clefs de compréhension, ce qui explique en partie la confusion et les interrogations des particuliers. Au sein d’une société de moins en moins encline à la patience, l’observation est quelque peu mise de côté à l’ère du numérique. Il s’agit là d’un paradoxe de l’information, car la volonté de comprendre le végétal se ressent pourtant. Pour s’éveiller à la compréhension, et pleinement révéler le jardin en tant que medium, la démarche d’apprentissage devrait aussi se révéler personnelle. De cette ouverture naît la pluridisciplinarité : s’intéresser aux végétaux que l’on cultive signifie bien sûr s’intéresser à leurs conditions de vie et à leurs interactions avec leur environnement, incluant tout d’abord un ensemble de champs d’activités relatifs aux sciences naturelles, comme la pédologie ou la zoologie, pour ne nommer que ceux-là. Mais c’est aussi dialoguer avec un ensemble de disciplines relevant des sciences humaines : que ces végétaux cultivés soient des espèces hybridées ou sauvages, leurs relations avec l’homme, leur emploi et leur diffusion ont trait à l’histoire, l’histoire des techniques, des arts, etc. La nomenclature d’une plante, son apparence, son mode de vie, sont des sources intarissables d’informations pour qui s’y intéresse passionnément : en prendre conscience et connaissance est un premier pas pour jardiner.