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Introduction

Qu’ont en commun Ana Moura, jeune fadista rock qui enregistre à Los Angeles, remplit les stades du monde entier et chante en portugais et en anglais, Jorge Costa, figure du fado amateur qu’il pratique « comme une religion » dans le quartier historique de l’Alfama, tapissier de profession, et le regretté Alfredo Marceneiro, né en 1891, chanteur professionnel des maisons de fado et figure tutélaire du fado traditionnel de 1940 à sa mort en 1982 ? Ce qui relie ces fadistes (fadistas), malgré des trajectoires, des époques et des styles radicalement différents, il semblerait que ce soit un répertoire. Le répertoire de fado (repertorio fadista) apparaît comme le fil rouge de cette pratique, partagé par des acteurs qui s’identifient comme « fadistes » à travers les espaces (des vieux quartiers de Lisbonne à la diaspora), les générations (de la seconde moitié du 19e siècle à aujourd’hui) et les communautés (complexes et clivées, sinon conflictuelles). Le répertoire est en effet une entrée originale et féconde pour comprendre ce qui fait l’unité de cette chanson populaire urbaine si multiple, diffractée, à la fois enracinée dans des communautés d’amateurs et surexposée dans les marchés mondiaux de la musique. Le répertoire serait ce que les fadistes, dans leur diversité, partagent, ce qu’ils ont en commun. Or cette hypothèse devient cruciale pour penser cette pratique esthétique collective, dite traditionnelle  et probablement d’autres  quand on observe que le répertoire, loin d’être figé, est justement un objet mouvant, labile, ouvert, en permanente recomposition. Le « répertoire fadiste », en tant que concept vernaculaire, est fortement structurant dans les pratiques de fado, et sans cesse remis en cause, débattu, évalué.

Aborder le fado par le prisme du répertoire permet par ailleurs d’interroger les rapports entre texte, musique et performance, et la relation singulière à la création, à l’originalité et à l’innovation qu’ils engagent. Le fado peut dès lors être inscrit dans une problématique de la reprise : le répertoire est perpétué en étant rejoué, repris, transformé en permanence. Nous verrons qu’il met en jeu des formes de reenactment qui invitent à se déprendre du paradigme de l’oeuvre comme création originale qu’il s’agirait de reconstituer. En effet, ce qui « fait oeuvre » dans le fado n’est pas contenu dans des textes (poèmes ou partitions) à exécuter, mais dans des interprétations. Ces dernières, quand elles sont considérées comme mémorables, sont elles-mêmes sujettes à d’incessantes réappropriations et manipulations  elles sont reprises en étant remises en jeu. C’est ainsi qu’elles entrent et agissent dans le répertoire. C’est ce rapport entre répertoire et performance  les mises en oeuvre du répertoire  que je me propose d’explorer ici, dans ce qu’il révèle de l’art de refaire.

Comme j’ai tenté plusieurs fois de le montrer, le fado  et la chanson en général  est par définition intermédial, associant des poèmes, de la musique et des voix. Il est inscrit dans des corps, se transmet par la pratique, en répétant et en intériorisant des gestes, des motifs, des mélodies et des paroles  en cela on peut dire qu’il s’agit avant tout d’une pratique performative, requérant une approche axée sur la performance (performance centered approach). Mais cette mémoire orale et corporelle, médiatisée par plusieurs interprètes dans les pratiques vives  dans un continuum qui va des pratiques informelles, très codifiées, aux dispositifs scéniques, fortement médiatisés et scénarisés , circule également sur différents supports comme le disque, la radio, le texte imprimé ou la vidéo, dont la simple écoute (ou la lecture) peut être considérée comme une performance[1]. Ces supports et ces dispositifs, éphémères et reproductibles, loin d’être cloisonnés, interagissent entre eux dans une forte relation d’interdépendance, d’intertextualité et d’intermédialité. C’est également cette intermédialité des mises en oeuvre du répertoire qui nous intéressera ici, en ce qu’elle met en tension différentes modalités de la reprise propres à une pratique à la fois traditionnelle et moderne, locale et mondiale, inscrite et orale, comme le fado.

Ces questions seront abordées sous un angle historique, qui permettra de voir comment une pratique performative (de surface, synchronique) peut activer une profondeur historique (diachronique). Le répertoire fadiste mobilise des catégories changeantes et même versatiles. Il s’inscrit dans une histoire et charrie des valeurs et des affects attachés à certaines formes. Cela rend leur mobilisation signifiante pour les acteurs, qui connaissent les histoires du répertoire. On entrevoit dès lors toute la créativité de la « tradition », qui ne relève pas d’un répertoire statique et détaché de son historicité, mais d’un processus qui lui donne une élasticité et dont naissent les choix individuels des acteurs. Cette traversée historique, concentrée sur quelques figures marquantes, nous amènera jusqu’à la nouvelle génération de chanteurs[2] de fado, qui réinvestit aujourd’hui le répertoire commun. Je m’intéresserai à quelques acteurs du « nouveau fado » (novo fado), dont des noms comme Mariza, Camané, Ana Moura ou Katia Guerreiro sont mondialement connus. Or cette nouvelle scène du fado, en pleine expansion depuis les années 1990, est très fortement ancrée dans les médias de masse et les marchés mondiaux de la musique, notamment dans les réseaux de la musique du monde, tout en conservant un lien fort avec la tradition locale  qu’elle contribue à redéfinir en renouvelant le répertoire[3]. Ce dernier agit alors comme un espace de liberté et d’émancipation, permettant de se reconnaître dans un héritage collectif tout en le réinvestissant de nouveaux schémas propres à véhiculer des sensibilités particulières. Les nouvelles technologies jouent un rôle central dans ces usages créatifs et critiques du répertoire. L’actualité de ce dernier tient au caractère corporel, direct et vivant des pratiques, mais pour la jeune génération, elle tient également au rôle des médias et aux décloisonnements permis par l’industrie du disque et les nouvelles scènes du fado. Analyser les mises en oeuvre du répertoire dans les pratiques de fado éclaire sous un jour nouveau les problématiques de la reprise, en tant que remise en jeu permanente et fluide d’un répertoire partagé, qui ne va pas non plus sans son lot de frictions et de dissonances.

Le répertoire initial, « fonds » de la tradition

Il n’est nullement mention de « répertoire » dans les deux premières historiographies du fado[4], et jusqu’aux années 1920, les pratiques lisboètes sont essentiellement informelles, collectives et basées sur l’improvisation. Les parties de chant improvisé (canto á desgarrada) et les joutes chantées (canto a atirar ou ao desafio) tiennent une place importante dans la culture populaire locale. Néanmoins, dans le dernier tiers du 19e siècle, le fado entre dans les programmes des concerts de l’élite lisboète et du théâtre musical. De plus, dès la seconde moitié du 19e siècle, des fados circulent à l’écrit dans la capitale sous forme de poèmes et de partitions. Feuilles volantes, almanachs, brochures, chansonniers et « collections » sont vendus dans la rue, dans les kiosques et chez les éditeurs, qui produisent des listes et des catalogues[5]. Dans les salons comme dans les réunions populaires, un réservoir de « fados » imprimés est accessible, attribués à des auteurs ou présentés comme des transcriptions anonymes. Des textes et des airs sont fixés par écrit, compilés et mis à la disposition des habitants, qui les interprètent ou en font la base de nouvelles improvisations[6].

La forme poétique dominante, conformément au modèle des traditions poétiques et chantées portugaises de l’époque, est le quatrain heptasyllabique (redondilha maior). Les chanteurs associent librement des suites de quatrains en improvisation, ou reprennent des formules fixes, sujettes à variations. On trouve également une variante érudite qui consiste à développer (« gloser ») un quatrain fixe, populaire ou emprunté à un poète (le « motet »), en quatre dizains. Les paroles abordent toute la gamme des situations de la vie quotidienne citadine, intime et sociale : l’amour, l’abandon, la mort, le peuple, la misère, le travail, la ville et ses quartiers, la religion, les faits divers, les évènements politiques, la criminalité, la prostitution. Elles manifestent des attitudes variées, du fatalisme au défi des conventions sociales, dans des registres sentimentaux, pathétiques, comiques ou satiriques. Le genre recouvre aussi bien des complaintes, des chansons sentimentales, des chansons de pègre en argot que des chansons grivoises. Ces « poèmes » (dits poemas ou letras) strophiques sont chantés sur un ensemble d’airs connus (désignés comme le « thème », la « musique » ou directement le « fado »), comme le « Fado corrido », le « Fado menor », le « Fado Mouraria », en mode majeur ou mineur, qui sont autant de variations de quelques schèmes mélodiques et harmoniques simples basés sur l’alternance d’accords tonique-dominante, laissant une grande place à l’improvisation. Les chanteurs s’accompagnent eux-mêmes ou se font accompagner à la guitare portugaise (guitarra portuguesa), à la guitare (viola), à la mandoline ou, dans les salons et en concert, au piano. Comme dans le système du timbre, musique et textes sont interchangeables[7].

Un bon exemple de la volatilité et de la diversité des modes de circulation des fados de l’époque est le « Fado Choradinho » (« Fado Larmoyant »), qu’on trouve d’abord sous forme de partition pour mandoline et piano dans un recueil de 1850[8], puis dans un arrangement pour voix et piano consigné dans le chansonnier de César das Neves et Gualdino Campos en 1893[9]. La partition est alors associée à une suite de neuf quatrains sous le titre « Fado Choradinho, Canção da Desgraçada » (« Fado Larmoyant, Chanson de l’Infortunée »), dont certains avaient déjà été cités dans le chansonnier poétique de Teófilo Braga en 1867 en tant que « couplets libres » (anonymes), dans un autre ordre[10]. Voici les premiers vers cités par Neves et Campos :

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Les auteurs du chansonnier précisent qu’il s’agit d’un fado ancien, collecté à Lisbonne en 1850, qui a servi de modèle à de nombreux fados ultérieurs  ce qu’authentifierait selon leurs critères la forme du quatrain, considérée comme la plus ancienne et populaire. On peut en tout cas y voir un exemple du genre de vers qui circulaient alors sur des fados. La complainte sur le triste sort d’une prostituée est une tradition poétique et chansonnière courante à Lisbonne à cette époque[12].

À partir de 1910, des journaux spécialisés se consacrent entièrement au fado, montrant l’engouement pour ce genre dans la société lisboète. Ils contiennent des biographies d’interprètes (chanteurs, compositeurs, poètes), des chroniques, des annonces de concerts et de tournées, mais aussi de nombreux poèmes signés des « poètes populaires » renommés du fado, comme José António da Silva, dit « Bacalhau » (1880–1935), poète et chanteur, Avelino de Sousa (1880–1946), poète, auteur de théâtre, polémiste et grand représentant du fado républicain, ou encore de Carlos Harrington (1870–1916), poète, chanteur et improvisateur de mérite. Leurs noms et leurs textes vont perdurer dans ce qui forme aujourd’hui le « fonds » du corpus poétique du fado traditionnel[13]. Leurs poèmes sont parfois réunis dans des anthologies, témoignant du souci de laisser une trace, de « faire oeuvre », mais aussi et surtout de diffuser leurs textes en les mettant à la disposition du public, dans une optique éducative et militante. Ils circulent également par voie orale. Ils apportent des innovations strophiques et métriques comme le sizain, le quintil, le vers décassylabique ou encore les vers dupliqués et triplés (fado duplicado et triplicado), jeux de répétition-variation par ajouts d’hémistiches, qui demandent, surtout en situation d’improvisation, une très grande dextérité verbale[14]. Ces formes sont immédiatement intégrées dans les pratiques populaires.

Fig. 1

Fig. 1 (suite)

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Maria Vitória (1888–1915), Dois Fados cantados pela Actriz Maria Victoria, partition, Musée du Fado, Lisbonne, s/d. 

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Le fado en tant que pratique performative met donc d’emblée en relation des poèmes, des formes musicales, des pratiques instrumentales et vocales, et circule sur une variété de supports, avec des allers-retours importants entre traditions écrites et orales, culture savante et culture populaire. Cette intermédialité première du fado, caractéristique des chansons apparues dans les grandes villes modernes[15], nous invite à nous déprendre des conceptions évolutionnistes de la chanson faisant nécessairement se succéder une phase orale (« primitive ») et écrite (« savante »), et doit nous inciter à inventer de nouveaux modèles d’analyse du répertoire de cette époque incluant sa double condition orale et livresque. Nous avons vu en outre que ces pratiques sont fondées sur l’improvisation, la variation et l’interchangeabilité, mais on constate aussi l’existence de quatrains et de textes attribués, de poèmes signés, de collections, de recueils et de partitions qui associent durablement un texte et une musique en tant que « chanson ». Néanmoins, il s’agit de textes et de mélodies que chacun peut s’approprier, autrement dit d’un répertoire dont la vocation (au double sens du terme) est éminemment collective. On verra que malgré des lignes de continuité, ce paradigme change radicalement à partir des années 1920 avec la « mise en répertoire » du fado et l’apparition de la notion de « répertoire individuel », propre à chaque artiste.

Durant la période révolutionnaire (1890–1926) se forme un fado de contestation, critique du pouvoir monarchique et engagé pour la République, très vivant dans les milieux ouvriers et intellectuels[16]. Ce caractère potentiellement subversif et critique des chansons, le vaste succès populaire du fado et le prestige de certains poètes et interprètes qui l’utilisent aux fins de dénonciation et de militantisme, la variété des lieux et des milieux où il est apprécié et pratiqué, selon des modes de transmission informels qui échappent au contrôle des institutions, tout cela va conduire la dictature qui s’installe en 1926 à tenter de contrôler les pratiques. Or, ce verrouillage portera justement sur le répertoire.

Réglementation des pratiques et formalisation du répertoire traditionnel

C’est sous l’Estado Novo (1926–1974), le régime totalitaire mis en place par Salazar, que le concept de « répertoire » s’impose et que son contenu et ses usages sont formalisés. Ce processus est corrélé à la censure, à la professionnalisation des artistes et à la réglementation des pratiques imposées par la politique culturelle de la dictature[17]. On passe alors de pratiques majoritairement amateurs et collectives à des pratiques professionnalisées, régulées et individualisées. Ce processus de stabilisation et d’unification correspond à une « mise en répertoire », ce que Maud Pouradier appelle la « répertorialisation ». Pouradier associe justement cette volonté de réglementer et de normaliser les pratiques à une « prise de pouvoir »[18]. Le système du fado dit « traditionnel » (castiço) et les codes qui régissent les pratiques populaires sont effectivement nés de cette mise en ordre par le régime et des stratégies des artistes pour y répondre.

Le métier de « chanteur de variétés »  qui inclut les chanteurs et chanteuses de fado  est réglementé. Les fadistes se produisent dorénavant principalement dans le réseau organisé et surveillé des maisons de fado (Casas de Fado, également appelées maisons typiques, Casas Típicas), restaurants proposant une programmation de fado fixée à l’avance avec un nombre d’interprètes à l’affiche, rémunérés, recrutés par contrat et dotés d’une carte professionnelle. Ce nouveau contexte entérine une coupure entre « public » et « artistes ». Des formations instrumentales se stabilisent. Chaque interprète doit posséder un répertoire prédéfini dont il est en mesure de fournir les titres et les paroles afin qu’ils soient préalablement passés en revue par l’Inspection générale des spectacles, qui censure les textes ne répondant pas aux thèmes autorisés (voir la figure 2). Les poèmes critiques, satiriques et grivois sont systématiquement interdits pour immoralité[19]. La critique sociale est abandonnée pour se concentrer sur le quotidien, l’amour, la famille, la souffrance amoureuse, la fatalité et l’éloge de la misère simple et vertueuse promue par l’idéologie salazariste, dans des registres nostalgiques, mélodramatiques ou sentimentaux qui prolongent en partie les traditions antérieures. Ce qu’on appelle « répertoire » est l’ensemble officiel, visible, qu’on peut produire  soumettre à la censure  et reproduire , il est fixé à l’avance et répété de représentation en représentation.

Fig. 2

Fernando Farinha, Os Meus Filhos, poème pour le répertoire de Maria José da Guia, imprimé pour être soumis à la censure, Musée du Fado, Lisbonne, 1957.

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Un nouveau paradigme s’impose dans ce contexte : celui de répertoire individuel. En effet, la concurrence produite par le cadre professionnel des maisons de fado incite les artistes à se démarquer les uns des autres en possédant un répertoire propre[20]. Or c’est le caractère inédit du texte qui détermine la nouveauté du répertoire. Pour satisfaire cette exigence, qui répond à une triple contrainte de visibilité, d’audibilité et d’originalité du répertoire, les chanteurs commandent ou se font offrir des textes par les « poètes populaires » du fado  ceux déjà cités, auxquels s’ajoutent d’autres auteurs de renom comme Henrique Rego (1885–1963), Joaquim Frederico de Brito (1894–1977) ou Jõao Linhares Barbosa (1893–1965), entre autres. Ils maintiennent les conventions poétiques de l’époque précédente dans leur diversité, bien que la suite de quatrains heptasyllabiques, considérée comme la plus authentique, demeure la forme dominante. 

En face, de nombreux thèmes musicaux sont élaborés par les chanteurs, compositeurs et instrumentistes de l’époque. Ces « mélodies[21] », fondées sur les matrices musicales de base déjà en vigueur, de forme strophique et répétitive, circulent encore principalement par voie orale/aurale, au gré des réappropriations, variations et improvisations successives des chanteurs et instrumentistes. En même temps, la notion d’auctorialité se diffuse, et les musiciens revendiquent la composition de certaines musiques devenues célèbres. On retient par exemple le « Fado Bacalhau », attribué au célèbre guitariste Armando Freira, dit « Armandinho », composé pour accompagner les poèmes en sizains initiés par le poète José António da Silva, dit « Bacalhau ». En 1927, un groupe d’auteurs de théâtre, de paroliers et de compositeurs qui souhaitent protéger leur production fonde la Société des écrivains et compositeurs de théâtre portugais, qui devient la Société portugaise des auteurs (SPA). Parmi eux se trouvent deux acteurs du milieu fadiste, le chanteur, parolier et compositeur Alfredo Marceneiro et le guitariste et compositeur Armandinho. De nombreuses mélodies sont dès lors transcrites et enregistrées. Leur usage déclaré est soumis au paiement des droits d’auteur. Mais elles continuent de faire partie du réservoir commun sous des formes assez variables, et leur attribution est parfois problématique[22]. Le « Fado Vitória », attribué au chanteur et compositeur Joaquim Campos, est un bon exemple de ces flottements, propres à une musique populaire : il est employé par plusieurs chanteuses célèbres des années 1920–1930 avec des textes différents, mais Campos ne le déclare à la SPA qu’en 1967, au moment où Amália Rodrigues l’utilise pour créer et enregistrer la chanson « Povo que Lavas no Rio », qui devient l’un de ses plus grands succès, soit environ quarante ans après sa composition présumée[23]. Reste qu’un stock de mélodies est fixé à cette époque, élargissant le répertoire formé depuis la fin du 19e siècle, dont subsistent quelques mélodies comme les fados « Carlos da Maia » ou « Franklin », associés à leurs auteurs, ou des formules plus anciennes, anonymes, comme le « Fado menor » ou le « Fado Mouraria ». Il compose le noyau dur du répertoire « traditionnel » (castiço, dit aussi tradicional) tel qu’on le connaît aujourd’hui[24].

Le principe de l’autonomie des textes et des mélodies du fado est conservé. Une même mélodie est employée par différents chanteurs pour composer un fado « original » avec un nouveau texte, lui exclusif. Dans ce contexte, l’analyse proposée par Maud Pouradier pour le répertoire théâtral et musical classique reste tout à fait pertinente : la fixation du répertoire est la réponse à un problème économique et juridique propre au spectacle vivant et à une nécessité concrète, celle de la scène et du programme d’artistes, autrement dit de la représentation[25]. Par contre, la problématique de l’« oeuvre » telle que la pose Pouradier pour le théâtre et la musique classiques se déplacent dans le cadre de la chanson populaire pour donner lieu à un statut hybride du répertoire tel qu’il se stabilise à cette époque. D’un côté, ce sont bien des poèmes et des compositions musicales qui sont répertoriés et constituent le « fonds » du répertoire. Ils sont signés et peuvent être déclarés à la SPA. Mais la musique continue de circuler librement et d’être transmise par le jeu et la voix, en situation performative, sans médiation écrite. Les textes sont écrits, mais ils fonctionnent davantage comme des scripts. Ils sont cédés au chanteur de façon exclusive  c’est lui qui détient le répertoire, et l’on dit qu’il « crée » une chanson. Celle-ci reste associée à son nom et à sa voix par le public. Les paroles sont immédiatement mémorisées par le chanteur, qui se les approprie parfois librement, modifiant ici un mot, là un vers, changeant l’ordre des strophes, répétant certains vers  bien que les interprétations restent généralement assez fidèles au texte initial, le rôle de l’« interprète » étant justement de « faire entendre » le poème  le sens mais aussi le sentiment du poème , ce qu’il effectue au moyen de procédés codifiés comme la division du texte (dividir) et la stylisation du chant (estilar). Dans l’expérience musicale, c’est bien l’interprétation d’un chanteur qui fait répertoire. En somme, l’oeuvre répertoriée  considérée comme finie et transmise à la postérité  n’est ni une partition, ni un poème, mais l’interprétation vocale et musicale d’un poème par un chanteur particulier. De droit, paroles et musique sont autonomes et interchangeables. De fait, elles se transmettent par voie orale, via l’interprétation vocale d’un chanteur particulier. On constate donc des lignes de continuité avec les modes opératoires de l’époque précédente, comme l’art de combiner des paroles et des mélodies pour produire de nouvelles chansons, ou de s’approprier des formes préexistantes en performance  un art du recyclage, de la substitution et du reprisage en action. Mais la répertorialisation et la scénarisation des pratiques produisent la fixation de répertoires vocaux, qui associent une mélodie, un texte et une voix de façon répétée, de soir en soir, de lieu en lieu, par la médiation d’un chanteur et d’instrumentistes.

Le fado-chanson ou la chanson « organique »

Certains chanteurs se font connaître par des revues (revistas), une forme de théâtre musical qui prend une grande ampleur publique à Lisbonne à partir de la fin du 19e siècle et durant toute la première moitié du 20e, et dont les spectacles à succès sont régulièrement remis à l’affiche. Ces derniers incluent des fados chantés sur scène par des acteurs et des fadistes professionnels, dont les paroliers sont généralement des auteurs de revue, comme Silva Tavares ou Amadeu do Vale[26]. Certains de ces fados, acclamés par le public, deviennent des succès commerciaux, édités sous forme de partitions pour chant et piano, portant le nom des auteurs mais surtout, en grand, le nom et l’image de l’interprète. Le régime du vedettariat s’impose avec des chanteurs célèbres, parfois issus du théâtre ou allant et venant entre le monde du spectacle et le réseau des maisons de fado, comme Berta Cardoso, Ercília Costa ou Hermínia Silva, qui entament des tournées internationales. Ce sont les premières vedettes du fado à faire carrière au Portugal et à l’étranger[27].

Le contexte scénique entérine la conception et la réception de la chanson comme un tout paroles-musique-interprétation, qui vient remplacer le système du timbre[28]. C’est en effet sur la scène du théâtre musical qu’émerge la nouvelle forme du fado-chanson (fado-canção). Il s’agit de chansons fixes, nées de la collaboration d’un parolier et d’un compositeur, associant un poème et une mélodie de façon indissociable, et écrites pour un chanteur particulier. Elles se présentent sous la forme couplet-refrain, reposant sur l’alternance de deux thèmes mélodiques, par opposition au fado castiço, strophique et fondé sur le principe de la variation sur thème. Si cette forme est plus écrite et présente des arrangements harmoniques plus complexes, elle est aussi, grâce au refrain, plus aisément assimilable par le public.

Le fado-chanson va dès lors constituer la deuxième catégorie du répertoire fadiste. Cette forme qui provient de l’industrie de la musique et du spectacle, qui introduit des formes fixes, standardisées, et des registres comiques et légers associés au divertissement, est opposée au fado castiço, assimilé aux espaces « traditionnels » des maisons typiques — tradition qui est, on l’a dit, « inventée » à la même époque, pour reprendre la célèbre formule d’Hobsbawm et Ranger (1983) , à une plus grande proximité entre exécutants et public, à une plus grande créativité des interprètes in situ, et à des tons plus graves, mélancoliques ou pittoresques. Les deux régimes du répertoire correspondent ainsi à deux dispositifs scéniques qui véhiculent deux systèmes de valeurs différents. L’opposition est, aujourd’hui encore, extrêmement structurante dans les discours. Elle mobilise des positionnements et des affects concurrents et interdépendants, opposant modernité et tradition. Comme l’a justement fait remarquer Richard Elliott, la « détraditionnalisation » du fado amenée par l’industrie musicale et chansonnière a enrichi le « répertoire des objets perdus auxquels le fado donne voix[29] ». En pratique, elle est relative. Les deux « familles » cohabitent dans le répertoire des artistes de l’époque, ceux qui naviguent entre les deux mondes incluant volontiers leurs fados-chansons à succès dans leurs programmes des maisons de fado, tandis que le fado castiço a sa place dans les enregistrements et certaines pièces théâtrales. Ainsi la chanson « Rosa Enjeitada » (« Rose Abandonnée ») créée en 1936 dans une revue par Hermínia Silva, une des vedettes de l’époque, a été un de ses grands « tubes » et est devenue par la suite un « classique » du fado, chanté dans tous types de contextes. De plus, la synergie entre texte et musique ne crée pas de rupture du point de vue de la réception des chansons, qui est dans un cas comme dans l’autre fondée sur l’audition d’un poème chanté, nécessairement médiatisée par l’organe vocal du chanteur, autrement dit sur la relation organique entre un texte, une musique et une voix en performance, et entre une chanson, un interprète et un public.

Alfredo Marceneiro, emblème et ressource du répertoire traditionnel

Alfredo Marceneiro (1891–1982), chanteur, parolier et compositeur de fado, devient le grand représentant du fado traditionnel, par opposition aux vedettes issues du théâtre de revue et ayant signé avec des compagnies de disque. Son parcours est emblématique des paradoxes de la professionnalisation et des enjeux éthiques et esthétiques du répertoire. Il commence comme amateur dans les cafés, les bals et les associations de quartier où il improvise des vers, chante des poèmes publiés sur feuilles volantes et dans les premières revues spécialisées comme « Voz do Operário » (« La voix de l’Ouvrier ») ou « A alma do fado » (« L’âme du fado »). Il décroche son premier contrat professionnel en 1924 dans un cinéma après avoir participé à un concours de fado au Coliseu, la grande salle de spectacle de Lisbonne. Il se produit dès lors dans les espaces dédiés au fado de la ville et dans des concerts dont il est la tête d’affiche, tout en conservant son métier d’ouvrier. Il se constitue un répertoire propre, composé de ses poèmes et de ceux que les paroliers les plus importants de son époque écrivent pour lui, comme Henrique Rego, Silva Tavares ou Linhares Barbosa, qu’il chante sur les mélodies strophiques du fado castiço, reprenant les plus anciennes du répertoire commun comme le « Fado menor » ou le « Fado Mouraria », ou pour lesquels il écrit lui-même les mélodies  ce qui a valu à certaines de ses chansons d’être classées à l’époque comme des fados-chansons, même si la postérité les a retenues et réemployées comme des fados castiços du fait de leur forme strophique fidèle aux conventions du fado traditionnel. Il enregistre ses nombreuses compositions poétiques et musicales à la SPA, qu’il a cofondée. En 1943 il abandonne le métier d’ouvrier pour se consacrer entièrement au fado, et obtient sa carte professionnelle en 1948. Il s’impose en figure tutélaire du milieu fadiste, protecteur des plus jeunes et faiseur de vocations. Mais contrairement aux vedettes de sa génération, sa carrière demeure strictement locale, liée au circuit des maisons de fado.

Il enregistre peu au cours de sa carrière, considérant l’enregistrement et la radio comme les causes de la commercialisation d’un genre dont il défend au contraire le caractère local et traditionnel, qui passe, selon lui, par la performance en direct. Sa posture sans concession envers l’industrie musicale, son ethos bohème, attaché aux vieux quartiers de Lisbonne, au peuple et à la terre, son style musical et poétique, strictement confiné aux formes traditionnelles, sa voix rauque et fluette, sémantiquement marquée comme une voix « populaire », son accent lisboète prononcé, sa diction soulignant le texte chanté par des suspensions, un rythme rubato, sa capacité à improviser, tout cela représente le modèle paradigmatique du fado castiço pour ses contemporains et les générations suivantes. Certaines de ses chansons comme « A Casa da Mariquinhas », « O Bêbado Pintor », « Louco » ou le « Fado Cravo » sont devenues emblématiques du fado traditionnel, et sont reprises en permanence. Marceneiro a également imposé certaines normes performatives des maisons de fado comme le positionnement debout, devant les instrumentistes, et la demi-pénombre[30].

Quand les fadistes reprennent les chansons, les mélodies ou les textes de Marceneiro, quand ils imitent son style vocal et ses postures, parfois même son allure, ils ne font pas que puiser dans un répertoire de formes et de gestes. Ils s’identifient à une figure dont ils perpétuent en même temps la mémoire  une mémoire kinésique, sonore et poétique. Ils endossent les valeurs que ce répertoire véhicule, marqueur d’authenticité. Ils s’inscrivent dans la filiation d’un héritage traditionnel, qu’ils remettent en jeu  la règle du répertoire fadiste voulant qu’on ne reprenne jamais une chanson à l’identique, l’interprète devant marquer un écart avec la ou les versions de référence et s’approprier les éléments du répertoire qu’il reprend en engageant de nouvelles paroles et une façon singulière et créative d’interpréter le texte[31]. On touche ici à l’un des principaux enjeux de reenactment dans le répertoire fadiste : la mise en acte du répertoire de Marceneiro en performance suffit à réactiver cette mémoire et à produire ces significations auprès de ceux qui partagent le même savoir  c’est d’ailleurs ce qui rend le fado si apte à procurer un sentiment communautaire.

Malgré son « aversion » pour le disque[32], Marceneiro de son vivant a accepté d’enregistrer quelques-unes de ses chansons, et a participé à un film. Ironiquement, ces images ont été restaurées et ces sons réédités, et sont devenus des objets de culte pour les générations suivantes[33]. Ils ont perpétué la mémoire de son style, de ses textes et de sa musique bien au-delà des témoins directs. Leur écoute permet aux jeunes fadistes de se former en l’imitant, sans passer par la médiation écrite  c’est là un des principaux apports du disque dans la transmission du répertoire : consigner et restituer une mémoire sonore. Le disque devient un vecteur du répertoire traditionnel, un repère et une archive vivante, archive tendue vers le répertoire, c’est-à-dire la remise en acte[34]. La mémoire collective de Marceneiro est inscrite dans des corps, des récits, des anecdotes, dans des lieux, mais aussi dans des relations à des objets, des images, des disques  des traces matérielles et immatérielles, indissolublement liées  que les performances, en tant que reenactment, perpétuent et remettent en jeu. On retrouve là des modes d’action comparables à ceux du jazz en tant que « répertoire en action[35] »  qui est aussi une mémoire en action.

Reproductibilité de la chanson et premiers « tubes »

L’avènement de l’enregistrement sonore et de la radiodiffusion renforce le processus de fixation des répertoires et contribue à imposer le modèle de la chanson originale, inédite, propre à un artiste. Si le premier enregistrement phonographique de fado date de 1904, la démocratisation du gramophone au Portugal démarre à la fin des années 1920. Les maisons de disque (étrangères comme Columbia ou Odeon mais aussi portugaises comme Valentim de Carvalho) enregistrent les succès des célébrités locales et mettent des enregistrements acoustiques et des catalogues sur le marché. Le fado prend d’emblée une place importante dans cette nouvelle industrie du disque[36]. Ce sont aussi les premières émissions nationales consacrées au fado, qui pénètre ainsi dans les foyers portugais et les anciennes colonies par la voix des artistes consacrés de l’époque[37]. Ce nouveau mode de diffusion est d’ailleurs rapidement réglementé par le régime. Le fado touche un public de plus en plus large, bien au-delà des milieux locaux et traditionnels.

La reproductibilité de la chanson amène certainement un changement conceptuel, formel et pratique, comme cela a souvent été montré par les spécialistes de la chanson « médiate »[38]. En effet, elle rompt avec la condition performative et située de la transmission du répertoire. Le disque et la radio permettent d’écouter le fado directement et uniquement dans le cadre domestique. Ils imposent des standards, comme la durée courte des chansons, qui rejaillissent dans les pratiques vives, par effet d’interpénétration réciproque. Ils fixent les interprétations dans la durée, dorénavant reproductibles à l’infini, au-delà de la temporalité des représentations et de la mémoire corporelle des auditeurs. Faut-il pour autant y voir une rupture ontologique avec le système de la chanson « organique » précédemment décrit, et le disque ne fait-il pas que renforcer un fonctionnement propre à la chanson urbaine telle qu’elle se constitue à cette époque ? On l’a vu, des partitions, des collections et des anthologies de fado circulent depuis longtemps  depuis aussi loin qu’on s’en souvienne; l’inscription de la chanson et l’accès différé à cette dernière ne sont donc pas des phénomènes nouveaux. La circulation du fado sous forme de « textes » (paroles et musique) est toujours tendue vers une remise en voix, elle-même dépendante d’une expérience première, en direct. La reproductibilité technique permise par le disque renforce finalement le phénomène empirique et mémoriel que l’on vient d’évoquer : on retient des interprétations  le jeu des instrumentistes, le dialogue entre voix et instrument(s), des paroles vocalisées. Autrement dit, le répertoire se transmet par la voie des interprétations qui en sont faites. Le disque ne vient que renforcer cette prégnance de la voix, l’autorité de l’interprète sur le répertoire et le caractère prescriptif de l’interprétation poético-musicale. Il renforce également le caractère prédéfini et le cycle répétitif des chansons, qu’on reprend et entend de représentation en représentation  en l’inscrivant dans la longue durée. Les premiers « tubes » du fado touchent un public mondial par la voie de la radio — mondialisation balisée par les tournées internationales des premières vedettes. Enfin, jusqu’au milieu du siècle, le disque reste second par rapport aux pratiques vives. Le prix rédhibitoire des appareils et des disques et les restrictions techniques en limitent encore la diffusion massive. Surtout, il est conçu d’abord comme une technique de reproduction  l’enregistrement consigne une chanson à succès, et non l’inverse[39]. L’enregistrement est un reenactment de la performance en direct, pour l’artiste mais aussi pour le public  réactivation instantanée d’une performance entendue, que l’on rejoue, réécoute, ressent, et que l’on mémorise, répète, met en voix. On verra que ce rapport s’inversera dans la seconde moitié du siècle, quand c’est la performance qui en viendra à restituer le disque. En attendant, la chanson change de temporalité et entre dans un cycle itératif. L’on touche ici à différentes modalités du « refaire »  répéter, réécouter, imiter, recomposer. Le critère d’originalité limite cependant les pratiques de reprise dans cette phase de fixation et de normalisation du répertoire.

Amália Rodrigues : la rénovation du répertoire médiatisée par le disque

Certains grands interprètes ont contribué à transformer le répertoire et à en rebattre les règles. Amália Rodrigues (1920–1999) en a sans conteste fait partie[40]. Son répertoire s’inscrit d’abord dans les conventions du répertoire traditionnel tel qu’il a été fixé depuis les années 1920 : elle chante les textes de paroliers populaires de son époque, comme Linhares Barbosa, Frederico de Brito ou Silva Tavares, sur les mélodies strophiques du répertoire castiço. Mais des poètes issus de la tradition écrite lui dédient également des textes, comme « Primavera » (1953) du poète David Mourão-Ferreira qu’elle interprète sur la musique du fado castiço « Pedro Rodrigues », ou « Povo que lavas no rio » du poète Pedro Homem de Melo sur la musique du fado « Vitória » de Joaquim Campos. C’est la première innovation qu’elle apporte au répertoire traditionnel : chanter des poèmes érudits sur les mélodies strophiques.

À partir des années 1940, au contact du théâtre de revue, elle se tourne également vers le fado-chanson, avec des succès comme « Ai Mouraria » dont les paroles d’Amadeu do Vale sont mises en musique par Frederico Valério. Cet éloignement des formes traditionnelles est d’abord décrié par les puristes, mais l’aura et le succès planétaire d’Amália Rodrigues contribuent finalement à faire accepter l’usage du fado-chanson dans les pratiques locales. Aujourd’hui, une grande partie de ces chansons sont devenues des « classiques » et sont entrées dans le répertoire usuel, celui des amateurs comme celui des nouvelles vedettes. Plus tard, elle collabore avec le compositeur Alain Ouman pour mettre en musique les textes de grands poètes de langue portugaise comme Camões, Pedro Homem de Melo ou la poétesse brésilienne Cecília Meireles. Cette innovation poétique et musicale importante est perçue comme une rupture et elle aussi fortement critiquée : les traditionalistes considèrent que ces poèmes érudits associés au langage harmonique complexe d’Oulman ne conviennent pas à l’esprit de la chanson populaire[41]. On lui reproche d’avoir outrepassé les limites du genre. Depuis, le procédé consistant à mettre en musique des poèmes issus de la tradition savante a été imité par de nombreux chanteurs reconnus localement, comme Carlos do Carmo ou Camané. D’après Richard Elliott, en associant ces poèmes sophistiqués aux compositions d’Oulman, Amália Rodrigues, tout en maintenant une structure musicale et poétique et des motifs reconnaissables qui permettent d’identifier ses chansons comme des fados, s’est « libérée des formes établies[42] ».

Enfin, ce qui est encore rare pour une femme de son époque (et encore aujourd’hui), elle écrit ses propres textes, qu’elle chante sur des fados du répertoire traditionnel, comme « Estranha forma de vida » (« Étrange façon de vivre »), écrit sur la mélodie du fado « Olhos Fatais » (« Yeux Fatals ») d’Alfredo Marceneiro, qu’il a lui-même interprétée et enregistrée en 1936 avec des paroles d’Armando Neves, puis avec des paroles d’Henrique Rêgo sous le titre « Fado Bailado » (« Fado Dansé »)  cette dernière ayant été très connue de son vivant. Cet exemple montre comment une même mélodie a pu recevoir trois textes différents pour former trois chansons originales. Chacune véhicule des sens différents, attachés à l’interprétation du chanteur, c’est-à-dire à la façon dont il-elle rend compte du texte.

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À travers cette réappropriation d’une chanson de Marceneiro, Amália Rodrigues réinvestit le répertoire masculin d’une parole féminine  la répartition des chansons étant fortement genrée dans le fado. Cette transgression des emplois lui permet de s’approprier le répertoire traditionnel, qui plus est, celui de Marceneiro, emblème d’un fado masculin, bohème et authentique. Du fait des éléments de reprise, la nouvelle chanson est habitée par le souvenir des versions précédentes. Les paroles et la voix de Marceneiro continuent de résonner à travers la chanson d’Amália dans l’expérience de l’auditeur compétent, tel un sous-texte, qui imprime sa marque et rend signifiante l’opération de « recouvrement » effectuée par Amália[44]. Plusieurs niveaux d’écoute et de signification se superposent. Le système du répertoire castiço, par les jeux de combinaison et de substitution qu’il autorise, lui permet ainsi de se réapproprier la tradition de l’intérieur. C’est dans ce double geste de résurgence et d’écart marqué avec une ou des interprétations antérieures qu’une performance de fado atteint sa pleine puissance esthétique[45], qui est aussi une relation critique au répertoire.

Enfin, Amália Rodrigues fait mettre en musique les textes qu’elle écrit par les musiciens qui l’accompagnent, comme « Amor de mel », par le guitariste Carlos Gonçalves, devenu l’un des fados-chansons féminins les plus connus du répertoire contemporain, repris par de nombreuses chanteuses, professionnelles comme amatrices.

On peut souligner que c’est la stature médiatique d’Amália Rodrigues et l’autorité qu’elle lui a conférée à l’échelle locale et internationale qui lui ont permis d’effectuer ces trouées dans le répertoire fadiste. Le cadre de l’album et du concert autorise quant à lui des innovations poétiques et musicales difficilement imaginables dans le contexte normé des maisons de fado. Le décloisonnement sociologique se double alors d’un décloisonnement esthétique. Il est intéressant de mettre son parcours en regard de celui d’Alfredo Marceneiro, dont le mépris de l’industrie musicale a proportionnellement enrichi le répertoire traditionnel. Ce qui est nouveau pour l’époque est qu’elle construit son répertoire autour de la conception d’albums, pensés comme des unités  le principe de son oeuvre est contenu dans la succession de ses disques, dont les concerts sont des restitutions, inversant la tendance dominante jusqu’alors, à un moment où le disque se démocratise. Elle inclut néanmoins toujours quelques-uns de ses succès dans les concerts qui suivent un nouvel album, manière de s’aventurer dans des territoires inconnus dont l’accueil est risqué tout en conservant la bienveillance de son public[46]. Son album « Gostava de Ser Quem Era » de 1880 ne comprend par exemple que des chansons dont elle est l’auteure, mises en musique par les guitaristes Carlos Gonçalves et Fontes Rocha. Enfin, la dernière partie de sa production est l’histoire d’une suite d’auto-reprises : en 1976, au sommet de sa carrière, elle fait rééditer les enregistrements live de ses concerts des années 1950[47]. Devenus eux aussi objets de culte, ces disques inversent, mieux, complexifient la temporalité qu’on vient de décrire : le disque restitue l’expérience du direct  un « direct » lui-même médiatisé par la création antérieure d’un album et la retransmission du son.

Aujourd’hui, Amália Rodrigues est sans doute l’artiste dont le répertoire est le plus souvent repris. Elle fait régulièrement l’objet d’hommages, ses disques sont sans cesse réédités, ses chansons sont écoutées et reprises par des chanteurs de tous âges et de toute condition[48]. Le disque est ainsi devenu le principal support de l’adoration d’Amália (le prénom seul est utilisé pour parler d’elle). Reprendre et imiter Amália est presque devenu un passage obligé pour les fadistes en herbe, qui leur permet d’intégrer les codes du genre en situation d’apprentissage, puis de manifester leur compétence en démontrant leur aptitude à s’approprier ses chansons, à s’en rendre digne, l’exercice consistant alors à faire entendre Amália dans l’écart marqué avec elle par un texte, une interprétation ou un style nouveaux. Pour devenir fadiste, un titre qui se conquiert avec du temps, du travail et du talent, il faut « exécuter » Amália, dans les deux sens du terme. De même que la chanson originale, si elle est un point d’origine, n’est pas une oeuvre intouchable, de même, la reprise qui la remet en acte est un point d’arrivée mais n’est jamais une finalité.

La rénovation du répertoire post-dictature

Après la Révolution du 25 avril 1974, le fado est répudié par les anciens opposants à la dictature, qui réprouvent les affinités des enclaves traditionalistes et de certains artistes comme Amália Rodrigues avec le régime, et perçoivent le caractère fataliste et mélancolique des paroles et de la musique comme les signes d’une musique réactionnaire, propre à susciter la résignation, la soumission et l’abattement[49]. De 1974 à 1975, le fado est banni de la vie publique et disparaît des ondes. Les jeunes progressistes sont en quête de musiques révolutionnaires et démocratiques. Les chansons militantes de José Afonso vont remplir ce rôle d’identification massive dans les années 1970.

Dans ces conditions, comment rompre avec des formes associées au régime totalitaire tout en continuant à chanter le fado et à perpétuer la tradition ? C’est le dilemme auquel doivent faire face les jeunes fadistes de l’époque qui appartiennent à des familles de fadistes  dont certaines ont un passé militant  et ne souhaitent pas renoncer à cet héritage sans pour autant se reconnaître dans les formes anciennes. La fin de la censure rend leur liberté d’écriture aux paroliers et de mouvement aux artistes et amateurs. Les nouveaux supports et espaces de pratique permettent quant à eux de contourner les milieux traditionalistes et d’expérimenter de nouvelles formes, affranchies des normes imposées par la dictature. En 1976, le fado refait son entrée dans la vie publique, avec le retour sur scène d’Amália[50]. Certains chanteurs tentent alors de réinventer le répertoire pour le débarrasser de ce stigmate et l’accorder aux nouvelles sensibilités de l’époque.

Carlos do Carmo, un fado d’élite pour la démocratie

Carlos do Carmo (1939–), une des figures importantes du fado médiatique contemporain, récipiendaire de nombreux prix, s’est inscrit dans cette tendance rénovatrice dès les années 1960. Fils d’une chanteuse reconnue, Lucília do Carmo, il fait ses débuts dans la maison de fado de son père, « O Faia » (qu’il reprendra jusqu’en 1979). Ses premiers succès revisitent le répertoire traditionnel et les chansons de sa mère et d’autres vétérans de son époque par des instrumentations et des arrangements inédits, comme le « Fado Loucura », qu’il enregistre accompagné d’un piano, d’une basse, d’une guitare électrique et d’un choeur féminin, ou « Estranha forma de vida » d’Amália Rodrigues et Alfredo Marceneiro mentionné plus haut, avec lequel il s’affranchit à son tour des emplois genrés du répertoire. Après la Révolution, il abandonne le répertoire castiço et les reprises pour créer ses propres chansons avec la collaboration de paroliers et de compositeurs prestigieux. Il chante des poèmes introspectifs, impressionnistes, sophistiqués, aux harmonies dissonantes, notamment dans l’album « Um Homem na Cidade » (1977) dont les paroles sont entièrement écrites par le poète José Carlos Ary dos Santos[51]. Ces raffinements poétiques rompent avec l’esthétique narrative, pittoresque et répétitive du fado traditionnel et avec l’idéologie populiste dont il a pu être porteur, et le rapprochent de démarches novatrices comme celle d’Amália Rodrigues. Il chante également des fados engagés célébrant la Révolution et la République, renouant avec la tradition ancienne du fado militant. Enfin, il reprend le répertoire traditionnel, auquel il applique, comme Amália Rodrigues avant lui, les poèmes d’auteurs portugais comme Bocage, Fernando Pessoa et José Saramago, avec de nouveaux arrangements musicaux. Ces innovations ont été mal perçues dans certains milieux traditionnels  Carlos do Carmo continue d’être considéré comme un chanteur élitiste dans certaines communautés du fado, trop intellectuel[52], bien que ses chansons soient reprises par certains chanteurs amateurs  mais lui ont apporté la reconnaissance des médias et du grand public et en ont fait la figure de proue du fado moderne, démocratique, d’après la dictature.

Son parcours artistique se cristallise, là aussi, autour de la création d’albums, destinés à un public national et international. On peut en l’occurrence aborder le mot « répertoire » dans son sens large et métaphorique : le renouvellement du répertoire fadiste apporte un nouveau « répertoire » de figures, de motifs, de postures, et contribue à produire un nouveau système de représentation. Cela a impliqué chez Carlos do Carmo des va-et-vient entre le fado traditionnel et le fado-chanson, entre un ancrage local et les circuits autonomisés de l’industrie musicale.

Tous ces acteurs mettent en branle le répertoire : il ne s’agit pas seulement pour eux d’honorer une tradition en la perpétuant, mais de la transformer pour la resémantiser. Il est intéressant de constater que la formalisation du fado castiço sous le régime salazariste, une fois inscrite dans la durée, dans la malléabilité de l’histoire, confrontée à l’intentionnalité et à l’agentivité des acteurs, a engendré un fonctionnement indéterminé, multiple et dynamique du répertoire jusqu’à aujourd’hui. La volonté d’inventorier, de contrôler et de conformer la façon dont les gens jouaient et chantaient ensemble a paradoxalement forgé un système permettant des pratiques créatives, ouvertes, foisonnantes même, où chacun puise dans le réservoir commun pour dire le fado avec ses mots, sa voix et son style.

L’autre élément déterminant est l’entrelacement entre médias et espaces performatifs. L’album a offert un espace de liberté et d’expérimentation aux artistes et a permis des échappées poétiques et musicales à un moment où les normes des espaces traditionnels étaient vécues par certains comme un empêchement. Celles-ci en retour ont influencé les pratiques locales et proposé de nouveaux modèles performatifs.

Le novo fado, liberté et émancipation

On le voit, la mise en oeuvre du répertoire agit pour l’interprète comme un moyen de se dire. Le chanteur fait advenir le fado en performance, mais le fado fait également advenir le chanteur en tant que sujet. Comme l’énoncent les paroles performatives de la chanson « Sou do fado », sorte d’hymne du genre, reprise par des successions de chanteurs de Berta Cardoso à Mariza et entonnée en choeur dans les sessions de fado vadio comme en concert :

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Comme le disent Jean Jamin et Daniel Fabre à propos de la chanson, « ce qui s’y exprime est non seulement une modulation mais un modelage du rapport de soi à soi, et de soi à l’autre[54] ». Cette éclosion du sujet dans et par la performance, qui se fait toujours en relation à une collectivité  la collectivité imaginée de l’âme portugaise que chantent de nombreux fados et la collectivité des participants ici présents, dont l’écoute critique détermine la réussite d’une interprétation , on peut l’observer à travers l’exemple de la nouvelle génération de chanteurs et chanteuses professionnels, pour lesquels la place qu’ils occupent dans la tradition et ce qu’ils y apportent de nouveau est une question particulièrement délicate, voire obsessionnelle. Ils se trouvent devant une double exigence : celle de l’affirmation individuelle comme artiste, née de la professionnalisation, de la médiatisation et de la mondialisation du fado, et celle de la responsabilité collective du fadiste comme porteur d’un héritage partagé[55]. Cela donne lieu à des pratiques et des discours complexes, parfois ambigus, entre renouvellement et émancipation du répertoire commun. Il s’agit moins pour eux de contester la tradition que d’y trouver des formes d’« arrangement » qui relèvent aussi de compromis avec les exigences de l’industrie musicale et des médias. Ils s’affranchissent des ancrages locaux en accédant aux scènes nationales et internationales, tout en continuant parfois d’être reliés aux pratiques et aux publics locaux, où se joue la reconnaissance des pairs[56].

Après la Révolution et le relatif désintérêt, voire l’hostilité des jeunes générations pour le fado, les années 1880 ont été des années « sacrilèges »[57] durant lesquelles, parallèlement aux innovations et expérimentations apportées de l’intérieur par Carlos do Carmo et d’autres, et la place de premier plan occupée par Amália Rodrigues, des artistes comme Paulo Bragança, António Variações et le groupe Madredeus ont commencé à mélanger le fado à d’autres univers musicaux comme le rock, la pop et la musique populaire portugaise (MPB) pour tenter de « dépoussiérer » un genre considéré comme vieillissant et passéiste[58]. Ils contribuent à rafraîchir l’image du genre et à le réconcilier avec la jeunesse portugaise. Parallèlement, les réseaux de la musique du monde apportent de nouveaux marchés et de nouvelles perspectives aux artistes qui cherchent à sortir des frontières nationales. Les années 1990 voient émerger toute une nouvelle génération de chanteurs et de musiciens qui s’identifient comme « fadistes » et reprennent le répertoire traditionnel, tout en le « réarrangeant ». Ils prennent des libertés poétiques et musicales pour créer des concepts albums, conçus à leur image[59]. Ce « fado contemporain » est cosmopolite, postmoderne, éclectique. Les jeunes chanteurs et musiciens apportent des nouvelles compositions, des instrumentations hybrides, leurs styles vocaux sont influencés par la pop, le rock, les variétés ou encore le flamenco, adaptés aux critères et aux conditions de production des scènes médiatiques contemporaines et de la world music. Ils exhument et mettent en musique des textes anciens, comme des poèmes inédits d’Amália, mais écrivent aussi de nouveaux textes, initiant des poétiques plus personnelles et plus osées. Cristina Branco, l’une des interprètes les plus reconnues de sa génération, par ailleurs chanteuse résidente dans une maison de fado prestigieuse de Lisbonne, aborde dans ses albums des sujets encore inexplorés dans le fado comme la solitude féminine, la sensualité ou encore l’orgasme, profitant de la liberté de ton que permet ce support.

De nombreux chanteurs de la nouvelle génération considèrent en effet qu’il est primordial d’écrire de nouvelles paroles, afin d’inscrire leurs fados dans le langage et les préoccupations qui leur sont propres. Ainsi, Aldina Duarte, née en 1967, une des pionnières du novo fado, sensible aux façons dont le corps féminin a été subjectivé, jusque dans l’attente de l’être aimé, par les chanteuses des générations précédentes, et tout en s’inscrivant dans la filiation de certaines grandes auteures et interprètes, récuse les textes qui célèbrent la soumission féminine et écrit ses propres paroles ou privilégie celles de paroliers vivants[60]. Ana Moura, de douze ans sa cadette, une des stars planétaires du fado actuel, explique sa démarche personnelle en entrevue de façon similaire :

Fado is about what’s going on in our souls. What we singers pick in the moment is about what we are feeling, that’s the feeling of the fado house. […] I do that in concert with one or two songs, pick them at the moment according to how I feel right then. I never know beforehand which fados I’m going to sing. […] We listen to other kinds of music, too, and when something new comes into the fado, it’s normal […]. There are lyrics I love from the older generation but I can’t sing them because I wouldn’t react to a situation like that. […] Back in those days, women were more submissive. Now we are not; we’re independent. We have our jobs and freedom. In matters of the heart, we face our feelings in different ways and the ways we tell our story are different. […] Fado is to be felt and each person has the freedom to feel and to use the song in their particular way[61].

Ana Moura définit le fado comme un état d’esprit plutôt que comme un genre, impliquant la sincérité de l’interprète, et lui-même lié à une disposition performative — improviser, écouter son intuition, se laisser guider par ses sentiments (feeling). Elle associe cette attitude aux espaces performatifs locaux mais indique qu’elle tente justement de la transposer sur scène. Ce faisant, elle justifie sa démarche personnelle en tant que fadista : son fado doit lui ressembler. On peut penser également au titre-manifeste de la chanteuse Mísia, « Liberdades poéticas » (« Libertés poétiques »), écrit par Sérgio Godinho et tiré de son cinquième album (1999). La liberté poétique est désignée comme le corollaire de la sincérité des chanteurs, gage de l’authenticité de leurs interprétations. Elle ne s’opposerait donc pas à la tradition, elle en perpétuerait au contraire l’éthique fondamentale.

Les artistes médiatiques se distinguent (et évoluent parfois au gré de leur trajectoire artistique) sur cette question épineuse du rapport à la « tradition ». Mais leurs discours sont parfois plus équivoques et tentent de concilier les dispositifs médiatiques et l’authenticité des pratiques spontanées. Certains nient la coupure avec les pratiques locales, populaires, du fado traditionnel (on en a vu un subtil exemple dans la transposition effectuée par Ana Moura), mais revendiquent ensuite cette coupure comme un moyen (parfois momentané) de s’émanciper en tant qu’artiste. Ricardo Ribeiro, Mariza ou Carminho, nés dans les milieux du fado lisboète, restent attachés aux pratiques vivantes lisboètes et le soulignent dans leurs discours médiatiques, avec les enjeux stratégiques que cela peut recouvrir. Ricardo Ribeiro continue de chanter dans des maisons de fado prestigieuses et de participer à des soirées locales. Parallèlement, il fait des incursions dans d’autres genres musicaux et intègre les scènes de la world music. Il n’est pas rare qu’un chanteur renommé participe à une session de fado vadio dans un café ou un restaurant pour « se ressourcer ». Dans la plupart des cas, au-delà des liens concrets avec les pratiques locales, le moyen pour ces artistes de rester reliés à la tradition fadiste est de continuer à s’inscrire (ou de se réinscrire à un moment clé de leur carrière) dans le répertoire traditionnel. L’album joue dans cette négociation un rôle important, en tant que signature, produit original, dans lequel ils affirment leur personnalité artistique et élaborent leur répertoire personnel. Dans la plupart des cas, ils oscillent d’un album à un autre ou au sein d’un même album entre le répertoire traditionnel (castiço), dont l’élasticité leur permet de reprendre les anciennes mélodies strophiques tout en apportant de nouvelles paroles et en intégrant de nouvelles sonorités, liées à des influences musicales diversifiées, et les chansons originales (selon le modèle organique du fado-chanson), qui donnent plus de liberté mélodique, harmonique et stylistique et permettent d’opérer des fusions avec d’autres genres. Carminho, qui tourne dans le monde entier, peut ainsi affirmer en entrevue :

Mon répertoire et la façon dont je chante est totalement traditionnel [sic]. Il s’avère que, bien qu’ayant grandi dans une maison de fado, mon milieu n’a jamais été que celui-là. Je suis de mon temps et j’amène ma propre vie dans le fado […]. Il y a une ouverture dans les arrangements et la sonorité, mais toujours dans un respect immense et une tentative d’être fidèle à ce qu’est la tradition et ce qu’est le fado. Car je ne prétends pas du tout apporter des nouveautés, ou changer le fado, ou moderniser quoi que ce soit[62].

Comme Ana Moura, Carminho justifie les innovations qu’elle propose en les présentant comme une manière d’être « elle-même » dans le fado, fidèle à son époque et à ses expériences, reprenant à son compte le principe de la sincérité et du sens de l’à-propos du fadiste pour justifier des innovations, qui ne sont que des manières d’être fidèle à la tradition.

Mais Ana Moura emploie le même discours et a recours au même argument pour justifier une démarche justement inverse. Au cours de l’entrevue citée précédemment, elle explique avoir eu besoin de quitter les milieux du fado lisboète pour s’émanciper des normes qui contraignent les formes et la manière de chanter et pouvoir proposer quelque chose de plus radical. Les possibilités offertes par les nouvelles carrières et l’industrie du disque jouent dans ce cas-là un rôle décisif. Son album « Desfado » (« Défado », 2012), enregistré en Californie, est un des albums portugais les plus vendus au Portugal et dans le monde, primé cinq fois disque de platine. Contrairement à l’album de Carminho, il subvertit les règles du répertoire traditionnel, en associant des chansons originales composées par des musiciens et paroliers du fado, deux fados traditionnels inédits; des arrangements de blues et de rock avec claviers, saxophone et percussions, et des chansons en anglais comme « A Case of You », une reprise de Joni Mitchell. Comme Amália Rodrigues à son époque, Ana Mourra s’émancipe au-delà du répertoire fadiste. Nous avons vu comment elle expliquait sa démarche : le fado émane de ce qui est ressenti dans l’instant par celui qui l’énonce, chacun est donc libre de le sentir et de l’utiliser comme il le souhaite. C’est en reprenant la topique du fado comme « état d’esprit », mieux, comme « état de l’âme », qu’elle justifie la légitimité de sa démarche transgressive. La critique n’a pas été unanime quant au caractère hétérodoxe et inclassable du disque. Sa défense a été d’assumer cette différence en le présentant non comme un disque de fado mais de fadista.

Enfin, Mariza, sans doute la fadiste vivante la plus connue au monde, après des albums consacrés au fado-chanson, a fait un retour remarqué au fado traditionnel avec l’album Fado Tradicional (2010), entièrement consacré au répertoire castiço, par lequel, comme elle l’indique sur son site internet, elle « réaffirme sa relation à la tradition la plus authentique du Fado classique » en « revenant à certains des compositeurs les plus représentatifs de l’histoire du genre, comme Alfredo Marceneiro, bien qu’avec une approche très personnelle et contemporaine[63] ».

À travers ces positionnements variés, on voit que les exigences de mélanges, d’ouverture, de virtuosité et d’originalité générées par le marché de la musique n’empêchent pas la jeune génération de continuer partiellement ou principalement à s’approprier le répertoire traditionnel, donnant tort au sens commun selon lequel « la musique moderne instaure une rupture avec la tradition[64] ». Ce phénomène de contemporanéité est rendu possible par le fonctionnement même du répertoire fadiste, qui lui permet d’être en permanence subverti et renouvelé. Il n’y a pas sur ce point de coupure nette entre pratiques vives et scènes médiatiques, le répertoire servant de fil rouge entre ces espaces et permettant d’y naviguer. On observe la finesse des filiations, des liens tissés, des ancrages et des modes d’affranchissement que véhiculent la musique, les paroles, la voix et les discours. Des formes de déterritorialisation  quitter les bistrots, la bohème, les milieux traditionnels  peuvent se superposer à des formes de reterritorialisation  revenir au fado traditionnel après un ou des albums de fusion, comme l’a fait Mariza et comme projette de le faire Ana Moura, ou revenir chanter dans un café local malgré  ou en vertu de  son succès international.

Conclusion

Les pratiques de fado lisboète nous permettent de dépasser la division du texte et de la performance. La performance fadista ne réside pas seulement, en effet, dans la mise en voix plurielle d’un répertoire fixe, qui ne ferait que réaffirmer en contexte traditionnel le dualisme de l’archive et du corps, de l’écrit et de l’oral que sous-tendent certaines logiques du reenactment. Au contraire, elle réside dans des opérations formelles  dénicher, réécrire, composer, combiner  qui transforment la matière même du répertoire et font qu’il est toujours, dans ses usages, contemporain. La tension qui s’y joue entre texte, musique et performance va dans le sens d’un décentrement de l’archive et du répertoire : le fonctionnement même du répertoire fadiste, par l’enchevêtrement d’un texte, d’une mélodie et d’une voix véhiculant des temporalités différentes, permet de faire jouer simultanément plusieurs espaces-temps, créant un effet de contiguïté entre le passé et le présent, l’ancien et le nouveau.

Le répertoire s’inscrit dans le présent; ce présent se construit en relation à un passé, selon des configurations esthétiques et affectives transmises de génération en génération, comme cet état particulier, la saudade, qui est aussi un rapport au monde. Mais cette tradition, dont on voit qu’elle désigne à la fois des formes et des manières d’acter ces formes, un corpus et un être-au-monde, ne se perpétue qu’en étant renouvelée en permanence. Si le fado est bien souvent mélancolique, il n’est donc pas, dans la pratique, nostalgique : pas de reprise fidèle, pas d’original à respecter, mais des formes à faire siennes, chaque fois nouvelles. Comme le dit la chanson « Sou do fado », chacun crée et est créé par son fado.

Le répertoire de fado permet ce faisant de se décentrer du paradigme de l’oeuvre dont les reprises seraient autant de reconstitutions. Mais par la même occasion, il me semble qu’il présente également une alternative au cadre du « patrimoine » dans ses acceptions institutionnelles. Les pratiques de fado, comme on l’a vu, ne s’inscrivent pas dans une logique de la conservation ou de la collection. La transmission n’implique pas une reproduction, au contraire, c’est la créativité individuelle qui assure sa persistance. La patrimonialisation du répertoire ne pourrait dès lors être qu’un paradoxe, puisqu’elle viendrait imposer une logique de la sauvegarde[65] dans des processus de création où elle n’a justement pas prise. Dans le processus actuel de patrimonialisation du fado, qui fait suite à sa labellisation comme patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO en 2011, donnant lieu à des entreprises de récupération, d’archivage et de réédition du « patrimoine phonographique » du fado[66], de répertorialisation du répertoire traditionnel et de régularisation des pratiques, il sera intéressant d’observer ce qu’il advient de la malléabilité et de la labilité du répertoire.