Si des perspectives intermédiales se sont développées ces vingt dernières années pour aborder la littérature, le théâtre, le cinéma, la danse ou même la tapisserie, le jardin n’a pas encore fait l’objet d’approches qui se revendiqueraient explicitement de ce courant interdisciplinaire. Pourtant, une large part de l’historiographie et de la théorie des jardins repose sur la relation entre les arts. Le jardin constitue, en ce sens, un formidable laboratoire pour penser et repenser l’intermédialité. Au sein de la théorie de l’art occidentale, la dimension évidemment intermédiatique du jardin n’a cependant pas contribué à sa valorisation, et son statut esthétique a été fortement marginalisé. L’histoire des jardins s’est néanmoins inscrite dans le sillage de l’histoire et de la théorie de l’art en adoptant pendant longtemps une approche surtout cantonnée à la forme et au style, et en distinguant certaines phases de son développement en fonction de leur rapport à un médium particulier. Selon cette vision, l’architecture qui organise le jardin de la Renaissance cède le pas aux agencements de la statuaire et des fontaines dans les jardins maniéristes et baroques pour aboutir à la conception proprement picturale des jardins paysagers. Les mérites respectifs de l’un ou de l’autre modèle vont continuer d’animer les débats sur le jardin jusqu’au 19e siècle, voire au-delà. Ce paragone entre les arts, largement basé sur leur capacité d’imitation (mimèsis) que le jardin lui-même se verrait refuser, se vit du reste rapidement récupéré par les idéologies nationalistes et déboucha sur une classification par « écoles » — le jardin architectonique « italien », le jardin formel « à la française », le jardin paysager « à l’anglaise » — qui, bien qu’encore largement diffusée aujourd’hui, n’offre qu’une vision assez biaisée et fort partielle du développement de l’art des jardins en Europe. Depuis la Renaissance, la reconnaissance sociale du jardinier et/ou du concepteur de jardin repose elle aussi fortement sur la capacité de ce dernier à faire siens les préceptes d’arts reconnus comme l’architecture, la peinture, la poésie ou encore les mathématiques et la perspective, et peut-être même la philosophie si l’on observe par exemple les parcours d’un Pierre Rabhi ou d’un Gilles Clément aujourd’hui. Et pourtant, d’aucuns reconnaissent à l’histoire des jardins un manque de réflexivité, une incapacité à développer une théorie propre aux jardins. Cette attitude, qu’il faudrait interroger, reflète sans doute, au sujet des jardins, un manque de mobilisation générale dans les sciences humaines et une marginalisation institutionnelle, qu’il conviendrait avec une certaine urgence de corriger. Si l’histoire et la théorie des jardins apparaissent mal définies, n’est-ce pas en partie à cause de leur longue subordination à des savoirs disciplinaires envisagés trop étroitement et trop souvent mis en compétition par les institutions ? N’est-ce pas peut-être parce que l’on a trop longtemps annexé l’art du jardin aux autres arts et oublié sa spécificité propre, notamment qu’il est constitué de « vies », de vivant, d’une « société de plantes » « gouvernée » par le jardinier, comme l’a récemment laissé entendre le philosophe G. R. F. Ferrari ? À cet égard, l’intermédialité pourrait s’avérer fort utile, dès lors qu’elle serait « le produit d’un réflexe de survie des institutions universitaires qui ne peuvent plus bâtir leur légitimité scientifique sur un partage disciplinaire strict du savoir », comme le rappelle Jürgen E. Müller. Dans les dernières décennies, l’histoire culturelle des jardins s’est enrichie d’approches sociales et politiques, voire anthropologiques, qui prennent en compte son rapport au territoire, à l’environnement, aux lieux (le jardin comme hétérotopie, selon l’idée de Foucault), au cosmos même. Elles mettent désormais de l’avant l’analyse du jardin comme espace plurimédiatique …
Parties annexes
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